Totems aux yeux de rasoir

Collection Les HSE


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Totems aux yeux de rasoir

Poèmes 2001 - 2008
Christophe DAUPHIN

Poésie

ISBN : 9782243044119
368 pages - 13 x 20.5 cm
22 €


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Voici un livre fait de huit recueils de poèmes successifs, dont deux ont déjà paru et les autres sont inédits, écrits en huit années consécutives. Cette publication a une double importance : elle nous permet d’apprécier la valeur d’un poète novateur de notre temps, dans toute la force de l’âge, en pleine disposition de ses moyens créateurs ; et à travers lui, elle nous montre l’état de la poésie française au début du XXIe siècle, dont Christophe Dauphin représente l’expression la plus avancée, qu’on pourrait même qualifier de révolutionnaire si on la compare à la fausse avant-garde ou aux ressassements passéistes que d’autres pratiquent par ailleurs. J’ai été l’ami à vingt ans de « l’apoète » de l’après-guerre, Henri Pichette, qui déclarait dans ses « Apoèmes » : « J’écris avec des mots qui boxent ». Dès que Christophe Dauphin m’envoya en 1996, l’année où nous fîmes connaissance, son recueil « Les Vignes de l’ombre », j’eus l’impression que lui aussi il boxait impétueusement au moyen des mots, en égalant Pichette, et qu’il était même le seul à le faire parmi les nouveaux-venus. Christophe Dauphin écrit des poèmes comme on élève des barricades, pour défendre contre les envahisseurs barbares la cité des rêves. Il frappe fort, en tordant le cou au lyrisme afin d’obtenir des effets plus grands. »

Sarane Alexandrian (extrait de la préface de Totems aux yeux de rasoir, poèmes 2001-2008, Librairie-Galerie Racine, Les Hommes sans Épaules, 2010).).



TOTEM DE LA NEIGE QUI HABITE NOS OS



               Comme un vieux journal ils déchirèrent le monde.

                      Dusan Matic

                                à Tomica Bajsic et à Ivica Hénin.

Dubrovnik

Palais lapidé sous la mer qui t’invente

Et que caressent des rasoirs



Dubrovnik

Ton corps est l’impasse de mes mots

Ton corps est la bouée de sauvetage de la beauté



Et je te nomme désir

Dans la nuit qui se déplie comme une paupière de solitude

Pour bâtir l’atelier du soleil



Et je te nomme poème

Dans tes yeux je plante ma certitude et mon dégoût

Le jour se lève et la guerre a oublié ses cendres



J’efface mon nom

Le temps et ses fossiles

Une cage de secondes mortes dans les viscères du soir



Je laisse mon plus beau vers

Le prénom de mon fils

Pour tamiser un volcan que l’avenir chevauche déjà



L’avenir aux muqueuses cannibales

C’est une femme engendrée par l’amour

Qui se dépose dans mon œil



Le gant du rêve dans la joue du réel

Les combats et leurs rues sans nom sont encore proches



Place Pile

Les bateaux enivrent les nuages

La guerre les jette à travers la fenêtre



On reconstruit toujours l’Hôtel Impérial

Qui est tout a fait chauve



En haut sur la colline

Une maison criblée de balles

Le reflet des yeux kalachnikov d’un milicien serbe



Apollon dans sa mansarde boit du café noir



Le poète Slavko Mihalic parle et raconte 1991



Ils bombardent Dubrovnik



La vie se consume dans le cendrier du fort Saint-Jean



Ici sera la Serbie ! décida Belgrade



Les balles sifflent pour toute conversation



Lorsque la bombe s’écrasa dans la cour

L’immeuble se balança autour de son axe

Les étages s’enchevêtrèrent

 

La boue et les pierres s’arrangent toujours avec la mort

Qui est une religion à portée de bulldozers ethniques



Neige antichambre de l’ombre

La lame de vivre se retranche dans l’enclave des mots

L’exil du langage



Et le poète prend les armes pour trouer la mémoire



Et il y eut Vukovar

Le Danube encore et toujours

Vukovar sous mes pas dans mes yeux

Vukovar épave béante sur tes hanches

Vukovar la clavicule brisée de l’horizon

400 blindés hier dans le fond de la gorge



Vukovar

300 000 obus hier pour coudre le jour au néant

Et ensevelir la vie



Les chars

La nuit leur appartient

La sueur des morts graisse leurs chaînes



De l’autre côté

Un ciel éventré à la baïonnette

De l’autre côté

La Bosnie

Les oiseaux aux béquilles de pluie valsent sur les poubelles du monde



Cimetières dans le pas de vis de l’insomnie

Zone de sécurité de l’O.N.U

Le revolver au poing de la neige



Ici on a enclavé on a désenclavé

On a massacré on a violé on a torturé on a pilonné…

Jeté la mort et la vie par-dessus l’épaule des montagnes boiteuses

Qui fument des faubourgs aux veines ouvertes



Sur le bord de la route de Sarajevo

J’ai vu un pays invisible qui flotte dans son manteau de meurtres

Cette vieille femme aux yeux vides

Assise devant sa maison sans toit sans porte ni fenêtre

Cette vieille femme aux yeux vides qui marque son territoire

Et qui attend et qui attend…



Elle parle avec le vent qui court sur un trottoir défoncé…



Vivre…

Reconstruire…

Vivre vaille que vaille !

Les hanches du sang sont les écharpes de la mémoire



La banquise joue aux osselets avec le réel

Un paquebot d’orties vient de couler au large



Le cri a éventré la solitude à l’arme blanche



Le poisson-poignet décapite les œillets de l’hiver

Et le poète taille des volcans à la hache de ses émotions



J’ai vu Mostar dans sa cuvette-chaudron à 40°

La Neretva éclaire la route que l’on démine encore

Les débris du vieux pont dans le golfe de mes mains



Mostar

La mort épure le silence

Avale le jour à l’angle de la solitude

Aboie dans le vide au seuil de l’ombre

Le temps pulvérisé

Tout a été pulvérisé à Mostar

Tout !

Dans un chaos d’angles de tirs de dards et de dégoût

Tout !



Mostar s’effondre dans mes yeux

Mostar

Poignards de la mort

Mostar est un terrain vague

Un mur de prison entre les dents



Mostar

La neige est l’haleine de l’ombre

La neige habite nos os

Et parle avec le vent qui s’endort dans la paupière de l’arbre



Mostar s’envole avec la mer

Une ville de pierre s’ouvre comme une porte aussi belle que le hasard

Pour couler la nuit dans le plomb des vertèbres du jour



Et que flambent toutes les mers du Sahara

Que flambent dans le vieux port de Dubrovnik

Les fleurs de la solitude

Le Stradun tatoué sur l’épaule du monde.



Christophe DAUPHIN

(Poème extrait de Totems aux yeux de rasoir, poèmes 2001-2008, Librairie-Galerie Racine, Les Hommes sans Épaules, 2010).