Totem normand pour un soleil noir

Collection Peinture et parole


     zoom

Totem normand pour un soleil noir

Christophe DAUPHIN
Alain BRETON

Poésie et peinture

ISBN : 9782912093677
160 pages - 15 x 21,5 cm
20 €


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L’œil à l’abîme » ou à la merveille, Christophe Dauphin pense que « lesutopies du cœur donnent aux mots les sommets de vivre et de rêver ». Mais il n’ignore pas que l’Histoire nous préface et nous achemine vers la grande nuit sacrificielle, que l’ombre et la lumière sont des gotons qui couchent ensemble, que l’injustice est l’un des brins de notre osier et la Beauté le masque du terrible.

« Pas un espace sans combat », pas un mot sans cri : puissance et jaillissements constants d’une inquiétude, attisée logiquement par l’énigme d’être (sans doute, pour « mourir sans rature, faudra-t-il s’habiter de rêves et de fougères »), dans sa passion ignée pour les mots qui témoignent, la poésie de Christophe Dauphin se penche autant sur les poètes amis disparus (d’Yves Martin à Senghor, de Jean Sénac à Marc Patin, Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey...) que sur les exclus de la société, insurrection canari, dont la révolte se trouve incarnée dans cette magnifique formule : « Mille visages en une seule pierre ». Car une incessante colère sourd de la  plaie du chant d’Orphée qui hante toujours la « cité à la dérive » de sa jeunesse — loin de la misère tirée à quatre épingles où certains tribunaux du beau désespoir ont élu domicile.

Les textes de cet ensemble racontent la naissance à la poésie parmi les poubelles fracturées des « tours-totems » (« J’entre par effraction dans l’alphabet ») et l’importance de cet engagement (« Mise à nu/Mise à mort ») ; ils disent aussi l’amour du pays normand et de la Provence ; dénoncent la « République du glyphosate » ainsi que les « églises, les mosquées, les synagogues et leurs armureries », et incantent la souffrance du Gaza d’Amir Hassan, le poète palestinien.

En somme, ils montrent un ciel intérieur encré par l’art, la fraternité et l’insoumission. Il s’agit bien de survivre dans un monde confisqué, de plaider la cause des « sœurs et frères de l’arbre sec » ou des migrants, face aux « horizons noyés de matraques », de s’insurger contre la fatalité de la drogue, et d’aimer, le plus possible, le plus vite possible, le plus loin possible.

À chaque fois, le poète s’invite aux « Assises du Feu ». Le « pouvoir éruptif de cette poésie » (Paul Farellier), « La grâce de sa juste vision » (Paul Sanda) font de son auteur « un guetteur insatiable d’étoiles » (Odile Cohen-Abbas), « celui qui ne recule pas » (Adeline Baldacchino), attentif « à toutes les formes possibles de l’obtention de la parole heureuse » (Gabrielle Althen). Le lecteur pourra apprécier les sourires et sanglots de sa démesure, la générosité qui s’en dégage, sa violence verbale au service du diamant.

Alain BRETON

Retour contre soi

 

La ville dort dans ses draps de bitume

et les cathédrales H.L.M.

brûlent dans les armatures de leur béton

 

Les souvenirs pourrissent avec la peau de l’automne

le boulevard fait rouler ses feuilles

dans l’œil de verre d’un pare-brise

 

Une carte d’identité roule comme un dé

dans la nausée du matin

 

Mon passeport que rien ne saurait recoudre à l’enfance

à sa mer intérieure aux toits pointus

son écume cachée sous le tapis des faits-divers

ses roses en plastiques

 

Je gratte cette plaie de vivre et d’écrire

le dégoût sort de son arbre et crache ses fruits morts

dans les ailes de pierre des pigeons

qui se noient dans l’étoile

l’étoile se souvient de ses ailes

 

Ma vie mon rêve mon butin mon vertige

mon os bon à jeter aux chiens

ma taille ma hauteur mon cœur

ma lame du soir qui cache ses reflets

dans la blessure au ventre

qui s’endort dans la lame du bourreau

 

L’espace est à ras de terre

la vase aux lèvres et la rage en bandoulière

 

Mes échecs sans regret ni rame

mon bulletin de naissance

mon bulletin scolaire

mes bulletins de paie

mes amours mortes

et mes amitiés envolées

 

N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte

la mer déborde du lavabo

et la flamme de mes doigts

 

J’ai caillassé tout ce qui bouge jusqu’à faire dérailler la nuit

et le train même qui m’emportait à travers rues

à travers champs

jour et nuit sous le soleil et sous la pluie

 

Poète

je me suis adressé la parole pour la première fois

lors d’un cauchemar

avec des mots qui dressaient

non pas leurs hosties

mais leurs poings comme des armes

 

Marinade du bas-ventre

la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville

mais la hache d’un cri

oublié au fond d’une poche

 

C’est dans les mots seuls que claquent les étendards

à la vie au feu à la mort

le regard chargé de mille dards

 

 

Orphée reprend son chant dans la cité à la dérive

son vol d’Icare dans la chambre aux fenêtres explosées

avec sa lyre d’immeuble aux cordes d’étages

 

Creuse un puits à même les entrailles

creuse un puits à la recherche de la clé vive

nous partirons très tard à l’horizon des veines

 

Démangeaisons de la pluie sur la peau du ciel

compagnon du gravier j’étais loin de moi

je commençais à tourner mes yeux

vers des yeux plus utiles et le soleil rampait sur le sol

 

Je marchais dans mes émotions

en voyageur trompé d’horizons de boue

car la poésie n’est peut-être pas une somme

un rendez-vous des grands coups du hasard

mais une zone d’extrême turbulence

entre ce que j’étais et ce que j’allais dire

avec une tache d’encre pour tout sourire

les vingt-six lettres de l’alphabet

semées dans les traces de mes pas

 

Avec les ongles et les dents du langage

je suis un loup dont la meute a été décimée

dans un sac de mots épuisés d’éclairs

qui a fait escale dans le labyrinthe de Minos

dans toutes les pluies aux collants d’îles

entre l’ombre et le tonnerre des tropiques

après avoir perdu le Capricorne aux cartes

 

Dans les mots il y a un échafaud

une tête qui roule dans la sciure et le sang

des paupières qui soulèvent la jupe des mers

des châteaux dont les ruines mordent le paysage

des routes qui mènent partout

et nulle part de villes en exils

 

Des baïonnettes éventrent le sommeil

des lames découpent l’horizon comme une pomme à cidre

sur le ring de la poésie

les mots boxent la langue avec les poings de la vie

cet insecte qui s’écrase sur la tache de mon passage

 

Des mots sans cravate ni carnet de chèques

des mots qui ne sont pas que langagiers

qui ne sont pas réduits aux exercices verbaux

des mots qui ne sont pas subventionnés

 

Des mots qui n’ont rien à faire dans un garage

où un mécano trafique le moteur du langage

avec des signes sans jus ni vécu

sans soleil ni neige

des signes sans vie qui ne saignent jamais

vides comme un curriculum vitae

 

Sur le ring de la vie

la poésie boxe les mots avec les poings du rêve

cet insecte qui s’envole entre les pages du Merveilleux

 

Avec le rire amer de mon adolescence

et celle de mon fils

qui frappe à la porte d’une autre banlieue

qui dort dans la feuille de sa forêt

Christophe DAUPHIN

(Poème extrait de Totem normand pour un soleil noir, Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Epaules éditions, 2020).


Lectures critiques :

LETTRE À CHRISTOPHE DAUPHIN, À PROPOS DE « TOTEM NORMAND POUR UN SOLEIL NOIR »

Je me permets de vous demander tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à connaître est contenu dans Totem normand pour un soleil noir (Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions). Il m’a laissé pantois ! Il contient la Normandie et l’Afrique, Senghor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Personne. Vous vous affichez résolument à contre-courant de tout. Même les bocages normands épousent désormais la platitude sahélienne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus décapant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :

N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte

la mer déborde du lavabo

et la flamme de mes doigts

D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effacer jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caresses, vous qui êtes si peintre. Je ne fais pas seulement allusion aux œuvres d’Alain Breton qui accompagnent votre totem. Je pense également aux essais que vous avez consacrés à de nombreux peintres, dont le sculpteur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me contenter de cet aveu :

Poète

je me suis adressé la parole pour la première fois

lors d’un cauchemar

avec des mots qui dressaient

non pas leurs hosties

mais leurs poings comme des armes

Senghor est retoqué, mais aussi Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négritude et du surréalisme. Cet Antillais de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, qui se voulait volcanique avant tout (pour peu qu’on veuille comparer les paquets de mer aux laves de pierres) devient sous votre plume : Marinade du bas-ventre. C’est un constat et non pas une injure.

Je suis le premier à rire de ma mauvaise foi, mais comment vous appréhender, cher Christophe ? Vous sabotez allègrement votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il revenait parmi nous, André Breton serait épouvanté par votre usage du surréalisme. Aucun poète de ce mouvement n’a réussi à en faire une arme de combat : tel était pourtant le vœu de son pape ! C’est au vitriol que vous le réalisez. Désormais, Césaire pointera après vous.

À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous renvoie à sa description de la résurrection des morts). Comme la grande voix biblique, surréalisme et apocalypse (la révélation, d’après l’étymologie) se renforcent et se répondent. En tout cas, je risque une analogie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lecture de Totem normand pour un soleil noir. Une question s’impose : quel totem peut bien résister aux fracas de votre prosodie ? Aucun.

Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ainsi que votre essai magistral Derrière mes doubles (Les Hommes sans Épaules éditions) sur Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau grillé dès que je parcours une dizaine de pages environ. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infanterie. Et je recommence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aussi lamentablement.

Pour diriger une entreprise comme Les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de granite. Césaire avait bien raison de se revendiquer du volcan, lui, le natif de l’océan atlantique. Ces deux éléments sont des frères siamois. Et vous les incarnez à merveille !

J’ai suivi de loin votre voyage en Bretagne puis en Aveyron : la mer rugueuse, la montagne de terre et sa plaine métaphysique. Vous avalez tout. Votre revue fera bientôt écho de votre belle moisson, lors même que je continue de reculer avec Totem normand pour un soleil noir. Décidément, nul n’habite vraiment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me donnez l’occasion de le vérifier.

J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivoiser ma révolte, je la chambre constamment afin de pouvoir écrire la plus brève des partitions. Vous m’êtes la grande révélation du printemps déjà révolu.

NIMROD (in recoursaupoeme.fr, 1er novembre 2022).

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Avez-vous lu Dauphin ?

Infatigable animateur de l’importante revue de poésie Les Hommes sans Épaules, Christophe Dauphin est engagé dans une poésie qui n’exclut pas la révolte devant les horreurs de notre époque. Comme s’il s’agissait de survivre en érigeant, tels des totems, des poèmes. Mais dans ce monde qui s’écroule, demeurent les mots et l’amour. Pour Dauphin, « le poète est un gilet jaune » (p. 75). Je vois dans sa poésie une filiation avec « l’amour et le militant » de Gaston Miron.

Je dois à Christophe Dauphin ma découverte des poètes Ilarie Voronca, Vicente Huidobro, Patrice Cauda et Marc Patin. Dauphin est un formidable lecteur des autres poètes. À notre tour de le lire. J’ai donc commandé un de ses recueils. L’auteur a eu la gentillesse de me le dédicacer ! Voici 3 extraits de « Totem normand pour un soleil noir » que j’ai beaucoup aimé. Je souligne le remarquable travail d’édition, les très nombreuses illustrations d’Alain Breton en font un véritable livre d’artiste.

« Enfin toi

que je tenais et qui renais entre mes bras au-dessus de l’abîme ouvert à la recherche de ton nom sans temps mort à marche forcée vers ton corps ce soleil

Ici commence l’amour la peau de l’aube à l’orage ici commence un pays où la main se creuse un continent plus tranchant que la lame des étoiles… » (p. 131)

« Il ne fait pas assez nuit entre mes épaules » (p. 45)

« Quelle éternité fait-il dans l’oiseau… » (p.66)

Michel PLEAU, Québec, Canada, 27 janvier 2023.

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« Une poésie épique et de l’historique, proche des grands élans de Neruda, Senghor ou Hikmet, mais elle procède par brèves braises, par flammèches et fulgurances, comme brandons qu’expulserait un VOLCAN. Chapeau ! C’est dans la poétique française actuelle très rare. »

Jean-Paul Klée, décembre 2022

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« D’abord le titre : il plante son auteur depuis l’origine locale en sa version magique jusqu’au jaillissement vers un ciel où se revendique le surréalisme à la Duprey.

Le livre est d’un bout à l’autre magnifiquement orné par Alain Breton, dans la collection « peinture et Parole ». Christophe Dauphin, c’est l’héritier du mouvement d’André Breton à l’état pur, c’est-à-dire que chaque page, chaque poème, chaque strophe, chaque vers est l’occasion d’innover dans l’image, d’inventer, de construire et déconstruire sens et vision, à la fois stupéfiant et dopant.

On n’est jamais dans l’ordinaire, le banal, le plat. Tout est possible, rien n’est défini. On se balade dans le paroxysme, on cavale dans l’absurde. On passe d’un extrême à l’autre : la mer déborde du lavabo, ou bien : … dans l’œil de verre d’un pare-brise. Ou encore cette série de trois vers, réjouissant : l’olive s’est noyée dans son huile – l’eau à vidé sa carafe – le parpaing a fui la maison…

Quelquefois c’est l’alinéa qui joue le rôle de booster : … jusqu’à faire dérailler la nuit – et le train… La métaphore peut coulisser doublement : … avec sa lyre d’immeuble aux cordes d’étages. Parfois on n’est pas loin de Lichtenberg : … je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu – sa porte (toujours l’alinéa).

Enfin, ce peut-être le feu d’artifices dans la strophe complète : Je me souviens de ce paysage sans horloge – son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau – frappant l’enclume de l’aube.

Voilà quelques zooms pour la forme, qui dans un premier temps éclate au visage du lecteur. Viennent par-dessus, en même temps, gaufrés, les thèmes aussi divers que l’implantation normande entre Caen et Rouen, avec ses paysages viscéraux : la falaise nage en toi comme un œil, et ses sauteurs de prédilection : le cœur n’oublie jamais qu’un cœur nage dans son ventre (à propos de Jacques Prevel), avec deux métaphores parallèles.

Puis les poèmes complets autour d’un lieu, comme Gaza et L’azur court après sa côte de bœuf, la maison Picassiette, à Chartres, ou d’un poète comme Senghor, et Le poète est un Gilet Jaune…

D’autres choses encore comme la drogue : la flamme accuse le feu d’être pyromane, où les îles ici et d’ailleurs : la poésie est le langage de l’Amazonie…

Il y a le ton enfin : l’emportement, la colère, la véhémence, la rage qui secoue les mots et les images.

Le livre superbement enluminé donne la pleine mesure de ce que peut être l’écriture de Christophe Dauphin. »

Jacques MORIN (in revue Décharge n°189, mars 2021).


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Jamais titre n’a d’emblée touché aussi fort. On reconnaît dans ces quelques mots toute la force de son auteur, sa poésie sans concession et terriblement humaine. Le recueil est scindé en seize sections distinctes par le sens, (quelques titres : Retour contre soi, La cassure qui dort dans les pierres, Une main pour être utile, Vers les îles….) Elles sont cependant propulsées les unes par les autres, entrent en résonances et animent le verbe (et la lecture) d’un cinétisme presque insoutenable, tendu par la puissance des images et celle des émotions. Les peintures d’Alain Breton ornent (le verbe est de l’auteur) chaque page, compagnonnage subtil et fidèle, les couleurs et les formes, jamais semblables, interpellent et n’offrent aux poèmes aucun repos. Le Totem est énergie déployée, ancre unique et cependant diluée dans l’espace et les cœurs.

Le poète est né le 7 août 1968 à Nonancourt dans l’Eure, il n’est pas l’effigie ni l’axe central de sa terre natale, L’enfance de sable/que l’on ne peut pas ramasser, // Normand  je suis aussi de ce pays-là/ du pays des ronds-points de notre humanité/  il est homme parmi tous et chante dans ce livre une fraternité sans égale à l’égard de toutes ses sœurs et de tous ses frères d’armes Je suis du pays de Jacques Prevel//Nul homme n’est seul dans le ciel de la Charente/de l’Avre du Rhône ou de la Volga// Normand/je suis aussi de ce pays-là/de cette Provence des Hommes sans Épaules//

L’arme ne blesse pas mais réinvente un monde possible où trahison et injustice sont honnis et donnés en pâture aux mâtins invisibles de la révolte. On connaît l’extraordinaire travail d’écriture de Christophe Dauphin, plus de quatorze recueils de poésie, son œuvre de revuiste, et ses essais sur les autres : Cauda, Lucie Delarue-Mardrus, Voronca, Rousselot, Simonomis, Coutaud… Cet élan pour autrui, ce sourire sans fin, est lié intrinsèquement à sa poésie La poésie c’est le je qui cultive l’autre en moi, écriture du don, écriture salutaire. Dauphin ne se pose pas en sauveur mais en ami, il incarne l’amitié, il est celui qui pose la main sur la plaie béante de l’être aimé ou de l’anonyme, sans le dire (mais en hurlant de colère), sans ostentation (mais en écrivant). Sa poésie est acte, chaque combat le sien.

Ce recueil se lit comme une traversée du monde et de ses feux (pour en réchapper), comme une main tendue quand il fait noir. Dauphin personnifie l’espace, le totémise presque, Le ciel s’enfonce dans la boue du Caux//Les arbres suent du pétrole// Ici l’azur vous offre la main// Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche//O îles qui passez au loin//…

Et lui, le poète, se fait espace, se laisse imprégner de toutes parts par les éléments, il fusionne avec la nature, la ville, la réalité et ses pestilences jusqu’à dématérialisation et dilution de son corps un visage éclate dans le bois sec de mes artères// Il ne fait pas assez nuit entre mes épaules//La falaise c’est toi entier dans sa vague//La falaise nage en toi/ elle n’est pas seulement le pic de ton visage//  Là même où j’ai vomi les papillons// Un visage que je taille dans la pirogue d’une falaise//Le sang est monté au plafond pour secouer la foudre// Un sanglot que les chevaux traversent (O la beauté de ce dernier vers !)

L’écriture de Dauphin, à la densité presque épique, d’une sensibilité aigüe, draine et emporte, charrie immondices et nuages, lave le monde. Le poète incarne la révolte et avec elle les forces du possible. Sa voix plonge dans les failles, les plus visibles et celles enfouies au plus profond de chacun. Sans jamais céder face à la douleur et aux béances, cette poésie du combat est un hymne des plus mirifiques à la vie. De même que l’on peut compter sur l’homme, cette poésie exfiltre l’espérance sans qu’elle ne soit jamais ni promise ni même nommée.

Totem normand pour un soleil noir est un voyage hallucinant, on est revient vivifié et abasourdi, secoué d’images, tremblant et pacifié.  Lire ce recueil c’est accompagner ce totem normand, incarner la force de son souffle et le recevoir en plein cœur, myriades d’émotions jaillies d’une poésie à fragmentation. Salutaire.

Marie-Christine MASSET (in revue Phoenix n°36, 2021).


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Critique littéraire, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules, membre actif de l’Académie Mallarmé, Christophe Dauphin a aussi écrit une vingtaine de livres de poésie et des essais sur des écrivains tels que Jean Breton, Verlaine, Sarane Alexandrian, Henri Rode, Jean Rousselot. Le lire, dans Totem normand pour un soleil noir, son dernier recueil, c’est prendre en compte deux éléments essentiels qui éclairent ses écrits : la « normandité » et l’émotivisme.

Le premier mot a été forgé par Léopold Sédar Senghor dont on connaît les liens avec la Normandie. Lors d’une conférence privée à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen – le texte intégral en a été publié par les éditions Lurlure en 2018 –, il avait pris grand soin de préciser que le terme de « normandité » tel qu’il le concevait n’était pas la « normanditude » et qu’il ne pouvait être assimilé à celui de « négritude », dont le sens est tout différent. Il y définissait la « normandité » comme « un lyrisme lucide » et disait de l’artiste normand, qu’il soit écrivain, peintre ou musicien, qu’il était un « créateur intégral, avec l’accent mis sur la création elle-même », un créateur de beauté. Christophe Dauphin, qui connut Léopold Sédar Senghor, a fait sienne cette « normandité », à la fois dans sa singularité et son universalisme, une certaine manière de vivre et de penser aux dimensions du monde sans perdre ses racines.

L’autre élément, tout aussi important, est l’émotivisme. Le mot lui-même avait déjà été évoqué par ses amis Guy Chambelland et Jean Breton, mais Christophe Dauphin lui insuffle, avec ses complices de la revue Les Hommes sans épaules, une énergie nouvelle et en précise le sens en l’inscrivant au croisement de la « poésie pour vivre » et du surréalisme, sans oublier le grand ancêtre que fut Pierre Reverdy. Dans un entretien avec la revue Ballast, il proposera cette définition : « L’émotivisme est la création par une œuvre esthétique – grâce à une certaine association de mots, de couleurs ou de formes qui se fixent et assument une réalité incomparable à toute autre – d’une émotion particulière, et non truquée, que les choses de la nature ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. Car la poésie est uniquement en l’homme et c’est ce dernier qui en charge les choses, en s’en servant pour s’exprimer. » Qu’on n’attende pas de lui une quelconque poésie de recherche, forgée laborieusement à grand renfort de clichés universitaires, et il n’est pas un mécano qui « trafique le moteur du langage ». Si Christophe Dauphin parle d’esthétique, c’est d’une esthétique de la rupture, qui met les nerfs et la pensée à vif, qui « sabote les sens » pour mettre le réel en dérangement – ce qui n’est pas sans faire penser au « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » d’Arthur Rimbaud.

Avec Totem normand pour un soleil noir, superbement orné par Alain Breton, Christophe Dauphin nous rappelle – par le titre déjà – qu’il appartient à un clan, s’inscrit dans une lignée d’écrivains, d’origine normande mais pas seulement, avec une prédilection pour ces poètes marqués du sceau du « soleil noir » que sont, entre autres, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel, Jean Sénac, Marc Patin. Le livre part d’une adolescence révoltée dans la banlieue ouest de Paris où il déambule, « la vase aux lèvres et la rage en bandoulière », parmi d’autres « compagnons du gravier » au pied des tours.

Dès les premiers mots, le lecteur est bousculé, entraîné dans une « zone d’extrême turbulence » entre l’être et le dire. Il sait qu’il ne sortira pas indemne de cette lecture où la poésie travaille au corps-à-corps, à « la hache d’un cri ». On n’en demandait pas moins de cet écrivain qui « entre par effraction dans l’alphabet », et dans le réel, car c’est « dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots ». Il y a un double mouvement chez ce poète, vers l’extériorité, y compris la réalité la plus sordide qu’il « fracture avec un pied de biche », définitivement du côté des opprimés et des révoltés, en France et ailleurs, ses « frères humains », et vers l’intériorité où il faut creuser pour réveiller les rêves enfouis : « malaxe tes régions reculées qui frottent leurs bois de fables contre l’épaule du cri », écrit-il.

Deux vers expriment clairement ce cheminement : d’une part « les mots boxent la langue avec les poings de la vie », d’autre part « la poésie boxe les mots avec les poings du rêve ». Christophe Dauphin nous entraîne vers une « connaissance par les gouffres », comme l’écrivait si magnifiquement Henri Michaux. La violence de l’écriture n’en masque pas la sauvage et ténébreuse beauté, mais au contraire la révèle :

 « Bouquet d’orties en travers du cri qui recrache la mer

 dégaine ta vie qui tourne sur toi-même

 dégaine et tire à bout portant ton enfance

 tes mots-poumons tes tripes qui lèvent l’ancre

 ton langage qui plonge comme une sonde

 mal aiguisée entre les vagues

 dans les mille et un cauchemars de tes os. »

Alain ROUSSEL (in www.en-attendant-nadeau.fr/2021/05/19).


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Avec les ongles et les dents du langage - je suis un loup dont la meute a été décimée - dans un sac de mots épuisés d'éclairs - qui a fait escale dans le labyrinthe de Minos. Cela ne résume pas les trois âges de l'énigme du sphinx, c'est bien plus vertigineux. Cela résume toute l'histoire de l'humanité. Exclu de la meute, assoifé de pouvoir qu'il était, Minos, enfermé dans le labyrinthe comme le Minotaure, s'envolera-t-il pour se brûler les ailes ou illustrera-t-il par ses actes les dessins de Picasso si mal connus de Minotauromachie, brouillons de Guernica ?

Chapitre VIII, le poète est un gilet jaune: superbe poème à la gloire de la révolte du même nom, de tous les éborgnés, de Geneviève Legay, de l'ancien boxeur Dettinger, qui sauva la vie d'une femme à terre, menacée par une charge aveugle de la police.

Ces lignes le célèbrent : Frappe le malheur et la misère - les canines du néant - qui rendent invisibles à autrui à uex-mêmes - frappe l'oppression jusqu'à son ombre - sur la passerelle les tam-tam galopent - comme un feu de brousse qui te sacre soleil...

A LIRE ABSOLUMENT !

Alain WEXLER (in revue Verso n°184, mars 2021).

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Totem normand pour un soleil noir, ce magnifique ouvrage poétique de Christophe Dauphin, orné par Alain Breton, lie la parole et la peinture dans une spirale enivrante : Sur le ring de la vie - la poésie boxe les mots avec les poings du rêve - cet insecte qui s’envole entre les pages du Merveilleux.

Ces mots de Christophe Dauphin définissent la poésie, combat implacable et perdu d’avance mais une défaite retournée en victoire, plus exactement en liberté par le dépassement de toute forme. Il avertit : « Réveille-toi dans tes os ». C’est ici et maintenant, dans cette chair là, dans ce corps là, qu’il s’agit de se réveiller, d’ouvrir les yeux sur le réel pour le transformer par la subtile alchimie de la poésie, art de vivre, de mourir et de renaître de ses cendres. En effet, si « L’azur court après sa côte de bœuf » il est toujours question d’aller « Vers les îles ».

La poésie de Christophe Dauphin est au plus près de l’expérience, de la douleur et de ce qu’elle sécrète de lumière, de connaissance de soi. Il nous fait marcher aux côtés des exclus, des parias, des combattants, des fils et filles de la colère, des vivants finalement, contre les Hommes-machines et leurs produits aliénants. C’est un cri et un coup de pied dans la poubelle dorée du monde, un appel à l’insoumission et à la veille. Ne jamais fermer les yeux, ne jamais même ciller, ne jamais baisser la garde des mots, laisser libre la place pour la joie, la fraternité, l’amitié, l’alliance des êtres.

 

La poésie écarte tes dents pour que la mer se dégorge de toi

et mange ton visage dans un miroir

ce diamant noir qui saigne en moi

 

Elle libère la colère de ton armure amnésique

volcan au milieu de tout et de rien

dans la déchirure du bocage de la chair

 

Et vogue la barque de la vie

qui est un refus dont je suis un atome

un refus qui brandit les poings de mille paysages

dont j’aborde les lèvres comme une plage à habiter

 

D’abord survivre puis vivre intensément entre les instants de la survie. Se désenclaver du monde. Parfois située, Normandie ou Provence, la poésie de Christophe Dauphin creuse les souvenirs et les savoirs, cherche l’expérience originelle en ce qu’elle a d’insituable, d’universel, de permanent. Il appelle dans son chemin anonymes, proches ou poètes disparus, à la fois fantômes et éveilleurs.

 

Pas de soleil d’or sans soleil noir.

 

Il ne s’agit pas de changer le monde. Le monde est un donné. Mais de l’inclure dans quelque chose de plus vaste, toujours inscrit dans le regard de qui est attentif, attentif réellement. Le monde n’a pas besoin de sauvetage mais d’entendement.

 

L’œil ne s’ouvre jamais que de l’intérieur

vers la lumière carnivore

des papillons d’air et de douleur

 

Le personnel n’est pas le sujet mais la flèche qui oriente, qui ouvre l’horizon, qui pousse vers le soi et vers ces autres qui demeurent, verticaux et vivants, dans les tourmentes comme dans les temps suspendus.

 

Quelqu’un ici est près de moi

qui jamais ne m’abandonne

cet amour de mes amis

avec qui je tiens à mon tour au soleil les Assises du Feu

 

Un admirable instant un festin éternel

dans un silex qui n’est pas une hache guerrière

mais la pierre à feu des Hommes sans Epaules

dont l’abîme ne boit pas d’eau plate.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 28 octobre 2020).

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Il existe dans ce live une foi inébranlable en les mots et la poé­sie. Dauphin la concocte dans une sorte de néo-surréalisme engagé de bon aloi et une foi dans l’humain démuni face aux divers pou­voirs poli­tiques, idéologiques et religieux.

S’y retrouve - mais sans moindre copie - une doxa héritière des grands anciens, de Vaché à Cendrars en passant par Eluard et bien d’autres. Ils coha­bitent avec des tubes d’Ultra Brite mis comme frontières ou blindages pour faire sourire les barbelés qui, en Palestine et à San Diego, partagent le bon grain de l’ivraie.

C’est sou­vent vif, lyrique tant l’auteur se plaît dans ses mots. La révolte gronde dans des dérives orphiques où il s’agit d’assurer une survivance dans un monde grevé de son lot de perdants : migrants, drogués, etc..

Dauphin veut donc brasser le monde avec ambition pour le secouer…

Jean-Paul GAVARD-PERRET (in le littéraire.com, 25 octobre 2020).

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Ces poèmes expriment le goût pour le travail de la langue, l'attachement aux paysages de Normandie et de Provence, ainsi que la colère contre les religions et le fanatisme. Le poète plaide en faveur d'un monde plus fraternel et se révolte contre le saccage du vivant.

Livres Hebdo / Electre, 2021.

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Mûrie dans les désirs, lavée dans le blasphème, indissociable de la douleur/terreur de vivre et de mourir, engendrée par l’irrationnalité morbide de l’injustice, la colère du poète a changé la couleur du soleil. Et l’on voit naitre la force d’un art poétique si naturellement tourné vers la diversité de l’être et des autres, vers la plaque tournante des fondements, que c’est comme à la manière d’un chœur antique qu’il semble relater les événements, les drames, les jugements iniques du monde, et notamment de la cité à la dérive, faire imploser leurs socles, leurs sédiments.

Montée en flammes, montée en mots, usage du vrai, d’un radiocarbone authentique, et degrés conquis sur les domaines antinomiques de l’impossible : voilà les matériaux du livre. Je gratte cette plaie de vivre et d’écrire nous dit Christophe Dauphin et l’on entend que c’est d’une main de guérisseur pour en extraire les étincelles sublimes qui en dépit de l’ombre et de la nuit temporelles y demeurent. Dès lors, entre l’aube et le crépuscule, il faudra chercher les filons dans l’incertitude, dans ce « peu à vivre » de l’adolescence, filons qui ont pour noms, miraculeux, Yves Martin, Léopold Sédar Senghor (et bien d’autres), et comme contenant le jeune Christophe Dauphin qui jamais ne se dédira de sa conviction : la lumière, le soleil est dédicataire du chemin.

Et dès l’enfance, cette enfance à la fois décontenancée et volontaire, qui se déroule dans la cité dortoir de Colombes, et qui constitue le premier mouvement du recueil, il y a toujours un tournant où les lueurs percent au milieu des décombres. Selon le principe d’une nouvelle collection Peinture et Parole des éditions Les Hommes sans Épaules, le texte est orné par Alain Breton. Je recommande vivement d’aller voir du côté de ces « ornements ». Il y a là une manne si riche qu’elle provoque arrêts et illuminations.

L’ouvrage se compose de seize chants qui suivent une chronologie approximative relative aux rencontres et aux épisodes déterminants. L’idée-force est cette ligne de conduite constitutive de la personne comme de l’œuvre, cette exigence morale jamais démentie. La fonction créatrice relève ici de l’intellect autant que des abstractions sensibles et imaginatives. La conscience, la pensée, l’enjeu rationnel engendrent leurs propres mondes, leurs propres cimes, leurs mystères. La raison bâtisseuse, le savoir lucide avec la cassure qui dort dans les pierres détiennent les clés des puissances oniriques. Point ne suffit à l’auteur de se laisser porter par un fluide poétique, il faut que le verbe érige l’avenir, construise les fractions de ciment et de ciel, soit partie prenante avec les données du réel.

Il faut que l’homme, consacré en écriture, secoue la lumière de ce ciel, avec ses essences et le spectre des possibles sur la terre. On ne se repose jamais dans les mots, on les délivre de leur être figé, de leurs fictions, on les revêt et leur confère leur part concrète, éminemment efficiente, d’humanité. Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche / j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie / qui dort dans les pierres / avec sa cassure gyropharisée / bétonnée avec ton venin / armaturisé avec tes os. La colère migre, amasse des triomphes, des défaites, se retrouve par-delà les mers, par-delà les frontières, à Alger, à Tunis, à Damas, au Caire, partout où les tueries, la haine et l’injustice rivalisent avec le soleil. Et les mots, des mots sans corps devant l’imposture, le mensonge et les faux-fuyants, devraient demeurer des mots de fête et de chandeleur ? Peut-être deviendront-ils un jour célébrations, peut-être l’azur sera-t-il alors libéré du cœur des galets, mais pas ici, pas maintenant, pas tant que la nuit n’a pas encore été décapitée. Révolte qui peut parfois donner le change, sembler se commettre avec un parti-pris de beauté, avec ses leurres, ses camouflages, ses travestis, ainsi que dans ce cinquième chant L’azur court après sa côte de bœuf qui aborde les reflets et les éclats viciés du sud de la France.

Azur dont le poète nous dit comme par prudence j’en ai toujours un au fond de ma poche, combiné ici avec un simulacre d’harmonie, avec la mer et la disparité des hommes et des apparences, tous ensemble bien guindés, bien gainés, bien faussés. Mais la colère n’est pas seule à s’illustrer dans le cycle impétueux de l’auteur. L’altérité, ce sourd ferment communautaire, cette autre forme de l’amour du prochain, prospectif, décanté, inquiète son sommeil, captive ses sens, sa vision, son éthique, stipule son crédo comme au cœur d’une nuit d’insomnie : La poésie ne dit pas seulement : / JE EST UN AUTRE ! / Elle dit aussi surtout : / JE SONT TOUS LES AUTRES ! L’altérité, la passion humaine infiltre ses textes, nourrit sa recherche, sa substance poétique, creuse son sillon dans son corps et ses rêves jusqu’à l’obsession Survivre / il faut survivre… / une phrase de poings jetés dans le sommeil / mille visages en un seul / qui bondissent à ma gorge / affamés / délirants.

Caux, Le Havre, Etretat, Rouen, partout son cœur s’attarde, fait le constat furieux de l’échec et de la cruauté éternels, administre le baume, l’impuissante consolation de ceux qui portent témoignage, partout où Il pleut la mortdes baïonnettes taillent la côte de bœuf du paysage. Les mots ne sont pas que le bleu du ciel. En tous lieux, sa parole sert les bans lésés, criblés, de la mémoire. L’histoire et l’espoir pourront-ils se régénérer, revivre autrement ? Quoi qu’il en soit le poète s’y emploie d’une constance et d’un élan sans cesse rehaussés. Les mots ne sont pas que des organes d’étoiles.

Et comme pour étayer sa voie, son engagement sans partage, se déploie le thème Normand. Il surgit, dénudant un peu de sa splendeur à chacun de ses surgissements, le grand pays normand inséparable de ses desseins, dispensateur d’intégrité, avec sa loi d’honneur, son soleil privé, élu pour sa permanence factuelle, son immédiateté, et parce qu’il dispense la sentence, le décret historique que l’homme retrouve sens et foi dans son origine. Non pour s’y enfermer, Christophe Dauphin est bien l’être de tout repli, de tout retrait stigmatisés, mais pour y retrouver et faire jouer les fibres d’une cohérence intrinsèque. En vertu de cet enracinement indéfectible, des forces, des volontés inextinguibles qui s’y relaient, et en dépit de ce trop de réalité qui nous étrangle, il va actualiser son aptitude à la pluralité du monde Je voudrais vivre jusqu’à la fin à chaque endroit / où je m’arrête / à chaque fois que je m’installe / c’est pour toujours, et accomplir ce qu’il a une fois pour toutes résolu, sa propre voie fraternelle, substantielle parmi le chemin d’hommes. Un admirable instant un festin éternel / dans un silex qui n’est pas une hache guerrière / mais la pierre à feu des Hommes sans Epaules / dont l’abîme ne boit pas d’eau plate.

On le verra partout où se plaident les outrances de l’histoire, dans les nuits laides, nécrosées du passé, des crimes contre l’amour, contre l’aurore, au sein des combattants, des résistants, des Gilets jaunes, on le verra dans les déroutes et les dérives qui se profilent au bord de l’avenir, juste au bord ! Des fureurs venues de tous les âges, de toutes les sphères étoilent sa vocation de poète. Ses mains, son cœur, les forces, les gages de ses écrits sont pris inexorablement au défilé des saccages. Comprenons-nous assez cela !

Jusqu’aux épilogues (non définitifs), jusqu’au retour (non exhaustif) vers ses îles réelles et imaginaires parce que soudain un appel de vie, la requête puissante d’un rêve a frayé la route au désir : La robe frôlée de l’île secouant ses draps - Mes yeux repliés sur toi - Traversant tes yeux je te rencontre - pour aller vers plus de lumière contre toi -tout entier j’en brûle - Grande Fleur des îles cicatrisant les plaies - tu t’ouvres chaude comme une fenêtre - pour traverser la nuit.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°52, octobre 2021).

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En  seize longs poèmes numérotés en chiffres romains et illustrés par les collages d’Alain Breton, Christophe Dauphin nous immerge dans sa  poésie iodée et énergique, du pic des  falaises au roulis des galets. « Dans l’émotion seule du vécu », il affirme d’emblée le rôle fondateur de son pays normand dans son itinéraire : « il y a un soleil noir qui nage dans une falaise ». « Nombre parmi les nombres », il appartient à ce « pays bercé par les vertèbres des falaises / que la mer escorte ».

Le Havre et Rouen, villes « unies comme deux lèvres qui embrassent leurs morts », portent les cicatrices indélébiles des martyrs et l’empreinte de notre histoire. Il définit sa « normandité » comme un « lyrisme lucide » qui lui a permis d’entrer « par effraction dans l’alphabet » et de s’affranchir des frontières.

Héritier du surréalisme, il se situe aussi dans la filiation des poètes marqués par le sceau du « soleil noir », tels Marc Patin, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel, Henri Rode, Patrice Cauda, Jean Sénac, ses frères en poésie, froudroyés par une tragique destinée. Résolument engagé dans une poésie humaine au  souffle lyrique assumé et à l’émotion revendiquée, il laisse éclater des mots « de  colère et de feu »,  car « ce n’est pas en pantoufles / qu’on peut décrocher les étoiles ».

Ce « totem », structuré et composé d’allers-retours entre passé et présent, témoigne des déséquilibres et de la violence de notre  temps à la dérive, aux « horizons noyés de matraques », observés et vécus  par un poète aux mots généreux, « piéton fiévreux » qui sait  remonter aux gouffres et aux abîmes mais aussi nommer en fraternité nos rêves et nos espoirs. 

Marie-Josée Christien (chronique "Nuits d'encre", revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage" n°27, 2021).

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Une seule ligne dans l'engagement de Christophe Dauphin, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules et secrétaire de l'Académie Mallarmé: la révolte ! La révolte, qui passe par des coups de poings colorés, la révolte, qui passe par une esthétique dynamique fille du surréalisme lui-même issu d'un Rimbaud qui a fait sauter les bouchons de la langue.

Un jour j'ai fracturé le réel avec un pied de biche - j'ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie - qui dort dans les pierres  - avec sa cassure gyropharisée - bétonnée avec ton venin - armaturisé avec tes os - La cassure - ton visage en chute libre du 9e étage - La cassure - amour soldé d'un baiser vorace - amitié à la tempe éclatée - des insultes et du mépris plein les veines - La cassure - poing d'une révolte qui n'en finit pas - poing de colère... - La nuit n'a pas encore été décapitée.

Christophe Dauphin boxe la vie et les mots, avec une énergie d'athlète en colère. Images souvent violentes, soeurs de notre violente actualité. Cette poésie est message et tentative de changer le monde, un manifeste permanent. La lutte est la racine-ressort de chaque mot.

La Nature en effet demeure capitale, de même que ce qui se passe entre les humains est capital, et rien n'est oublié dans cet ouragan de métaphores, ponctué par les collages sans concession d'Alain Breton, qui offrent des couleurs savamment déchirées.

La Beauté ici sert une cause, et la multitude de vers beaux et étonnants (le sang est monté au plafond pouir secouer la foudre) se rattache toujours à) une problématique de vie, injustices, tortures, non sans voyages et amour (L'Amazonie a des lèvres de volcan). un ouvrage qui ébouillante.

Claire BOITEL (in revue Poésie première n°85, mai 2023).