Valentin-Yves MUDIMBE

Valentin-Yves MUDIMBE



Proche du groupe de la revue Poésie 1 et des éditions Saint-Germain-des-Prés, au milieu des années 70, V.-Y. Mudimbé fut perçu par Jean Breton et Marc Rombaut, dans le milieu des années 70, en ces termes : « L’une des voix majeures de la littérature zaïroise, il représente aussi le cas douloureux d’un des êtres les plus déchirés qu’il m’ait été permis de rencontrer. Profondément divisé contre lui-même, croyant à la valeur des symboles, jouant et vivant les mythes, sa démarche d’écriture et de vie témoigne d’une profonde osmose entre ses tensions internes et la ferveur mystique. Voilà pour l’homme, qui deviendra romancier, poète, essayiste, Docteur en philosophie et docteur ès lettres, Professeur de littérature comparée et d’anthropologie. Pour ce qui est du poète, Rombaut ajoute : « Chez Mudimbé l’écriture épouse le cri ; éclatée, brisée, hachée, elle est à la mesure de la respiration d’un homme désarticulé et en proie à une déchirure initiale. Et ce cri, c’est aussi le grand cri de la solitude vraie, la solitude essentielle où nulle voix, nulle caresse ne nous parvient, la solitude froide et nue qui ne lâchera sa proie qu’au bout de la nuit ; »

V.-Y. Mudimbé, né le 8 décembre 1941 à Jadotville, au Katanga (aujourd’hui, Likasi, République Démocratique du Congo), a été formé chez les pères catholiques du Congo belge, puis à l’Université de Louvain. Il a quitté en 1979 son Congo natal, devenu le Zaïre répressif de Mobutu, pour enseigner aux États-Unis. Mudimbé est une figure de proue de la pensée africaine. Avec L’Odeur du père, L’Écart et L’invention de l’Afrique, il s’est frayé une place importante dans le cheminement des études africaines, dans le cadre des études littéraires et culturelles, de la philosophie et des théories postcoloniales.

Auteur d’une œuvre remarquable embrassant la poésie, la philosophie, les sciences humaines et sociales et la fiction romanesque, Mudimbé travaille à la fondation d’un nouveau discours africain sur le monde, libéré des pesanteurs coloniales, qu’il formule en ces termes : « Il s’agirait, pour nous Africains, d’investir la science, en commençant par les sciences humaines et sociales, et de saisir les tensions, de re-analyser pour notre compte les appuis contingents et les lieux d'énonciation, de savoir quel nouveau sens et quelle voie proposer à nos quêtes pour que nos discours nous justifient comme existences singulières engagées dans une histoire, elle aussi singulière. En somme, il nous faudrait nous défaire de l'odeur d’un Père abusif : l'odeur d'un Ordre, d'une région essentielle, particulière à une culture, mais qui se donne et se vit paradoxalement comme fondamentale à toute l'humanité. Et par rapport à cette culture, afin de nous accomplir, nous mettre en état d’excommunication majeure, prendre la parole et produire différemment. » Mudimbé est critique du discours de l’Occident sur l'Afrique, tout autant qu’il l’est de ceux que les Africains tiennent sur leur histoire, leur culture, trouvant leurs justifications dans le même « dispositif historique » de l'Occident, qui a enfermé l’Afrique dans la barbarie, la sauvagerie, la primitivité, l’oralité et le paganisme pour mieux la dominer. Mudimbé donne des ressources inépuisables, aussi bien sur la production, circulation, réception et adaptation du discours colonial que des récits identitaires. « Les deux ne tirent-ils pas sur la même ficelle ? », interroge ironiquement Mudimbé, qui propose une émancipation intelligente pour sortir de ce jeu perpétuel postcolonial entre accusateurs et accusés. Il s’agit plutôt de fonder des « humanités » africaines ancrées non plus dans le rapport avec l’Occident, mais une Afrique inscrite dans le temps du monde, dont les langages tracent des universels et des modernités plurielles. L’œuvre de Mudimbé a suscitée de très nombreuses études. Elle a ses partisans et ses détracteurs farouches. À un point tel que l’essayiste Bernard Mouralis parle « d’effet-Mudimbé ».

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Œuvres, Poésie : Déchirures (Mont Noir, 1971), Entretailles précédé de Fulgurances d’une lézarde (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1973), Les fuseaux parfois… (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1974), Les fragments d’un espoir (Poésie 1 n°43-44-45, 1976). Romans : Entre les eaux (Présence africaine, 1973), Le Bel Immonde (Présence africaine, 1976), L’Écart (Présence Africaine, 1979), Shaba deux (Présence africaine, 1989). Essais : Matérialisme historique et histoire immédiate (Cahiers économiques et sociaux, 1970), Réflexions sur la vie quotidienne (Mont noir, 1972), Autour de la Nation. Leçon de civisme. Introduction (Mont noir, 1972), L’autre face du royaume, une Introduction à la Critique des langages en folie (L’Âge d’Homme, 1973), La dépendance de l’Afrique et les moyens d’y remédier (Berger-Levrault, 1980), Visage de la philosophie et de la théologie contemporaine au Zaïre (CEDAF, 1981), L’odeur du père : essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique Noire (Présence africaine, 1982), Les Corps Glorieux des Mots et des Êtres (Humanitas, 1994), L’Invention de l’Afrique : Gnose, philosophie et ordre de la connaissance (Présence africaine, 2021).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo n° 54