Les Hommes sans Épaules


Dossier : Yusef KOMUNYAKAA & les poètes vietnamiens de la Guerre du Vietnam

Numéro 56
340 pages
20/09/2023
17.00 €


Sommaire du numéro



Éditorial-manifeste émotiviste : Salut aux riverains de 2023 !, Les Hommes sans Épaules ont 70 ans, par Christophe DAUPHIN

Les Porteurs de Feu : Gérard LEGRAND, par Christophe DAUPHIN, Guy CABANEL, par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Gérard LEGRAND, Guy CABANEL

Ainsi furent les Wah, poèmes de : Madeleine RIFFAUD, Gérard CHALIAND, Hervé DELABARRE, Henri DROGUET

Dossier : "Yusef KOMUNYAKAA & les poètes vietnamiens de la guerre du Vietnam", par Christophe DAUPHIN, Cédric BARNAUD, Poèmes de Yusef KOMUNYAKAA, CHÊ LAN VIÊN, Phan Huy Đường,, Dương Thu Hương, NGUYÊN DU, HÔ CHI MINH, BÀN TÀI ĐÒAN, NGÔ XUÂN DIÊU, CU HUY CÂN, Chê Lan Viên, TÔ HUU, ANH THO, TÊ HANH, NGUYÊN DINH THI, HOANG TRUNG THÔNG, NGUYÊN HUY THIÊP

Ainsi furent les Wah 2, poèmes de : Eric CHASSEFIERE, Alain BRISSIAUD, Yves RAJAUD, André-Louis ALIAMET, Jules PRAZANTES, Laurent THINES, Sadou CZAPKA

Vers les Terres Libres : "Masques", Poèmes de Paul CABANEL

Les pages libres des HSE : Poèmes de Christophe DAUPHIN, Alain BRETON, Paul FARELLIER

Dans les cheveux d'Aoûn, prose : "Le Coin de table de l'argent et de l'immobilier des poètes, ou que se passe-t-il entre les murs de l'hôtel Blémont", par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Emile BLEMONT, Henri ALLORGE, Paul VERLAINE

Avec la moelle des arbres, Notes de lecture de : Branko ALEKSIC, Christophe DAUPHIN, Odile COHEN-ABBAS, Eric CHASSEFIERE, NIMROD, Michel PLEAU, Olivier STROH

Infos/Echos des HSE : avec des textes de Aytekin KARAÇOBAN, Christophe DAUPHIN, Claude MEYRIEUX, Joseph QUESNEL, Hans Magnus ENZENSBERGER, Ilarie VORONCA, Jacques ARAMBURU, Lucien COUTAUD, René ICHÉ

Présentation

Éditorial-Manifeste émotiviste

 SALUT AUX RIVERAINS DE 2023 ! Les Hommes sans Épaules ont 70 ans

 par Christophe DAUPHIN

L’histoire de la littérature est jalonnée de revues littéraires aux ressources inestimables, expression privilégiée de ce que chaque époque offre de plus inventif et de plus audacieux, affirmation d’un mouvement, d’un courant, de valeurs avant-gardistes propres à une génération. Les exemples ne manquent pas, de La Revue Blanche (1889-1903) à Supérieur Inconnu (1995-2011), en passant par Littérature (1919-1923), La Révolution surréaliste (1924-1929), Le Grand Jeu (1928-1930), Documents (1929-1931), Minotaure (1933-1939), Les Cahiers du Sud (1923-1966), Fontaine (1938-1947), Confluences (1941-1950), Poésie, de Pierre Seghers, Marginales (1945-1991), ou plus près de nous : Poésie 1 (1969-1987) ou Le Pont de l’Épée (1957-1983). Même incomplète, la liste est déjà longue. C’est dans cette tradition de combat, car la poésie requiert des enjeux d’être et non le seul jeu avec les mots, que s’inscrit modestement l’aventure des Hommes sans Épaules. Aucune des revues citées ci-dessus ne s’enferma dans un dogme qui aurait empêché toute communication avec une autre revue. De même, les contacts entre surréalistes et HSE, par exemple, ont existé dès le début de la revue et se sont poursuivis jusqu’à nos jours.

Les HSE, c’est un titre, une tribu des « âges farouches », extrait du roman de J.H Rosny l’Aîné (1856- 1940) : Le félin géant (1918) : « Zoûhr avait la forme étroite d’un lézard ; ses épaules retombaient si fort que les bras semblaient jaillir directement du torse : c’est ainsi que furent les Wah, les Hommes-sans-Épaules, depuis les origines jusqu’à leur anéantissement par les Nains-Rouges. Il avait une intelligence lente mais plus subtile que celle des Oulhamr. Elle devait périr avec lui et ne renaître, dans d’autres hommes, qu’après des millénaires… »

Les Hommes sans Épaules ! Certains nous ont reproché ce titre. Car, à notre époque, on a besoin d’épaules. Bien sûr ! Les temps sont aux fardeaux, aux sacs et aux jugulaires ! Les Hommes sans Épaules ne sauraient rien accrocher à leurs corps ! Hommes de la tête aux pieds, sans épaules mais entiers, c’est-à-dire avouant nos faiblesses et nos forces, nous célébrons encore le rêve, l’amitié de l’homme et de la nature. Nos poèmes, en écho, aiment, sans la moindre concession, la vie d’aujourd’hui. Tailler la ligne de vie dans la morsure et extraire la quintessence même de l’être. L’émotion. Capter la coulée de laves. Travailler ensuite le matériau à froid. Nous  descendons tous dans les boues colorées de l’homme et nous résistons émotionnellement, intellectuellement et physiquement dans la fêlure. Car, il n’y a pas un espace sans combat, pas un atome sans cri ; mais seulement, à bout portant : l’émotion, le langage, le mot coup de tête, le mot coup de sang, le mot coup de poing, pour exister plus loin que la mêlée des images et que l’écume de la phrase.

Si l’émotivisme dont nous nous réclamons, n’est pas sensiblerie, il n’est pas pour autant culte de l’émotion. La prise qu’a le moi sur les émotions n’est jamais complète et elle réclame justement un lâcher-prise par lequel les tensions puissent se résoudre. L’émotion qui est l’équation du rêve et de la réalité, parce qu’elle jaillit brutalement, comme une réaction devant l’irritation d’une blessure, met le sujet hors de soi. « Je est un autre », « Je est tous les autres » !

Dès 1953, René Char écrivait aux HSE : « Merci pour ce feu fluvial de la poésie que vous maintenez, vous et vos jeunes camarades, sous les pages filantes du Rhône. Allez au difficile, et chance entière. Salut ». André Breton assurait Jean Breton de son soutien, en lui écrivant : « Vous vous prémunissez d’un nom en jeu de glaces, et d’ailleurs vos écrits jouent agréablement sous mes yeux. »

Tout comme Georges Bataille, écrivant des lettres magnifiques aux HSE : « Ce matin en venant vous voir, préoccupé par le sens si difficile que j’avais voulu donner à mon livre, j’écrivais, comme je pouvais, dans le car qui me menait à Avignon, que l’érotisme signifiait pour moi ce retour à l’unité, que la religion opère à froid, mais la mêlée des corps dans la fièvre. Je ne sais si ma philosophie prendra place dans l’histoire de la pensée, mais si les choses arrivent ainsi, je tiendrai à ce qu’il soit dit qu’elle tient à la substitution de ce qui émerveille dans l’érotisme (ou le risible ou VISIBLE) à ce qui s’aplatit dans le mouvement rigoureux de la pensée. Tout amicalement ».

Ces poètes furent des aînés attentifs, dès le début de l’aventure, ainsi que Blaise Cendrars, adressant le meilleur des conseils : « Mes amis, continuez à écrire très loin des milieux littéraires, vous vous porterez fort bien ». Nombre de poètes des HSE collaborèrent aussi aux revues de Pierre Seghers, à Fontaine, à Confluences, à Marginales, la revue d’Albert Ayguesparse (qui coédita même le dernier numéro de la première série des HSE). Paul Farellier, de nos jours, collabore à la Revue de Belles-Lettres. Et l’on n’oubliera pas, bien sûr, Les Cahiers du Sud, la revue de Jean Ballard qui, non seulement, publia les premiers poèmes de Jean Breton, mais lui fit l’honneur de lui proposer de prendre la direction de la prestigieuse revue marseillaise ; ce qu’il refusa, après mûre réflexion, étant déjà trop engagé dans l’aventure éditoriale.

Aujourd’hui, le dialogue s’est prolongé et ouvert sans cesse avec d’autres, au fil des ans, notamment, avec la troisième série des HSE, par des manifestations, des expositions (Bona de Mandiargues, Joyce Mansour, Marc Patin, Madeleine Novarina, Lionel Lathuille, René Iché…), des livres, des revues, des chroniques, des dossiers, des études, des notes de lecture, des poèmes, des polémiques, des manifestes, des pamphlets, des peintres, des poètes, des romanciers, des sculpteurs, des inconnus, des découvertes, des redécouvertes, car les unes ne vont pas sans les autres : toutes nous sont précieuses.

Sur le plan générationnel, n’ayant pas eu – je parle de l’équipe actuelle des HSE– à rejeter nos aînés, tout comme durent le faire les surréalistes et même un Jean Breton, obsédé par la tabula rasa, nous nous inscrivons dans notre histoire et entretenons notre filiation, fiers et riches d’en avoir une de cette trempe, et nous nous y sentons bien. Cela ne revient nullement à dire que nous nous inscrivons dans un suivisme quelconque. À travers l’émotivisme, nous actualisons, développons et augmentons de nos propres acquis, les actions de nos aînés. Tout ce qui est vivant doit se renouveler pour continuer à vivre. Tout ce qui ne se renouvelle pas meurt. C’est cela une filiation poétique, et non un respect de décrets et de mots d’ordre qui, d’ailleurs, n’existent pas.

La revue des Wah : le manifeste des poètes de l’émotion

La revue Les Hommes sans Épaules a été fondée par le poète Jean Breton, à son domicile du 15, rue Armand-de-Pontmartin, à Avignon, en février 1953. Les HSE, c’est une première série qui a paru à Avignon puis à Paris de 1953 à 1956 (neuf numéros), sous la direction de Jean Breton. Appel aux riverains, le manifeste des Hommes sans Épaules, paraît en 1953, on peut y lire : « La poésie ne saurait se définir par sa mise en forme, puisqu’elle échappe à son propre moule pour se répandre et se communiquer. Elle est cette rumeur qui précède toute convention esthétique ; domptée, mise au pas ou libérée selon une technique personnelle à chaque poète, elle court sa chance, à ses risques et périls ; elle s’offre à la rencontre, au dialogue… Loin d’être prisonnière de l’encre qu’elle emploie, la poésie embrasse les facultés les plus diverses qui sommeillaient en nous, met le feu aux poudres, et nous conduit, tôt ou tard, à ce chant de liberté et de justice qui patientait dans nos poumons… Nous voudrions réveiller le poète derrière sa poésie ! Nous voudrions ranimer sa conscience par friction. Notre revue est un lieu de rencontres. Nous ouvrirons les portes, les laissant battantes, nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète… »

Après l’Appel aux riverains, c’est Henry Miller, le romancier de Tropique du cancer, ami de Jean Breton, qui signe (dans le n°7, en février 1956) le deuxième manifeste important du groupe, Recoupements sur Avignon : « Jeunes hommes d’Avignon à qui ces mots sont adressés… Demeurez les hérétiques que vous avez toujours été. Ne vous adaptez pas, ne pliez le genou. Plus extraordinaire qu’aucune de celles connues par la terre, une révolution va s’accomplir. Elle nivellera toutes les classes, tous les partis, toutes les factions. Demain, le centre de gravité se déplacera de nouveau vers le Sud, là seulement où la puissance peut se changer en lumière, là seulement où la justice peut être administrée sans la souillure de la tyrannie… Le nouvel homme qui émerge des cavernes du sommeil ne nous apparaîtra pas vénérable à force de sagesse, mais nu et invulnérable. L’homme n’a pas encore connu la jeunesse. Il a été, à travers sa lente évolution, pareil à une larve dans l’intimité de sa propre chrysalide. Jusqu’à présent, l’homme a été le prisonnier de l’homme. Bientôt il se servira de ses ailes. N’oublions pas, lorsqu’il jaillira de son cocon, que ses ailes puissantes et malheureuses auront poussé pendant son sommeil. Félicitations, ô jeunes hommes d’Avignon ! Ne vous dites pas « très jeunes ». Dites seulement que vous êtes jeunes, éternellement jeunes. Tout près de vous, les genoux et les coudes dans la boue du Rhône, rampe le symbole du Vieil Homme, l’échine brisée… À bas les Papes – dans tous les domaines ! Laissez-les se faire somnambules dans les salles de la mémoire, pour qu’ils puissent un jour, tel saint Augustin, y rencontrer Dieu. »

En sus de la revue, Les HSE publient onze plaquettes individuelles (dont deux coéditées avec Les Petits Écrits d’Albert Ayguesparse et trois à l’enseigne du Véhicule), ainsi que deux disques de poèmes, dits par les auteurs (pour le premier) et par des comédiens (pour le deuxième). Ce qui marque cette première série, c’est le très grand nombre de rencontres, de manifestations organisées autour de la revue, l’activité critique qu’elle développe dans la presse de l’époque et le « terreau » constitué par l’effervescence de quelques jeunes, dans une expérience collective revendiquée par tous les participants. À l’époque, la correspondance entre les poètes tissait partout son réseau. Les aînés proches et amis, eux-mêmes, répondaient volontiers aux lettres et participaient à la vie du groupe : André Breton, Blaise Cendrars, Georges Bataille, René Char, André de Richaud, Alain Borne, Jean Rousselot, Pierre Seghers, Henry Miller, Jean Tortel, Jean Follain, Gaston Puel ou Lucien Becker, à qui sera consacré le dernier numéro de la revue, qui fait toujours référence à ce jour. Les revues sœurs des Hommes sans Épaules étaient Iô d’André Malartre et André Miguel à Domfront (Orne), Parallèles d’Alain Bouchez à Lille, Alternances de Robert Delahaye à Bayeux, Marginales d’Albert Ayguesparse à Bruxelles, Les Cahiers du Sud de Jean Ballard à Marseille, La Tour de feu de Pierre Boujut à Jarnac (Charente).

De 1955 à 1964, le groupe des Hommes sans Épaules, bien qu’ayant cessé de publier la revue (qui s’éclipse, faute d’argent, en 1956), est responsable du bureau parisien de la revue du poète et romancier belge Albert Ayguesparse, Marginales, pour laquelle Jean Breton rédige la chronique de poésie, Henri Rode celle des romans et Jacques Réda celle du jazz. Dès la première série des Hommes sans Épaules, Jean Breton développe son concept qui fera école de la Poésie pour vivre. « Nous n’écrivons pas pour le divertissement des oisifs et des érudits ni pour être jugés à tout prix – compliments hyperboliques ou lèvres pincées – par nos confrères. Nous nous sentons aussi éloignés de la prétention raffinée des mandarins que d’un populisme de pacotille qui ne nous a jamais fascinés... Si je ne trouve pas dans une œuvre quelques pulsations de l’homme ordinaire, elle me paraît sans légitimité », peux-t-on lire dans Poésie pour vivre, le manifeste de l’homme ordinaire, qui, co-écrit avec Serge Brindeau et publié en 1964 à La Table Ronde, fait couler beaucoup d’encre.

Les poètes comme la critique, se divisent en deux camps : les défenseurs de l’homme ordinaire et les gardiens d’un laboratoire verbal réservé à une élite. En 1960, la revue Tel Quel, expression du maniérisme dandy, archi-cultivé, à la parisienne, inaugure ses sévices. Poésie pour vivre sonne l’alerte et regroupe les poètes de la sensibilité. Cet « essai » est une adresse aux poètes, comme l’explique Georges Mounin dans sa préface, pour la réédition (le cherche midi éditeur, 1982). Reprenez-vous. Refusez la casaque pédantesque. Restez vibrants dans la sève de vos journées. Ne choisissez pas chacun de vos vers à travers le miroir de l’œuvre des autres... Un peu plus de panache, s’il vous plaît ! Il s’agit d’une invitation à venir partager des valeurs communes, une certaine idée du bonheur et de la justice, inséparable de l’expérience poétique. « Une vérité pratique essentielle ; celle d’ouvrir les yeux des jeunes poètes non contaminés par le microbe du verbalisme ». Poésie pour vivre sonne l’alerte et regroupe les poètes de la sensibilité.

Plus tard, avec des variantes, certes, et dans une démarche indépendante, Paul Farellier recoupera l’essentiel de ces idées dans son essai de 1979, Poésie urgente, publié dans Les HSE n°33, en 2012 : « … le malheur est que le texte abusif et frauduleux en vienne à ces territoires inondés charriant, quille en l’air, les âmes éclatées dans la confusion et l’incommunicable, dans la peur des vérités dicibles. Temps maudit des Maîtres rusés, coupeurs de mots, réducteurs de têtes, des organisateurs de l’échec, de la défiance et de l’opacité ! Pourtant quelque chose a fait que nous n’avons jamais totalement perdu la poésie. Une permanence est démontrée. Un centre inattaquable existe. Nous en tenons surtout pour garant fraternel le maintien parmi nous d’un discours grave et pudique, voix d’un « Arrière-pays » que n’ont cessé d’entendre les poètes du retrait essentiel, comme aussi ceux de la commune présence, pour nous enseigner la pérennité de l’éphémère et du fragile ; ceux qui, ayant reçu avec simplicité la grâce du sensible, ont élaboré lentement, à l’écart des contagions de la modernité, un absolu de passion contenue et de lucidité tragique, à la recherche de l’Un. »

En octobre 1959, paraît le numéro 8 de la revue Le Pont de l’Épée (qui comptera quatre-vingt-deux numéros de 1957 à 1983), fondée par le poète et éditeur Guy Chambelland. Le groupe des Hommes sans Épaules se rallie en masse, pour travailler avec Chambelland à des recueils individuels et à des numéros anthologiques. La suite, ce sera notamment, en 1969, la création de la mythique Poésie 1, une revue à la réputation internationale et au format de poche de 128 pages (vendue au prix symbolique de 1 franc, en partie grâce aux recettes générées par les espaces publicitaires), dont Jean Breton sera, avec son frère Michel Breton, le responsable de 1969 à 1987, soit 136 numéros, 7000 abonnés, 1600 poètes publiés, trois millions d’exemplaires vendus ; cette revue demeure à ce jour une entreprise inégalée, tant par sa diversité, sa richesse, que par son concept, sa durée d’activité, ou ses tirages (de 20.000 à 50.000 exemplaires, selon les numéros). Les découvertes de cette revue la rendent unique, avec ses numéros spéciaux éclairants, attendus et lus dans le monde entier.

La deuxième série des HSE paraît à Paris de 1991 à 1994 (onze numéros), sous la direction d’Alain Breton, qui donne le ton dans l’éditorial du premier numéro : « Seul à jouer au meccano du monde, à l’amour, le poète exaspère ses limites. Nous rêvons que son ambitieuse quête, que sa fouille minutieuse de la langue ne soient pas perverties par une futile autant que dérisoire volonté de prise de pouvoir sociale ! »

La troisième série des HSE, toujours en cours depuis 1997, sous la direction de Christophe Dauphin : 55 numéros à octobre 2022. Les HSE c’est 874 auteurs publiés, 4 collections (Les HSE, 62 titres), (Peinture et parole, 2 titres), Supérieur Inconnu (30 titres). Les HSE, c’est un comité de rédaction : Christophe Dauphin, Alain Breton, Paul Farellier, Jacques Aramburu, César Birène & Karel Hadek. et c’est surtout et avant tout une revue semestrielle (parution en mars et octobre) qui dépasse les 350 pages.

Chaque numéro s’ouvre sur un choix réalisé dans l’œuvre éditée ou inédite des plus sûrs poètes, selon nous, du demi-siècle écoulé, « Les Porteurs de Feu ». « Ainsi furent les Wah » est une anthologie permanente des poètes de notre temps. Les sensibilités nouvelles ne sont pas négligées. L’exigence de l’écriture doit s’accorder à l’authenticité et à l’émotion sans perdre de vue le bien-fondé et le sérieux des repères. Nos dossiers sillonnent d’urgence le rêve et l’inconscient, les territoires de l’imaginaire comme le réel à vif. Des rubriques comme « Une Voix, une œuvre » ou « La Mémoire, la Poésie », présentent des poètes marquants de notre temps et rendent aussi hommage à des œuvres lumineuses et souvent méconnues ou à redécouvrir. La rubrique « Vers les Terres libres » est consacrée à des auteurs dont les créations, éloignées des tendances dominantes, révèlent une authenticité et une originalité évidentes. « Le Cri de l’oubli » entend remettre en lecture des poèmes dont l’éloignement relatif dans le temps n’a rien retranché de leur force et de leur beauté. La rubrique « Dans les cheveux d’Aoun », donne à lire des proses. La revue ne tourne pas le dos à la photographie ou à la création plastique, ni à la passion et à l’humour.

Il y a des éclairs, des brûlures… c’est notre souhait, deux fois l’an. Les HSE, c’est encore des redécouvertes, des poètes confirmés, des Prix Nobel (Pablo Neruda, Joseph Brodsky, Octavio Paz, Imre Kertesz, Derek Walcott, Thomas Transtromer…), qui côtoient des premières publications et des découvertes (Tomica Bajsic, Claire Boitel, Frédéric Tison, Benoît Doche de Laquintane, Julie Bataille, Nicolas Savignat, Samaël Steiner, Louis Peccoud, Aurélie Delcros, André Loubradou, Thomas Le Roy, Sonia Zin El Abidine, Alexandre Bonnet-Terrile, Xavier Frandon, Paul Roddie, Cyrille Guilbert, André-Louis Aliamet, Gabriel Zimmermann, Alain Brissiaud, Estelle Dumortier, Béatrice Pailler, Jean-Pierre Eloire, Anne Barbusse, Pasqualino Bongiovanni, Facinet Cissé,  Émilie Repiquet…) Pour les Hommes sans Épaules, le poème n’est jamais production artificielle, pirouette linguistique ou verbalisme asséchant. Se méfiant du cynisme comme du décoratif culturel, le poème colle au plus près de la réalité, du vécu de l’homme ordinaire, pour résumer le statut que les poètes du groupe ont toujours réclamé pour eux-mêmes.

Les HSE et la géopoétique comme présence du poète au monde

La géopoétique est une théorie-pratique transdisciplinaire, développée par le poète écossais Kenneth White en 1989 (fondation de l’Institut international de géopoétique), puis dans son essai Le Plateau de l’Albatros, introduction à la géopoétique (Grasset, 1994). la géopoétique est applicable à tous les domaines de la vie et de la recherche, qui a pour but de rétablir et d’enrichir le rapport Homme-Terre depuis longtemps rompu, avec les conséquences que l’on sait sur les plans écologique, psychologique et intellectuel, développant ainsi de nouvelles perspectives existentielles dans un monde refondé. « S’il existait une chose sur laquelle, au-delà de toutes les différences d’ordre religieux, idéologique, moral et psychologique qui foisonnent et parfois sévissent aujourd’hui, on pouvait – au nord, au sud, à l’est et à l’ouest – être d’accord. J’en suis arrivé à l’idée que c’est la Terre même, cette planète étrange et belle, assez rare apparemment dans l’espace galactique, sur laquelle nous essayons tous, mal la plupart du temps, de vivre », écrit White.

D’où le « géo » dans ce néologisme. Quant au mot « poétique », White précise : « J’entends une dynamique fondamentale de la pensée. C’est ainsi qu’il peut y avoir à mon sens, non seulement une poétique de la littérature, mais une poétique de la philosophie, une poétique des sciences et, éventuellement, pourquoi pas, une poétique de la politique. Le géopoéticien se situe d’emblée dans l’énorme. J'entends cela d’abord dans le sens quantitatif, encyclopédique (je ne suis pas contre le quantitatif, à condition que l’accompagne la force capable de le charrier), ensuite, dans le sens d’exceptionnel, d’é-norme (en-dehors des normes). En véhiculant énormément de matière, de matière terrestre, avec un sens élargi des choses et de l’être, la géopoétique ouvre un espace de culture, de pensée, de vie. En un mot, un monde. À propos, si je dis « géopoéticien » (sur le modèle de logicien, mathématicien), et non pas « géopoète », c’est pour ne pas cantonner la géopoétique, comme on pourrait le penser, dans une vague expression lyrique de la géographie. La géopoétique, basée sur la trilogie éros, logos et cosmos, crée une cohérence générale – c’est cela que j’appelle un monde. Un monde, bien compris, émerge du contact entre l’esprit et la Terre. Quand le contact est sensible, intelligent, subtil, on a un monde au sens plein de ce mot, quand le contact est stupide et brutal, on n’a plus de monde, plus de culture, seulement, et de plus en plus, une accumulation d’immonde. » Voilà la pensée sensible théorisée et développée par Kenneth White.

Notre Poésie pour vivre, dans la droite ligne de celle fondée par Jean Breton en 1953 ; je parle des Poètes de l’émotion et de ce que j’appelle l’émotivisme, se nourrit de la dimension géopoétique, importante au sein des Hommes sans Épaules. Chacun de nos numéros l’illustre dans le cadre d’un voyage à partir de la poésie, de la vie et de l’œuvre du poète, dans l’Histoire, les époques, les mouvements littéraires, les langues, les pays et les continents. L’éclairage se fait à partir de l’œuvre et de la vie du poète. À commencer par la France des régions (Normandie, Bretagne, Alsace, Lorraine, Aveyron...) La Belgique d’Albert Ayguesparse, Pierre della Faille, Renée Brock et d’Yves Namur, en passant par nos chers Cécile et André Miguel ou Roland Busselen. La Suisse d’Alexandre Voisard à Pierre-Alain Tâche, en passant par Francis Giauque.

La Hongrie (Les HSE n°27 (2009) d’Attila Jozsef et des poètes magyars. Plus tard, de Imre Kertesz. La Finlande de Bo Carpelan, la Norvège (in Les HSE n°35, 2013) de Olav H. Hauge, Tor Jonsson ou Gunvor Hofmo. L’Italie de Erri de Luca. L’Allemagne de Hans Magnus Enzensberger, qui a inventé un genre explicitement « acide » et désigné ses textes comme « poèmes déplaisants ». Ceux-ci forment la meilleure part de sa Défense des loups et s'en prennent aux agneaux qui aiment tant être dévorés, qui font preuve d’une répugnante paresse d’esprit et qui préfèrent que les loups pensent et agissent en leur nom. La Grèce de Jacques Lacarrière, Nanos Valoritis et Mikis Theodorakis (in Les HSE n°40, 2015). Il est là, question, dans l’éditorial d’« Une voix grecque dans la nuit arménienne », au regard de Smyrne et de l’actualité. La Roumanie d’Ilarie Voronca, Gherasim Luca, Benjamin Fondane, Gellu Naum et Matei Visniec, sans oublier la Russie (in Les HSE n°44, 2017) autour du dossier « Nikolaï Prorokov & les poètes russes du Dégel ».

Evguéni Evtouchenko, le poète de « Babi-Yar » (mis en musique par l’immense Chostakovitch), m’écrivait : « Tu vois j’ai vécu pendant la guerre froide et je vais mourir pendant la paix froide. » Il ne croyait pas si bien dire. Et encore, la Bosnie d’Ivo Andric et de Jasna Samic. La Croatie en guerre de Tomica Bajsic, Slavko Mihalic (dans notre modeste dossier « Les poètes et la guerre » in Les HSE n°15, 2003) et Jean-Louis Depierris. L’Ukraine de ma très regrettée Oksana Shachko, peintre et cofondatrice du mouvement Femen. L’Estonie d’Arvo Pärt, de Lembe Lokk et de Jaan Kaplinski. L’Albanie d’Ismail Kadare (in Les HSE n°33, 2012), l’histoire n’est qu’un appui pour l’imagination fertile de l’écrivain qui la manie à sa façon. L’Amérique du Sud (le Chili), dans les HSE n°28 (2009), avec Vicente Huidobro (Assez de vos morceaux d’hommes, de vos petits morceaux de vie. Assez découpé l’homme et la terre et la mer et le ciel. - Assez de vos fragments et de vos petites voix subtiles qui ne parlent que d’une partie de votre cœur et d’un doigt précieux. -  On ne peut pas fractionner l’homme, parce qu’il y a en lui tout l’univers, les étoiles, les montagnes, la mer, les forêts, le jour et la nuit) et dans Les HSE n°45 (2018), avec le dossier « Poètes chiliens contemporains, le temps des brasiers », surplombé par le fantôme d’Allende et les chants des Quilapayun.

L’Argentine de la grande sculpteur Virginia Tentindo et du poète Juan Gelman (in Les HSE n°38, 2014), victime de la dictature et du plan Condor : Juan, on a décimé ta famille, tu as vu mourir ou disparaître tes amis les plus chers, mais nul n’a pu tuer la volonté de dépasser cette somme d’horreurs en un choc en retour affirmatif et créateur de vie nouvelle. Le Nicaragua de notre cher Ernesto Cardenal, le poète-prêtre-marxiste et guérillero de la Théologie de la Libération et de la Révolution sandiniste. Le Pérou du poète surréaliste César Moro (in Les HSE n°48, 2019), le Brésil (in Les HSE n°49, 2020) avec le dossier « La poésie brésilienne, des modernistes à nos jours » et la participation du grand photographe-Amazonie Sebastiao Salgado et l’ex-présidente Dilma Rousseff. Le Mexique insurgé d’Octavio Paz. La Cuba de Reinaldo Arenas et de Jorge Camacho.

La contre-culture étatsunienne de nos amis Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti, Philip Lamantia et Claude Pélieu (in Les HSE n°42, 2016). Le Canada de Natasha Kanapé Fontaine, indienne innue, artiste des Premières Nations, de Gaston Miron (le militant d’une langue et d’une culture qui ressent la poésie comme une passion d’être, un combat) et de Paul-Marie Lapointe. La Haïti combattante et martyr de René Depestre (in Les HSE n°50, 2020) et de Lyonel Trouillot. Derek Walcott et son île friable comme un biscuit de carême, de Sainte-Lucie. La Martinique de Césaire et de Glissant. La poésie ensoleillée vive des Mascareignes (La Réunion et Maurice) d’Edouard J. Maunick ou de Boris Gamaleya (in Les HSE n°54, 2022). 

Puis, nous gagnons l’Afrique, avec l’Algérie de notre Jean Sénac et sa poésie solaire et de combat pour l’Indépendance, car « poésie et résistance apparaissent comme les tranchants d’une même lame où l’homme inlassablement affûte sa dignité. Parce que la poésie ne se conçoit pas que dynamique, parce qu’elle est « écrite par tous », clé de contact grâce à laquelle la communauté se met en marche et s’exalte, elle est, dans ses fureurs comme dans sa transparence sereine, dans ses arcanes comme dans son impudeur, ouvertement résistante. Tant que l’individu sera atteint dans sa revendication de totale liberté, la poésie veillera aux avant-postes ou brandira ses torches. Au vif de la mêlée, éperdument aux écoutes, le poète va donc vivre du souffle même de son peuple. Il traduira sa respiration, oppressée ou radieuse, l’odeur des résédas comme celle des charniers. »

La Tunisie d’Elodia Turki et de Abou El Kacem Chabbi, le « Rimbaud du Maghreb » : Réveillez-vous ! – La nuit du sommeil touche à sa fin… Levez-vous comme des lions – Et ne reculez pas car la mort guette la lâcheté. Le Maroc d’Abdellatif Laâbi (in Les HSE n°26, 2008) qui, enfermé à Kénitra en 1972 devient le prisonnier numéro 18611 :  On apposa un numéro sur le dos de mon absence. La poésie est tout ce qui reste à l’homme pour proclamer sa dignité.  L’Égypte de la part de sable et de l’esprit frappeur, de Georges Heinen, Joyce Mansour et du surréalisme d’Art et Liberté (in Les n°48, 2019 et n°19, 2005), l’Afrique du Sud de l’Apartheid, avec Nelson Mandela et Breyten Breytenbach. L’Afrique noire de Tchicaya U Tam’si et de Léopold Sédar Senghor (in Les HSE n°54, 2022), la Grande Île de Madagascar du poète-héros Jacques Rabemananjara. L’île de Mayotte sous un soleil de noyés.

La Palestine de Mahmoud Darwich, le Liban insoumis d’Ounsi El Hage et Joumana Haddad, qui nous écrit : « Le sexe, puis la religion, puis le pouvoir. De quelque côté qu’on aborde le sujet, de quelque façon qu’on retourne le problème, c’est, dénonce Joumana Haddad : « la même sacro-sainte trinité, inamovible, avec son cortège de tabous qui bourdonnent autour d’elle comme des guêpes. Cette trinité est entretenue par l’ignorance, bien sûr. Mais quand on y ajoute la frustration, l’hypocrisie, le mensonge, le sous-développement et la peur, on obtient le meilleur terreau pour l’éclosion des troubles sociaux et des maladies psychologiques. » L’Irak d’Abdul Kader El Janabi. L’Afghanistan de Christophe de Ponfilly. Le Bangladesh de Taslima Nasreen, avant de gagner la Polynésie, Tahiti et les Marquises (in Les HSE n°47, 2019).

Aimer un pays, comme l’a écrit le cher Jacques Lacarrière (in L’Été grec, 1975), c’est l’aimer surtout dans ses heures difficiles. C’est se sentir solidaire de ses choix et de ses refus, c’est participer à ses passions… c’est vivre avec lui en totale sympathie, en précisant que là encore sympathie est un mot grec qui signifie étymologiquement : souffrir avec. Et c’est ainsi que nous aimons et souffrons avec l’Arménie, la Grèce, leurs peuples, leurs poètes et bien d’autres encore.

Poètes de l’émotion, héritiers de la Poésie pour vivre et du surréalisme, autrement dit émotivistes, nous nous sentons proches de l’auteur de Sources du vent, car, un « Homme sans Épaules », à la manière de Reverdy, ne se retranche jamais derrière la littérature pour faire exulter son imaginaire.

Écrire, c’est vouloir se fouiller, plaider pour soi-même, rencontrer autrui au plus profond, donc communiquer, dénoncer aussi les aliénations, laver le vocabulaire, promouvoir en rêve des gestes qui deviendront un jour des actes. L’émotivisme est une attitude devant la vie, une conception du vivre qui ne saurait être détachée de l’existence du poète, car la création est un mouvement de l’intérieur à l’extérieur et non pas de l’extérieur sur la façade. L’émotivisme est un art de vivre et de penser en poésie, car une œuvre est nulle si elle n’est qu’un divertissement et si elle ne joue pas, pour celui qui la met en question, un rôle prépondérant dans la vie.

Nous parlons bien sûr d’une poésie qui se soucie fort peu des déviations qui ont pour nom recherche esthétisante, logorrhée langagière et autres, ou de celles qu’un monde, rendu moins sensible par l’usage systématique de sentiments réduits à des figures de style, lui a imposées envers et contre tous ceux pour qui la poésie est un enjeu fondamental. À travers l’émotivisme, nous actualisons, développons et augmentons de nos propres acquis, les actions de nos aînés. Tout ce qui est vivant doit se renouveler pour continuer à vivre.

Tout ce qui ne se renouvelle pas meurt. C’est cela une filiation poétique et non un respect de décrets et de mots d’ordre qui, d’ailleurs, n’existent pas. La poésie émotiviste – qui est la création, par une œuvre esthétique (grâce à une certaine association de mots, de couleurs ou de formes, qui se fixent et assument une réalité incomparable à toute autre), d’une émotion particulière que les choses de la nature ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme –, ne peut que rejoindre la création de Pierre Reverdy, pour qui, la poésie n’est pas dans les choses, mais uniquement dans l’homme ; et c’est ce dernier qui en charge les choses, en s’en servant pour s’exprimer...

 Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).



Revue de presse

Lectures :

Les Hommes sans Épaules ont 70 ans et c’est exceptionnel. Rares sont les revues de poésie d’une telle longévité. Christophe Dauphin fête cet anniversaire par un éditorial-manifeste émotiviste dans lequel nous percevons un rapport non-dualiste à ce qui se présente :

« Si l’émotivisme dont nous nous réclamons, n’est pas sensiblerie, il n’est pas pour autant culte de l’émotion. La prise qu’a le moi sur les émotions n’est jamais complète et elle réclame justement un lâcher-prise par lequel les tensions puissent se résoudre. L’émotion qui est l’équation du rêve et de la réalité, parce qu’elle jaillit brutalement, comme une réaction devant l’irritation d’une blessure, met le sujet hors de soi. « Je est un autre », « Je est tous les autres » !

Il y a là davantage qu’une intuition, il y a un chemin, une quête intransigeante, par la poésie.

« L’émotivisme est une attitude devant la vie, une conception du vivre qui ne saurait être détachée de l’existence du poète, car la création est un mouvement de l’intérieur à l’extérieur et non pas de l’extérieur sur la façade. L’émotivisme est un art de vivre et de penser en poésie, car une œuvre est nulle si elle n’est qu’un divertissement et si elle ne joue pas, pour celui qui la met en question, un rôle prépondérant dans la vie. »

Le dossier de ce numéro 56 est consacré à Yusef Komunyakaa & les poètes de la guerre du Vietnam. Yusef Komunyakaa, (James William Brown Junior) naît en 1947 à Bogalusa en Louisiane. Confronté au racisme systémique du Sud des USA, il s’implique dans le mouvement de lutte pour les droits civiques. Christophe Dauphin retrace ces années de lutte qui plongent aussi dans les horreurs de la guerre du Vietnam, inscrites par les larmes et le sang dans sa poésie : « Profondément ancrée dans son temps et dans la vie sans le moindre trompe-l’œil, dit-il, la poésie de Yusef Komunyakaa puise sa force dans le vécu même, les révoltes et les racines du poète. Les images sont celles du Sud et de sa culture, de Noirs vivant dans un monde blanc, de la guerre en Asie du Sud, du quotidien, des villes, des pulsations du blues et du jazz. Le langage est aérien, les vers sont courts et visent juste comme des flèches tirées de l’arc des entrailles. »

 

La Limite (extrait)

 

Quand les fusils se font silencieux pendant une heure

ou deux, vous pouvez entendre les pleurs

des femmes faisant l’amour aux soldats.

Elles ont une mémoire sans pitié

& savent comment porter des robes claires

pour conduire une foule, conversant

avec un peloton d’ombres

engourdies par la morphine. Leurs vrais sentiments

les font briser comme avril

et ses rouges fleurissements.

 

Reddition de la jungle (extrait)

d’après la peinture de Dan Cooper

 

Les fantômes partagent avec nous le passé & le futur

mais chacun nous luttons pour retenir notre souffle.

Allant vers ce qui attend derrière les arbres,

le prisonnier s’enfonce plus loin en lui-même, à distance

de la façon dont le cœur d’un homme le divise, plus loin

dans le mystère indigo de la jungle & la beauté,

avec ses deux mains levées dans les airs, se rendant

qu’à moitié : le petit homme à l’intérieur

attend comme une photo dans une poche déchirée, refusant

de lever ses mains, silencieux & intransigeant

tandis que le chien noir éclaireur est à ses côtés.

Amour & haine

étoffent le vrai homme, comme il lutte

dans l’hallucination des bleus

& pourpres foncés qui mettent le jour en feu.

Il somnambule dans un labyrinthe de violettes,

mesurant ses pas d’un arbre à l’autre, sachant que nous sommes tous en quelque sorte connectés.

Qu’ai-je pu dire ?

Nous découvrons dans ce numéro, à la suite de Yusef Komunyakaa, de nombreux auteurs et poètes vietnamiens qui, mieux que les historiens, disent le réel de la guerre : « Liberté est un mot vietnamien ! »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 20 octobre 2023)

*

"Une chamionne du monde de la poésie, telle est la revue Les Hommes sans Epaules, dans laquelle Christophe Dauphin, dans son éditorial-manifeste  émotiviste du n°56, donne un texte étonnament documenté dans lequel on a envie de pénétrer pour mieux apprécier la portée de ce chemin majeur de la poésie actuelle auquel je souscris de toute ma force d'éditeur de revue, qui montre mon attachement à ce genre majeur. Tous émotivistes, un mot d'ordre et de plaisir nécessaires.

Jean-Pierre LESIEUR (in revue Comme en poésie n°96, dcembre 2023).

*

« Tout poème est politique. Même le plus innocent ou le plus bête. C’est le crédo de la revue Les Hommes sans Épaules et de son animateur Christophe Dauphin. En voilà un sacré et infatigable arpenteur. Rien ne lui est étranger de l’histoire-géo, petite ou grande, de la poésie. Dans cette revue, les poèmes ne sont pas balancés comme ça, mais toujours accompagnés d’une présentation (parfois fouillée) des auteurs. Bon ! Le cœur du n°56, c’est le Vietnam dont Christophe Dauphin « raconte » l’histoire complexe, à laquelle se mêle celle de de français et d’américains venus y vivre ou y mourir. La langue vietnamienne est « monosyllabique, mais polyphone… ce qui donne au vers une grande concision et une riche musicalité » écrit Chê Lan Viên. La révolution, les guerres coloniales menées par la France et par les USA ont beaucoup nourri les poèmes vietnamiens du 20èmesiècle : « Je suis allé tout droit – Au cimetière des avions pirates américains / Une horde de cadavres, affalés, estropiés – écrabouillés… tous ces démons américains… » : Ngô Xuân Diêu ; ou d’Hô Chi Minh, lui-même : « Sous le choc du pilon souffre le grain de riz – Mais l’épreuve passée, admirez sa blancheur – Pareils sont les humains dans le siècle où l’on vit – Pour être homme, il faut subir le pilon du malheur ». D’autres poèmes disent la vie ordinaire : « Nous tressons l’épervier – avec des fils de soie jaune serrés – nous tressons la senne – avec du lin blanc… » : Anh Tho, seule femme de ce dossier avec Madeleine Riffaud, résistante lors de la guerre 39-45, activiste de la décolonisation : « Bouteilles vertes et fronts morts – Ont mêmes gestes, même lit ». Les soldats américains ont mêmes gestes, même lit ». Les soldats américains ont eux-mêmes beaucoup écrit « leur » guerre du Vietnam. Dans ce n°56, l’Afro-Etatsunien, Yusef Komunyakaa : « Mon visage noir s’efface – se dissimulant derrière le granit noir… Je descends les 58.022 noms – attendant à moitié de trouver – le mien en lettre parmi la fumée – Je touche le nom d’Andrew Johnson – je vois le flash blanc de l’objet piégé… » Mais aussi dans ce n°, les surréalistes Gérard Legrand, Guy Cabanel (présentés par Christophe Dauphin) et des créations d’aujourd’hui : Eric Chassefière, laurent Thinès, Sadou Czapka : « Le mur est une limite – et nous sommes des animaux aveugles… » et André-Louis Aliamet : « Papillon dans l’encre incertaine – toi qui n’habites aucun corps – pas même l’eau qui vole – en portant tous les souffles… » Proses et nombreuses lectures critiques. »

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°196, mars 2024).