Yvan GOLL

Yvan GOLL



Yvan Goll est né à Saint-Dié-des-Vosges, le 29 mars 1891. Son œuvre, écrite dans trois langues (allemand, français, anglais) est immense, qui embrasse et embrase tous les genres (la poésie, principalement, bien sûr, mais aussi le roman, le théâtre, l’opéra, sans compter les essais, les traductions et les anthologies), comme elle le fait de son époque, dont elle traverse tous les drames, à commencer par l’annexion allemande de l’Alsace-Moselle, en 1871.

Yvan Goll (de son vrai nom Isaac Lang) est né « juif par destin, né français par hasard, enregistré comme allemand par les papiers administratifs ». Son père, Abraham Lang, originaire de Ribeauvillé, en Alsace (Empire Allemand), possède une petite entreprise textile ainsi qu’un vignoble. Sa mère, Rebecca Lazard, est originaire d’une famille de la bourgeoisie juive de Metz, en Moselle (Empire Allemand). C’est elle qui, installée à Metz avec son fils, après la mort de son mari en 1898, fait naturaliser allemand Yvan, pour faciliter son cursus universitaire. Rebecca rêve d’un fils avocat. Elle aura un poète et quel poète ! Déjà, l’homme est inoubliable comme l’écrit Jules Romains : « Quand je pense à lui, je vois, se détachant d’une pénombre en face de moi, un être mince et vibrant comme un diapason. Il y a aussi ses yeux, qui semblaient faits pour émettre perpétuellement de la lumière, de la gentillesse et une sorte de désenchantement fraternel. »

Yvan Goll unit en lui deux provinces, comme il unit deux langues, le français et l’allemand. Cette dualité inscrite en lui depuis l’enfance est visible tout au long de sa vie dans sa poésie, puisqu’il n’a pas cessé d’écrire dans les deux langues comme pour assumer pleinement cette double appartenance linguistique et humaine. Mais elle a fait de lui un homme divisé toujours et qui cherche, dans la seule poésie, par des tentatives poétiques souvent divergentes à concilier en lui ses diversités et à atteindre au travers des sollicitations parfois contradictoires de son art et malgré la pluralité de langues employées, l’unité secrète de la voix. « Mais, écrit Marcel Brion, toux ceux qui savent, par expérience, à quel point l’essence même du poème est liée à sa langue, savent aussi qu’on n’écrit pas le même poème en allemand ou en français, et que le choix d’une certaine langue pour écrire un certain poème, répond à l’exigence du poème lui-même, pour lequel il n’existe qu’un seul moyen d’expression, celui dans lequel il devient, et sans lequel il ne serait pas. Chaque langue possède son génie propre, et c’est ce génie singulier que retrouve en lui-même le poète, au moment où un aspect particulier de sa personnalité et de son talent veut s’exprimer sous la forme du chant. Chez Rilke déjà, on a vu combien les poèmes qu’il écrivit en français sont d’autres poèmes que ses poèmes allemands, non parce qu’ils utilisent une langue différente, mais parce que le choix ou l’adoption presque inconsciente ou involontaire de cette langue, répond à cette singularité du poème, pour lequel il en peut exister qu’un seul mode d’expression qui soit vraiment celui qui correspond à son âme profonde. La plupart de ses poèmes, Yvan Goll les a écrits en français, et il a su doter cette langue d’une étrange vertu d’incantation, de cette grâce incomparable du poème-effusion, du poème qui est chant pur, chant bouleversant qui dissimule sous la grâce du sourire la blessure du drame humain… »

Quelle langue a la suprématie sur l’autre dans la poésie de Goll ? Mauvaise question répond Richard Exner qui écrit : « Ce serait méconnaître totalement quelle bénédiction est le bilinguisme dont l’éclat singulier inonde l’œuvre de Goll. Il n’écrivait ni du français germanisé, ni de l’allemand francisé. Il ne « possédait » pas ces langues, c’est elles qui le « possédaient ». Il fut « possédé » par le français dans le chant de la vie de Jean sans Terre et dans les messages difficiles, chiffrés, du Char de l’Antimoine ; il fut « possédé » par l’allemand dans les grandes Odes, par lesquelles il jalonna lui-même son espace poétique, le mesura comme un arpenteur et dans les grands chants d’adieux qui jaillirent de lui, si inoubliablement, pendant ses derniers mois. » Goll tire de son bilinguisme sa force (« J’ai la belle tâche d’être le médiateur d’un côté et de l’autre »), pour vivre et traverser comme la foudre tous les drames, nous l’avons dit (deux guerres mondiales) et les courants artistiques d’avant-garde : l’expressionnisme, le cubisme, le futurisme, Dada, le surréalisme…

Poète fraternel, universaliste, internationaliste et pacifiste, Goll parcourt le monde de ses deux jambes et par ses poèmes, collabore avec Kurt Weill à des opéras, travaille avec ses amis peintres Marc Chagall, Foujita, Fernand Léger, George Grosz, Otto Dix, Oskar Kokoschka, Yves Tanguy, André Masson, Victor Brauner, Ossip Zadkine, Sonia et Robert Delaunay, Joan Miro, Pablo Picasso… On le retrouve aux côtés des poètes allemands et autrichiens Georg Trakl, Stefan Zweig, Rainer Maria Rilke, Bertolt Brecht, Carl Einstein (grand théoricien de l’art moderne), Gottfried Benn, Hermann Hesse. On le retrouve au sommaire des grandes revues Die Aktion, Der Sturm. Plus tard, il rencontre Paul Celan. La rencontre capitale est celle de la poète allemande Claire Studer, égérie de Rilke, à Zürich en 1917, durant l’exil suisse de Goll pour échapper à la conscription allemande, la désertion, dure de 1914 à 1919. Claire Studer devient sa femme en 1921, la compagne de toute sa vie, avec toutefois de sérieux coups de canif au « contrat » de mariage, de part et d’autre, notamment à travers le second amour d’Yvan, la poète autrichienne Paula Ludwig, de 1931 à 1940.

Nous retrouvons Goll, avec les modernistes, Blaise Cendrars au premier chef, Max Jacob, Pierre Reverdy, André Salmon, le poète chilien Vicente Huidobro, le romancier James Joyce, puis avec les Russes Vladimir Maïakovski (« Le plus bel hurleur qu’il m’ait été donné d’entendre. Sa voix s’enflait comme un ouragan », dira Claire Goll), Ilya Ehrenbourg, les peintres Larionov, Gontcharova ou Annenkov, Vsevolod Meyerhold, qui veut mettre en scène son théâtre ; les croates de la revue Zenit (1921) des frères Micic. Poète pacifiste invétéré Yvan Goll est avec Romain Rolland, Pierre Jean Jouve… Poète en révolte, toujours à Zürich, avec Jean Hans Arp, Tristan Tzara ou Hugo Ball… Mais c’est l’expressionnisme qui le retient et l’attire le plus, expressionnisme dont il est le seul et unique poète représentant en France. En guise de préface à son premier livre Films (1914), qu’il signe Tristan Torsi, Goll écrit un manifeste : « L’expressionnisme n’est pas une nouvelle religion fondée ici. Il est depuis longtemps déjà le pain quotidien de la peinture. C’est une coloration particulière de l’âme qui (pour les techniciens de la littérature) n’a pas encore été analysée chimiquement et qui jusqu’ici n’avait pas de nom. L’expressionnisme est dans l’air de notre époque, comme le romantisme et l’impressionnisme étaient la seule possibilité d’expression des générations précédentes. L’expressionnisme s’en éloigne infiniment. Il renie ces variétés d’art pour l’art, car il est moins une forme d’art qu’une forme d’expérience. Au sens goethéén ... » L’expressionisme, comme l’écrit Marcel Brion, est marqué des divergences extrêmes : une tendance réaliste et une autre idéaliste. On les voit côte à côte dans les poèmes allemands que Goll écrit et traduit : la souffrance et le lyrisme des correspondances entre l’homme et la nature : Et quand les portes s’ouvriront – Quand deux océans hostiles s’embrasseront jubilants – Oh alors – Tous les peuples de la terre pleureront.

Avec Yvan Goll, et c’est l’une de ses forces les contraires et les mouvements fusionnent. Par la suite, il y a les rencontres de Prague avec les écrivains Franz Kafka et Franz Werfel, les surréalistes Karel Teige, Vitezslav Nezval. Goll est aussi lié (non sans conflit) aux surréalistes français, André Breton, René Crevel, Antonin Artaud… à l’avant-garde hongroise de Ma autour de Lajos Kassak, sans oublier la publication par Goll de la revue Surréalisme, dont l’unique numéro provoque une querelle qui secoue les poètes et les revues littéraires en 1924. L’enjeu de cette dispute est l’appropriation du mot surréalisme. D’un côté, André Breton et ses amis préconisent une dictée pure de la pensée sans aucune intervention de l’esprit critique, valorisant ainsi l’écriture automatique et les récits de rêves. De l’autre, les partisans d’Yvan Goll prônent un surréalisme inspiré d’Apollinaire, une pensée réservant à la raison sa part naturelle, mélangeant le conscient et l’inconscient.

En août 1924, Yvan Goll déclare : « Quoiqu’il en soit, le Surréalisme appartient à tout le monde, et ne sera pas monopolisé. En attendant la Révolution surréaliste, j’ai bien envie de fonder plus simplement une Évolution surréaliste. » Ce conflit se conclut par la publication de deux revues : Surréalisme d’Yvan Goll et La Révolution surréaliste (1924) dirigée par Benjamin Péret et Pierre Naville. Goll écrit : « La réalité est la base de tout grand art. Sans elle pas de vie, pas de substance. La réalité, c’est le sol sous nos pieds et le ciel sur notre tête. Tout ce que l’artiste crée à son point de départ dans la nature. Les cubistes, à leurs débuts, s’en rendirent bien compte ; aussi humbles que les plus purs primitifs, ils s’abaissèrent profondément jusqu’à l’objet le plus simple, le plus dénué de valeur, et allèrent jusqu’à coller sur le tableau un morceau de papier peint, dans toute sa réalité. Cette transposition de la réalité dans un plan supérieur (artistique) constitue le surréalisme… L’image est aujourd’hui le critère de la bonne poésie. La rapidité d’association entre la première impression et la dernière expression fait la qualité de l’image. »

Dans le cycle de poèmes remarquables et poignants « Jean sans Terre » (Goll pratique souvent par « cycles », renouvelant et accroissant sans cesse son lyrisme au gré des expériences vécues et des rencontres), Goll exprime en soixante-neuf poèmes constitués de strophes de quatre vers courts (3.400 vers, au total) et une mesure allant de cinq à huit pieds, sa solitude d’homme, de « Juif errant », sa compassion et sa solidarité avec les démunis, les « damnés de le terre », sa célébration du Merveilleux et de la Beauté, sa révolte aussi et son amour, toujours son amour : Ville qui t’engraisses – De rognons sautés – Bavante déesse – De l’humanité – Je serai ton chantre – Et on fossoyeur – Ville je t’éventre – Et rôtis ton cœur…  Jean sans Terre, après n’avoir été pour Yvan Goll qu’un personnage de son théâtre intérieur, comme l’écrit Jules Romains, est devenu son personnage principal en même temps que son délégué muni des pleins pouvoirs d’expression et chargé de toutes ses relations avec le monde : « Malgré toutes les ressemblances et tous les messages du moi dont il est porteur, le héros se détache du moi, n’est plus celui qui dit « je ». Il prend pied dans l’espace d’alentour… Yvan Goll a trouvé le moyen, par cette projection de lui-même dans le monde extérieur, de dire tout l’essentiel de ce qu’il avait à dire. Ses futurs commentateurs n’auront pas de peine à déchiffrer, à travers la geste de Jean sans Terre, une confession autobiographique. Mais ce sont tantôt les évènements de sa vie, tantôt les traits principaux de sa personne, et des évènements désirés ou rêvés qu’il met en scène. »

De 1939 à 1947, le couple Goll fuit le IIIe Reich et vit aux États-Unis, à New York (Brooklyn), avec un détour par Cuba en avril 40. Le 10 mai 1933, les livres de Goll ont été brûlés à Berlin sur les bûchers du national-socialisme. Yvan a été proclamé artiste dégénéré par Hitler : « Je meurs ma vie. Après le coup que nous, les écrivains, avons reçu en Allemagne… chaque cri m’est resté dans la gorge… Je ne discute plus ? Je vis en esquivant les difficultés, je ne peux plus lutter. Il ne me viendrait pas à l’esprit de me battre dans un manifeste ou une conférence contre les Nazis. Tu comprends, ça je ne le peux plus, je suis beaucoup trop désespéré. » Mais, le poète reprend le combat avec son arme de prédilection : le poème, gorgé du suc de la vie entière. Yvan Goll publie à partir de 1943 dans sa revue Hémisphères, des œuvres de Saint-John Perse, Césaire, Breton, Miller... et de jeunes poètes étatsuniens.

La leucémie dont il est atteint (il l’apprend en juillet 1945) et dont il sait qu’il ne peut guérir, l’exil loin de la France, l’explosion de la bombe atomique, inspirent son œuvre poétique au riche langage dans laquelle, l’alchimie, la Kabbale et la désintégration de la matière tiennent une grande place. L’intérêt de Goll pour la mystique, comme l’écrit Philippe Brun, se base sur la part intuitive de cette dernière, qui peut donner vie à des êtres intermédiaires entre l’Homme et Dieu, notamment les Anges. Goll traite de la lutte entre l’humain et le minéral et plus largement entre l’animé et l’inanimé. Ce sont les poèmes des Cercles Magiques, du Mythe de la Roche Percée et de l’Élégie d’Ihpetonga. Tout poète est un alchimiste, nous dit Marcel Brion, en ce sens qu’il transmue en une substance sublime les matériaux vulgaires de tous les jours, mais ce mot d’alchimiste, il faut encore l’entendre au sens propre, quand nous parlons d’Yvan Goll. À son retour en France, en 1947, Goll publie les livres de poèmes écrits aux USA et non des moindres dont Le Mythe de la Roche Percée (« C’est la recherche de la Pierre Philosophale. Le poète a jeté lui-même deux parts de géologie et une de magie pour en extraire de la matière poétique »), Le Char triomphal de l’Antimoine (poèmes alchimistes), Élégie d’Ihpetonga (qui évoque le New York de l’exil et interroge le sens de la vie chez les Indiens). Un autre chef d’œuvre de cette période doit attendre 1973 pour être publié par Jean Breton : Élégie de Lackawanna. Goll redéfinit aussi sa conception artistique : le Réisme. Il prévoit d’en faire paraître le manifeste dans Le Figaro. C’est finalement Maurice Nadeau qui le publie dans Combat, le 2 mars 1950, après la disparition du poète.

Que nous dit Goll ? Que depuis bientôt plus d’un siècle la poésie actuelle se débat dans les filets inextricables de deux Ismes : « Réalisme et Surréalisme. Beaucoup de Surréalistes de la première époque, où seule la dictée de l’inconscient était proclamée valable ont retrouvé dans le Réel la force la plus ferrugineuse pour poètes pâles. Pour ne citer que des peintres : quoi de plus réel et plus évident que tels tableaux de Max Ernst ou de Magritte ? Avec quelle ferveur un Sartre par exemple, d’autre part s’est-il penché sur le Mot exprimant la Chose, sur le Mot-Chose, la Phrase-Objet, véritable unité poétique ! Depuis les « mots en liberté » d’Apollinaire, jusqu’au Parti pris des choses de Francis Ponge, depuis le début du siècle jusqu’en son milieu, ce débat prédomine dans l’histoire de la poésie. Le Surréalisme a été absorbé et digéré. La découverte de l’inconscient conserve une grande signification dans l’histoire de la poésie française. Mais que font les post-surréalistes ? Ils retournent aux véritables sources de cette fontaine de jouvence : au romantisme allemand qui contenait sans théorie, tous les germes et toutes les vitamines de la poésie opposée à la réalité. Tout le monde sent aujourd’hui que le Réel recèle autant de mystères que le soi-disant Surréel ! Avec prudence d’aucuns lancent la nouvelle mode : le réalisme poétique. Fi-donc ! Laissons le Réalisme à Zola. Et définissons enfin la tendance à peu près générale de toutes les poésies d’aujourd’hui un peu partout par ce mot si simple et qui saute aux yeux. Proclamons le Réisme : c’est-à-dire l’art, qui va à la racine des choses et des mots, dérivé de Res, la chose. Le Réalisme était l’art de décrire le monde comme on le voyait. Le Réisme est l’art de faire surgir le monde de sa vérité intérieure, de ses lois fondamentales, de ses racines biologiques et cosmiques… »

Goll nous dit encore : « La Poésie surgit-elle du Verbe ou de l’Objet ? La réponse à cette alternative doit résoudre l’angoisse de tout créateur, poète ou artiste. Surgie du Verbe seul, la poésie ne reste-t-elle pas dans le domaine de la rhétorique, de la grammaire, de l’artifice créé par l’homme ? Pour exprimer l’essence de la vie, poésie et art doivent émaner de la Chose en Soi, le Ding an sich, le Res : être la fleur directement reliée à la racine. Cette racine st Res et non realitas. C’est l’objet végétatif en action, non la réalité, telle que l’homme la voit, la pense ou la rêve. Réalisme, Surréalisme, réalités nouvelles sont dérivés de la Réalité. Le Réisme que nous proposons comme théorie de base, de la Chose absolue. « Au commencement était le Verbe ? » Établissons plutôt : « À la fin était le Verbe », après une longue et patiente métamorphose qui, dans le poète transforme l’objet en Verbe. Rilke disait un jour à Claire Goll : « Reste devant ! Regarde l’objet jusqu’à ce que tu l’aies dévoré ! » Le Réiste dit : « Entrez dedans. Intégrez-vous à l’objet devenez cet objet, jusqu’à ce qu’il vous ait dévoré ! » S’il est exact que le monde est créé par une énergie se renouvelant sans cesse, que les peuples ont appelé Dieu, le poète armé du Verbe, a la mission d’enfanter de sa propre substance, res, le Verbe au rayonnement total. Le Réisme, en opposition à l’art arbitrairement abstrait, à la poésie jouant avec l’idée ou l’image arbitraire de l’objet, serre le Res d’aussi près que le croyant l’essence de Dieu… »

Écrivant son œuvre ultime en allemand et se sachant condamné Yvan Goll nous dit : « À présent, tout près de la mort, je crois que dans les poèmes de Traumkraut, je me suis rapproché, pour la première fois, du mystère du Verbe… Je suis ce poète ivre, moi Yvan Goll, que la mort attend devant la porte. »

Dans son avant-propos à Traumkraut, Claire Goll écrit : « Dans la maison de ses parents, en Lorraine, Yvan Goll n’entendit jamais un mot d’allemand. Au lycée de Metz, et plus tard, lorsqu’il fit son doctorat à l’Université de Strasbourg, peu avant la Première Guerre mondiale, il n’entendit plus un mot de français. C’est ainsi qu’élevé dans deux langages, il en vint à écrire alternativement dans l’un et dans l’autre. Sans doute, la plupart de ses livres lui ont été inspirés par sa première langue maternelle, et durant quinze ans, il n’écrivit plus un seul vers en allemand. Mais en 1948, lorsque sa maladie tragique, la leucémie le poussa à se réfugier dans l’hôpital de Strasbourg – où il sortit après cinq mois, nanti par la Mort d’un délai presque miraculeux – la langue de sa jeunesse reprit possession de lui, et il en résulta, auprès d’un volume de sonnets hermétiques en langue française Le Char Triomphal de l’Antimoine, la majeure partie des poèmes qui composent Traumkraut (Herbe du songe). Là, partageant une salle avec dix-neuf candidats à la mort, ayant pour perspective la vieille façade romantique de l’hôpital de Strasbourg et sa délicate petite église, le poète souffrant respira, à nouveau, le parfum de l’herbe étrange, la mystérieuse et inquiétante fleur de rêve qui, naguère, avait éclos sur le sol allemand durant ses années d’études. À la mort, qui le frôlait de bien près, il cria tous les mots que peut inspirer l’angoisse humaine en face du grand mystère, le deuil extatique, le frisson devant l’horreur de la décomposition, tout l’illusoire de la vie, et le pressentiment de l’au-delà – puis, finalement le renoncement, la sagesse : tout ce que ses compagnons de salle ne savaient exprimer qu’en sourds gémissements, en soupirs, ou en paroles primitives balbutiées dans le dialecte alsacien. Il fut leur porte-parole lyrique, celui qui répondait en leur nom à l’Homme armé de la Faux. Quand le délai de neuf mois que la mort lui avait accordé toucha à son terme, et qu’Yvan Goll dût entrer à l’Hôpital Américain de Paris – quand il sut qu’il était désormais le vassal de l’Homme à la faux – il passa ses deux derniers mois à couvrir tout ce qui lui tombait sous la main des minuscules oiseaux de sa belle écriture : bouts de papier, enveloppes, ordonnances médicales, marges des journaux. Oui les poèmes de Traumkraut ressemblaient à des dessins fantastiques, issus d’un autre monde. Parfois, il recopiait tel ou tel passage sur une feuille de papier à la cuve et, me le tendant avec son sourire sérieux et chaste, il disait : « Promets-moi de ne rien publier d’autre que ces poésies. Tout ce que j’ai écrit par ailleurs, il faut le déchirer.  Ce désir sévère à l’égard de son œuvre qui l’a poussé toute sa vie durant, à détruire dans le doute pour se remettre aussitôt à créer dans l’espoir, il était aussi bien dans son caractère que cet autre désir que je n’ai pu satisfaire, en raison de sa grande faiblesse. Ne m’avait-il pas demandé plusieurs fois : « dès que je serai un peu plus fort, fais-moi sortir de cet hôpital trop beau (l’Hôpital Américain de Paris). Je voudrais mourir au milieu des pauvres, dans un hôpital français. Bien entendu, je promettais tout ce qu’il voulait, rien qu’à cause de ce sourire, qu’il portait constamment comme un masque par-dessus ses raits douloureux. Car jamais, même au plus fort de ses tortures qui duraient des semaines, jamais cet homme fier, courageux et discret n’a consenti à se laisser surprendre dans l’attitude d’un martyr. Plein de pitié pour ses semblables, il repoussait, pour lui, la compassion. Seulement quelques heures avant sa mort, ayant perdu conscience pendant quelques minutes, il cria en allemand et en français : « Ste-e-e-r-r ben Lasst mich allein mit meinem Tod ! » « Mourir… laissez-moi seul avec ma mort ! » Alors seulement, ses grands yeux tragiques, élargis, avouèrent qu’ils étaient vaincus. Tout de suite après, reprenant conscience – il souriait de nouveau à l’infirmière et à moi. Car il ne devinait pas qu’il venait de se trahir, et qu’il nous avait, bien contre sa volonté, laissé voir clair dans sa bienveillante supercherie. En effet, à côté du terrible combat physique qu’il menait contre la décomposition corporelle, il y avait le combat de son âme, bien plus atroce encore, de quitter sa compagne et de la laisser sans protection. À toutes les pages de la seconde partie de Traumkraut, dans ces tendres poèmes d’un mourant, on sent la sollicitude d’un homme qui veut laisser à sa bien-aimée une inépuisable réserve de sentiment. Avec les derniers 900.000 globules rouges qui lui restaient, il a trouvé, de son regard voyant, l’Herbe du Songe, en des jardins invisibles, et il en a fait une gerbe qui en peut plus faner. Mais peut-être Yvan Goll n’aurait-il pas pu écrire Traumkraut s’il n’avait reçu, par transfusion, le sang de jeunes poètes allemands, autrichiens, français, norvégiens et surtout américains, qui accoururent en foule pour offrir au mourant ce noble tribut de l’amitié. Certes l’Herbe de rêve a jailli du cœur d’Yvan Goll, qui a encore battu, juste le temps de mener à son épanouissement sa rouge fleur, et cela parce que seize poètes l’avaient nourri du sang de leur cœur. »

Malgré les transfusions de sang de seize poètes, Yvan Goll, Jean sans Terre ou plutôt Jean de Toute la Terre, meurt le 27 février 1950, à l’âge de cinquante-huit ans, à l’Hôpital Américain de Neuilly-sur-Seine. Claire Goll rejoint Yvan le 30 mai 1977 à Paris, à l’âge de 86 ans, au cimetière du Père-Lachaise (10e division). Leur tombe porte un motif dessiné par Marc Chagall. La bibliothèque de Claire et Yvan Goll est conservée à la médiathèque de Saint-Dié-des-Vosges.

Un véritable espace leur était consacré (restitution de l’une des pièces de l’appartement avec leur mobilier, publications, objets privés et œuvres d’art). Actuellement, seule une partie des œuvres d’art sont exposées dans une partie de la Galerie des Beaux-Arts du Musée Pierre-Noël. Le fond Claire et Yvan Goll, légué en 1977 (manuscrits, livres collection d’œuvres d’art, mobilier, dont une reconstitution de son appartement parisien…) est conservé à la Médiathèque Victor Hugo de Saint-Dié. C’est grâce à Albert Ronsin, bibliothécaire, directeur de la médiathèque et du musée Pierre-Noël, que la Ville a pu obtenir ce legs. Ceci étant dû à la rencontre et aux échanges noués avec Claire Goll durant plusieurs années. À noter également que dès 1965, Albert Ronsin informe Claire Goll de son souhait d’obtenir pour Yvan Goll le nom d’une rue. Ce qui se concrétise en 1969. Puis, la pose d’une plaque commémorative en présence de Claire Goll le 18 décembre 1971. En 1972, le maire Pierre Noël s’engage à donner le nom de Claire Goll à une école maternelle. En 1970, Albert Ronsin crée un club de poésie qui porte le nom de « Club Yvan Goll ».

Les manuscrits et imprimés en langue allemande ont été légués au Musée Schiller de Marbach (ville située à vingt kilomètres au nord de Stuttgart, qui conserve depuis 1955 les Archives littéraires allemandes). C’était la contrepartie d’une pension viagère que Claire Goll reçut tous les mois depuis 1971. À Strasbourg, une rue porte les noms de Yvan et Claire Goll. À Saint-Dié, il existe, grâce à Albert Ronsin, une rue Yvan Goll. En partenariat avec L’Alliance francophone, le ministère de la Culture et de la francophonie, la Fondation Yvan et Claire Goll attribue depuis 1994 le Prix international de poésie francophone Yvan-Goll. À la création de la Fondation Yvan et Claire Goll, rattachée à la Fondation de France en 1990, s’ajoute la création de l’association des Amis de la Fondation Yvan et Claire Goll créée la même année (qui assume le relais avec la Ville de Saint-Dié-des-Vosges pour les animations, les publications, les recherches auprès des chercheurs et étudiants, et gère les droits d’auteur). La fondation entretient la tombe des deux écrivains au Père Lachaise (transférée, selon le vœu d’Yvan, en 1955 en face de celle de Chopin). Sur leur tombe, on peut lire l’épitaphe suivante, extraite de Jean sans Terre : Je n’aurai pas duré plus que l’écume - Aux lèvres de la vague sur le sable - Né sous aucune étoile un soir sans lune - Mon nom ne fut qu’un sanglot périssable.

De fait, Goll le poète juif international trilingue de l’exil permanent ne proclame pas une nationalité mais une internationalité ! Écrivant dans trois langues il est de son vivant publié dans seize langues et n’a de cesse de traduire en allemand et en français pour sa subsistance, mais aussi son plaisir les poètes et romanciers qu’il affectionne et tient à faire connaître. Poète-météore aux constellations de livres et aux poèmes-comètes (Tourne tourne toupie du monde), Yvan Goll a aimé et souffert la douleur tout entière de tous les hommes : Un jour vous descendrez aussi – Humbles – Ayant besoin de la foule. Qu’en-est-il aujourd’hui de cette œuvre magnifique, à part et puissante ? En Allemagne, elle est toujours reconnue et éditée. En France, c’est le néant. Pas un seul livre d’Yvan Goll n’est disponible en dehors des réseaux de bibliophilie et de livres anciens. Rien de ce poète-monde, de cet homme-fleuve aux rivières de poèmes… Et c’est affligeant. Mais, le rire des alouettes – Me donne le frisson…

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Œuvres de Yvan Goll, Poésie : Lothringische Volkslieder (Müller Verlag, 1912), Der Panama-Kanal (Alfred Richard Meyer Verlag, 1912), Films (Verlag der Expressionistischen Monatshefte, 1914), Élégies internationales, Pamphlets contre cette guerre (éd. des Cahiers impressionnistes, 1915), Requiem pour les morts de l’Europe (éd. de Demain, 1917), Der Torso, Stanzen une Dithyramben (Roland Verlag, 1918), Dithyramben (Kurt Wolf Verlag, 1918), Die Unterwelt (S. Fischer Verlag, 1919), Paris Brennt (Verlag Zenit, 1921), Der Eiffelturm, illustrations de Robert Delaunay et Fernand Léger (Verlag Die Schmiede, 1924), Poèmes d’amour, avec Claire Goll (Jean Budry, 1925), Poèmes de jalousie, avec Claire Goll (Jean Budry, 1926), Poèmes de la vie et de la mort, avec Claire Goll (Jean Budry, 1927), Die Siebente Rose , dessins de Jean Hans Arp (Poésie et Cie, 1928), Noémi (Aldus Druck, 1929), Poèmes d’amour, Choix de poèmes 1925-1927, dessins de Marc Chagall, avec Claire Goll (Fourcade, 1930), Chansons malaises (Poésie et Cie, 1935), Métro de la mort (Cahiers du Journal des poètes, 1936), La Chanson de Jean sans Terre, dessins de Marc Chagall (Poésie et Cie, 1936), Quelques chansons (Sagesse, 1936), Deuxième livre de Jean sans Terre (Poésie et Cie, 1938), Troisième livre de Jean sans Terre (Poésie et Cie, 1939), Chansons de France (Gotham Book Mart, 1940), Landless John, bilingue (Grabhorn Press, 1944), Fruit from Saturn (Hémisphères éditions, 1946), Le Mythe de la Roche Percée, eaux-fortes d’Yves Tanguy (Hémisphères éditions, 1947), Love poems, avec Claire Goll (Hémisphères-Wittenborn, 1947), Das Goldene Tor (Verlag Schauenburg, 1948), Élégie d’Ihpetonga, suivi de Masques de cendre, lithographie de Pablo Picasso (Hémisphères éditions 1949), Le Char triomphal de l’Antimoine, eaux-fortes de Victor Brauner (Hémisphères éditions, 1949), Jean sans Terre (Seghers, 1949), Les Géorgiques parisiennes, dessins de Robert Delaunay (Seghers, 1951), Dix mille aubes, avec Claire Goll, dessins de Marc Chagall (Falaize, 1951), Les Cercles Magiques, dessins de Fernand Léger (Falaize, 1951), Traumkraut (Limes Verlag, 1951), Abendgesang , Neila Wolfgang Roihe Verlag, 1954), Bouquet italien (Journal des poètes, 1955), Multiple femme (Caractères, 1956), Bouquet de rêves pour Neila, lithographies de Joan Miro (Mourlot, 1957), Duo d’amour 1920-1950, dessins de Marc Chagall, avec Claire Goll (Seghers, 1959), L’Antirose (Seghers, 1965), Œuvres 1912-1939, 2 volumes (Émile-Paul, 1968),  L’Herbe du songe, lithographie de Sonia Delaunay (Caractères, 1971. Rééd. Arfuyen 1996), Élégie de Lackawanna, lithographie de Zao Wou Ki (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1973), Élégies de l’Atome (Marc Pessin, 1976), J’ai grimpé dans les pruniers de Lorraine (éd. Serpenoise 1999), Lyrik, œuvres poétiques complètes, 4 volumes (Argon Verlag, 1996), Écrits pacifistes, Poèmes et proses 1914-1920 (éd. Aspect, 2016).

Théâtre, opéra : Le Nouvel Orphée (La Chaplinade, Mathusalem ou l’éternel bourgeois, Assurance contre le suicide, Édition du matin, Le Nouvel Orphée (La Sirène, 1923., Der Stall des Augias (Verlag Die Schmiede, 1924), Royal Palace, opéra, musique de Kurt Weill (Opéra d’État Berlin, 1928), Der Neue Orpheus, cantate, musique de Kurt Weill (Opéra d’État Berlin, 1928), Phèdre, opéra, musique de Marcel Mihalovici (Staatsopera Stuttgart, 1951), Mélusine (Gustav Kiepenbeuer Verlag, 1955), Mathusalem, suivi de Celui qui ne meurt pas, Assurance contre le suicide et Les Immortels (L’Arche, 1963).

Prose : Le Microbe de l’or, roman (Émile-Paul, 1927), À bas l’Europe roman (Émile-Paul, 1928), Sodome et Berlin, roman (Émile-Paul, 1929. Rééd. Circé, 1989), Agnus Dei, roman (Émile-Paul, 1929), Gala, roman (Les Œuvres Libres, Fayard, 1930), Lucifer vieillissant, roman (Corrêa, 1934), Lettre à feu Guillaume Apollinaire (Les Cahiers du Sud, 1950), Nouvelles petites fleurs de Saint François, dessins de Salvador Dali, avec Claire Goll ((Émile-Paul, 1958).

Essais : Die Drei Guten Geister Frankreichs, Diderot, Mallarmé, Cézanne (Erich Reise Verlag, 1919), Das Larecheln Voltaire’s (Rhein Verlag, 1921), Pascin (Crès, 1929).

Anthologies : Le Cœur de l’ennemi, Anthologie de poèmes contre la guerre (Les Humbles, 1918), Le Cœur de France (George Muller Verlag, 1920), Les Cinq continents, Anthologie mondiale de poésie contemporaine (La Renaissance du Livre, 1922), The Heart of Europe, Anthology of creative writing in Europe, Choix de Klaus Mann, préface de Yvan Goll (B. Fischer, 1945).

À consulter : Jules Romains, Marcel Brion, Francis Carmody et Richard Exner, Yvan Goll (Collection Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1956), Claire Goll, La Poursuite du vent (Olivier Orban, 1976), Yvan Goll, l’homme et l’écrivain dans son siècle (Musée de Saint-Dié-des-Vosges, 1991), Yvan Goll, situations de l’écrivain (Peter Lang, 1994), Yvan Goll, poète européen des cinq continents (Yvan Goll (Revue Europe n°899, 2004).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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