Les Hommes sans Épaules


Dossier : Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo

Numéro 54
354 pages
27/09/2022
17.00 €


Sommaire du numéro



Editorial : À propos de la « race », par René DEPESTRE

Ainsi furent les Wah 1 : Poèmes de Yvan GOLL, David DIOP, Lamine DIAKHATE, Christopher OKIGBO, Jean-Baptiste TATI-LOUTARD, Marc ROMBAUT, Breyten BREYTENBACH, Yambo OUOLOGUEM, Valentin-Yves MUDIMBE, Amadou Lamine SALL

Une Voix, une oeuvre 1 : "Léopold Sédar SENGHOR, le poète-Sénégal du fleuve universel", par Christophe DAUPHIN, avec des textes de Aimé CESAIRE, NIMROD, Poèmes de Léopold Sédar SENGHOR

Dossier : "Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo… ", par Christophe DAUPHIN, avec des textes de Patrice LUMUMBA, Aimé CESAIRE, Jean BRETON, Poèmes de Tchicaya U TAM'SI

Une Voix, une Oeuvre 2 : "Madagascar, la poésie : RABEMANANJARA !", par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Joseph RABEARIVELO, Jacques RABEMANANJARA

Vers les terres libres : "Lyrismes en partage : Cinq poètes de la Francophonie des peuples", par Christophe DAUPHIN, Poèmes de NIMROD, Abdourahman A. WABERI, Alain MABANCKOU, Jean-Luc RAHARIMANANA, Patrice NGANANG

Ainsi furent les Wah 2 : Poèmes de NIMROD, Alain PIOLOT, Pierre MAUBE, Anne BARBUSSE, Alexandre BONNET-TERRILE, Warsan SHIRE, Kouam TAWA

Les pages des Hommes sans Epaules : Poèmes de Alain BRETON, Christophe DAUPHIN, Paul FARELLIER

Présentation

TCHICAYA U TAM’SI, LE POÈTE ÉCORCHÉ DU FLEUVE CONGO (extrait)

par Christophe DAUPHIN

Mots de tête pour Tchicaya U Tam’si

Gérald-Félix Tchicaya dit Tchicaya U Tam’si, a vécu la majeure partie de sa vie en France (quarante ans), mais avec le Congo au ventre. Il est à mes yeux, mais pas seulement, le père fondateur de la littérature congolaise, l’un des deux plus grands poètes africains du XXe siècle. Nous parlons de deux grands poètes tout court, magnifiques, sublimes et universels. Le premier, Tchicaya, Congolais, né en 1931, est un Vili (peuple bantou d’Afrique centrale, établi en République du Congo dans deux départements, Kouilou et Pointe Noire, et également à Brazzaville).

Le deuxième, Sénégalais, né en 1906, appartient à l’aristocratie sérère (peuple d’Afrique de l’Ouest, surtout présent au centre-ouest du Sénégal, qui forme, en nombre, la troisième ethnie du Sénégal, après les Wolofs et les Peuls). Ces poètes sont tous les deux chrétiens. Tchicaya est le poète de la déchirure de l’identité et du pays (« De même que mes aînés rêvaient de Négritude, je m’enchantais du Congo… Ma passion est d’abord congolaise… »).

Le poète-président Léopold Sédar Senghor est, lui, le poète-combattant, chantre de la Négritude et de la civilisation de l’universel. Et je me souviens, durant nos rencontres chez lui, dans les années 90, de l’évocation grave et émue de Tchicaya, disparu en 1988, par Léopold Sédar Senghor, qui ne fit pas mystère de l’admiration qu’il nourrissait pour son jeune cadet. Césaire, qui était présent, acquiesça. Senghor décrit ainsi Gérald, en 1962 : « Tchicaya est un Bantou : petit, mais solide, timide et têtu, sauvage dans la brousse de sa moustache, mais tendre ; pour tout dire, homme de rêve et de passion. » L’admiration de Léopold était complexe, matinée de contrariété, de regret et de nostalgie.

Car, Tchicaya, bien que nourrissant un profond respect pour Senghor, père littéraire, et son œuvre (il lui dédia ses pièces de théâtre, Le Zulu suivi de Vwène le Fondateur, 1977), ne fut pas un « disciple », mais un « fils » révolté : « Senghor est un homme que j’estime beaucoup, mais je le plains car il s’est trompé tout le temps. Il a voulu que Dakar devienne l’Athènes de l’Afrique noire, un peu comme un maître de l’ancien temps qui voudrait que tout le monde soit fort en thème. Et qu’est-ce qu’être fort en thème, si ce n’est être académique ? ». De même, en 1983, lorsque l’élection de Léopold Sédar Senghor à l’Académie française, suscite des commentaires désobligeants (le journaliste et romancier Bernard Franck insinuant, par exemple, que Charles Trenet était plus méritant que le Sénégalais) ; Tchicaya prend spontanément sa défense et Léopold y fut très sensible : « Beaucoup de français l’ignorent encore : ils ne sont plus les seuls propriétaires de leur langue. Ils la partagent aussi avec les Nègres d’Afrique., qui la parlent, la chantent. L’écrivent aussi… Oui ! Il y a L. S. Senghor. Mais il n’est pas certain que ce soit à ce titre que les immortels du quai Conti en feront leur pair. C’est que l’on sait vaguement qu’il est poète, un grand poète, un très grand poète. Bernard Franck ne semble pas y croire, lui qui dans une de ses chroniques au Matin insinue plutôt que l’Académie, toute honte bue pour n’avoir pas élu Charles Trenet, devra se « blanchir » d’élire Senghor, ancien président du Sénégal, ami des présidents Pompidou et Mitterrand. »

C’est ainsi que j’ai découvert Tchicaya U Tam’si, dans le bureau de Senghor, et lors de l’évocation qu’il fit du poète, avec Césaire, ce jour-là. Senghor me remit un exemplaire de l’édition de 1962, contenant sa préface (Tchicaya l’a fait supprimer lors de la réédition du livre en 1970) d’Épitomé : ces mots de tête pour le sommaire d’une passion…où des hommes à couteau tiré, vivent dans leur sommeil, la meilleure part de leur gangrène. Et ce fut une claque poétique que de le découvrir et de le lire. Tchicaya c’est grand, fort, personnel et puissant. Cela ne ressemble à rien d’autre. Il détonne, même, dans la poésie africaine contemporaine, à l’instar du poète nigérian Christopher Okigbo.

Évidemment, je parle aussitôt de ma « découverte » à mes amis et aînés, qui s’en amusent, car ils connaissent tous Tchicaya, son œuvre et l’homme, qui fut leur ami, comme l’est aussi Senghor. Jean Breton, le poète-éditeur-animateur fondateur des Hommes sans Épaules, en 1953, au premier chef, mais aussi l’ami Robert Sabatier, qui a aidé et introduit Tchicaya chez Albin Michel (et dont j’occupe le siège, depuis 2012, à l’Académie Mallarmé), mon cher GEC, Georges-Emmanuel Clancier bien sûr. Tous me parlent, Gérald, de ton immense talent de poète et d’écrivain, de ta générosité, de ton aspect rabelaisien à table et dans la vie ; mais aussi de cet écrasant spleen baudelairien qui, subitement, s’abat sur toi. Un rire énorme et des fêlures, des failles, à n’en plus finir, qui forgent ton poème au prix du sang.

Tchicaya, tu es depuis lors, l’un de mes poètes de chevet. Toi, le fils révolté contre le père (premier député congolais et l’un des pères fondateurs de la République du Congo), mais qui affrontera à son tour la révolte du fils et tu ne t’en sortiras pas mieux que ton père. Toi, le père aimant, maladroit et absent ; l’amoureux malheureux et éconduit, lorsque tu ne te débines pas toi-même.

Toi, le père fondateur de la littérature congolaise, devant lequel passeront tes cadets-admirateurs : Sony Labou Tansi, au premier chef. Toi, le poète du rêve fusillé du Congo-Lumumba. Toi, qui aurait mérité le Nobel, le Goncourt, la Francophonie et que sais-je encore ! Mais qui n’eut quasi rien, car il y eut toujours un autre pour passer devant toi. Gérald, le poète écorché Tchicaya, le mauvais sang du fleuve U Tam’si. Toi, mon frère normand, du pays de Bray, comme mes chers Senghor et Rabemananjara. Toi, grand et immense comme le Congo, avec le fleuve de tes poèmes en bandoulière… Vous habitez le Congo, le Congo m’habite ! Alain Breton m’écrit à l’instant, qu’il vient (hasard objectif ?) de retrouver dans les archives de son père, Jean Breton, une très belle photo (un portrait de toi), reproduite au début de cette présentation.

Ami, tu étais, Gérald, un habitué, un intime de la table de la famille Breton, ainsi que le poète sénégalais Lamine Diakhaté ou que ton compatriote Jacques Tati-Loutard. Jean Breton, admirait autant l’homme Gérald que sa poésie Tchicaya, incisive et solaire. Et cela était réciproque comme en témoigne les éditions originales de Tchicaya, toujours adressées avec de belles dédicaces, depuis Feu de brousse (1957).... (..)

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).



Revue de presse

Lectures critiques :

Tchicaya U TAM’SI dans Les Hommes sans Épaules : ce cri superbe qui déchire la bêtise de notre époque.

C’est un numéro exceptionnel que nous offre Christophe Dauphin dans lequel nous retrouvons Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Patrice Lumumba, Tchicaya U TAM’SI, Jacques Rabemananjara, Nimrod et de nombreux autres penseurs et poètes. Au cœur de ce livre, l’invention de la « race » et la cascade de souffrances qui en découle.

« J’ai découvert, nous dit René Depestre en introduction, du point de vue sémantique, d’où venait le mot « race ». C’est à l’origine un terme de vénerie qu’on n’employait pas à propos des hommes. : il y a eu une extension : on l’a appliqué aux hommes, à une époque où il y avait une manie de classifier, légitime dans les sciences naturelles avec Linné, Buffon et tous les autres savants du XVIIIème siècle. Mais on a voulu aussi classifier les hommes, au point de voir des « Rouges » ici, là des « Noirs », des « Blancs » : tout cela relevait de la pure fantaisie. J’ai fait le rapprochement avec le carnaval. Un beau jour on a décidé que certains étaient des « Indiens », que les autres étaient des « Noirs », que c’était une façon générique de simplifier cavalièrement les choses. Sion devait tenir compte de chaque ethnie africaine et des religions, on n’en sortait pas. Donc, on avait en face de soi le « Noir » : c’était aussi une façon de discréditer, de diminuer l’être qu’on opprimait. C’est une tentation diabolique qui est venue à l’esprit des colonisateurs d’ajouter ce malheur à tous les autres malheurs de la colonisation et de l’esclavage… »

Beaucoup de noms présents dans ces pages sont inconnus de la majorité d’entre nous. Tous portent une parole puissante et bénéficient d’un portrait suffisamment développé pour que leurs paroles ne soient pas qu’une émanation sans chair. Tout au contraire, l’histoire de ces poètes, qui sont autant de grands témoins, rend la parole manifeste.

Le dossier est consacré à Tchicaya U Tam’si, « le poète écorché du fleuve Congo », « fils révolté » de Senghor, plutôt que disciple, nous dit Christophe Dauphin. Tchicaya U Tam’si cherche à balayer préjugés et illusions. Il ne veut rien laisser auquel se raccrocher afin de laisser la possibilité de se construire hors des adhérences. Il a cru cependant en Patrice Lumumba. Nous connaissons la suite.

Tchicaya U Tam’si propose une contre-histoire de l’Afrique, contribution à une identité africaine, n’hésitant pas pour cela à faire éclater les identités factices nées de la colonisation.

« Son lyrisme étincelant et tragique, écrit Christophe Dauphin, est avant tout une quête passionnée et perpétuelle de l’identité. Un cri bouleversant. En rupture avec la poésie de la négritude, il propose des poèmes éclatés, à la syntaxe désarticulée, travaillés par des ruptures de tons, de collages baroques, qui juxtaposent le prosaïque et le sublime, provoquant ainsi une tension, qui, à son tour, provoque l’intranquillité du lecteur. »

 

Place au poème :

 

Natte à Tisser

 

Il venait de livrer le secret du soleil

et voulut écrire le poème de sa vie

pourquoi les cristaux dans son sang

pourquoi les globules dans son rire

il avait l’âme mûre

quand quelqu’un lui cria

sale tête de nègre

depuis il lui reste l’acte suave de son rire

et l’arbre géant d’une déchirure vive

qu’était ce pays qu’il habite en fauve

derrière des fauves devant derrière des fauves

 

Nous ne pouvons rendre compte de la richesse et de l’importance, quasi vitale, de ce numéro. Insistons simplement sur la nécessité de se procurer ce cri superbe qui déchire la bêtise de notre époque.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 24 octobre 2022).

*

« La race est un carnaval ». C’est ce qu’écrit René Depestre dans son intro au n°54 de Les Hommes sans Épaules. il prend son pays comme exemple pour expliquer « la couleur de peau est un masque » auquel la société du moment nous astreint (même si certains sont plus astreints que d’autres). En Haïti, suivant le dictateur, on sera ostracisé selon que l’on tire plus sur le blanc ou plus sur le noir. Il poursuit : « J’ai toujours été très attaché à Césaire, même quand j’avais des réserves sur la « négritude » parce que je craignais qu’en partant d’une idéologie qui met l’accent sur la race… Il y aavit un risque qu’un aventurier s’en empare et en fasse un intégrisme… »

 

Outre Léopold Sédar Senghor (portrait par Christophe Dauphin, les souvenirs de son ami Aimé Césaire, poèmes choisis), ce n°54 de Les Hommes sans Épaules, est consacré à la poésie francophone d’Afrique, de Madagascar (avec un rappel des ignominies et des horreurs commises par le capitalisme colonial au nom de la France).

 

Donc aux précurseurs David Diop, Lamine Diakhaté (« Je ferai le voyage par ls routes anciennes – le père de Grand-père était maître de science – Il asséchait mers et fleuves – Il pliait les routes à l’ombre – De son aisselle droite…, 1963), J.-B. Tati-Loutard (« Baobab ! je suis venu replanter mon être près de toi – Et râcler mes racines à tes racines d’ancêtre…, 1968), Marc Rombaut, Breyten Breytenbach, Yambo Ouologuem (le héros du Goncourt de Mohammed Mbougar Sarr), Valentin-Yves Mudimbé, Amadou Lamine Sall (« Mon pays m’est un baobab nocturne – une herbe noire une fleur froide – un fruit anémique une terre agenouillée…, inédit), Jacques Rabemamanjara  (« Mais ce soir la mitrailleuse – racle le ventre du sommeil – La mort rôde – parmi les champs lunaires des lys – La grande nuit de la terre – Madagascar… »).

 

Et aussi un gros dossier consacré à Tchicaya U Tam’si : les relations Léopold Sédar Senghor / Jean-Félix Tchicaya (le père du poète) et suivant les relations Léopold Sédar Senghor / Tchicaya U Tam’si racontées par Nimrod, une présentation conséquente, enthousiaste en minitieuse (comme toujours) par Christophe Dauphin, la reprise d’un entretien Tchicaya U Tam’si / Jean Breton. « J. B. : Vous êtes un oiseleur. c’est à flot que els images s’envolent de vos poèmes. T. U. : En ce moment, j’écris moins parce que j’ai tendance à être moraliste : ça me gêne » ;

 

et une belle volée de poèmes : « Il venait de livrer le secret du soleil – et voulut écrire le poème de  sa vie – pourquoi les cristaux de son sang – pourquoi les globules de son rire – il avait l’âme mûre – quand quelqu’un lui cria – sale tête de nègre… » Et la francophonie d’aujourd’hui pour clore ce super-riche numéro : Nimrod, Abdourahman Wabéri, Jean-Luc Raharimanana, patrice Nganang et Alain Mabanckou : « Choisis tes mots – N’emprunte pas ceux des autres – L’indépendance commence – Par le choix – Et s’arrête avec l’adhésion ». Et bien d’autres trucs encore…

 

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°192, 2023).