Yambo OUOLOGUEM

Yambo OUOLOGUEM



Né le 22 août 1940 à Bandiagara (Mali), au centre du pays dogon, du Soudan français (nom du Mali avant son indépendance en 1960), Yambo Ouologuem, fils d’un inspecteur de l’Éducation nationale, fait son lycée à Bamako et part en France en 1960 pour y poursuivre ses études universitaires (prépa à Henri-IV, Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, fac de lettres et d’anglais), qui débouchent sur un doctorat de sociologie. Professeur de lycée à Charenton (Val de Marne) Yambo Ouologuem écrit une époque où en Afrique les dernières possessions portugaises (Angola, Mozambique), victimes de la guerre froide et de la prédation néocoloniale, sont dévastées par une longue guerre civile. Après l’euphorie des indépendances, parfois purement formelles, les désillusions s’accumulent sur le reste du continent au fur et à mesure des coups d’État. Yambo déclarera plus tard (in revue Poésie 1 n°43/44/45, 1976) : « L’indépendance qui aurait pu fournir à l’Afrique un renouveau des idées et de la littérature, une fois que le combat de la dénonciation du colonialisme fut achevé, cette indépendance acquise théoriquement n’a apporté qu’une castration de la littérature et de la force vive qui devait faire la sève de la jeune génération. Et quand bien même on voudrait offrir à l’Afrique des chances de s’exprimer, on s’aperçoit qu’il y a un tel grouillement, un tel craquement dans les structures de base, qu’il est difficile que quelque chose surnage. »

En 1968, personne ne connaît et ne soupçonne le grand écrivain et intellectuel qu’est Yambo Ouologuem, lorsque paraît aux éditions du Seuil son roman boulet de canon, un chef d’œuvre : Le Devoir de violence. Soit, une fresque qui s’étend sur huit siècles dans un empire africain et renouvelle de fond en comble l’image que les Européens et les Africains (occidentalisés et islamisés) projettent sur l’Afrique. L’entreprise de démolition est colossale, les premières phrases donnent le ton : « Nos yeux boivent l’éclat du soleil, et, vaincus, s’étonnent de pleurer. Maschallah ! oua bismillah !… Un récit de l’aventure sanglante de la négraille – honte aux hommes de rien ! – tiendrait aisément dans la première moitié de ce siècle ; mais la véritable histoire des Nègres commence beaucoup, beaucoup plus tôt, avec les Saïfs, en l’an 1202 de notre ère, dans l’Empire africain de Nakem, au sud du Fezzan, bien après les conquêtes d’Okba ben Nafi el Fitri. »

Foisonnante et tragique fresque s’étendant du XIIIe au XXe siècle, ce grand roman raconte le destin de l’empire imaginaire de Nakem et de la dynastie des Saïf qui y règnent en maîtres retors. À travers elle, c’est l’histoire méconnue de l’Afrique qui nous est livrée de l’intérieur. Violences, assassinats, ruses, compromission des notables dans la traite des esclaves : pour la première fois, un auteur africain ne s’interdit rien dans le portrait séculaire de son continent. Pas plus qu’il ne se réfrène dans ses registres, de l’ironie mordante à l’érotisme débridé. En face, l’Europe et son système colonial, déconstruit autant que raillé, ne sont pas épargnés. Le récit se prolonge par l’errance poignante de Raymond Spartacus Kassoumi, fils de serfs. Chefs spirituels et temporels, monarques d’hier ou roitelets postcoloniaux, nulle autorité n’est épargnée par la fureur romanesque de Yambo Ouologuem, que viendra conforter la charge de l’ivoirien Ahmadou Kourouma (Les Soleils des indépendances, Presses de l’Université de Montréal, 1968. Rééd. Seuil, 1970).

Yambo Ouologuem, qui est en outre le premier à évoquer la thématique de l’homosexualité dans la littérature d’Afrique noire d’expression française, a écrit comme projet de postface à son roman : « Rugissement de l’homme dans la cage de ses infirmités. C’est le sort des Nègres d’avoir été baptisés dans le supplice : essentiellement par le colonialisme des Notables africains, puis la Conquête Arabe. L’Éternel, selon la légende, n’a-t-Il pas, dans sa bénédiction implacable, fait de la négraille le serviteur des serviteurs, et du Blanc, son maître ? » Ce premier roman - qualifié par le poète (et membre très influent du comité de lecture des éditions du Seuil ; c’est lui qui impose Ouologuem) Jean Cayrol, de « première chronique en prose du monde africain », de « recherche du « Temps perdu » africain » - remporte d’emblée le premier prix Renaudot attribué à un Africain. Le poète et critique Alain Bosquet écrit dans Le Monde : « Voilà un être d’élite, et sans doute, après Léopold Sédar Senghor, l’un des rares intellectuels d’envergure internationale que l’Afrique noire ait donnés au monde. À vingt-huit ans, cela tient du prodige. »

Devenu un livre-culte, il est contesté au Sud pour ses hardiesses politiques et au Nord pour ses audaces d’écriture. « C’est mon premier roman, rapporte l’écrivain malien. Je ne cherche pas du tout à ouvrir boutique. Je ne m’inquiète pas non plus de me définir. Je ne m’intéresse pas du tout moi-même. Je laisse le pas d’abord et avant à la chose qu’il y a à dire, plutôt qu’à la situation singulière de l’individu et à sa définition arbitraire… Aucun livre n’a changé les hommes. Le vent souffle où il veut. Provoquer des perturbations dans le déroulement dialectique des faits ? Cela me paraît faux. La littérature n’est pas la médecine. C’est un vieux problème d’ailleurs. Dans le Gorgias, Platon disait à propos de la rhétorique qu’elle était un art de cuisinier, puisqu’elle consiste à flatter le goût pour se faire apprécier. Je ne me pose pas du tout en médecin des âmes. Je ne suis ni un jésuite ni un marchand. Je ne donne pas à consommer des gadgets. »

Pourquoi écrit-on ?  Yambo Ouologuem répond : « Je pense que l’on écrit parce qu’il arrive un moment où l’on atteint une densité d’être, où l’on se sent essentiellement pauvre. C’est peut-être une manière d’avoir accédé à l’angoisse. Nous vivons dans une société de consommation. Mais toute société est une société de consommation, sinon elle ne survivrait pas. Nous sommes pris entre deux dérisions : soit périr, soit vivre dans l’aliénation qui fait de nous tous, sinon des nègres ou des juifs allemands, du moins des ouvriers de luxe. Il y a là une situation névrosante. On se sent comme l’aveugle qui va à tâtons et qui n’aurait pour disposer du monde même pas de mains ni de bras, mais simplement une âme. »

Le succès de Yambo Ouologuem et de son Devoir de violence est fulgurant (plus 100.000 exemplaires vendus). Traduit dans dix langues, le roman dépasse les frontières, des États-Unis au Japon. L’écrivain envisage de publier un cycle « monumental » dont Le Devoir de violence est le premier volume : « La chair des civilisations ». Il n’en sera rien, hélas. Le 5 mai 1972, le Times Literary Supplement (TLS) londonien accuse l’auteur de plagiat à l’encontre de l’écrivain britannique Graham Greene. Le Figaro littéraire s’empare de l’affaire et un scandale éclate sous la plume de Guy Le Clec’h : « Ouologuem n’emprunte qu’aux riches ». Il est aussi question de similitudes sur certains passages entre Le Devoir de violence et Le Dernier des Justes, d’André Schwarz-Bart, publié également au Seuil et prix Goncourt 1959. L’auteur est cloué au pilori. Son éditeur ne le défend guère. Yambo Ouologuem réagit en demandant un droit de réponse au Figaro Littéraire, expliquant, ce qui sera un de ses arguments principaux de sa défense : des guillemets de citation auraient figuré dans son manuscrit, ce qui sous-entend que son éditeur les aurait enlevés.

Son droit de réponse est publié dans l’édition du Figaro Littéraire du 10 juin 1972 : « (..) Ainsi, le passage de Mr Graham Greene incriminé de plagiat, mais en fait cité en guillemets (tout comme quelques lignes de Schwarz Bart) dans mon manuscrit déposé chez mon avocat, précédait une scène folle où un Blanc, déguisé sous les traits de l’administrateur Chevalier, faisait s’accoupler une Noire et un chien. Je suis Noir. Il est évident que si les faits évoqués par moi avaient été le fruit de mon imagination, mes frères de race ne m’auraient guère pardonné d’avoir sali les Noirs. » Récusant toute faute de sa part, il s’en prend à son éditeur qui, lui, « plaide coupable en son nom sans même l’interroger et sans la moindre réclamation de Mr Graham Greene, retire son livre de la vente dans le monde entier. Ouologuem ira plus loin : il assignera Le Figaro Littéraire en justice pour diffamation. Il sera cependant débouté.

Face à la meute, l’écrivain malien publie un manifeste pour sa défense et un récit érotique sous pseudonyme. Yambo Ouologuem écrit, dans sa Lettre aux Philistins d’une négrophilie sans obligation ni sanction publiée dans Lettre à la France nègre : « Si la négritude… vaut toujours parce qu’elle est un cadre auquel il reste encore à donner meilleur contenu, ce contenu ne saurait être que s’il n’érige pas des autels et des statues à cent mythes qui ne correspondent à rien de vivant en Afrique : foire aux chimères où s’est exaltée l’imagination de plus d’un marchand d’idéologie, échafaudant mille impostures dont le mérite… est de rassurer, à la Bourse des valeurs de la primitivité, tous les petits rentiers de la tragi-comédie… » Dans la foulée, il publie Les Mille et une bibles du sexe : « En raison de certains aspects érotiques de mon premier roman, divers pays africains ont rejeté de leurs frontières Le Devoir de violence. J’étais, aux yeux de chefs d’État irresponsables ou incultes, j’étais, pour avoir osé dire du Nègre qu’il faisait l’amour, un carriériste vendu à une France raciste, laquelle s’amusait de voir dénigrer par un Noir les mœurs des peuples noirs. Soit. Il est bon d’être primitif, certes, mais impardonnable d’être primaire. Tant pis pour les primaires qui se rêvent censeurs…S’il fallait conclure – Dieu m’en garde – j’oserai relever ceci : c’est que si le lecteur est à ce point en dehors de la vie qu’il en nie les vérités, eh bien qu’il s’en tienne à ses propres visions et à son monde mensonger, mais je l’admirerai comme une singulière figure en sommeil, qui ne gagne pas en sincérité ce qu’elle gagne en inconscience. »

Écœuré et brisé, Yambo Ouologuem finit par se retirer au Mali, rompant tout contact ou presque avec le monde littéraire. En 1976, il sort du silence, à la demande des poètes Jean Breton et Marc Rombaut, pour participer au fameux numéro « Nouvelle poésie négro-africaine » de la revue Poésie 1 (n°43/44/45, 1976) : un entretien et un choix de poèmes inédits. Yambo Ouologuem nous dit : « Lorsque l’on se sent comme quelqu’un qui disposerait du monde et qui n’aurait pas de mains, qui n’aurait pas de bras ; il y a une espèce d’impuissance absolument désolante, quand on voit qu’il y a cette inadéquation de l’esprit de la chose que l’on veut faire et de la lettre que l’on voudrait atteindre. C’est ce qui explique que l’Afrique et le tiers monde en général, s’étant identifiés à une forme de manifestation de la conscience malheureuse, en arrivent à être cette conscience malheureuse, qui parle, qui fabule, qui s’est créé une panafernalia de fictions verbales, qui délire, parce que, précisément, ne pouvant rien faire, elle n’a que la ressource de la parole. Je crois que l’on peut, avec un peu d’inexactitude sans doute, mais non sans justesse, dire que l’homme blanc de la société de consommation est devenu une sorte de nègre mythique du travail ; de même, on peut dire que le nègre de la civilisation du XXe siècle est devenu une espèce de Juif mythique de cette même civilisation. Il est évident qu’à partir de ce moment-là, l’écrivain est juif, nègre, conscience malheureuse, drame, et en même temps désir d’authenticité. S’il n’est pas ça, il fabrique et il n’est plus l’homme d’une œuvre, mais d’un livre qu’il fabrique en fonction de la loi du marché. À ce moment, ce n’est plus une œuvre, c’est d’abord et avant tout un produit de consommation. »

Dans les années 2000, Le Devoir de violence ou Lettre à la France nègre devenus introuvables sont réédités, ainsi que Les Mille et une bibles du sexe. Yambo Ouologuem meurt le 14 octobre 2017, à Sévaré, au Mali, à l’âge de 77 ans. Un an plus tard, les éditions du Seuil dans la collection « Cadre Rouge », rééditent… Le Devoir de violence. Yambo ce pourfendeur, avec son originalité, son franc parler, son succès foudroyant, jalousé, devait gêner bien des personnes, qui prirent un plaisir certain à le mettre à terre, à le « passer à tabac » lui et son œuvre. Un prix Yambo-Ouologuem est décerné annuellement au Mali pour récompenser une œuvre écrite en français d’un auteur du continent africain. Le sénégalais Mohamed Mbougar Sarr s’inspire de l’histoire de Yambo Ouologuem dans son roman (prix Goncourt 2021) La plus secrète mémoire des hommes (Philippe Rey, 2021).

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Œuvres : Le Devoir de violence, roman (Seuil, 1968. Prix Renaudot. Rééd. 2018), Le Secret des orchidées, sous le pseudonyme de Nelly Brigitta (Éditions du Dauphin, 1968), Lettre à la France nègre, pamphlets (Edmond Nalis, 1969. Rééd. Éditions du Rocher, 2003), Les Mille et une bibles du sexe (Éditions du Dauphin, 1969. Rééd. Vents d’ailleurs, 2015), Terres de soleil, avec Paul Pehiep, (Ligel, 1969), Les Moissons de l’amour, sous le pseudonyme de Nelly Brigitta (éditions du Dauphin, 1970), Poèmes (Poésie 1, 1976).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo n° 54