Guy CABANEL

Guy CABANEL



GUY CABANEL : NOUS NE FÊTERONS PAS LE CENTENAIRE SURRÉALISTE DE L’ANIMAL NOIR

 

L'envol du fleuve, la danse des serpents, ont la saveur du rêve d'un bambou ; l'obscurité d'un éclat blesse l'espace, et voici les nuages bleus. Malgré nos préparatifs, nous ne fêterons pas le centenaire surréaliste de l’Animal noir. Nous ne fêterons pas, de son vivant, le centenaire de Guy Cabanel. Né à Béziers, le 31 mars 1926, Guy vient de nous quitter, à l’âge de 99 ans, à cinq mois de son centenaire, le 22 octobre 2025. Pour mémoire, Guy Cabanel était l’un des deux derniers grands poètes surréalistes historiques encore vivants. Le deuxième étant Hervé Delabarre[1], né en 1938 à Saint-Malo, ville qu’il habite toujours. Ces deux poètes aînés et amis chers des Hommes sans Épaules, étaient réunis, pas plus tard qu’en 2023, dans le numéro 56 de la revue.

Trois poètes incarnent le recours quasi constant à l’écriture automatique. Tout d’abord, le magnifique et irréductible Benjamin Péret, qui écrit : « Le poète n’a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège. Tout au contraire, c’est à lui de prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents. » Puis, Jehan Mayoux, poète tout aussi révolté que son ami Péret et qui ne permet pas à la littérature de s’introduire dans son œuvre avec ses petites combines et ses grandes compromissions. Et enfin, Hervé Delabarre. L’automatisme reste à leurs yeux ce qu’il ne saurait cesser d’être, et d’être strictement, sans se nier : Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.

Quant à Guy Cabanel, c’est la lecture de Maliduse, qui fit dire à André Breton, s’adressant à Joyce Mansour, en août 1961 : « La poésie surréaliste, c’est vous, Jean-Pierre Duprey et Guy Cabanel. » L’œuvre de Guy Cabanel, trente et un livres de poèmes, demeure bien évidemment marquée par L’Animal noir. C’est avec ce maître livre qu’il est accueilli par André Breton dans le groupe surréalisme, le 10 août 1958, en ces termes : « Ce langage, le vôtre, est celui pour lequel je garde à jamais le cœur de mon oreille. C’est celui dont j’ai attendu qu’il ouvre de nouvelles communications, vraiment sans prix et comme par voie d’étincelles, entre les êtres ». Et, pourtant, ces deux derniers poètes surréalistes historiques en vie, et non des moindres, ont tout bonnement été ignorés, en 2024, lors des manifestations autour du centenaire de la publication du Manifeste du surréalisme, d’André Breton.

Le 15 octobre 1924, André Breton publie en effet le Manifeste du Surréalisme : « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité. C’est à sa conquête que je vais, certain de n’y pas parvenir mais trop insoucieux de ma mort pour ne pas supporter un peu les joies d’une telle possession. » Le Manifeste du surréalisme, cher à Guy Cabanel comme à Hervé Delabarre, vise à mettre à la disposition de l’humanité une méthode parvenant à faire sortir l’esprit de ses tanières inconscientes. Le réalisme qui croit exprimer l’homme vrai, ne tient compte que de son activité diurne et de son aspect extérieur ; c’est une imposture. En revanche, la somme des moments de rêve, de la naissance à la mort, n’étant pas « inférieure à la somme des moments de veille, on devait en tirer les leçons nécessaires. Il faut opérer la jonction entre la réalité du jour et celle de la nuit, en créant la notion de surréalité, puisqu’une science nouvelle, fondée par Freud, a établi, que des courants inconnus traversent le psychisme humain, il appartient avant tout aux poètes de les détecter.

Naturellement, après la mort d’André Breton en 1966, la dissolution du surréalisme en tant que groupe organisé en 1969, ce dernier ne laisse pas un vide béant tant il a fécondé en cinquante ans le chant poétique, dans la pensée, la poésie ou les arts plastiques. De toutes parts, surgirent des poètes et des artistes qui en reprirent l’acquis pour le prolonger. Ce prolongement s’est tout d’abord accompli par et grâce à des membres, les plus jeunes, du surréaliste historique et se prolonge aujourd’hui, en France et ailleurs, à travers le monde, à travers de nouvelles générations de poètes, de peintres, de revues et d’éditeurs. Le surréalisme s’est sans cesse renouvelé et actualisé. Les années 1947 et 48, sont, selon moi très importantes, qui voient l’émergence de toute une génération de poètes et de peintres, qui vont donner un second souffle au surréalisme et agrandir considérablement ses perspectives pour l’avenir. Ces jeunes qui émergent alors, seront les fers de lance du surréalisme de la fin du XXème siècle et du début du XXIe. Je cite en vrac : Sarane Alexandrian, Stanislas Rodanski, Claude Tarnaud, Alain Jouffroy, Georges Henein, Joyce Mansour, Gherasim Luca, Jean-Pierre Duprey, Yves Elléouët, Gérard Legrand, Guy Cabanel, Hervé Delabarre, Gisèle Prassinos, Annie Le Brun… Liste non exhaustive. C’est d’eux que nous sommes partis pour tenter de poursuivre, de prolonger l’aventure. Il en va ainsi, me concernant.

L’aventure poétique de Guy Cabanel débute, en 1947, lorsqu’il accomplit, avec Robert Lagarde, un voyage à Mont-Louis, en quête « d’objets d’arts naturels » : bois flottés, pierres. De ce voyage ainsi que de la lecture déterminante de L’Amour Fou d’André Breton, naît un texte, La Matière de la Nuit, qui servira d’introduction au grand œuvre de Cabanel : L’Animal Noir, qui est le chef d’œuvre du bestiaire surréaliste, comme Les Sales Bêtes (Guy Chambelland/éd. Saint-Germain-des-Prés, 1968) de notre Pierre Chabert, est celui de l’émotivisme et de la Poésie pour vivre. La rédaction de ce bestiaire venimeux et néanmoins du Merveilleux s’échelonne sur dix ans. Les textes autographes de Guy Cabanel et les dessins originaux de Robert Lagarde sont directement composés sur papier calque. De cette maquette sont tirés quinze exemplaires sur papier héliographique dans l’atelier de tirage de plans où l’auteur travaille. Suivront Odeurs d’amour (1969), Les Fêtes sévères (1970), Les Boucles du temps (1974), Illusions d’illusion (1983), Au fil du temps (1992), Silhouettes de hasard (1995), Croisant le verbe (1995), Instants de l’immobile errance (1996) et d’autres magnifiques livres de poèmes, jusqu’à Les charmes du chaos (2019).

Sans oublier l’emblématique Hommage à l’Amiral Leblanc (2009), à propos duquel, notre défunt ami, l’écrivain surréaliste Alain Joubert parle d’un retournement du langage poétique, en faveur d’un discours à la fois solennel et lyrique, baigné de bout en bout d’une forme d’humour imperturbable, véritable viol de l’esprit de sérieux. Alain précise : « C’est à la suite de deux rêves que, vers la fin des années 60, Guy Cabanel décide de rendre enfin hommage à cet Amiral Leblanc qui hante son esprit jour et nuit, ombre blanche de l’animal noir, revers de la médaille, face cachée du désir de langage. Il complètera cet hommage par une série de « Pensées et proclamations » de l’admirable Amiral lequel, pas dupe pour un sou, déclarera : Je sais qu’un cuistre besogneux note toutes mes paroles. J’espère qu’elles seront assez déformées pour donner une fausse idée de moi-même. Le « vécu » de l’Amiral appartient à la poésie de l’improbable, cet improbable qui délimite le territoire où il se déplace, que l’on pourrait analogiquement rapprocher de l’univers d’Yves Tanguy, univers sans ligne d’horizon ni point d’appui, l’infini du ciel et de la mer confondus proposant le possible inconnu, la découverte à venir, le nouveau monde où aborder en pleine apesanteur. »

Oui, Guy Cabanel, ce poète essentiel et discret, à l’opposé de la mondanité parisienne et des coteries, possède bien l’art de faire surgir une question brûlante, là où, avant lui, il n’y avait rien et de faire apparaître le vide là où l’on supposait quelque chose. Épurant, effilant à l’extrême son écriture, Guy Cabanel, écrit Patrice Beray, accomplit le dessein ultime de la poésie surréaliste du « tout-image ». Le poème de Cabanel est brut dans son jaillissement et raffiné dans son exécution. Automatique et savant. Pur effet, en conciliation des contraires, cette poésie est auditive, ce chant a comme nul autre l’oreille du langage. L’œil vient après, comme le montrent les aménagements postérieurs des poèmes sur l’espace de la page. Dans le premier numéro de la dernière revue surréaliste, L’Archibras, Jean Schuster écrit en 1967 : « Guy Cabanel détient à mes yeux les clés du langage absolument moderne. Je ne doute pas qu’il ait trouvé quelques-uns des secrets qui introduisent à l’alchimie du verbe. » C’est pour l’essentiel, les poèmes des Fêtes sévères, disséminés au gré des possibilités de publication qui vaudront à Guy Cabanel d’être associé à Jean-Pierre Duprey, Joyce Mansour, Ghérasim Luca et quelques autres parmi les voix les plus signifiantes du surréalisme de l’après-guerre et du début de ce nouveau millénaire.

Christophe DAUPHIN, le 23 octobre 2025

(Revue Les Hommes sans Epaules).


[1] À lire aux éditions Les Hommes sans Épaules : Prolégomènes pour un ailleurs (2015), La nuit succombe (2017), Les Contes du Sire de Baradel, suivi de Divers d'hiver & d'autres en corps (2021).

À lire : À l’Animal noir, illustré par Robert Lagarde (HC, 1958. Réédition L’Éther Vague, 1992), Odeurs d’amour (Losfeld, 1969), Les Fêtes sévères, illustrations de Robert Lagarde, (Fata Morgana, 1970. Réédition Les Hauts-Fonds, 2009), Les Boucles du temps (Privat, 1974), Illusions d’illusion, dessins de Robert Lagarde, (Fata Morgana, 1983), Au fil du temps, dessins de Gérard Lalau, (Ubacs, 1992), Silhouettes de hasard, dessins de Gilles Dunant, (Myrddin, 1995), Croisant le verbe, illustré par Jorge Camacho (L’Éther Vague, 1995), Instants de l’immobile errance, photos de Michel Peschot, (Fata Morgana, 1996), Quinquets, dessins de Jean Terrossian, (L’Écart Absolu, 1997), L'essence poétique, dessins de Mimi Parent, (L’Écart Absolu, 2000), Douze constellations pour André Breton, dessins de Jacques Lacomblez (Quadri, 2006), Le Verbe flottant, illustré par Jacques Zimmermann, (Quadri, 2007), Soleil d’ombre, sur des photographies de Jorge Camacho, (Quadri, 2009), Maliduse, illustrations de Robert Lagarde, Mimi Parent et Adrien Dax, (HC, 1961. Réédition Les Loups sont fâchés, 2009), Dans la roue du paon, dessins de Jacques Lacomblez, (Les Hauts-Fonds, 2009), Hommage à l’Amiral Leblanc, présenté par Alain Joubert, (Ab irato, 2009), L’Ivresse des tombes, photos de Barthélémy Schwartz, (Ab Irato, 2011), Chants d'autres mémoires, d’après des dessins de Lucques Trigaut, (éditions des Deux Corps, 2012), Le Revenant, d’après des encres inédites de Michèle Grosjean, (Quadri, 2012), Les Cités Légendaires, ill. de Jacques Desbiens, (éd. Sonámbula,2012), Cent Haïkus, les dédicaces de Maliduse, (l’Umbo, 2012), Les Esquilles « Mais lesquelles ? », d’après des dessins de Georges-Henri Morin, (l’Umbo, 2013), Les chemins qui zigzaguent (éd. Sonámbula, 2013), Journal intime, ill. de Jean Terrossian (Ab irato, 2015), Au bon plaisir de la Géante, avec Jacques Abeille et Alain Joubert (Éd. Litan, 2015), Les rendez-vous métaphysiques (Éd. Litan, 2016), D’ombres roulées (Éd. Litan, 2016), Au féminin (Éd. Sónambula, 2016), Les Sites du Serpent (Éd. Sónambula, 2017), Les charmes du chaos, sur des œuvres picturales de Mireille Cangardel (Éd. Ab irato, 2019).


Rampons à cheval sur les arbres chauves, vagues sourdement éclatées dans leur épaisseur, le cratère laisse échapper de l'ombre, compacte comme un poignard, messagère, écume noire.

La Matière de la nuit 


Tes yeux égratignés font peur aux filles, tes yeux striés de lèvres bleues butineuses, les filles trop nues pour endosser de telles responsabilités.

Hyène mangeuse de cadavres 



Il arrive souvent, dans certaines régions hypersensibles, que le noir suinte et se colle aux émaux de la proue.

Le Loup est un homme pour le loup  



Le coup de gong de la naissance sur le gravier de l'inconnu, quel est cet arbre abattu ?

Amoureuse des plages tu frisais dans l'eau les cyprès.
Cou sculpté au rire du sabre ! Tes yeux îles d'eau, tes pas porte-parole, un nuit d'angles lumineux.

Odeur du temps in Odeurs d'amour 



Le reître
La forêt s'est couverte d'embûches, de feuilles fourchues et de traces de biches qui fuient.

Croisant le verbe  



Sa cheville est-elle perforée ? A l'ombre rose des loups, rampez, couleuvriniers. C'est au mois de mai qu'on danse, ganté de serpes, chaussés d'aloès.

Les fêtes sévères


 
Tes oiseaux de bleu cruel en un combat poussiéreux traquent au cœur de l'orage, impitoyable ciel, ce qui palpite encore.

Transit in Quinquets 

 
Les années, passions effacées, poussières à peine teintées de feu mourant, peut-être un reste de mémoire évadée d'un crâne sans lune, flottante nuée encore, par un songe jetée sur une aile de fumée.

Le Festin de mort in L'Ivresse des tombes 

 
Rêve qui erre dans les déhanchements, léger comme la dentellière frisant les nuées. Rêve qui sort d'une tige d'iris ou de la queue du poisson lune, papillon bientôt.

Silhouettes de hasard 



Éblouissantes éblouies sur des loups bleus qui lissent le dessin de leurs seins.

Chants d'autres mémoires 


Taureau dans sa tour nié ou chat de trèfle triste en os de mage noyé, légère mort, sublime flétrissure dans l'agreste pays contourné, seul dans le cœur des animaux ruinés déchirant d'un cri les cieux, grand comme l'univers voici, indistinct de la terre ou de l'eau, mon propre spectre qui me broie, indestructible et multiple sable mais battu de tempêtes sans cesse, griffé d'appels affolants, caressé d'inaudibles mots, sans regard, sans lumière bercé dans les bras maternels d'une fleur qui meurt très doucement sur un mirage.

IV in Douze constellations pour André Breton



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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