Dans la presse

 

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Sur MARC PATIN

"Cet essai est un véritable document d’histoire littéraire du vingtième siècle. Certes il s’agit de redonner vie à un poète oublié, Marc Patin, mais aussi de refaire vivre cette période incroyable qu’a vécue la poésie entre les deux guerres, notamment à travers le surréalisme qui a tant marqué notre écriture contemporaine. Christophe Dauphin nous livre avec feu ses convictions et ses documents. On en oublierait presque Marc Patin dont on découvre, ébaudi, la vie, la traînée de foudre. La biographie du poète révèle un être sensible, doué d’une belle écriture, indissolublement liée au surréalisme. On nous apprend qu’il est sinon un des initiateurs, pour le moins un fervent contributeur des revues Réverbères et La Main à plume. Une part du livre est consacrée aux rapprochements qu’on faits les critiques entre Marc Patin et Paul Éluard, rapprochement fondé et étayé par l’auteur, textes à l’appui… Marc patin meurt jeune. A l’aide, là encore de documents exceptionnels, Christophe Dauphin nous raconte les derniers moments de la vie du poète, qui en peut échapper au STO et qui mourra d’une pneumonie à vingt-quatre ans, dans un Berlin à feu et à sang… Christophe Dauphin nous éblouit d’informations sur les conditions de travail à Berlin, sur les déportés qui s’y trouvent… C’est dire si le portrait que nous dresse Christophe Dauphin de Marc Patin nous laisse pantois : quel poète avons-nous perdu ! Il ne reste plus qu’à le lire, et l’auteur s’y emploie qui donne de larges extraits de ses œuvres dans son essai, mais aussi en deuxième partie de son livre, soit plus de cent pages."

Bernard FOURNIER (Aujourd’hui Poème, avril 2007)

 

"Cette biographie bien construite et fervente, est sans conteste l'ouvrage de référence sur Marc Patin, poète surréaliste, lequel mérite de sortir du purgatoire. Christophe Dauphin a su faire revivre magistralement toute une époque, avec discernement et émotion. De plus, une anthologie des poèmes de Marc Patin (1938-1944) complète son beau travail et rend plus poignant encore cette évocation d'un idéaliste transcendé par l'amour fusionnel et visionnaire de la femme magique."

Jean-Luc MAXENCE (Monde et vie n°773, 13 janvier 2007).

 

"Comment passer sous silence le remarquable travail réalisé par Christophe Dauphin pour faire sortir Marc Patin de l'ombre, poète trop vite disparu, à 24 ans, en 1944, à Berlin, emporté par la maladie alors qu'il avait été enrôlé pour le STO ? L'auteur rend hommage à un des poètes essentiels à l'histoire du du surréalisme, une sorte de chaînon manquant (il fut l'un des co-fondateurs de La main à plume, intérim du surréalisme dans le Paris occupé, en l'absnce d'André Breton, le maître), chantre de l'amour absolu et fusionnel, dans la lignée, mais non dans l'imitation, de son ami (pour trop peu de temps) Paul Eluard. Mais aussi, et c'est peut-être là l'essentiel du travail de l'auteur, il nous restitue l'ambiance de ces années difficiles qu'on ne saurait imginer (la clandestinité, les ruses pour contourner les lois sur la restrcition du papier d'imprimerie, les réunions nocturnes, les arrestations...). La dure réalité de la vie en usine à Berlin sous les bombes anglaises et dans le manque de tout, nous est rendue par les extraits des lettres de Marc Patin qui, apprenant le cosmopolitisme de la vi(lle)e - compagnons de douleur russes et espagnols, découverte du peuple allemand, en souffrance aussi - jusqu'au bout, veut croire en l'homme (J'ai trouvé dans la foule même, si vivante et si vile parfois, des raisons urgentes d'expérer. Lettre du 19 février 1944). C'est aussi cette position incomprise par ses pairs, qui lui valut le définitif rejet du groupe sous l'impulsion du plus frénétique de tous, Noël Arnaud, qui, à l'instar de Breton, savait condamner et excommunier. Christophe Dauphin prend position pour le poète qui n'eut jamais d'autre passion que l'amour. Et il (le) fait bien. L'ouvrage est complété par une éclairante et touchante postface due à Jacques Kober, et par un choix de poèmes couvrant toute la période d'écriture de Patin, de 1938 (Le poète a abattu les quatre murs de sa maion et n'oublie pas - qu'il lui reste encore à venger ceux qui aiment), à 1944 (Nous prendrons par la main les rues qui mènent au matin)."

Jacques FOURNIER (Revue ici è là n°6, mars 2007).

 

"A l'exception de quelques amateurs éclairés, Marc Patin n'évoque, pour la plupart, qu'un nom vaguement lié au surréalisme. Robert Sabatier lui-même, dans sa monumentale Histoire de la poésie, le nomme à trois reprises seulement, parmi les poètes rattachés au Mouvement d'André Breton et à la revue La Main à plume. C'est dire que l'étude que lui consacre Christophe Dauphin arrive à point nommé pour réparer cet oubli ou cette indifférence de la postérité à l'égard d'un poète d'envergure injustement occulté. Sur plus de 150 pages, l'actif directeur de la revue Les Hommes sans Epaules s'attache à présenter ce poète, mort en Allemagne (alors qu'il n'avait que 24 ans) et une oeuvre poétique de plus de 700 poèmes, dont plus de 100 figurent dans le présent ouvrage, couvrant la période de 1938 à 1944. Après Verlaine ou les bas-fonds du sublime (éd. de Saint-Mont) et Sarane Alexandrian ou le grand défi de l'imagianire (L'Âge d'Homme), tous deux publiés en 2006, Christophe Dauphin nous offre cet essai remarquable, pour saluer ce "frère" de la lumière. La poésie de Marc Patin porte en elle les traces d'un surréalisme inventif et coloré d'uen grande modernité et d'une aussi grande virtuosité (Dehors un seul arbre - Où les longs bras de la lumière - Cueillent tous les oiseaux). Il importe de donner à cette poésie la place qu'elle mérite grâce aux trouvailles et à l'enthousiasme d'un créateur hanté par les images, parfois morbides (Minuit - La passante séduite - Se glisse dans une robe d'ossements) et d'autres fois ensoleillées: Elle rit comme on s'esquive - Et se déshabille - Comme une pierre dans l'eau. Un livre important qui se doit de figurer dans votre bibliothèque, aux côtés de ceux de Breton et des aventuriers lumineux du surréalisme."

Jean CHATARD (Le Mensuel littéraire et poétique n°347, Bruxelles, février 2007).




Sur TOTEMS AUX YEUX DE RASOIR

"Quel beau titre et quel beau poète. Un fort livre de plus de 350 pages. Ce qui est dramatique, ici, c’est que j’aimerai tout citer. Christophe Dauphin est la quintessence même de la poésie actuelle. Il a réussi à prendre tout ce qui était à prendre de meilleur dans les différents courants littéraires précédents et nous les restituent à sa manière… Inimitable. Il y a de la virtuosité et une poésie qui coule comme une rivière et vous emporte, avec vos mots, qui sont ceux que le poète met dans vos yeux, vers des émotions pures. Christophe Dauphin, un grand poète de l’émotivisme, de la passion, un grand poète tout simplement."

Jean-Pierre LESIEUR (Comme en poésie n°44, décembre 2010).

 


"L'oreille de Van Gogh, la voix de Duprey, celled e Prevel, les murmures de Cadou, les rideaux ébréchés de la mémoire, les pommiers rouge sang du bocage normand, Voronca les bras en croix, les visions d'Oradour et la pourriture de Dieu (tandis que l'homme est beau comme un cri), Prends garde - aux mots qui poussent dans le béton - aux mots qui payent leurs dettes dans le vomi de vivre - aux lèvres éclatées par le cri..., un poète qui gueule, un poète majeur."

Yves ARTUFEL (Gros-Textes n°3, décembre 2010).

 


"Quel poète ! Christophe Dauphin est introduit ici par le regretté Sarane Alexandrian et ce n'est pas une préface de complaisance ni même d'amitié, mais le salut d'un maître du surréalisme à l'un des successeurs de la grande époque. Non pas un survivant, mais un renouveleur des thèmes, des images et des théories puisqu'il a tenté d'implanter un émotivisme, dont il reste le seul représentant, puisque nous ne sommes plus au temps des ismes. Il n'empêche que le ton de Dauphin dans ces Totems aux yeux de rasoir (poèmes 2011-2008) est très neuf. Il ne tente pas de se faire surréaliste. Il est lui-même et c'est assez! De plus, il a, je le constate au fil des années, le talent, et même plutôt le don, de mélanger les cris et révoltes de la poésie "engagée" et celle des images souvent involontaires (mais sans être le moins du monde automatiques selon l'expérience du groupe de Paris et la mode qu'utilisent encore uelques dévoyés ou nostalgiques). Au total ce qui apparaît le plus, c'est une puissance de verbe et une imagination contrôlée qui laisse le lecteur pantois, se demandant de quel univers il est question, entre les dérives et malfaisances de la société du fric-roi et un humanisme fougueux où se retrouvent les leçons du passé et les nouvelles approches sociologiques encore en formation. Un grand poète, ce Christophe Dauphin. Qui restera comme ses aînés des années autour de 1930, puis d'un après-guerre encore plus internationaliste."

Paul VAN MELLE (Revue Inédit Nouveau n°248, décembre 2010).

 

"Une poésie vivement imagée, qui cherche, comem le dit Sarane Alexandrian das sa préface, à "procurer des émorions - fortes ou fines - par l'intermédiaire du Verbe. Dieu y est plus d'une fois malmené et le désespoir hante les pages, mai aussi, plus fort, le désir de vivre."

Alina REYES (Blog A mains nues, 18 décembre 2010).

 


"Christophe Dauphin n'a pas fini de m'étonner. Poète, essayiste, érudit, critique littéarire dévoreur de livres, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules, il a à son actif un nombre impressionnant d'ouvrages et est le maître d'oeuvres d'anthologies remarquables (et remarquées), notamment celle dans laquelle (Les Riverains du feu) il rassemble des poètes très divers sous le totem poétique par lui nommé émotivisme. Quant à Riverains des falaises (éditions clarisse), son anthologie monumentale des poètes en Normandie du XIe siècle à nos jours, elle constitue désormais un ouvrage de référence. Bref, Christophe Dauphin est à maints égards, époustouflant. il nous offre ici un gros ensemble de huit recueils écrits en huit ans. Deux d'entre eux ont déjà été publiés, les autres sont inédits. S'inscrivant à la fois dans la poursuite du mouvement surréaliste et dans le renouveau de l'humanisme, Christophe Dauphin écrit des poèmes comme on élève des barricades ainsi que le dit si justement le regretté Sarane Alexandrian, dans sa belle préface. Grand voyageur terrestre, Christophe Dauphin est aussi (avant tout !) un grand voyageur intérieur. Prince des images, magicien du verbe, c'est un boulimique des mots, un assoifé du langage. il nous rend ivres et en quasi état hallucinatoire."

Roland NADAUS ("Notes de lectures", in site internet de La Maison de la Poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines, 13 avril 2011).

 


"Christophe Dauphin, directeur de publication de la revue Les Hommes sans Epaules, est un grand lecteur et un grand voyageur. Ces lectures et ces voyages imprègnent cette poésie torrentielle marquée par le Surréalisme, un surréalisme à la manière d'André Breton (Pays aux lèvres d'orage, p.251; Dans une nuit que boivent les loups, p.284), d'un Bunuel (cf. le titre), faisant fi des contradictions (dans le vent porcelaine, p.70; ses ailes barbelées, p.267). Christophe Dauphin a des images de cruauté (Ton sexe que j'épure comme une plaie, p.114; des affirmations rabelaisiennes, Moi j'ai des poèmes plein les couilles, p.155), pastichant au besoin les aînés, Henri Pichette par exemple: Je te charbon - tu me pétrole, p.230. Cette écriture volcanique, sans vouloir éviter le mauvais goût et l'humour (Leurs veines transparentes - s'ouvrent au fil à couper le beurre, p.149; Une viande d'arbre, p.206; Vos dents pleurent de froid - Elles n'ont plus de cheveux, p.262) s'apaise, parfois dans le même poème, oui par là volcanique, en des formules qui sont de véritables trouvailles (Oh! Seigneur qui n'existez pas - N'existez pas, p.151). La beauté y éclate : Le bleu lointain des panthères, P.133; Les granges de l'amour brûlent avec l'été, P;142; Le fruit du monde s'ouvre en deux, p.144; Pour bâtir l'atelier du soleil, p.166. On ne sétonnera pas qu'Yves Bonnefoy écrive: "Il y a dans les poèmes de Christophe Dauphin, la lumière de quelques grandes images pour raviver comme iil le faut, et comme c'est si rare aujourd'hui, la parole." On ne s'étonnera pas non plus que Christophe Dauphin figure dans l'Anthologie-9 de Multiples. L'homme est aussi généreux qu'abondant. on lui doit des études sérieuses sur le Patron, Jean Breton (Jean Breton ou la poésie pour vivre), sur Simonomis (Jacques Simonomis, l'imaginaire comme une plaie à vif), sur Lucien Coutaud (le peintre de l'éroticomagie) et récemment une énorme anthologie, intitulée: Les Riverains des falaises, 518 pages!"

Henri HEURTEBISE (Revue Multiples n°78, 1er semestre 2011).

 

" Nous sommes heureux de présenter ce livre rempli de livres. Car nous connaissons son auteur, Christophe Dauphin, depuis de nombreuses années, du temps où nous étions engagés dans la belle aventure revuistique Supérieur Inconnu que fonda et dirigea Sarane Alexandrian jusqu'à sa mort. C'est d'ailleurs lui, Sarane Alexandrian, qui signe la préface de ces Totems aux yeux de rasoir, ensemble de 8 recueils - infini vertical -  de poèmes composés entre 2001 et 2008. L'engagement de Dauphin, pour qui suit de près le coeur battant des publications poétiques, n'est plus à présenter. Il s'est fermement opposé aux formalismes qui sclérosent le poème et se l'approprient pour mieux l'enfermer dans d'ineptes dépendances privées. Son point de vue sur l'importance du poème comme relevant d'un bien commun indispensable à l'humanité, nous le partageons. Le poème doit engager l'être profond. C'est ainsi qu'il a formalisé la théorie de l'émotivisme.  Les totems qu'il nous donne à lire sont donc la mise en acte de ses vues intellectuelles, la théorie appliquée à l'art poétique pourrait-on peut-être dire. Et comme être poète est d'abord un état de l'être, les poèmes de Dauphin sont ceux surgis de sa vie primordiale, de sa vie d'homme plongé dans son siècle, voyageur révolté et inquiet, attentif aux êtres, aux choses, aux signes omniprésents qui lui rentrent par les pores de la vie pour se métamorphoser en Poème.  Nous n'allons pas ici présenter chacune des huit marches de ce beau livre mais évoquer en particulier son recueil central, celui qui inspire son titre à l'ensemble. Il s'agit des Totems émotivistes. Les totems sont ici des poèmes. Qu'est-ce qu'un totem ? Un poteau scupté, dressé près de l'habitat des tribus primitives, appelant la protection des esprits et de l'âme animale, ou contenant la présence des ancêtres. Les totems de Dauphin sont donc des poèmes protecteurs et propitiatoires, conférant au langage sa charge magique initiale, celle par qui se construit ou se détruit le monde, Verbe à travers lequel se tisse le trésor de l'aventure humaine ou se détrame sa chair. "Le totémisme, écrit Freud dans Totem et tabou, est tout à fait étranger à notre manière de sentir actuelle. Il est une institution depuis longtemps disparue et remplacée par de nouvelles formes religieuses et sociales."  Dès lors, les totems de Dauphin ont une fonction dans la cité, à l'intérieur du groupe humain, à l'intérieur de l'individu même. Le poème devient l'acte verbal protecteur, l'action hautement empreinte d'esprit, poème-totem mué en parole oraculaire pour nos temps techniciens ayant perdu le paradis de la connaissance ancienne.  Le livre, comme l'imaginaire de Dauphin tramé au fil luisant de l'émotion capitale, est riche. On y est pénétré par des poèmes à fleur de peau, par des torsions grammaticales, par des tours de force sémantiques. On y voyage en Europe, principalement en Europe de l'Est à laquelle le poète voue une passion pulsionnelle au sens cardiaque du terme. La parole de ces Totems, en un mot, est Belle."

Gwen Garnier-Duguy (in Recours au poème, juillet 2012).

CHRISTOPHE DAUPHIN ET LA GEOPOESIE DE L’EMOTION

par Monique W. Labidoire

La poésie de Christophe Dauphin est le support d’une relation intime entre les lieux, les personnes, les échanges, les événements du monde et de la société. Ainsi sa passion pour certains pays de l’est de l’Europe abrite des multitudes de lieux à explorer pour le poème. Ce sont ces lieux traversés, ces voyages vers d’autres espaces qui permettent au poète d’approcher des territoires inconnus ou connus du poète qui s’apprennent les uns les autres, s’apprivoisent les uns les autres. Son regard sur Prague, Budapest ou Paris, son ressenti des cafés de la vieille Europe, quelques lieux « sacrés », de sa poésie comme le cimetière juif de Prague ou les bords du Danube tout autant que certains quartiers de Paris et de sa banlieue, poursuit tous les exilés du siècle dans leur nouvelle demeure. Ils l’aident à comprendre, à partager un environnement plus proche qui prend sa source dans la Normandie où Christophe Dauphin est né, jusqu’à Kakos cette île lointaine, imaginaire et idéale dans laquelle doit renaître le poète, la poésie et l’humain.

Chez Christophe Dauphin, les lieux, les personnes et les événements se fondent dans ce qu’il nomme lui-même « l’émotivisme ». Il les nomme afin qu’ils griffent avec force les murs de notre conscience et résistent à tout oubli façonnant ainsi l’émotion à l’aide des suggestions de notre affect qui puisent dans la mémoire, le rêve, la révolte et l’amour. Pour nous bousculer, voire nous déconcerter, le poète n’hésite pas à utiliser de sales mots inventés par la laideur même de certains concepts imaginés par le genre humain, des mots et des expressions issus d’une société injuste, barbare, égoïste et qui génère la sale misère du monde, le sale ennui du monde. Par exemple des mots comme « égorger », « tortionnaire », ou encore « puanteur du genre humain », ou plus loin « putanisme ». On imagine aisément que ces mots ne sont jamais d’usage gratuit et qu’ils sont, au contraire, de première nécessité pour le poète.

Dans un de ces poèmes, il met en scène trois lettres devenues un mot que chacun d’entre nous peut mettre immédiatement en images, ce mot, c’est HLM.  Cette HLM où le poète a vécu son adolescence et d’où il cherchera, pour lui et pour les autres la lumière, une lumière qui n’est pas seulement celle du soleil mais celle de la connaissance, de la fraternité et de la poésie. C’est donc très tôt que Christophe Dauphin acquière une conscience de classe qui dit-il ne l’a jamais complètement quittée même si pour lui aujourd’hui, ses propres conditions de vie ont totalement changé.  Dans cette adversité, le jeune futur poète cherche sa propre identité « moitié poète, moitié voyou » écrit-il à l’instar d’un Rimbaud et l’on peut aussi entendre et pour Rimbaud c’est sûr et pour Christophe Dauphin c’est probable « moitié voyou moitié voyant ». Il va devoir forcer les barbelés qui l’entourent pour, « ouvrir une fenêtre sur l’azur ».

L’azur et la lumière éclairent un paysage surréel, des zones de vie que le futur poète ne connaît pas encore mais qu’il imagine à sa façon, dans l’exaltation du jeune âge mais aussi dans une vision déjà juste du monde réel dans lequel il vit. Ce monde que très vite il vilipende et rejette, instinctivement, avant même d’en démonter le mécanisme. La lumière, il la trouve dans le poème mais aussi, dans une prise de conscience du monde contemporain, ce monde dans lequel la vie, par hasard, l’a plongé, un monde qui n’échappe toujours pas aux guerres, à la barbarie, à l’injustice.

 Dans le choix judicieux des poèmes réunis dans son dernier ouvrage Totems aux yeux de rasoir (Poèmes de 2001 à 2008 à la LGR avec une très belle préface de Sarane Alexandrian), on sent toute la révolte qui est la sienne, la rage libertaire, anti-militariste, anti-cléricale, anti-colonialiste, anti-crétiniste surtout. Qu’y voit-on ? Un poète à la fois romantique à la façon d’un Baudelaire qui affirme « Qui dit romantisme dit art moderne » ou encore idéaliste dans son désir de changer le monde, déterminé dans son engagement, surréaliste aussi quand il se réfugie dans un imaginaire rêvé qu’il considère sans doute plus apte à changer au moins son propre monde ; mais s’il est avant tout un poète « émotiviste » selon sa propre terminologie, nous pouvons dire aussi qu’il est un poète qui réunit simplement tous les états de la matière poétique à laquelle il donne forme et sens.

C’est justement dans la géopoésie de l’émotion que nous voulons reconnaître Christophe Dauphin. Par les choix et les fréquentations poétiques qu’il propose en accompagnement à ses propres identités, des noms émergent et cheminent à ses côtés et pas des moindres. Léopold Sedar Senghor avec lequel il partage la « normandité », Guy Chambelland, Sarane Alexandrian, Jean Breton, Yves Martin, André Laude, ses contemporains paternels et fraternels, mais aussi ceux qu’il n’approche qu’à travers leurs œuvres, Georgio de Chirico, Frida Khalo, André Breton, Attila Joszef, Paul Celan, Max Jacob, Ilarie Voronca, Walt Whitman, Che Guevara… Des hommes au destin tragique pour quelques-uns d’entre eux et engagés dans la lutte, qu’elle soit de l’écriture ou du terrain social et politique.

Dans ces huit années de poèmes que nous offre Totems aux yeux de rasoir, le terrain poétique de Christophe Dauphin ne fait pas que s’esquisser. Il s’expose avec audace dans ses humeurs, dans ses sonorités, dans ses révoltes comme dans son chant intime. C’est que le poète joue de bien des instruments : du violon pour Tristan, de la batterie pour Dubrovnik, du cymbalum pour Budapest et il se fabrique un instrument très personnel pour Alban Berg dont la partition imaginaire ne semble pas encore déchiffrée ! « À bon entendeur salut » nous lance le poète avec humour.

Ou pourrait-il dire : à bon lecteur, bonjour ! Devant cette œuvre qu’on peut certes qualifier de surréaliste — et elle en est tout imprégnée et Christophe Dauphin en revendique les valeurs, rêve, révolte, amour, liberté — recommencerons-nous à nous poser cette question sans fin du « Qu’est-ce que la poésie ? » Et allons-nous répondre, la poésie c’est ceci et cela, mais c’est aussi autre chose. Oui, dit Guillevic « La poésie c’est autre chose » mais c’est aussi ce que chaque poète, dans sa liberté et sa fougue veut qu’elle soit.

La poésie chez Christophe Dauphin c’est « Le tournesol de Van Gogh balaie son minuit crépitant » ou « Les feux rouges sont des SDF », mais aussi « Dieu est vivant/Nietzsche est mort » ou encore ce très beau vers « Une femme de pluie danse sur mes paupières ». Nous voici donc devant une diversité d’intention, d’autres façons de vivre le poème et surtout sans esclavage et beaucoup de générosité. « Les mots poussent dans le béton » écrit le poète, les mots poussent et naissent de la rue, de cette galère moderne vécue par trop de gens. Que peut faire le poète d’autre que le poème ? Sa révolte, Christophe Dauphin doit la crier, il peut énoncer et dénoncer et c’est ce qu’il fait en s’engageant totalement.

Par à coups, la partition peut changer même si le fond bien en place tapisse toujours la page du poème. Le poète peut quitter le flou de la nuit pour faire une entrée fracassante dans la conscience du jour et cela avec un seul vers. Par exemple le premier vers de son beau poème « Budapest » : « Brodée de dentelles en fleurs de mitrailles » ;  le locuteur revit la douleur d’une ville, il la ressent dans son corps et dans son cœur, il saigne d’une blessure pas encore cicatrisée. Des robes de bal de l’Empire aux Croix de feu jusqu’aux décombres du Kremlin, le poète est là, partageant une souffrance : il est bien dans la réalité d’événements historiques, concrets, vécus, même si la forme du poème et l’association des mots restent surréalistes.

Ce qui frappe chez ce poète, c’est la vérité d’une émotion qui s’expose dans la beauté comme dans ce qui est moins beau. Une vérité qui émerge du consentement comme de la révolte et qui s’affiche dans l’écriture. La langue est claire et les mots utilisés sont ceux de notre parler quotidien sauf que le poète est un magicien qui dans le secret de sa grotte primitive sait faire sortir les étoiles d’une rivière et les serpents du ciel. Rien n’est à sa place et pourtant tout se construit, s’assemble, se répond : « Le langage : une fuite de gaz qui te monte à la tête » écrit-il.

Les premiers poèmes ne se posent pas la question de l’écriture, ils vivent la brutalité d’un environnement donné, d’un vécu immédiat et d’une nécessité absolue. Au cours du temps, l’interrogation se précise entre le fait d’écrire ou de vivre la poésie. À quoi bon écrire ? Ne serait-il pas plus jubilatoire de vivre, ressentir, saisir les instants de poésie que peut nous offrir le monde ? La plupart des poètes se sont posé la question, la page blanche, le désert, le « à quoi bon » et souvent ces questions s’associent ontologiquement : vie, mort, écriture, vers quoi, pour qui :

…À quoi bon écrire ?
Aucune montagne de mots ne vaudra jamais la vie
Vivre d’abord
Écrire après
Peut-être
Un poème que l’émotion t’abandonne
Agite dans le vent de tes veines comme une langue…

 Selon Christophe Dauphin — mais nous sommes heureusement nombreux à penser comme lui — le poème ne peut venir que du désir, ce désir toujours inachevé et qui surgit, écrit-il d’ « un coup de revolver mental », coup de revolver mental qui le rattache bien aux surréalistes. Ces interrogations parfois impromptues dans le déroulement de l’écriture partagent l’espace du poème avec des explosions de colère, des vindictes assénées sans autres armes que les mots et qui impriment fortement nos propres consciences. Le passage à l’acte est bien l’acte d’écriture pour Christophe Dauphin. Une écriture tranchante, tailladée au rasoir car il suffit de la regarder pour y voir le sang, les plaies, les couteaux, les poignards, le rasoir. Le poète avance à coup de machette, il déblaie les marécages et éparpille les cendres. Il lui faut trancher dans la mort comme dans le vif pour mieux atteindre l’horizon car écrit-il « seul l’horizon est indispensable », même si ailleurs il nous parle d’horizon pourri mais toujours le poète garde les yeux ouverts. Voir au loin, voir au-delà des apparences, les traverser, les repousser afin d’atteindre ce réel, cette vérité, bonne ou mauvaise que le poète veut regarder sans ciller. C’est vrai que parfois la réalité dépasse l’imaginaire pour devenir surréel, au-delà des mots. Christophe Dauphin ne cesse d’allumer le feu à nos cœurs et à nos tripes, il brûle lui-même de mots et de rythmes comme dans ce magnifique « Poème pour quatuor à cordes » qui s’incarne dans le même phrasé que l’œuvre de Bartok, en particulier avec son sixième quatuor. (New York/Bartok). Comme Bartok il réussit à réunir audace, modernisme et tradition, nous offrant dans son poème toute l’émotion qu’il suscite et à laquelle nous avons droit.

« L’émotivisme » est une des conditions qui permet à Christophe Dauphin d’ôter ses gants et mettre ses mains d’écriture à nu. Mais quels sont ces gants qui traversent l’œuvre d’une façon récurrente. Le gant de l’imaginaire, le gant du boxeur, le gant du rêve, le gant qui mendie la main, le gant de givre. Il y a là une vraie saga du gant. Et puis il y a Kakos qui est à la fois le nom d’une île imaginaire et le nom du poète idéal rêvé à moins que ce ne soit un terme tiré du Kakoscope, boule de cristal dans laquelle de grands mages peuvent lire l’avenir et l’on sait que les poètes eux aussi peuvent être prémonitoires.

Tout reste à vivre ! crie le poète. Tout reste à revivre, autrement. Dans un monde où l’on n’assassinerait plus les hommes, dans un monde ou les viols, les épidémies, les génocides ne seraient même plus des mots en usage dans le vocabulaire universel. Combat bien connu d’un Don Quichotte contre les moulins à vent ? La jeunesse donne encore tous les droits d’espérer. Espérer du monde et des hommes, espérer de la poésie, espérer de l’art et de la création. Sommes-nous dans l’Utopie avec un grand U ?

Mais si la géopoésie de l’émotion de Christophe Dauphin nous touche fortement,  il y a aussi dans ses poèmes beaucoup de sensualité et d’amour qui nous bouleversent. Les désirs d’aimer et d’écrire sont également associés à des lieux, à l’exemple de Prague, de ses rues habitées par une femme à aimer et qui grave la mémoire d’images et de sensations. Chaque poème est autonome dans l’œuvre de Christophe Dauphin, mais on distingue bien un ensemble cohérent quand on lit les recueils ; on peut y trouver aussi un morceau de poème repris pour un titre comme « la banquette arrière des vagues » extrait du poème « Habana ». C’est dire si l’idée persiste, si les mots habitent le poète. Il y a bien interférence, suivi poétique, connexion.

Nous ne pourrions conclure sans souligner le travail réalisé depuis une dizaine d’années par Christophe Dauphin. Ses essais importants sur Jacques Simonomis, James Douglas Morrison, Jean Breton, Sarane Alexandrian, Marc Patin, Guy Chambelland, Verlaine et sa belle anthologie des poètes contemporains « émotivistes », préfacée par Jean-Luc Maxence « Les Riverains du feu » et dans laquelle on peut trouver Jean Rousselot, Léon Gontran Damas, Joyce Mansour, Jean-Pierre Siméon ou André Prodhomme. Il vient également de signer un essai sur le peintre Lucien Coutaud, encore mal connu et l’on sent en lisant cet essai combien la passion de mettre au jour des artistes dont on parle moins ou qu’on aurait tendance à oublier trop vite, tient chez lui du défi et de la passion. Ce livre sur Lucien Coutaud est fort documenté et en relatant la vie de ce peintre, Christophe Dauphin nous fait traverser les trois-quarts du vingtième siècle du monde des arts. Dans cet excellent essai, il nous dit, parlant de Lucien Coutaud, que « sa peinture est toujours intensément liée aux lieux » tout comme il semble bien que la poésie de Christophe Dauphin soit, elle aussi, intensément liée aux lieux, une poésie attachée à la géographie du paysage qu’il ne dissocie pas des peuples qui l’habitent et en lesquels il croit, ainsi écrit-il : « La poésie a toujours des destinataires ».

Nous avons besoin de poètes comme Christophe Dauphin qui écrit dans une langue directe et claire, — qui ne manque pas d’associations inédites, de jeux de langues, de belles surprises —, un poète qui nous bouscule, qui nous dérange en même temps qu’il nous réconforte par la force de ses convictions et le courage, oui, il faut un certain courage pour oser dire et s’exposer. Il est conduit par le désir et l’émotion et sa sensibilité est au service des artistes en général et des poètes en particulier et nous l’espérons au service de sa propre poésie qu’il ne doit pas oublier. Enfin, il vit la poésie et pas seulement dans les recueils de poèmes.

À l’image des hommes d’aujourd’hui, trop peu de poètes osent s’affronter aux réalités du monde d’autant plus qu’elles ne sont pas si jolies. Christophe Dauphin nous offre un kaléidoscope dans lequel l’alternance du réel et de l’imaginaire donne à sa poésie la substance indispensable pour devenir objet/sujet même de cet imaginaire. Il est loin d’être au terme de son chemin en poésie. Il lui reste à franchir une longue distance sur laquelle, il trouvera d’autres pistes, des brèches et des sillons à creuser toujours plus profonds. Accompagnons-le autant que nous le pourrons dans son avancée et ses découvertes. 

Monique. W. LABIDOIRE

(in Les Hommes sans Epaules n°32, octobre 2011).




Sur L'Homme est une île ancrée dans ses émotions

"Le ton de Christophe Dauphin est très neuf. Il ne tente pas de se faire surréaliste. Il est lui-même et c’est assez ! De plus il a, je le constate au fil des années, le talent, et même plutôt le don, de mélanger les cris et révoltes de la poésie (engagée) et celle des images souvent involontaires. Au total ce qui apparaît le plus, c’est une puissance de verbe et une imagination contrôlée qui laisse le lecteur pantois, se demandant de quel univers il est question, entre les dérives et malfaisances de la société du fric-roi et un humanisme fougueux où se retrouvent les leçons du passé et les nouvelles approches sociologiques encore en formation. Un grand poète, ce Christophe Dauphin, qui restera comme ses aînés surréalistes des années autour de 1930, puis d’un après-guerre encore plus internationaliste."

Paul Van Melle (Inédit Nouveau n°248, décembre 2010).

"L'Homme est une île ancrée dans ses émotions", est un récit autobiographique mêlé à des poèmes. Christophe Dauphin utilise là tous les grands thèmes qui traversent sa poésie: la révolte, l'amour, le rêve, les rencontres avec d'autres poètes (Joyce Mansour, Ilarie Voronca, Max Jacob, Paul Nizan). Les scènes d'horreur défilent comme dans un film (camps de concentration nazis, Sarajevo, la mort de Malik Oussekine): "Très tôt j'ai compris que seuls les mots et mes émotions me tiendraient debout." Face à la solitude, face à la violence et aux idéologies, le poète n'a qu'une issue: développer son monde intérieur et se dresser contre les idoles et les croyances frelatées: "le poème est le reflet d'une explosion de l'être".

Gérard Paris (in revue "Chemin des livres" n°24, été 2012).

"J’ai eu la chance, enfin, de lire Christophe Dauphin il y a quelques années. Que de temps perdu jusque là ! Et depuis sa parole, si proche, si justement essentielle, ne m’a pas quitté. Comme une voix d’ami dans les joies et dans les peines. Puis, lors d’un printemps des poètes, j’ai eu cette fois l’heur de passer deux jours avec lui, dans l’Eure justement, son département. J’ai compris que cet homme intègre, vrai, serait effectivement un ami désormais quoiqu’il advienne : sa voix et lui ne faisaient qu’un. Et si j’ose parler d’amitié, de cette valeur suprême qui nous est commune, c’est que nous habitons tous deux sur une même île ouverte à tous les vents, tenus par la même conviction inébranlable quant à l’urgence du rêve et de la poésie. Comme moi, entre l’amour et la révolte, il choisit l’amour et la révolte !
 
 Dès ses premiers textes en 1985 (comme un Rimbaud, il n’a alors, et peut-être à jamais, que dix-sept ans) ce chantre de l’émotivisme écrit que « l’amour est à réinventer » et cet aphorisme augure, et ce de façon magistrale, de l’œuvre qui suivra. Dès ce moment, la poésie de Christophe Dauphin claque, cogne et caresse comme une évidence et avec une sûreté extraordinaire qui n’est agie par nulle certitude mais par la vraie rébellion, par le plus brûlant amour. Christophe Dauphin nous fait croire plus que jamais à cette aventure fabuleuse des mots de sang qui est l’honneur des hommes.

Avec lui, la poésie est belle et rebelle. Belle parce que rebelle quand « La révolte et l’amour logent dans l’étoile de nos pas ». Belle aussi contre tous ceux qui voudraient enterrer le mot « beauté ». Nous avons là une écriture quasi incendiaire (le feu y est aussi présent que le cri), une poésie du sens multiplié bien au-delà de cette polysémie absconse des petits maîtres qui trop souvent confine à l’insignifiance.

Il a trouvé le juste accord, la tonalité exacte de l’image surréaliste à hauteur d’homme. Une image d’une extraordinaire sensualité : « tes jambes prennent leur source dans mes mains » ; « ce sont les femmes qui m’inventent » ; « c’est une femme/Enroulée comme une bague autour de moi »… L’envie me prend de tout citer.

Dauphin, un grand poète ? Au diable ces qualificatifs éculés ; la poésie n’a pas à être grande mais à être vraie. J’ose dire ici simplement que Christophe Dauphin est peut-être le plus vrai poète français de ce temps.

« Je suis venu au monde
Comme on joue aux dés
Parmi les étoiles aux cheveux bien peignés
Le 7 août 1968 » C.D.

Christophe Dauphin est issu d’une famille normande, commerçants et ouvriers du côté paternel, artisans, travaillant le bois, du côté maternel). Son arrière-grand-père, Arthur Martin, était charron. C’est dans la maison que ce dernier acheta, en 1920, dans le village de La Madeleine-de-Nonancourt, après être revenu d’Allemagne où il était prisonnier de guerre, que Christophe Dauphin (dont la naissance sera déclarée à Nonancourt) est né en 1968, tout comme, avant lui, son grand-père, Raoul Martin, ami de Pierre Mendès France, et sa mère.

« Mon enfance fut normande
Comme la mer qui tourne en rond
Dans le fond de ma poche
Un village onirique
Avec lequel on voudrait partir
Un village que je transporte depuis dans une cage »

Ou encore :
« Au fond de mes poches, l’enfance demeura cette pierre qui serrait les poings. »

À l’enfance normande succède une adolescence tumultueuse dans la banlieue ouest de Paris. Au tout début des années 1970, le bidonville qui « siégeait » au pied de la tour qu’il habitait avec ses parents lui fit tôt prendre conscience de l’injustice sociale. Christophe Dauphin écrit ses premiers poèmes en 1985, dans la cité des Fossés-Jean, à Colombes.

« Moins ordurier que Rimbaud et moins criminel que Villon, nous dit le poète, je n’étais pas un ange »

En novembre 1986, alors étudiant, il prend part aux manifestations étudiantes et lycéennes contre le projet de loi dit Devaquet. Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, des voltigeurs motocyclistes de la police française passent à tabac un jeune homme, Malik Oussekine, qui meurt de ses blessures. Christophe Dauphin, profondément marqué par les évènements, se trouvait non loin ce soir-là, rue Racine, devant la librairie du poète Guy Chambelland, qui devait devenir son ami trois ans plus tard.

« … Matraques sur les vertèbres des étoiles
Le poumon vomit son goudron

Les chiens sont lâchés
La nuit est armée
Quarante-huit motos de trial rouge vif
 
Sirènes hurlantes
Vrombissements
Les motos giclent d'une rue à l'autre
Et zigzaguent sur nos vertèbres… »


« … Tir tendu
Énucléation de l'œil
Fracas de la face

La pluie lèche les fleurs noires de leurs plaies
Qui sont aussi les nôtres

Fracture de la base du crâne
Enfoncement orbitaire
Amputation d'un membre

Malik!

Les matraques peuplent notre nuit
Jusque dans les halls des immeubles… » C. D.

Dans son poème, « Malik Oussekine », écrit en 1986, au moment des événements, la voix de Christophe Dauphin s’impose déjà, elle a déjà trouvé son timbre, sa force, sa conviction (« Mes convictions constituent ma patrie », dit-il). Il n’a pourtant que  dix-huit ans. Elle porte tout à la fois l’amour, au plus incandescent, la liberté et la révolte. Autant dire la poésie elle-même ; belle et rebelle, j’y tiens. Quand bien même il y aura chez Christophe Dauphin des expériences langagières multiples que l’on pourra découvrir ici, expériences jamais gratuites, jamais dans l’aboli bibelot d’inanité sonore, la voix ne changera pas, une « voix résolument insoumise » ainsi que l’affirme Lucien Wasselin. Une poésie irréductiblement fidèle à son auteur quand lui-même est irréductiblement fidèle à la poésie. 

« Une écriture qui ne triche pas avec la vie,
Un être qui ne triche pas avec l’être » dit le poète.

« Il est primordial, écrit-il encore, d’être à l’écoute d’une pulsion exempte de toute fabrication et de tout trucage. »

Oui, tout le matériau est là dans cette double ascendance de la poésie pour vivre de Jean Breton et du surréalisme.

« J’étais un poète de la poésie pour vivre, bien avant de rencontrer Jean Breton, car tout comme lui, je ne me suis jamais retranché derrière la littérature pour faire exulter l’imaginaire. En effet, écrire, c’est vouloir se fouiller, plaider pour soi-même, rencontrer autrui au plus profond, donc communiquer, dénoncer aussi les aliénations, laver le vocabulaire, promouvoir en rêve des gestes qui deviendront un jour des actes. Au même titre, j’étais surréaliste avant de rencontrer Sarane Alexandrian »

Autant dire, qu’avant ces deux rencontres, l’émotivisme, que je conçois comme une magnifique synthèse entre ces deux courants, est en acte avant d’être théorisé.

« J’ai défini ma démarche, ma création, par le concept d’émotivisme. J’ai adopté ce terme en hommage à feux mes grands amis et ainés Jean Breton, tout d’abord, et Guy Chambelland. L’émotivisme, qui conjugue la poésie pour vire et le surréalisme, ne s’incarne, ni dans une école, ni dans un système, ni dans un mouvement idéologique, mais dans un groupe défini au sein duquel, l’individu, éloigné de toute complaisance, se tient au plus près du fatum humain contemporain, et demeure relié à l’autre, aux autres, par des affinités secrètes. » C.D.

L’émotivisme c’est d’abord fondamentalement une exigence, l’affirmation d’une intégrité sans faille loin des « arrivistes ligotés dans leurs intérêts de parti ou de classe », la réalité d’une résistance souveraine, d’une révolte comme « conscience du monde »

En somme « L’émotivisme est un art de penser et de vivre en poésie », un « renversement moral » qui va de pair avec un changement social que le libertaire Christophe Dauphin ne cesse de revendiquer.
L’affirmation de l’émotivisme a donné corps à une superbe anthologie parue au Nouvel Athanor en 2009 : Les Riverains du feu.

Guy ALLIX

(Présentation de "L'émotivisme de Christophe Dauphin" dans le cadre des Rencontres d’Arts et Jalons, le samedi 26 avril 2014, à Saint-Mandé).




Lectures

« Chez Christophe Dauphin, il y a une flamme inhabituelle de nos jours, qui contient une passion, dans son poème « Les oracles de l'ouzo », pour la Grèce, que l’on appelle : expression spontanée des sentiments. Nous n'avons rien entendu de pareil depuis Apollinaire et Jarry.

Christophe Dauphin est un poète qui glorifie la « bouteille » comme la met en valeur Rabelais à la fin de son Cinquième livre :« La dive bouteille vous y envoye, soyez vous memes interpretes de votre entreprinse. »

Sur un ton exalté se présente une nouvelle perspective pour la Grèce déchirée par les coups féroces des élites économiques européennes. Christophe Dauphin nous tend la main comme le firent Victor Hugo, Eugène Delacroix et bien d'autres philhellènes français, vers la Grèce révolté.

Ce poème, « Les oracles de l'ouzo », est dédié à la Grèce de nouveau assujettie aux liens inextricables du cynisme économique. »  

Nanos VALAORITIS (in revue Eneken, Thessalonique, Grèce, août 2017).

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" Ce « fanal », ensemble de poèmes très écrits, est bien l’éloge de ce que le vin, son entourage peuvent donner de plus beau. Le livre offre au lecteur, bien vivant, de très longs poèmes, chaque fois ancrés humainement et géographiquement. Ainsi, les nombreux dédicataires des textes ont un lien privilégié avec le poète voyageur, amateur de crus, qui, avec lyrisme et ferveur, à l’aide de métaphores parfois solennelles à l’adresse des lieux et des gens, au fil des rencontres dont il tire parti, sème de belles descriptions à l’usage des amateurs des régions de France et d’ailleurs, de leurs vins, et ce, par une traversée des vignobles, des divers cépages (« Cahors/ des tanins longs et concentrés ») et de l’histoire. Un peu comme l’eussent fait autrefois Cendrars et Thiry ou Goffin, pour insérer le banal, l’anecdote, le moderne, l’usage nouveau dans le poème. Ici, « la poésie roule plein gaz sur l’autoroute ».

Oui, il faut vivre et se donner le goût d’apprécier « la langue » qui « se nourrit de ce qu’elle absorbe », de  moderne, passé, anecdotique etc.

L’exotisme, ainsi, n’est pas absent : « Le téquila se boit dans une ville-monde / au manteau de bidonvilles/ dont les trottoirs se recouvrent de paupières »

Rien de paradoxal pourtant à voir, dans cette célébration de la vie et de la vigne, quelques « tombeaux » à l’adresse des poètes, d’anonymes.

Célébration mais avant tout du vin, que Dauphin décline selon des variations en « cette Côte-Rôtie de belle terre et de pluie » ou en « c’est le pays de Saint-Chinian/ des fruits noirs et des parfums de garrigue/ qui fusent sur les réglisses comme tram sur la mer ».

Mais avant tout, dire, la mer, le soleil sur Londres, l’amitié des gens, des lieux, de tous les proches (A. Breton).

« Un fanal », c’est de la poésie qui a de la chair, de l’étoffe, de la matière. Quelque chose de grenu : on sent le poète plus versé pour décrire le monde qu’à densifier ses élans. Ses poèmes, donc, prennent le temps, s’arrogent la féconde langue des métaphores et la pâte heureuse des beaux termes poétiques.

Le lecteur sans cesse est sollicité : les invites, les apostrophes, les conseils sont nombreux (« Buvons ce vin aux tanins frais/ pas de trêve pour la soif »).

Comme dans plusieurs recueils antérieurs, Dauphin use des mots-métaphores avec trait d’union, tels que « épée-rasoir »…

Nourri de culture, de références littéraires et autres (terroir, tradition), le livre sait aller du côté du « pays de Joë Bousquet », l’ermite contraint de Carcassonne, dont le « vin » cathare « a la robe intense.

Tout le livre propose de belles trouvailles de rythme  (ce que facilitent les anaphores et la longueur de nombre de poèmes) et des blasons :

Dans « Vau de vire des falaises », par exemple :

 « Paupières d’ardoise et d’écume
  Dieppe fait rouler ses falaises
  Dans le fond de tes poches trouées »

Un très long texte, trois pages, au titre « Poète assis au bord du Danube », déroule thèmes de soi et hommage aux autres poètes, tel cet Attila Josef, dont la « nuque » fut traversée de balles.

Aussi, le livre est-il fécond pour faire sentir la fraternité et le vin s’offrir en partage.

« Ce vin dont le ciel est l’enclume » m’a fait tout de suite penser (effet intertextuel ou de connivence) à Bousquet et son « le fruit dont l’ombre est la saveur ».

Les bonheurs d’écrire abondent : « Lausanne s’enivre de chasselas/ et de solitude ».

Je suis sûr que Pirotte eût aimé ce catalogue de vers(verres) / à boire.

Bon vin, Dauphin, dirai-je tout simplement. "

Philippe LEUCKX (cf. "Critiques" in www.recoursaupoeme.fr, décembre 2016).

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«  Un fanal pour le vivant, poèmes décantés de Christophe Dauphin, Editions Les Hommes sans Epaules. Christophe Dauphin est une personnalité majeure du monde de la poésie. Essayiste, critique, éditeur, directeur de revue, il est avant tout un véritable poète c’est-à-dire un homme total. Le poète est celui qui porte sur le monde ce regard intransigeant qui fouille les entrailles de l’émotion comme du songe.

La poésie décantée de Christophe Dauphin est engagée. Elle s’engage et engage le lecteur très profondément dans les replis sombres ou lumineux de la psyché. C’est une poésie de la révolte. Le passant ordinaire devient corsaire de la liberté pour voguer sur une intimité ensanglantée. C’est le vent des mots qui sauve du vulgaire. Beaucoup de ces poèmes sont des cris.

Voici une poésie éveillante faite d’abordages et d’attaques intempestives. Des vivres pour ravitailler les habitants de l’Île des poètes, l’une des Îles des immortels bannis.
 
Christophe Dauphin, d’un continent à l’autre, voyageur des corps et des âmes déchirés, explore le continuum de la douleur. Il refuse de dormir. Il refuse de supporter l’insupportable. Vivant, il s’adresse aux vivants même quand il est trop tard.
 
Il ne s’agit pas de s’en laver les mains. Je dis et je retourne au banal. Non, l’amitié se construit, combattante ou distante du monde, elle est faite d’ivresse et de poésie. Face à l’impossibilité de ce monde-là, face à l’imposture permanente, il y a la posture rabelaisienne, le savoir et la joie. Le rire à en mourir. A plus haut sens. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 4 mars 2015).

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"Un fanal pour le vivant est le nouveau recueil de l'étonnant secrétaire général de l'Académie Mallarmé, et directeur de la revue désormais mythique, Les Hommes sans Epaules: Christophe Dauphin. J'oserais presque parler de poésie-essai, car j'y trouve des rappels de nouveaux classiques comme Ilarie Voronca, Marc Patin, Sarane Alexandrian ou André Breton, sinon d'autres que le poète analyse sans concessions mais avec la pure passion qui ne l'abandonne jamais, de quoi qu'il écrive ou parle. Un fanal pour le vivant, décanté comme le vin du Vau de Vire ou le Cognac de Camus, est plus qu'un recueil, presque un manifeste de toutes les tentatives de ce poète hors-norme et prêt à toutes les aventures des mots les plus signés, dans une oeuvre foisonnante et surtout vivante, jamais endormie, émotiviste selon lui."

Paul VAN MELLE (in Inédit Nouveau n°274, Belgique, mai/juin 2015).

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"Un fanal pour le vivant, c'est du Christophe Dauphin tout craché. Il faut lire "la ballade du salé", poème poignant et affectueux consacré à Alain Simon. Un livre où l'alcool roule grand train."

Jean-Pierre LESIEUR (in Comme en poésie n°62, juin 2015).

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"Je n’imaginais pas écrire une lettre ouverte aujourd’hui. Mais Jean-Pierre Thuillat me rappelle amicalement que je n’en ai pas écrit depuis longtemps pour la revue. Et comme je viens de consacrer une émission radio sur RCF (« Dieu écoute les poètes ») à Christophe Dauphin, j’ai pensé que je pourrais la prolonger ici, dans ce numéro 118 de "Friches".

Justement, commençons : Christophe Dauphin s’auto-proclames athée, parfois à grand renfort d’imageries surréaliste : il a écrit, par exemple, une charge violente contre et pour (« Thérèse, Cantate de l’Ange vagin », éditions Rafael de Surtis, 2006) celle que j’appelle « ma copine » : Thérèse Martin, plus connue sous le nom de sainte Thérèse de Lisieux et à laquelle j’ai, alors maire de Guyancourt, consacré une voie publique… parce qu’elle était aussi poète… Il est vrai que cette grande petite sainte est, comme Dauphin, Normande et que ce dernier porte en lui profondément ce que Léopold Sédar Senghor, dont il fut l’ami et par certains côtés le disciple, appela sa « normandité ». L’œuvre poétique de Christophe Dauphin y fait très souvent référence avec bonheur et il a même consacré une belle anthologie aux poètes en Normandie du XIe siècle à nos jours : « Riverains des falaises » (éditions clarisse, 2012).

A propos de l’anthologie, Dauphin, qui est un boulimique de la lecture et de l’écriture, a également publié « Les riverains du feu » (Le Nouvel Athanor, 2009), un ouvrage anthologique dédié aux poètes qu’il rassemble sous le vocable émotivisme ». Ce concept, qu’il développe et qu’il illustre de cinq cents pages et qui reprend des extraits de recueils de plus de deux cents poètes (!), est au cœur de sa pensée et son écriture.

Car si Christophe Dauphin s’insère dans une filiation surréaliste, ce n’est pas pour singer un mouvement disparu, mais au contraire pour en poursuivre l’esprit – dont il juge qu’il est toujours extrêmement vivant. Et il est vrai que ses poèmes brillent souvent d’un éclat surprenant grâce aux images dont il a le secret et qui laissent le lecteur pantois et admiratif devant leur inventivité et leur puissance. Dans son recueil, « Le gant perdu de l’imaginaire » (Le Nouvel Athanor, 2006), qui est un choix de poèmes écrits entre 1985 et 2006, on en trouve à toutes les pages, ainsi à la première :

« La lune a mis ses bretelles sur l’idée de beauté
Un train déraille dans la bouteille de la nuit
Il est temps de décapiter la pluie
D’égorger l’orage… »

Mais si j’ouvre ce beau recueil  à n’importe quelle autre page, je reconnais le poète prince de l’image, roi de la métaphore :

« Le sourire d’une femme est la lame de fond du regard
Debout entre trois océans »

Il faudrait aussi parler de son livre « Totems aux yeux de rasoirs » (éditions Librairie-Galerie Racine, 2010), préfacé par son ami Sarane Alexandrian, qui fut le très proche collaborateur d’André Breton et le directeur de la revue « Supérieur Inconnu », à laquelle dauphin collabora. Ou bien encore parler de ce gros ouvrage recueillant des poèmes, des notes, des aphorismes : « L’ombre que les loups emportent (Les Hommes sans Epaules éditions, 2012). Henri Rode surnomme Christophe Dauphin « l’ultime enfant du siècle et la fête promise ». C’est que, très tôt, dauphin a senti bouillonné en lui la poésie, indissociable de la révolte et de l’amour.

L’amour n’est d’ailleurs pour Dauphin pas loin de l’amitié à laquelle il sacrifie fidèlement notamment à travers la revue qu’il dirige : « Les Hommes sans Epaules », qui a d’ailleurs consacré une anthologie à ses collaborateurs de 1953 à 2013 sous le titre « Appel aux riverains » (Les Hommes sans Epaules éditions, 2013). A ce propos, il faudrait aussi évoquer son œuvre considérable de critique littéraire et de critique d’art. Dauphin a décidément une capacité de travail et de création qui, au sens propre, m’époustouflent !

Et comme il est encore jeune, bien que dans l’âge mûr, je lui souhaite de continuer ainsi avec la même vigueur et la même ferveur. Maintenant qu’il est devenu secrétaire général  de l’Académie Mallarmé, il n’en aura que plus de force pour défendre et illustrer la poésie contemporaine, et pour soutenir ses créateurs.

Fraternellement en notre diversité."

Roland NADAUS (cf. « Lettre ouverte à Christophe Dauphin », in revue Friches n°118, mai 2015).

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"Christophe Dauphin se sert du prétexte de diverses boissons alcoolisées et de différents vins pour faire appel à quelques poètes et autres célébrités (comme Joséphine Baker ou Léo Ferré) pour mieux se révolter contre l’ordre établi et ses injustices. Il renoue ainsi avec une tradition qui traverse la littérature française depuis Olivier Basselin et François Rabelais dont le « le vau de vire » du premier et l’ivresse chez le second ont été élevés au rang de métaphysique et de moyens de connaissance du réel. Et après ce parcours tant poétique qu’éthylique, Christophe Dauphin termine par ce mot qui sonne comme un coup de tocsin « Enivrez-vous ! ». Et par ce constat que la poésie n’est que la métaphore du vin (ou vice versa). Ses poèmes ont donc valeur de manifeste(s).

Ce n’est pas un hasard si le recueil s’ouvre sur une ode à l’ouzo qui se transforme rapidement en réquisitoire contre la politique européenne à l’égard de la Grèce : les technocrates unis contre la volonté d’un peuple. Technocrates et politiciens réunis par leurs trahisons ; l’exemple de la Grèce permet de dire ce qui se passe ailleurs (à propos de la crise) : « tu es belle comme les hauts-fourneaux de Florange / mastiquant de la gum Goodyear ». L’actualité du moment où j’écris ces lignes se retrouve dans ce vers « sur les chenilles des panzers de Madame Merckel ». Et ce n’est pas un hasard non plus si « Les oracles de l’ouzo » se termine par ce cri d’espoir « Rêve général ! » qui n’est pas sans rappeler ce beau titre de Pablo Neruda, « Le Chant général »…

Via le rhum, le whisky, le tequila, la bière ou, plus particuliers, le vin des côtes de Toul, le côteaux-du-layon, le chablis, le malbec, le montlouis, le champagne ou le saint-chinian (parmi d’autres) sont convoqués le surréalisme, l’anarchie, les poètes hongrois, Marc Patin, Jean Rousselot et bien d’autres. Et c’est à chaque fois l’occasion d’évocations d’événements historiques, du racisme, de la xénophobie, de la mort de l’amère Thatcher (qui nous vaut ces vers imprécatoires : « Dame de Fer, baronne de l’Enfer ! Rouille / rouille saloperie ! Que l’ordure aille aux ordures ! »), de l’assassinat du Che… Voilà qui explique l’engagement de Dauphin et qui donne sens à ces trois vers qui terminent « Poème ardéchois » (traversé par le souvenir de Jean Ferrat) : « Le jour est vide comme un verre / et le temps brûle comme une barricade / avec sa révolution licenciée par ses révolutionnaires. »

Mais Christophe Dauphin a aussi le culte de l’amitié et cultive le souvenir de ceux avec qui il a trinqué (du moins on se plaît à l’imaginer) : Guy Chambelland, Yves Martin, Jean et Alain Breton, Thérèse Plantier ou Jacques Simonomis qui sont, d’une certaine manière, à l’origine de ces vers émouvants : « Un Gewurz, un Riesling et un Singulier Grand ordinaire / c’était avant Jacques bien avant / que la tumeur ne ronge ton cri jusqu’à l’os » ou « Je suis seul et triste comme un con / avec Gabrieli et Meursault et toi… ». C’est peut-être là qu’il est le meilleur, peut-être... Le reste ne va pas sans quelques illusions : le Mexique est devenu l’arrière-cour des Yankees, la Hongrie s’est débarrassée de ses révolutionnaires d’opérette pour se donner au fascisme, les USA sont le pays de Guentanamo et toujours du racisme et du mépris pour les autres peuples… Christophe Dauphin, s’il rend hommage à des poètes comme Henri Rode, Alain Breton ou Paul Farellier, prêche pour sa paroisse (ce qui est normal) : « C’est un Lirac qui nous régalait là-bas / là où le Rhône émonde nos chants émotivistes / […] / ainsi sont les Hommes sans Épaules ainsi sont les Wah / buveurs de Lirac… » ; mais la poésie est diverse…

Que dire encore ? Qu’en cette époque où il ne faudrait boire que de l’eau, Christophe Dauphin est politiquement incorrect (ce qui est réjouissant), tant par ses préférences politiques, que par son éloge des boissons alcoolisées. Que le mot amitié revient souvent car ce recueil est celui de l’amitié qui n’est pas toujours nommée (mais alors on la devine), cette dernière coulant autour d’une table où les verres se remplissent… Que le temps est à relations intéressées… Que l’on ne prend jamais Christophe Dauphin en défaut sur la description des vins, que certains de ses poèmes comportent même des recettes (comme dans le poème intitulé « Asti »), que la fantaisie éclate dans la troisième strophe du « Vau de Vire du pauvre Lélian »  : « Est-elle brune blonde ou rousse ? Je l’ignore / mais la Belgique nous en offre plus de sept cents / […] / des îles de houblon glissent sous le vent trappiste »… Mais, il faut être sérieux avec l’objet de ses rêves, sachant que cet avertissement vaut autant pour le poète de « Un fanal pour le vivant » que pour le signataire de ces lignes…"

Lucien WASSELIN ("Chemins de lecture 2015" in revue-texture.fr, août 2015).

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"Ça bouge, ça danse, ça remue à profusion ! Il y a tant de matière à danser dans ce livre, il y a tant d’embryons, d’explosions, de longues et belles vies en chorégraphie que les lignes semblent la figure intrépide, les battements géants, les membres, la psyché multiprises d’un seul corps !

Lève-toi et danse ! Dévêts-toi de tes vêtements, de tes douleurs et désillusions, de ta mort, exalte la vie, le corps en transe, la primauté et l’infinitude du mouvement, comme David vêtu d’un simple pagne dansant devant l’arche d’alliance ! On dirait donc l’agencement, le rassemblement d’un seul être, transcendant, tumultueux, communautaire, où chaque poème, à tour de rôle, se lève, s’individualise, dit son histoire, son rêve, son essence, son origine, puis retrouve sa place au sein du corps dont il est solidaire. Et un autre à son tour se dresse, et un autre, et chaque effet individuel accroît l’effet général de rythme, de cadence, d’enivrement, d’allégresse qui doit autant à la réalité qu’à la prodigalité de l’auteur qui la met en texte. Je ne suis pas sûre (il s’en faut de beaucoup) de connaître le nom de tous ces vins, mais je suis sûre que Christophe Dauphin est un irremplaçable poète et que son ivresse de vivre nous promet encore de prodigieux lendemains.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°40, octobre 2015).

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"Voilà bien longtemps que la poésie avait oublié les voies des chansons à boire. Non que les poèmes de Christophe Dauphin soient réellement à chanter, mais ils sont une véritable invite à boire. Il n'oublie certes pas toute la poésie à redécouvrir, les parfums et les couleurs avec le vocabulaire ad hoc qui déjà fait chanter les âmes. Et en bon poète qu'il est, il n'a de cese de se référer aux autres poètes, de Villon à Baudelaire, et de chanter autre chose que le vin, le whisky ou le calvados. Il remet ainsi au goût du jour les "vaux-de-vire" ou "vaudevires", célèbres au XVIe siècle.

Le vin sait couler ma naissance mon nom mon ombre - et mes angoisses - qui me suivent à la trace loup aux crocs de vigne.

En n'oubliant pas que le vin peut crier contre les misères sociales partout dans le monde et particulièrement dans nos territoires d'outre-mer: contre la vie chère kont pwofitasyon."

Bernard FOURNIER (in revue Poésie/première n°62, octobre 2015).

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Son recueil, Un fanal pour le vivant, aurait pu s’appeler Alcools. Las, Apollinaire avait pris ce titre. Car Christophe Dauphin, né en 1968 en Normandie, écrit avec toutes sortes de breuvages, cidre, whisky, bière, Gigondas… Sa poésie est forte en goût, tonitrue, éclabousse, ou s’engourdit dans quelque rêverie… « Paupières d’ardoises et cils d’écume/Dieppe fait rouler ses falaises/dans le fond de tes poches trouées/d’où s’envolent des avions en bois. » Et ce constat qui ravira tous les dignes amateurs : « Nous sommes deux pour inventer le temps/dans un verre de mercurey. » À lire sans modération. L’avantage de la poésie est que son verre ne se vide jamais.

Philippe SIMON (in Ouest France, 15/16 octobre 2016).

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"Il incombe à Adrian Miatlev d’ouvrir la marche d’Un fanal pour le vivant, le dernier livre de poèmes de Christophe Dauphin, dont le titre est tiré d’un texte du grand poète lyonnais Roger Kowalski : Un vin rigoureux dissipe la pénombre, une lueur de cuivre sur la table, un fanal pour le vivant. Sous l’aile de ces deux aînés, Christophe Dauphin donne libre cours à ses envies, à ses passions, à ses excès de toutes sortes, qu’il gère par le biais de la poésie ; une poésie qui rappelle celle du cher vieux Cendrars. On est dans le ton. On vit les choses avant de les écrire. Tiens ! En parlant de « vit », il en est fortement question dans ce livre. Allez-y voir ! Ici, on boit du vin, du bon, du meilleur : un Pomerol, par exemple ! À la santé de Luis Buñuel, de son Los Olvidados et de bien d’autres.

Mais il n’y a pas que le vin dans la vie, ni de films en version originale. Christophe Dauphin est sensible à bien d’autres choses. D’aventures syntaxiques, de paris, de jeux frivoles et/ou graves ; il amasse, il emplit ses coffres de poèmes et d’objets hétéroclites, qui s’avèrent être sous sa plume des objets poétiques, des mots qui dérangent, qui interpellent.

Dans cet ouvrage, comme dans la plupart de ceux de Dauphin, le quotidien est sublimé. Le poète veut tout. Maintenant. Tout vivre et tout voir. Tout entendre, tout respirer. On est riche d’expériences, de gestes, d’émois. Christophe est le dauphin de l’Empire du surréel. Son esprit fourmille. La poésie : il aime ; la sienne et celle des autres.

Chez lui, chaque battement de cil est un poème.

Il faut goûter les textes d’Un fanal pour le vivant, pour apprécier les saveurs de la poésie qui se crée aujourd’hui. Ajoutons, qu’Un fanal pour le vivant s’est vu décerner le premier Prix Roger-Kowalski des Lycéens en 2015."

Jean CHATARD (in Les Hommes sans Epaules n°43, 2017).

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"Il était possible de s’en tenir à l’esprit, à la lettre féconde de ce grand livre sur l’éloge de la Vigne de Christophe Dauphin « Un fanal pour le vivant », de suivre le parcours, les trajectoires innombrables de ce vin identitaire au travers des mœurs, des régions du cœur, des pays. Et notre joie, notre surprise auraient été combles. Mais ce qui m’a encore voluptueusement, béatement, captivée dans cette épopée énergique, magistralement composite de l’ivresse, c’est celle qui l’exprime, et la façon insolite, toute nouvelle dont elle l’exprime : la bouche. La bouche éminente du poète.

Ici la bouche qui dit et la bouche qui boit est érotisée à l’extrême, la bouche duelle du verbe et de l’ingestion, s’étire, se meut, se transcende sans retour, se compose en un mode majeur et, dans une tension de suprême dilatement, s’unifie, jusqu’à faire du poème un concept organique quand le lieu du vin et le lieu du texte convergent. « La poésie crée la soif du poème et du corps -que mord le mot soleil -une femme se cambre comme un pont sur l’été - et la bouteille libère son fleuve »

La bouche maîtresse du poème de Christophe Dauphin est une bouche qui nous donne à baiser ses lettres mêlées au goût des vins et de leurs origines, mais aussi, écartelée de tous les appels du réel, une bouche qui s’ouvre toute, qui a sa demeure dans l’engagement, le serment et l’honneur, fondant sa mystique de dons concrets et d’échanges substantiels. Car cette bouche, ces lèvres dilatées ont ceci de particulier qu’elles sont à la fois forme et action. Beauté formelle qui se réalise dans l’espace, y trouve son règne plastique, et percées dans les mouvements du temps, les circonstances, les traumatismes historiques. « Tyrannie dans la maison que tu habites - et dans la clé qui la ferme - dans le sommeil et les saisons au visage inutile - dans l’enfant qui boit un fil de lait - dans la femme et le travail que tu as perdus - dans le flocon qui fait fondre les oiseaux - dans le poème que tu écris ou n’écris pas - dans le soleil qui donne froid dans le dos - dans la couleur de tes yeux et celle de ta peau - il y a tyrannie »

Cette bouche généreuse, qui semble sans fin s’ouvrir primitivement sur l’univers, comme rejouant son surgissement d’un moment fatidique, originel, prend tout, combine tout, transmute tout, incorpore les substances scripturaires à la flaveur des vins et de la salive : l’être, l’écrit, le dire, le cep, la vigne, les hommes, les poètes, les bourreaux, les victimes, soi-même, la mort, le désir. Portée dans son discours vivant aussi, témérairement, la mort insupportable de l’ami !  Je me suis demandé s’il y avait concoction, préméditation ? alchimiques à cette allégeance totale aux forces efficientes du langage, ce fracas d’armes verbales d’une efficace et d’un sensualisme envoûtants.

Mais non, chez Christophe Dauphin, tout vient d’un coup, à chaque instant. C’est son panache, sa joute ascendante ! Le meilleur ni le pire n’épuiseront jamais les atouts de sa langue. Sa bouche, ses fonctions linguale et linguistique sont des liqueurs laudatives. « La joie est dans toute chose, mais toute chose a besoin d’une autre chose, pour faire jaillir sa joie. La joie c’est ce visage, cette vigne et ces mains énormes de soleil, ces yeux où les regards tournent comme des insectes dans les trous d’un arbre, ces tempes, ces joues creusées par l’orage, ce corps de femme qui attend l’amour et dont le fleuve est un bras jeté en travers d’un pont, alors que l’autre tient haut dans l’air le bouquet des comètes, qui voyagent comme les tannins traversent l’aurore boréale, pour atteindre Braila, que le fleuve rejette comme un vieux marin triste contre l’épaule des Carpates ; »

Et le vin, mémoire intime, mémoire commune, mémoire historique (toutes consanguines), prendra toujours le pas sur l’ensevelissement, la finitude de l’autre mémoire, triomphe et grâces indemnes du souvenir ! Cependant, la lecture de « Un fanal pour le vivant », n’est pas une lecture paisible. De part en part de la texture poétique, l’extraordinaire émerge et déchire la trame, offrandes de mots, d’images, d’associations violentes et rares qui ont coupé leurs nœuds et leurs liens avec le terrestre, le sensé, le raisonnable. La bouche fait des voltes, entre dans les voies sarmenteuses du secret, du jamais énoncé, connait l’union sensuelle avec d’autres langages de sang, de vin, de pierre, d’eau et de feu. « Le Tequila se boit la tête dans un mur - qui déchire les veines coupe les voix - arrache les tripes des mots et divise - jusqu’à la mer éventrée qui rouille dans ses vagues - à Tijuana les projecteurs sont braqués sur la mort - par le yankee qui sonne la charge de 7e de cavalerie »

Ce qui me transforme au fur et à mesure de ma lecture, c’est le polymorphisme d’un authentique courage (et pas seulement un courage poétique), une puissance, une jouissance insurgées de vivre qui affrontent les phases les plus sordides et les plus sublimes de la réalité. Voici sa révolte, l’enrôlement du cœur qui exulte : « Margaret n’a plus une seule arête - et le genre humain se donne la main - pour sabrer cette cuvée Amour blanc de blanc - pour savourer son trépas - des notes florales de tilleul et de chèvrefeuille - qui crachent sur sa mémoire et son sang pourri - Battler Britton et Lord Byron crient : champagne ! » Et parce que l’ouvrage ne saurait, par essence, en rester sur une fin, ceci encore, volubilement amoureux, qui me fait tant sourire : « Qu’est-ce qu’on boit maintenant Alain Thibault - un Gasnier ou un Angeliaume ? -Une Vieille vigne 100% Cabernet Franc - une Vielle vigne de Cravant-les-Coteaux  - pardi ! »

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°45, 2018).

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"Ces poèmes parcourent l'Europe pour célébrer le vin et la vigne, la richesse des terroirs et l'ivresse qui exalte les passions. "

Electre, Livres Hebdo, 2015.

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« Ce Vésuve qui marche en moi la nuit »

Christophe Dauphin

 

         On n'en finit/finirait pas de relever les bonheurs d'expression, les trouvailles, l'oeil surréaliste et inventif de l'auteur, à la lecture de ce Fanal pour le vivant, dont le sous-titre Poèmes décantés diffuse déjà un peu des effluves, des arômes corsés qui attendent le lecteur dès les premiers poèmes. La densité du livre ne se volatilise pas dans l'écoulement des pages. Il faut, consciemment, ou pas, se préparer à tendre souvent son verre. La soif du poète est communicative. Qui s'en plaindrait ?

         Livre ouvert, c'est souvent gargantuesque, ça porte une adresse verlainiene pour le pauvre Lélian, ça flatte ailleurs la chanterelle ou le bandonéon, ça trinque avec Jehan Rictus, ça enchante le gosier, tombe la veste/le cuir. Et souvent ça fait un bras d'honneur à la mort. Comme les toasts au champagne à la nouvelle du décès de Margareth Thatcher[1], dont la politique et le soutien affiché à un certain général chilien ont laissé leur traces dans les mémoires. La sentence pour celle qui n'aura su que se révéler indifférente, méprisante à ceux d'en bas, se mue, à juste titre, en hymne à la joie... et au champagne !

         Difficile de résister à l'élan de vie du bon buveur qu'est Christophe Dauphin, à l'enthousiasme de cet échanson, qui tient du maître de chais et qui le prouve à l'envie.

Mes dithyrambes de l'alambic/mes poèmes décantés des iles tanniques» C'est lui qui parle....Et qui ajoute La poésie crée la soif du poème et du corps/que mord le mot soleil/une femme se cambre comme un pont sur l'été/et la bouteille libère son fleuve. Ailleurs ce titre Il faut être ivre pour être vivant. Rappelons en passant que le personnage est un gilet jaune affirmé et qu'on a pu le voir, en bonne logique et bonne compagnie, sur les rond-points !

         Impossible non plus de ne pas lui tenir compagnie quand s'allonge l'insoutenable liste des amis passagers des voyages sans retour, avec lesquels les liens ne pouvaient être que fraternels et/ou teintés de respect. Parmi leurs noms qui s'allument dans le texte, figurent Albert Ayguesparse, Guy Chambelland, Jean Breton, Jean Rousselot, Illyes et Gara, Sarane Alexandrian, Jacques et Yvette Simonomis, (Jacques auquel le recours à l'argot fait penser) Marc Patin, Yves Martin, Alain Thibaut, Ilarie Voronca, Jean Sénac, Mouloud Feraoun, Jacques Taurand, etc, etc … Les poèmes alors sont chargés d'une tendresse réelle. Dauphin est un authentique adepte de la fraternité humaine, dont le pendant peut se révéler être une férocité justifiée, défensive. [2]  

         Le personnage  n'est pas épargné non plus par les plongées en abîme Ce vin c'est une cure de sommeil sur la rampe du coma/c'est le cru de l'oubli/ de l'homme qui boit/de l'homme que personne ne voit/qui apaise sa douleur dans la soif. Ou ailleurs Une corde est accrochée à une poutre//Les wagons  s'enfoncent dans la  nuit-Krisztina/et dans chaque compartiment/on dort dans le  verrou de la mort.

Sans oublier Ici rien ne chante/que les fonderies dans l'oracle du fer/et des oiseaux en fusion s'envolent/comme des cloches qui sonnent le glas.

         Christophe Dauphin, il tient la barre en bon Viking est un voyageur qui n'aura pas seulement voyagé autour de sa chambre, un voyageur qui salue, ce n'est pas contradictoire, Joë Bousquet, grand paralysé de guerre. Il a écrit (et bu, comment non ?) en Amérique Latine, (Chili, Mexique notamment) Lèche ta peau entre le pouce et l'index/le mot et la vie et bois le Tequila/qui nage dans l'agave et brille d'azur dans nos gouffres/au bord de l'aile et de l'abîme...Il a séjourné aux Etats-Unis C'est un whisky [3]que le blues distille/dans la nuit du lézard qui déboutonne le désert/sous les paupières ensevelies du sommeil. Son poème garde vivant le sang de son passage dans plusieurs pays d'Europe (et pas seulement le sang de la vigne). Et il ne maque pas d'appétit pour les dépaysements, les changements d'horizons qui fertilisent l'écriture, tordent le cou aux habitudes.

         Ce fanal pour le vivant illumine les ivresses, adoucit les angoisses. Comment ne pas être tenté de remettre une tournée porteuse d'autant d'arômes ?

Gérard Cléry (in revue Concerto pour marées et silence n°16, 2023).


[1]    Requiem pour une dame de fer, page 60

[2]    Soleil d'Agave, page 20

[3]    Le blues de la nuit californienne, page 34

Gérard CLERY (in revue Concerto pour marées est silence, 2023).



Lectures

« Chez Christophe Dauphin, il y a une flamme inhabituelle de nos jours, qui contient une passion, dans son poème « Les oracles de l'ouzo », pour la Grèce, que l’on appelle : expression spontanée des sentiments. Nous n'avons rien entendu de pareil depuis Apollinaire et Jarry.

Christophe Dauphin est un poète qui glorifie la « bouteille » comme la met en valeur Rabelais à la fin de son Cinquième livre :« La dive bouteille vous y envoye, soyez vous memes interpretes de votre entreprinse. »

Sur un ton exalté se présente une nouvelle perspective pour la Grèce déchirée par les coups féroces des élites économiques européennes. Christophe Dauphin nous tend la main comme le firent Victor Hugo, Eugène Delacroix et bien d'autres philhellènes français, vers la Grèce révolté.

Ce poème, « Les oracles de l'ouzo », est dédié à la Grèce de nouveau assujettie aux liens inextricables du cynisme économique. »  

Nanos VALAORITIS (in revue Eneken, Thessalonique, Grèce, août 2017).

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" Ce « fanal », ensemble de poèmes très écrits, est bien l’éloge de ce que le vin, son entourage peuvent donner de plus beau. Le livre offre au lecteur, bien vivant, de très longs poèmes, chaque fois ancrés humainement et géographiquement. Ainsi, les nombreux dédicataires des textes ont un lien privilégié avec le poète voyageur, amateur de crus, qui, avec lyrisme et ferveur, à l’aide de métaphores parfois solennelles à l’adresse des lieux et des gens, au fil des rencontres dont il tire parti, sème de belles descriptions à l’usage des amateurs des régions de France et d’ailleurs, de leurs vins, et ce, par une traversée des vignobles, des divers cépages (« Cahors/ des tanins longs et concentrés ») et de l’histoire. Un peu comme l’eussent fait autrefois Cendrars et Thiry ou Goffin, pour insérer le banal, l’anecdote, le moderne, l’usage nouveau dans le poème. Ici, « la poésie roule plein gaz sur l’autoroute ».

Oui, il faut vivre et se donner le goût d’apprécier « la langue » qui « se nourrit de ce qu’elle absorbe », de  moderne, passé, anecdotique etc.

L’exotisme, ainsi, n’est pas absent : « Le téquila se boit dans une ville-monde / au manteau de bidonvilles/ dont les trottoirs se recouvrent de paupières »

Rien de paradoxal pourtant à voir, dans cette célébration de la vie et de la vigne, quelques « tombeaux » à l’adresse des poètes, d’anonymes.

Célébration mais avant tout du vin, que Dauphin décline selon des variations en « cette Côte-Rôtie de belle terre et de pluie » ou en « c’est le pays de Saint-Chinian/ des fruits noirs et des parfums de garrigue/ qui fusent sur les réglisses comme tram sur la mer ».

Mais avant tout, dire, la mer, le soleil sur Londres, l’amitié des gens, des lieux, de tous les proches (A. Breton).

« Un fanal », c’est de la poésie qui a de la chair, de l’étoffe, de la matière. Quelque chose de grenu : on sent le poète plus versé pour décrire le monde qu’à densifier ses élans. Ses poèmes, donc, prennent le temps, s’arrogent la féconde langue des métaphores et la pâte heureuse des beaux termes poétiques.

Le lecteur sans cesse est sollicité : les invites, les apostrophes, les conseils sont nombreux (« Buvons ce vin aux tanins frais/ pas de trêve pour la soif »).

Comme dans plusieurs recueils antérieurs, Dauphin use des mots-métaphores avec trait d’union, tels que « épée-rasoir »…

Nourri de culture, de références littéraires et autres (terroir, tradition), le livre sait aller du côté du « pays de Joë Bousquet », l’ermite contraint de Carcassonne, dont le « vin » cathare « a la robe intense.

Tout le livre propose de belles trouvailles de rythme  (ce que facilitent les anaphores et la longueur de nombre de poèmes) et des blasons :

Dans « Vau de vire des falaises », par exemple :

 « Paupières d’ardoise et d’écume
  Dieppe fait rouler ses falaises
  Dans le fond de tes poches trouées »

Un très long texte, trois pages, au titre « Poète assis au bord du Danube », déroule thèmes de soi et hommage aux autres poètes, tel cet Attila Josef, dont la « nuque » fut traversée de balles.

Aussi, le livre est-il fécond pour faire sentir la fraternité et le vin s’offrir en partage.

« Ce vin dont le ciel est l’enclume » m’a fait tout de suite penser (effet intertextuel ou de connivence) à Bousquet et son « le fruit dont l’ombre est la saveur ».

Les bonheurs d’écrire abondent : « Lausanne s’enivre de chasselas/ et de solitude ».

Je suis sûr que Pirotte eût aimé ce catalogue de vers(verres) / à boire.

Bon vin, Dauphin, dirai-je tout simplement. "

Philippe LEUCKX (cf. "Critiques" in www.recoursaupoeme.fr, décembre 2016).

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«  Un fanal pour le vivant, poèmes décantés de Christophe Dauphin, Editions Les Hommes sans Epaules. Christophe Dauphin est une personnalité majeure du monde de la poésie. Essayiste, critique, éditeur, directeur de revue, il est avant tout un véritable poète c’est-à-dire un homme total. Le poète est celui qui porte sur le monde ce regard intransigeant qui fouille les entrailles de l’émotion comme du songe.

La poésie décantée de Christophe Dauphin est engagée. Elle s’engage et engage le lecteur très profondément dans les replis sombres ou lumineux de la psyché. C’est une poésie de la révolte. Le passant ordinaire devient corsaire de la liberté pour voguer sur une intimité ensanglantée. C’est le vent des mots qui sauve du vulgaire. Beaucoup de ces poèmes sont des cris.

Voici une poésie éveillante faite d’abordages et d’attaques intempestives. Des vivres pour ravitailler les habitants de l’Île des poètes, l’une des Îles des immortels bannis.
 
Christophe Dauphin, d’un continent à l’autre, voyageur des corps et des âmes déchirés, explore le continuum de la douleur. Il refuse de dormir. Il refuse de supporter l’insupportable. Vivant, il s’adresse aux vivants même quand il est trop tard.
 
Il ne s’agit pas de s’en laver les mains. Je dis et je retourne au banal. Non, l’amitié se construit, combattante ou distante du monde, elle est faite d’ivresse et de poésie. Face à l’impossibilité de ce monde-là, face à l’imposture permanente, il y a la posture rabelaisienne, le savoir et la joie. Le rire à en mourir. A plus haut sens. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 4 mars 2015).

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"Un fanal pour le vivant est le nouveau recueil de l'étonnant secrétaire général de l'Académie Mallarmé, et directeur de la revue désormais mythique, Les Hommes sans Epaules: Christophe Dauphin. J'oserais presque parler de poésie-essai, car j'y trouve des rappels de nouveaux classiques comme Ilarie Voronca, Marc Patin, Sarane Alexandrian ou André Breton, sinon d'autres que le poète analyse sans concessions mais avec la pure passion qui ne l'abandonne jamais, de quoi qu'il écrive ou parle. Un fanal pour le vivant, décanté comme le vin du Vau de Vire ou le Cognac de Camus, est plus qu'un recueil, presque un manifeste de toutes les tentatives de ce poète hors-norme et prêt à toutes les aventures des mots les plus signés, dans une oeuvre foisonnante et surtout vivante, jamais endormie, émotiviste selon lui."

Paul VAN MELLE (in Inédit Nouveau n°274, Belgique, mai/juin 2015).

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"Un fanal pour le vivant, c'est du Christophe Dauphin tout craché. Il faut lire "la ballade du salé", poème poignant et affectueux consacré à Alain Simon. Un livre où l'alcool roule grand train."

Jean-Pierre LESIEUR (in Comme en poésie n°62, juin 2015).

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"Je n’imaginais pas écrire une lettre ouverte aujourd’hui. Mais Jean-Pierre Thuillat me rappelle amicalement que je n’en ai pas écrit depuis longtemps pour la revue. Et comme je viens de consacrer une émission radio sur RCF (« Dieu écoute les poètes ») à Christophe Dauphin, j’ai pensé que je pourrais la prolonger ici, dans ce numéro 118 de "Friches".

Justement, commençons : Christophe Dauphin s’auto-proclames athée, parfois à grand renfort d’imageries surréaliste : il a écrit, par exemple, une charge violente contre et pour (« Thérèse, Cantate de l’Ange vagin », éditions Rafael de Surtis, 2006) celle que j’appelle « ma copine » : Thérèse Martin, plus connue sous le nom de sainte Thérèse de Lisieux et à laquelle j’ai, alors maire de Guyancourt, consacré une voie publique… parce qu’elle était aussi poète… Il est vrai que cette grande petite sainte est, comme Dauphin, Normande et que ce dernier porte en lui profondément ce que Léopold Sédar Senghor, dont il fut l’ami et par certains côtés le disciple, appela sa « normandité ». L’œuvre poétique de Christophe Dauphin y fait très souvent référence avec bonheur et il a même consacré une belle anthologie aux poètes en Normandie du XIe siècle à nos jours : « Riverains des falaises » (éditions clarisse, 2012).

A propos de l’anthologie, Dauphin, qui est un boulimique de la lecture et de l’écriture, a également publié « Les riverains du feu » (Le Nouvel Athanor, 2009), un ouvrage anthologique dédié aux poètes qu’il rassemble sous le vocable émotivisme ». Ce concept, qu’il développe et qu’il illustre de cinq cents pages et qui reprend des extraits de recueils de plus de deux cents poètes (!), est au cœur de sa pensée et son écriture.

Car si Christophe Dauphin s’insère dans une filiation surréaliste, ce n’est pas pour singer un mouvement disparu, mais au contraire pour en poursuivre l’esprit – dont il juge qu’il est toujours extrêmement vivant. Et il est vrai que ses poèmes brillent souvent d’un éclat surprenant grâce aux images dont il a le secret et qui laissent le lecteur pantois et admiratif devant leur inventivité et leur puissance. Dans son recueil, « Le gant perdu de l’imaginaire » (Le Nouvel Athanor, 2006), qui est un choix de poèmes écrits entre 1985 et 2006, on en trouve à toutes les pages, ainsi à la première :

« La lune a mis ses bretelles sur l’idée de beauté
Un train déraille dans la bouteille de la nuit
Il est temps de décapiter la pluie
D’égorger l’orage… »

Mais si j’ouvre ce beau recueil  à n’importe quelle autre page, je reconnais le poète prince de l’image, roi de la métaphore :

« Le sourire d’une femme est la lame de fond du regard
Debout entre trois océans »

Il faudrait aussi parler de son livre « Totems aux yeux de rasoirs » (éditions Librairie-Galerie Racine, 2010), préfacé par son ami Sarane Alexandrian, qui fut le très proche collaborateur d’André Breton et le directeur de la revue « Supérieur Inconnu », à laquelle dauphin collabora. Ou bien encore parler de ce gros ouvrage recueillant des poèmes, des notes, des aphorismes : « L’ombre que les loups emportent (Les Hommes sans Epaules éditions, 2012). Henri Rode surnomme Christophe Dauphin « l’ultime enfant du siècle et la fête promise ». C’est que, très tôt, dauphin a senti bouillonné en lui la poésie, indissociable de la révolte et de l’amour.

L’amour n’est d’ailleurs pour Dauphin pas loin de l’amitié à laquelle il sacrifie fidèlement notamment à travers la revue qu’il dirige : « Les Hommes sans Epaules », qui a d’ailleurs consacré une anthologie à ses collaborateurs de 1953 à 2013 sous le titre « Appel aux riverains » (Les Hommes sans Epaules éditions, 2013). A ce propos, il faudrait aussi évoquer son œuvre considérable de critique littéraire et de critique d’art. Dauphin a décidément une capacité de travail et de création qui, au sens propre, m’époustouflent !

Et comme il est encore jeune, bien que dans l’âge mûr, je lui souhaite de continuer ainsi avec la même vigueur et la même ferveur. Maintenant qu’il est devenu secrétaire général  de l’Académie Mallarmé, il n’en aura que plus de force pour défendre et illustrer la poésie contemporaine, et pour soutenir ses créateurs.

Fraternellement en notre diversité."

Roland NADAUS (cf. « Lettre ouverte à Christophe Dauphin », in revue Friches n°118, mai 2015).

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"Christophe Dauphin se sert du prétexte de diverses boissons alcoolisées et de différents vins pour faire appel à quelques poètes et autres célébrités (comme Joséphine Baker ou Léo Ferré) pour mieux se révolter contre l’ordre établi et ses injustices. Il renoue ainsi avec une tradition qui traverse la littérature française depuis Olivier Basselin et François Rabelais dont le « le vau de vire » du premier et l’ivresse chez le second ont été élevés au rang de métaphysique et de moyens de connaissance du réel. Et après ce parcours tant poétique qu’éthylique, Christophe Dauphin termine par ce mot qui sonne comme un coup de tocsin « Enivrez-vous ! ». Et par ce constat que la poésie n’est que la métaphore du vin (ou vice versa). Ses poèmes ont donc valeur de manifeste(s).

Ce n’est pas un hasard si le recueil s’ouvre sur une ode à l’ouzo qui se transforme rapidement en réquisitoire contre la politique européenne à l’égard de la Grèce : les technocrates unis contre la volonté d’un peuple. Technocrates et politiciens réunis par leurs trahisons ; l’exemple de la Grèce permet de dire ce qui se passe ailleurs (à propos de la crise) : « tu es belle comme les hauts-fourneaux de Florange / mastiquant de la gum Goodyear ». L’actualité du moment où j’écris ces lignes se retrouve dans ce vers « sur les chenilles des panzers de Madame Merckel ». Et ce n’est pas un hasard non plus si « Les oracles de l’ouzo » se termine par ce cri d’espoir « Rêve général ! » qui n’est pas sans rappeler ce beau titre de Pablo Neruda, « Le Chant général »…

Via le rhum, le whisky, le tequila, la bière ou, plus particuliers, le vin des côtes de Toul, le côteaux-du-layon, le chablis, le malbec, le montlouis, le champagne ou le saint-chinian (parmi d’autres) sont convoqués le surréalisme, l’anarchie, les poètes hongrois, Marc Patin, Jean Rousselot et bien d’autres. Et c’est à chaque fois l’occasion d’évocations d’événements historiques, du racisme, de la xénophobie, de la mort de l’amère Thatcher (qui nous vaut ces vers imprécatoires : « Dame de Fer, baronne de l’Enfer ! Rouille / rouille saloperie ! Que l’ordure aille aux ordures ! »), de l’assassinat du Che… Voilà qui explique l’engagement de Dauphin et qui donne sens à ces trois vers qui terminent « Poème ardéchois » (traversé par le souvenir de Jean Ferrat) : « Le jour est vide comme un verre / et le temps brûle comme une barricade / avec sa révolution licenciée par ses révolutionnaires. »

Mais Christophe Dauphin a aussi le culte de l’amitié et cultive le souvenir de ceux avec qui il a trinqué (du moins on se plaît à l’imaginer) : Guy Chambelland, Yves Martin, Jean et Alain Breton, Thérèse Plantier ou Jacques Simonomis qui sont, d’une certaine manière, à l’origine de ces vers émouvants : « Un Gewurz, un Riesling et un Singulier Grand ordinaire / c’était avant Jacques bien avant / que la tumeur ne ronge ton cri jusqu’à l’os » ou « Je suis seul et triste comme un con / avec Gabrieli et Meursault et toi… ». C’est peut-être là qu’il est le meilleur, peut-être... Le reste ne va pas sans quelques illusions : le Mexique est devenu l’arrière-cour des Yankees, la Hongrie s’est débarrassée de ses révolutionnaires d’opérette pour se donner au fascisme, les USA sont le pays de Guentanamo et toujours du racisme et du mépris pour les autres peuples… Christophe Dauphin, s’il rend hommage à des poètes comme Henri Rode, Alain Breton ou Paul Farellier, prêche pour sa paroisse (ce qui est normal) : « C’est un Lirac qui nous régalait là-bas / là où le Rhône émonde nos chants émotivistes / […] / ainsi sont les Hommes sans Épaules ainsi sont les Wah / buveurs de Lirac… » ; mais la poésie est diverse…

Que dire encore ? Qu’en cette époque où il ne faudrait boire que de l’eau, Christophe Dauphin est politiquement incorrect (ce qui est réjouissant), tant par ses préférences politiques, que par son éloge des boissons alcoolisées. Que le mot amitié revient souvent car ce recueil est celui de l’amitié qui n’est pas toujours nommée (mais alors on la devine), cette dernière coulant autour d’une table où les verres se remplissent… Que le temps est à relations intéressées… Que l’on ne prend jamais Christophe Dauphin en défaut sur la description des vins, que certains de ses poèmes comportent même des recettes (comme dans le poème intitulé « Asti »), que la fantaisie éclate dans la troisième strophe du « Vau de Vire du pauvre Lélian »  : « Est-elle brune blonde ou rousse ? Je l’ignore / mais la Belgique nous en offre plus de sept cents / […] / des îles de houblon glissent sous le vent trappiste »… Mais, il faut être sérieux avec l’objet de ses rêves, sachant que cet avertissement vaut autant pour le poète de « Un fanal pour le vivant » que pour le signataire de ces lignes…"

Lucien WASSELIN ("Chemins de lecture 2015" in revue-texture.fr, août 2015).

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"Ça bouge, ça danse, ça remue à profusion ! Il y a tant de matière à danser dans ce livre, il y a tant d’embryons, d’explosions, de longues et belles vies en chorégraphie que les lignes semblent la figure intrépide, les battements géants, les membres, la psyché multiprises d’un seul corps !

Lève-toi et danse ! Dévêts-toi de tes vêtements, de tes douleurs et désillusions, de ta mort, exalte la vie, le corps en transe, la primauté et l’infinitude du mouvement, comme David vêtu d’un simple pagne dansant devant l’arche d’alliance ! On dirait donc l’agencement, le rassemblement d’un seul être, transcendant, tumultueux, communautaire, où chaque poème, à tour de rôle, se lève, s’individualise, dit son histoire, son rêve, son essence, son origine, puis retrouve sa place au sein du corps dont il est solidaire. Et un autre à son tour se dresse, et un autre, et chaque effet individuel accroît l’effet général de rythme, de cadence, d’enivrement, d’allégresse qui doit autant à la réalité qu’à la prodigalité de l’auteur qui la met en texte. Je ne suis pas sûre (il s’en faut de beaucoup) de connaître le nom de tous ces vins, mais je suis sûre que Christophe Dauphin est un irremplaçable poète et que son ivresse de vivre nous promet encore de prodigieux lendemains.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°40, octobre 2015).

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"Voilà bien longtemps que la poésie avait oublié les voies des chansons à boire. Non que les poèmes de Christophe Dauphin soient réellement à chanter, mais ils sont une véritable invite à boire. Il n'oublie certes pas toute la poésie à redécouvrir, les parfums et les couleurs avec le vocabulaire ad hoc qui déjà fait chanter les âmes. Et en bon poète qu'il est, il n'a de cese de se référer aux autres poètes, de Villon à Baudelaire, et de chanter autre chose que le vin, le whisky ou le calvados. Il remet ainsi au goût du jour les "vaux-de-vire" ou "vaudevires", célèbres au XVIe siècle.

Le vin sait couler ma naissance mon nom mon ombre - et mes angoisses - qui me suivent à la trace loup aux crocs de vigne.

En n'oubliant pas que le vin peut crier contre les misères sociales partout dans le monde et particulièrement dans nos territoires d'outre-mer: contre la vie chère kont pwofitasyon."

Bernard FOURNIER (in revue Poésie/première n°62, octobre 2015).

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Son recueil, Un fanal pour le vivant, aurait pu s’appeler Alcools. Las, Apollinaire avait pris ce titre. Car Christophe Dauphin, né en 1968 en Normandie, écrit avec toutes sortes de breuvages, cidre, whisky, bière, Gigondas… Sa poésie est forte en goût, tonitrue, éclabousse, ou s’engourdit dans quelque rêverie… « Paupières d’ardoises et cils d’écume/Dieppe fait rouler ses falaises/dans le fond de tes poches trouées/d’où s’envolent des avions en bois. » Et ce constat qui ravira tous les dignes amateurs : « Nous sommes deux pour inventer le temps/dans un verre de mercurey. » À lire sans modération. L’avantage de la poésie est que son verre ne se vide jamais.

Philippe SIMON (in Ouest France, 15/16 octobre 2016).

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"Il incombe à Adrian Miatlev d’ouvrir la marche d’Un fanal pour le vivant, le dernier livre de poèmes de Christophe Dauphin, dont le titre est tiré d’un texte du grand poète lyonnais Roger Kowalski : Un vin rigoureux dissipe la pénombre, une lueur de cuivre sur la table, un fanal pour le vivant. Sous l’aile de ces deux aînés, Christophe Dauphin donne libre cours à ses envies, à ses passions, à ses excès de toutes sortes, qu’il gère par le biais de la poésie ; une poésie qui rappelle celle du cher vieux Cendrars. On est dans le ton. On vit les choses avant de les écrire. Tiens ! En parlant de « vit », il en est fortement question dans ce livre. Allez-y voir ! Ici, on boit du vin, du bon, du meilleur : un Pomerol, par exemple ! À la santé de Luis Buñuel, de son Los Olvidados et de bien d’autres.

Mais il n’y a pas que le vin dans la vie, ni de films en version originale. Christophe Dauphin est sensible à bien d’autres choses. D’aventures syntaxiques, de paris, de jeux frivoles et/ou graves ; il amasse, il emplit ses coffres de poèmes et d’objets hétéroclites, qui s’avèrent être sous sa plume des objets poétiques, des mots qui dérangent, qui interpellent.

Dans cet ouvrage, comme dans la plupart de ceux de Dauphin, le quotidien est sublimé. Le poète veut tout. Maintenant. Tout vivre et tout voir. Tout entendre, tout respirer. On est riche d’expériences, de gestes, d’émois. Christophe est le dauphin de l’Empire du surréel. Son esprit fourmille. La poésie : il aime ; la sienne et celle des autres.

Chez lui, chaque battement de cil est un poème.

Il faut goûter les textes d’Un fanal pour le vivant, pour apprécier les saveurs de la poésie qui se crée aujourd’hui. Ajoutons, qu’Un fanal pour le vivant s’est vu décerner le premier Prix Roger-Kowalski des Lycéens en 2015."

Jean CHATARD (in Les Hommes sans Epaules n°43, 2017).

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"Il était possible de s’en tenir à l’esprit, à la lettre féconde de ce grand livre sur l’éloge de la Vigne de Christophe Dauphin « Un fanal pour le vivant », de suivre le parcours, les trajectoires innombrables de ce vin identitaire au travers des mœurs, des régions du cœur, des pays. Et notre joie, notre surprise auraient été combles. Mais ce qui m’a encore voluptueusement, béatement, captivée dans cette épopée énergique, magistralement composite de l’ivresse, c’est celle qui l’exprime, et la façon insolite, toute nouvelle dont elle l’exprime : la bouche. La bouche éminente du poète.

Ici la bouche qui dit et la bouche qui boit est érotisée à l’extrême, la bouche duelle du verbe et de l’ingestion, s’étire, se meut, se transcende sans retour, se compose en un mode majeur et, dans une tension de suprême dilatement, s’unifie, jusqu’à faire du poème un concept organique quand le lieu du vin et le lieu du texte convergent. « La poésie crée la soif du poème et du corps -que mord le mot soleil -une femme se cambre comme un pont sur l’été - et la bouteille libère son fleuve »

La bouche maîtresse du poème de Christophe Dauphin est une bouche qui nous donne à baiser ses lettres mêlées au goût des vins et de leurs origines, mais aussi, écartelée de tous les appels du réel, une bouche qui s’ouvre toute, qui a sa demeure dans l’engagement, le serment et l’honneur, fondant sa mystique de dons concrets et d’échanges substantiels. Car cette bouche, ces lèvres dilatées ont ceci de particulier qu’elles sont à la fois forme et action. Beauté formelle qui se réalise dans l’espace, y trouve son règne plastique, et percées dans les mouvements du temps, les circonstances, les traumatismes historiques. « Tyrannie dans la maison que tu habites - et dans la clé qui la ferme - dans le sommeil et les saisons au visage inutile - dans l’enfant qui boit un fil de lait - dans la femme et le travail que tu as perdus - dans le flocon qui fait fondre les oiseaux - dans le poème que tu écris ou n’écris pas - dans le soleil qui donne froid dans le dos - dans la couleur de tes yeux et celle de ta peau - il y a tyrannie »

Cette bouche généreuse, qui semble sans fin s’ouvrir primitivement sur l’univers, comme rejouant son surgissement d’un moment fatidique, originel, prend tout, combine tout, transmute tout, incorpore les substances scripturaires à la flaveur des vins et de la salive : l’être, l’écrit, le dire, le cep, la vigne, les hommes, les poètes, les bourreaux, les victimes, soi-même, la mort, le désir. Portée dans son discours vivant aussi, témérairement, la mort insupportable de l’ami !  Je me suis demandé s’il y avait concoction, préméditation ? alchimiques à cette allégeance totale aux forces efficientes du langage, ce fracas d’armes verbales d’une efficace et d’un sensualisme envoûtants.

Mais non, chez Christophe Dauphin, tout vient d’un coup, à chaque instant. C’est son panache, sa joute ascendante ! Le meilleur ni le pire n’épuiseront jamais les atouts de sa langue. Sa bouche, ses fonctions linguale et linguistique sont des liqueurs laudatives. « La joie est dans toute chose, mais toute chose a besoin d’une autre chose, pour faire jaillir sa joie. La joie c’est ce visage, cette vigne et ces mains énormes de soleil, ces yeux où les regards tournent comme des insectes dans les trous d’un arbre, ces tempes, ces joues creusées par l’orage, ce corps de femme qui attend l’amour et dont le fleuve est un bras jeté en travers d’un pont, alors que l’autre tient haut dans l’air le bouquet des comètes, qui voyagent comme les tannins traversent l’aurore boréale, pour atteindre Braila, que le fleuve rejette comme un vieux marin triste contre l’épaule des Carpates ; »

Et le vin, mémoire intime, mémoire commune, mémoire historique (toutes consanguines), prendra toujours le pas sur l’ensevelissement, la finitude de l’autre mémoire, triomphe et grâces indemnes du souvenir ! Cependant, la lecture de « Un fanal pour le vivant », n’est pas une lecture paisible. De part en part de la texture poétique, l’extraordinaire émerge et déchire la trame, offrandes de mots, d’images, d’associations violentes et rares qui ont coupé leurs nœuds et leurs liens avec le terrestre, le sensé, le raisonnable. La bouche fait des voltes, entre dans les voies sarmenteuses du secret, du jamais énoncé, connait l’union sensuelle avec d’autres langages de sang, de vin, de pierre, d’eau et de feu. « Le Tequila se boit la tête dans un mur - qui déchire les veines coupe les voix - arrache les tripes des mots et divise - jusqu’à la mer éventrée qui rouille dans ses vagues - à Tijuana les projecteurs sont braqués sur la mort - par le yankee qui sonne la charge de 7e de cavalerie »

Ce qui me transforme au fur et à mesure de ma lecture, c’est le polymorphisme d’un authentique courage (et pas seulement un courage poétique), une puissance, une jouissance insurgées de vivre qui affrontent les phases les plus sordides et les plus sublimes de la réalité. Voici sa révolte, l’enrôlement du cœur qui exulte : « Margaret n’a plus une seule arête - et le genre humain se donne la main - pour sabrer cette cuvée Amour blanc de blanc - pour savourer son trépas - des notes florales de tilleul et de chèvrefeuille - qui crachent sur sa mémoire et son sang pourri - Battler Britton et Lord Byron crient : champagne ! » Et parce que l’ouvrage ne saurait, par essence, en rester sur une fin, ceci encore, volubilement amoureux, qui me fait tant sourire : « Qu’est-ce qu’on boit maintenant Alain Thibault - un Gasnier ou un Angeliaume ? -Une Vieille vigne 100% Cabernet Franc - une Vielle vigne de Cravant-les-Coteaux  - pardi ! »

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°45, 2018).

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"Ces poèmes parcourent l'Europe pour célébrer le vin et la vigne, la richesse des terroirs et l'ivresse qui exalte les passions. "

Electre, Livres Hebdo, 2015.

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« Ce Vésuve qui marche en moi la nuit »

Christophe Dauphin

 

         On n'en finit/finirait pas de relever les bonheurs d'expression, les trouvailles, l'oeil surréaliste et inventif de l'auteur, à la lecture de ce Fanal pour le vivant, dont le sous-titre Poèmes décantés diffuse déjà un peu des effluves, des arômes corsés qui attendent le lecteur dès les premiers poèmes. La densité du livre ne se volatilise pas dans l'écoulement des pages. Il faut, consciemment, ou pas, se préparer à tendre souvent son verre. La soif du poète est communicative. Qui s'en plaindrait ?

         Livre ouvert, c'est souvent gargantuesque, ça porte une adresse verlainiene pour le pauvre Lélian, ça flatte ailleurs la chanterelle ou le bandonéon, ça trinque avec Jehan Rictus, ça enchante le gosier, tombe la veste/le cuir. Et souvent ça fait un bras d'honneur à la mort. Comme les toasts au champagne à la nouvelle du décès de Margareth Thatcher[1], dont la politique et le soutien affiché à un certain général chilien ont laissé leur traces dans les mémoires. La sentence pour celle qui n'aura su que se révéler indifférente, méprisante à ceux d'en bas, se mue, à juste titre, en hymne à la joie... et au champagne !

         Difficile de résister à l'élan de vie du bon buveur qu'est Christophe Dauphin, à l'enthousiasme de cet échanson, qui tient du maître de chais et qui le prouve à l'envie.

Mes dithyrambes de l'alambic/mes poèmes décantés des iles tanniques» C'est lui qui parle....Et qui ajoute La poésie crée la soif du poème et du corps/que mord le mot soleil/une femme se cambre comme un pont sur l'été/et la bouteille libère son fleuve. Ailleurs ce titre Il faut être ivre pour être vivant. Rappelons en passant que le personnage est un gilet jaune affirmé et qu'on a pu le voir, en bonne logique et bonne compagnie, sur les rond-points !

         Impossible non plus de ne pas lui tenir compagnie quand s'allonge l'insoutenable liste des amis passagers des voyages sans retour, avec lesquels les liens ne pouvaient être que fraternels et/ou teintés de respect. Parmi leurs noms qui s'allument dans le texte, figurent Albert Ayguesparse, Guy Chambelland, Jean Breton, Jean Rousselot, Illyes et Gara, Sarane Alexandrian, Jacques et Yvette Simonomis, (Jacques auquel le recours à l'argot fait penser) Marc Patin, Yves Martin, Alain Thibaut, Ilarie Voronca, Jean Sénac, Mouloud Feraoun, Jacques Taurand, etc, etc … Les poèmes alors sont chargés d'une tendresse réelle. Dauphin est un authentique adepte de la fraternité humaine, dont le pendant peut se révéler être une férocité justifiée, défensive. [2]  

         Le personnage  n'est pas épargné non plus par les plongées en abîme Ce vin c'est une cure de sommeil sur la rampe du coma/c'est le cru de l'oubli/ de l'homme qui boit/de l'homme que personne ne voit/qui apaise sa douleur dans la soif. Ou ailleurs Une corde est accrochée à une poutre//Les wagons  s'enfoncent dans la  nuit-Krisztina/et dans chaque compartiment/on dort dans le  verrou de la mort.

Sans oublier Ici rien ne chante/que les fonderies dans l'oracle du fer/et des oiseaux en fusion s'envolent/comme des cloches qui sonnent le glas.

         Christophe Dauphin, il tient la barre en bon Viking est un voyageur qui n'aura pas seulement voyagé autour de sa chambre, un voyageur qui salue, ce n'est pas contradictoire, Joë Bousquet, grand paralysé de guerre. Il a écrit (et bu, comment non ?) en Amérique Latine, (Chili, Mexique notamment) Lèche ta peau entre le pouce et l'index/le mot et la vie et bois le Tequila/qui nage dans l'agave et brille d'azur dans nos gouffres/au bord de l'aile et de l'abîme...Il a séjourné aux Etats-Unis C'est un whisky [3]que le blues distille/dans la nuit du lézard qui déboutonne le désert/sous les paupières ensevelies du sommeil. Son poème garde vivant le sang de son passage dans plusieurs pays d'Europe (et pas seulement le sang de la vigne). Et il ne maque pas d'appétit pour les dépaysements, les changements d'horizons qui fertilisent l'écriture, tordent le cou aux habitudes.

         Ce fanal pour le vivant illumine les ivresses, adoucit les angoisses. Comment ne pas être tenté de remettre une tournée porteuse d'autant d'arômes ?

Gérard Cléry (in revue Concerto pour marées et silence n°16, 2023).


[1]    Requiem pour une dame de fer, page 60

[2]    Soleil d'Agave, page 20

[3]    Le blues de la nuit californienne, page 34

Gérard CLERY (in revue Concerto pour marées est silence, 2023).



Lectures

« Chez Christophe Dauphin, il y a une flamme inhabituelle de nos jours, qui contient une passion, dans son poème « Les oracles de l'ouzo », pour la Grèce, que l’on appelle : expression spontanée des sentiments. Nous n'avons rien entendu de pareil depuis Apollinaire et Jarry.

Christophe Dauphin est un poète qui glorifie la « bouteille » comme la met en valeur Rabelais à la fin de son Cinquième livre :« La dive bouteille vous y envoye, soyez vous memes interpretes de votre entreprinse. »

Sur un ton exalté se présente une nouvelle perspective pour la Grèce déchirée par les coups féroces des élites économiques européennes. Christophe Dauphin nous tend la main comme le firent Victor Hugo, Eugène Delacroix et bien d'autres philhellènes français, vers la Grèce révolté.

Ce poème, « Les oracles de l'ouzo », est dédié à la Grèce de nouveau assujettie aux liens inextricables du cynisme économique. »  

Nanos VALAORITIS (in revue Eneken, Thessalonique, Grèce, août 2017).

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" Ce « fanal », ensemble de poèmes très écrits, est bien l’éloge de ce que le vin, son entourage peuvent donner de plus beau. Le livre offre au lecteur, bien vivant, de très longs poèmes, chaque fois ancrés humainement et géographiquement. Ainsi, les nombreux dédicataires des textes ont un lien privilégié avec le poète voyageur, amateur de crus, qui, avec lyrisme et ferveur, à l’aide de métaphores parfois solennelles à l’adresse des lieux et des gens, au fil des rencontres dont il tire parti, sème de belles descriptions à l’usage des amateurs des régions de France et d’ailleurs, de leurs vins, et ce, par une traversée des vignobles, des divers cépages (« Cahors/ des tanins longs et concentrés ») et de l’histoire. Un peu comme l’eussent fait autrefois Cendrars et Thiry ou Goffin, pour insérer le banal, l’anecdote, le moderne, l’usage nouveau dans le poème. Ici, « la poésie roule plein gaz sur l’autoroute ».

Oui, il faut vivre et se donner le goût d’apprécier « la langue » qui « se nourrit de ce qu’elle absorbe », de  moderne, passé, anecdotique etc.

L’exotisme, ainsi, n’est pas absent : « Le téquila se boit dans une ville-monde / au manteau de bidonvilles/ dont les trottoirs se recouvrent de paupières »

Rien de paradoxal pourtant à voir, dans cette célébration de la vie et de la vigne, quelques « tombeaux » à l’adresse des poètes, d’anonymes.

Célébration mais avant tout du vin, que Dauphin décline selon des variations en « cette Côte-Rôtie de belle terre et de pluie » ou en « c’est le pays de Saint-Chinian/ des fruits noirs et des parfums de garrigue/ qui fusent sur les réglisses comme tram sur la mer ».

Mais avant tout, dire, la mer, le soleil sur Londres, l’amitié des gens, des lieux, de tous les proches (A. Breton).

« Un fanal », c’est de la poésie qui a de la chair, de l’étoffe, de la matière. Quelque chose de grenu : on sent le poète plus versé pour décrire le monde qu’à densifier ses élans. Ses poèmes, donc, prennent le temps, s’arrogent la féconde langue des métaphores et la pâte heureuse des beaux termes poétiques.

Le lecteur sans cesse est sollicité : les invites, les apostrophes, les conseils sont nombreux (« Buvons ce vin aux tanins frais/ pas de trêve pour la soif »).

Comme dans plusieurs recueils antérieurs, Dauphin use des mots-métaphores avec trait d’union, tels que « épée-rasoir »…

Nourri de culture, de références littéraires et autres (terroir, tradition), le livre sait aller du côté du « pays de Joë Bousquet », l’ermite contraint de Carcassonne, dont le « vin » cathare « a la robe intense.

Tout le livre propose de belles trouvailles de rythme  (ce que facilitent les anaphores et la longueur de nombre de poèmes) et des blasons :

Dans « Vau de vire des falaises », par exemple :

 « Paupières d’ardoise et d’écume
  Dieppe fait rouler ses falaises
  Dans le fond de tes poches trouées »

Un très long texte, trois pages, au titre « Poète assis au bord du Danube », déroule thèmes de soi et hommage aux autres poètes, tel cet Attila Josef, dont la « nuque » fut traversée de balles.

Aussi, le livre est-il fécond pour faire sentir la fraternité et le vin s’offrir en partage.

« Ce vin dont le ciel est l’enclume » m’a fait tout de suite penser (effet intertextuel ou de connivence) à Bousquet et son « le fruit dont l’ombre est la saveur ».

Les bonheurs d’écrire abondent : « Lausanne s’enivre de chasselas/ et de solitude ».

Je suis sûr que Pirotte eût aimé ce catalogue de vers(verres) / à boire.

Bon vin, Dauphin, dirai-je tout simplement. "

Philippe LEUCKX (cf. "Critiques" in www.recoursaupoeme.fr, décembre 2016).

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«  Un fanal pour le vivant, poèmes décantés de Christophe Dauphin, Editions Les Hommes sans Epaules. Christophe Dauphin est une personnalité majeure du monde de la poésie. Essayiste, critique, éditeur, directeur de revue, il est avant tout un véritable poète c’est-à-dire un homme total. Le poète est celui qui porte sur le monde ce regard intransigeant qui fouille les entrailles de l’émotion comme du songe.

La poésie décantée de Christophe Dauphin est engagée. Elle s’engage et engage le lecteur très profondément dans les replis sombres ou lumineux de la psyché. C’est une poésie de la révolte. Le passant ordinaire devient corsaire de la liberté pour voguer sur une intimité ensanglantée. C’est le vent des mots qui sauve du vulgaire. Beaucoup de ces poèmes sont des cris.

Voici une poésie éveillante faite d’abordages et d’attaques intempestives. Des vivres pour ravitailler les habitants de l’Île des poètes, l’une des Îles des immortels bannis.
 
Christophe Dauphin, d’un continent à l’autre, voyageur des corps et des âmes déchirés, explore le continuum de la douleur. Il refuse de dormir. Il refuse de supporter l’insupportable. Vivant, il s’adresse aux vivants même quand il est trop tard.
 
Il ne s’agit pas de s’en laver les mains. Je dis et je retourne au banal. Non, l’amitié se construit, combattante ou distante du monde, elle est faite d’ivresse et de poésie. Face à l’impossibilité de ce monde-là, face à l’imposture permanente, il y a la posture rabelaisienne, le savoir et la joie. Le rire à en mourir. A plus haut sens. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 4 mars 2015).

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"Un fanal pour le vivant est le nouveau recueil de l'étonnant secrétaire général de l'Académie Mallarmé, et directeur de la revue désormais mythique, Les Hommes sans Epaules: Christophe Dauphin. J'oserais presque parler de poésie-essai, car j'y trouve des rappels de nouveaux classiques comme Ilarie Voronca, Marc Patin, Sarane Alexandrian ou André Breton, sinon d'autres que le poète analyse sans concessions mais avec la pure passion qui ne l'abandonne jamais, de quoi qu'il écrive ou parle. Un fanal pour le vivant, décanté comme le vin du Vau de Vire ou le Cognac de Camus, est plus qu'un recueil, presque un manifeste de toutes les tentatives de ce poète hors-norme et prêt à toutes les aventures des mots les plus signés, dans une oeuvre foisonnante et surtout vivante, jamais endormie, émotiviste selon lui."

Paul VAN MELLE (in Inédit Nouveau n°274, Belgique, mai/juin 2015).

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"Un fanal pour le vivant, c'est du Christophe Dauphin tout craché. Il faut lire "la ballade du salé", poème poignant et affectueux consacré à Alain Simon. Un livre où l'alcool roule grand train."

Jean-Pierre LESIEUR (in Comme en poésie n°62, juin 2015).

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"Je n’imaginais pas écrire une lettre ouverte aujourd’hui. Mais Jean-Pierre Thuillat me rappelle amicalement que je n’en ai pas écrit depuis longtemps pour la revue. Et comme je viens de consacrer une émission radio sur RCF (« Dieu écoute les poètes ») à Christophe Dauphin, j’ai pensé que je pourrais la prolonger ici, dans ce numéro 118 de "Friches".

Justement, commençons : Christophe Dauphin s’auto-proclames athée, parfois à grand renfort d’imageries surréaliste : il a écrit, par exemple, une charge violente contre et pour (« Thérèse, Cantate de l’Ange vagin », éditions Rafael de Surtis, 2006) celle que j’appelle « ma copine » : Thérèse Martin, plus connue sous le nom de sainte Thérèse de Lisieux et à laquelle j’ai, alors maire de Guyancourt, consacré une voie publique… parce qu’elle était aussi poète… Il est vrai que cette grande petite sainte est, comme Dauphin, Normande et que ce dernier porte en lui profondément ce que Léopold Sédar Senghor, dont il fut l’ami et par certains côtés le disciple, appela sa « normandité ». L’œuvre poétique de Christophe Dauphin y fait très souvent référence avec bonheur et il a même consacré une belle anthologie aux poètes en Normandie du XIe siècle à nos jours : « Riverains des falaises » (éditions clarisse, 2012).

A propos de l’anthologie, Dauphin, qui est un boulimique de la lecture et de l’écriture, a également publié « Les riverains du feu » (Le Nouvel Athanor, 2009), un ouvrage anthologique dédié aux poètes qu’il rassemble sous le vocable émotivisme ». Ce concept, qu’il développe et qu’il illustre de cinq cents pages et qui reprend des extraits de recueils de plus de deux cents poètes (!), est au cœur de sa pensée et son écriture.

Car si Christophe Dauphin s’insère dans une filiation surréaliste, ce n’est pas pour singer un mouvement disparu, mais au contraire pour en poursuivre l’esprit – dont il juge qu’il est toujours extrêmement vivant. Et il est vrai que ses poèmes brillent souvent d’un éclat surprenant grâce aux images dont il a le secret et qui laissent le lecteur pantois et admiratif devant leur inventivité et leur puissance. Dans son recueil, « Le gant perdu de l’imaginaire » (Le Nouvel Athanor, 2006), qui est un choix de poèmes écrits entre 1985 et 2006, on en trouve à toutes les pages, ainsi à la première :

« La lune a mis ses bretelles sur l’idée de beauté
Un train déraille dans la bouteille de la nuit
Il est temps de décapiter la pluie
D’égorger l’orage… »

Mais si j’ouvre ce beau recueil  à n’importe quelle autre page, je reconnais le poète prince de l’image, roi de la métaphore :

« Le sourire d’une femme est la lame de fond du regard
Debout entre trois océans »

Il faudrait aussi parler de son livre « Totems aux yeux de rasoirs » (éditions Librairie-Galerie Racine, 2010), préfacé par son ami Sarane Alexandrian, qui fut le très proche collaborateur d’André Breton et le directeur de la revue « Supérieur Inconnu », à laquelle dauphin collabora. Ou bien encore parler de ce gros ouvrage recueillant des poèmes, des notes, des aphorismes : « L’ombre que les loups emportent (Les Hommes sans Epaules éditions, 2012). Henri Rode surnomme Christophe Dauphin « l’ultime enfant du siècle et la fête promise ». C’est que, très tôt, dauphin a senti bouillonné en lui la poésie, indissociable de la révolte et de l’amour.

L’amour n’est d’ailleurs pour Dauphin pas loin de l’amitié à laquelle il sacrifie fidèlement notamment à travers la revue qu’il dirige : « Les Hommes sans Epaules », qui a d’ailleurs consacré une anthologie à ses collaborateurs de 1953 à 2013 sous le titre « Appel aux riverains » (Les Hommes sans Epaules éditions, 2013). A ce propos, il faudrait aussi évoquer son œuvre considérable de critique littéraire et de critique d’art. Dauphin a décidément une capacité de travail et de création qui, au sens propre, m’époustouflent !

Et comme il est encore jeune, bien que dans l’âge mûr, je lui souhaite de continuer ainsi avec la même vigueur et la même ferveur. Maintenant qu’il est devenu secrétaire général  de l’Académie Mallarmé, il n’en aura que plus de force pour défendre et illustrer la poésie contemporaine, et pour soutenir ses créateurs.

Fraternellement en notre diversité."

Roland NADAUS (cf. « Lettre ouverte à Christophe Dauphin », in revue Friches n°118, mai 2015).

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"Christophe Dauphin se sert du prétexte de diverses boissons alcoolisées et de différents vins pour faire appel à quelques poètes et autres célébrités (comme Joséphine Baker ou Léo Ferré) pour mieux se révolter contre l’ordre établi et ses injustices. Il renoue ainsi avec une tradition qui traverse la littérature française depuis Olivier Basselin et François Rabelais dont le « le vau de vire » du premier et l’ivresse chez le second ont été élevés au rang de métaphysique et de moyens de connaissance du réel. Et après ce parcours tant poétique qu’éthylique, Christophe Dauphin termine par ce mot qui sonne comme un coup de tocsin « Enivrez-vous ! ». Et par ce constat que la poésie n’est que la métaphore du vin (ou vice versa). Ses poèmes ont donc valeur de manifeste(s).

Ce n’est pas un hasard si le recueil s’ouvre sur une ode à l’ouzo qui se transforme rapidement en réquisitoire contre la politique européenne à l’égard de la Grèce : les technocrates unis contre la volonté d’un peuple. Technocrates et politiciens réunis par leurs trahisons ; l’exemple de la Grèce permet de dire ce qui se passe ailleurs (à propos de la crise) : « tu es belle comme les hauts-fourneaux de Florange / mastiquant de la gum Goodyear ». L’actualité du moment où j’écris ces lignes se retrouve dans ce vers « sur les chenilles des panzers de Madame Merckel ». Et ce n’est pas un hasard non plus si « Les oracles de l’ouzo » se termine par ce cri d’espoir « Rêve général ! » qui n’est pas sans rappeler ce beau titre de Pablo Neruda, « Le Chant général »…

Via le rhum, le whisky, le tequila, la bière ou, plus particuliers, le vin des côtes de Toul, le côteaux-du-layon, le chablis, le malbec, le montlouis, le champagne ou le saint-chinian (parmi d’autres) sont convoqués le surréalisme, l’anarchie, les poètes hongrois, Marc Patin, Jean Rousselot et bien d’autres. Et c’est à chaque fois l’occasion d’évocations d’événements historiques, du racisme, de la xénophobie, de la mort de l’amère Thatcher (qui nous vaut ces vers imprécatoires : « Dame de Fer, baronne de l’Enfer ! Rouille / rouille saloperie ! Que l’ordure aille aux ordures ! »), de l’assassinat du Che… Voilà qui explique l’engagement de Dauphin et qui donne sens à ces trois vers qui terminent « Poème ardéchois » (traversé par le souvenir de Jean Ferrat) : « Le jour est vide comme un verre / et le temps brûle comme une barricade / avec sa révolution licenciée par ses révolutionnaires. »

Mais Christophe Dauphin a aussi le culte de l’amitié et cultive le souvenir de ceux avec qui il a trinqué (du moins on se plaît à l’imaginer) : Guy Chambelland, Yves Martin, Jean et Alain Breton, Thérèse Plantier ou Jacques Simonomis qui sont, d’une certaine manière, à l’origine de ces vers émouvants : « Un Gewurz, un Riesling et un Singulier Grand ordinaire / c’était avant Jacques bien avant / que la tumeur ne ronge ton cri jusqu’à l’os » ou « Je suis seul et triste comme un con / avec Gabrieli et Meursault et toi… ». C’est peut-être là qu’il est le meilleur, peut-être... Le reste ne va pas sans quelques illusions : le Mexique est devenu l’arrière-cour des Yankees, la Hongrie s’est débarrassée de ses révolutionnaires d’opérette pour se donner au fascisme, les USA sont le pays de Guentanamo et toujours du racisme et du mépris pour les autres peuples… Christophe Dauphin, s’il rend hommage à des poètes comme Henri Rode, Alain Breton ou Paul Farellier, prêche pour sa paroisse (ce qui est normal) : « C’est un Lirac qui nous régalait là-bas / là où le Rhône émonde nos chants émotivistes / […] / ainsi sont les Hommes sans Épaules ainsi sont les Wah / buveurs de Lirac… » ; mais la poésie est diverse…

Que dire encore ? Qu’en cette époque où il ne faudrait boire que de l’eau, Christophe Dauphin est politiquement incorrect (ce qui est réjouissant), tant par ses préférences politiques, que par son éloge des boissons alcoolisées. Que le mot amitié revient souvent car ce recueil est celui de l’amitié qui n’est pas toujours nommée (mais alors on la devine), cette dernière coulant autour d’une table où les verres se remplissent… Que le temps est à relations intéressées… Que l’on ne prend jamais Christophe Dauphin en défaut sur la description des vins, que certains de ses poèmes comportent même des recettes (comme dans le poème intitulé « Asti »), que la fantaisie éclate dans la troisième strophe du « Vau de Vire du pauvre Lélian »  : « Est-elle brune blonde ou rousse ? Je l’ignore / mais la Belgique nous en offre plus de sept cents / […] / des îles de houblon glissent sous le vent trappiste »… Mais, il faut être sérieux avec l’objet de ses rêves, sachant que cet avertissement vaut autant pour le poète de « Un fanal pour le vivant » que pour le signataire de ces lignes…"

Lucien WASSELIN ("Chemins de lecture 2015" in revue-texture.fr, août 2015).

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"Ça bouge, ça danse, ça remue à profusion ! Il y a tant de matière à danser dans ce livre, il y a tant d’embryons, d’explosions, de longues et belles vies en chorégraphie que les lignes semblent la figure intrépide, les battements géants, les membres, la psyché multiprises d’un seul corps !

Lève-toi et danse ! Dévêts-toi de tes vêtements, de tes douleurs et désillusions, de ta mort, exalte la vie, le corps en transe, la primauté et l’infinitude du mouvement, comme David vêtu d’un simple pagne dansant devant l’arche d’alliance ! On dirait donc l’agencement, le rassemblement d’un seul être, transcendant, tumultueux, communautaire, où chaque poème, à tour de rôle, se lève, s’individualise, dit son histoire, son rêve, son essence, son origine, puis retrouve sa place au sein du corps dont il est solidaire. Et un autre à son tour se dresse, et un autre, et chaque effet individuel accroît l’effet général de rythme, de cadence, d’enivrement, d’allégresse qui doit autant à la réalité qu’à la prodigalité de l’auteur qui la met en texte. Je ne suis pas sûre (il s’en faut de beaucoup) de connaître le nom de tous ces vins, mais je suis sûre que Christophe Dauphin est un irremplaçable poète et que son ivresse de vivre nous promet encore de prodigieux lendemains.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°40, octobre 2015).

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"Voilà bien longtemps que la poésie avait oublié les voies des chansons à boire. Non que les poèmes de Christophe Dauphin soient réellement à chanter, mais ils sont une véritable invite à boire. Il n'oublie certes pas toute la poésie à redécouvrir, les parfums et les couleurs avec le vocabulaire ad hoc qui déjà fait chanter les âmes. Et en bon poète qu'il est, il n'a de cese de se référer aux autres poètes, de Villon à Baudelaire, et de chanter autre chose que le vin, le whisky ou le calvados. Il remet ainsi au goût du jour les "vaux-de-vire" ou "vaudevires", célèbres au XVIe siècle.

Le vin sait couler ma naissance mon nom mon ombre - et mes angoisses - qui me suivent à la trace loup aux crocs de vigne.

En n'oubliant pas que le vin peut crier contre les misères sociales partout dans le monde et particulièrement dans nos territoires d'outre-mer: contre la vie chère kont pwofitasyon."

Bernard FOURNIER (in revue Poésie/première n°62, octobre 2015).

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Son recueil, Un fanal pour le vivant, aurait pu s’appeler Alcools. Las, Apollinaire avait pris ce titre. Car Christophe Dauphin, né en 1968 en Normandie, écrit avec toutes sortes de breuvages, cidre, whisky, bière, Gigondas… Sa poésie est forte en goût, tonitrue, éclabousse, ou s’engourdit dans quelque rêverie… « Paupières d’ardoises et cils d’écume/Dieppe fait rouler ses falaises/dans le fond de tes poches trouées/d’où s’envolent des avions en bois. » Et ce constat qui ravira tous les dignes amateurs : « Nous sommes deux pour inventer le temps/dans un verre de mercurey. » À lire sans modération. L’avantage de la poésie est que son verre ne se vide jamais.

Philippe SIMON (in Ouest France, 15/16 octobre 2016).

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"Il incombe à Adrian Miatlev d’ouvrir la marche d’Un fanal pour le vivant, le dernier livre de poèmes de Christophe Dauphin, dont le titre est tiré d’un texte du grand poète lyonnais Roger Kowalski : Un vin rigoureux dissipe la pénombre, une lueur de cuivre sur la table, un fanal pour le vivant. Sous l’aile de ces deux aînés, Christophe Dauphin donne libre cours à ses envies, à ses passions, à ses excès de toutes sortes, qu’il gère par le biais de la poésie ; une poésie qui rappelle celle du cher vieux Cendrars. On est dans le ton. On vit les choses avant de les écrire. Tiens ! En parlant de « vit », il en est fortement question dans ce livre. Allez-y voir ! Ici, on boit du vin, du bon, du meilleur : un Pomerol, par exemple ! À la santé de Luis Buñuel, de son Los Olvidados et de bien d’autres.

Mais il n’y a pas que le vin dans la vie, ni de films en version originale. Christophe Dauphin est sensible à bien d’autres choses. D’aventures syntaxiques, de paris, de jeux frivoles et/ou graves ; il amasse, il emplit ses coffres de poèmes et d’objets hétéroclites, qui s’avèrent être sous sa plume des objets poétiques, des mots qui dérangent, qui interpellent.

Dans cet ouvrage, comme dans la plupart de ceux de Dauphin, le quotidien est sublimé. Le poète veut tout. Maintenant. Tout vivre et tout voir. Tout entendre, tout respirer. On est riche d’expériences, de gestes, d’émois. Christophe est le dauphin de l’Empire du surréel. Son esprit fourmille. La poésie : il aime ; la sienne et celle des autres.

Chez lui, chaque battement de cil est un poème.

Il faut goûter les textes d’Un fanal pour le vivant, pour apprécier les saveurs de la poésie qui se crée aujourd’hui. Ajoutons, qu’Un fanal pour le vivant s’est vu décerner le premier Prix Roger-Kowalski des Lycéens en 2015."

Jean CHATARD (in Les Hommes sans Epaules n°43, 2017).

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"Il était possible de s’en tenir à l’esprit, à la lettre féconde de ce grand livre sur l’éloge de la Vigne de Christophe Dauphin « Un fanal pour le vivant », de suivre le parcours, les trajectoires innombrables de ce vin identitaire au travers des mœurs, des régions du cœur, des pays. Et notre joie, notre surprise auraient été combles. Mais ce qui m’a encore voluptueusement, béatement, captivée dans cette épopée énergique, magistralement composite de l’ivresse, c’est celle qui l’exprime, et la façon insolite, toute nouvelle dont elle l’exprime : la bouche. La bouche éminente du poète.

Ici la bouche qui dit et la bouche qui boit est érotisée à l’extrême, la bouche duelle du verbe et de l’ingestion, s’étire, se meut, se transcende sans retour, se compose en un mode majeur et, dans une tension de suprême dilatement, s’unifie, jusqu’à faire du poème un concept organique quand le lieu du vin et le lieu du texte convergent. « La poésie crée la soif du poème et du corps -que mord le mot soleil -une femme se cambre comme un pont sur l’été - et la bouteille libère son fleuve »

La bouche maîtresse du poème de Christophe Dauphin est une bouche qui nous donne à baiser ses lettres mêlées au goût des vins et de leurs origines, mais aussi, écartelée de tous les appels du réel, une bouche qui s’ouvre toute, qui a sa demeure dans l’engagement, le serment et l’honneur, fondant sa mystique de dons concrets et d’échanges substantiels. Car cette bouche, ces lèvres dilatées ont ceci de particulier qu’elles sont à la fois forme et action. Beauté formelle qui se réalise dans l’espace, y trouve son règne plastique, et percées dans les mouvements du temps, les circonstances, les traumatismes historiques. « Tyrannie dans la maison que tu habites - et dans la clé qui la ferme - dans le sommeil et les saisons au visage inutile - dans l’enfant qui boit un fil de lait - dans la femme et le travail que tu as perdus - dans le flocon qui fait fondre les oiseaux - dans le poème que tu écris ou n’écris pas - dans le soleil qui donne froid dans le dos - dans la couleur de tes yeux et celle de ta peau - il y a tyrannie »

Cette bouche généreuse, qui semble sans fin s’ouvrir primitivement sur l’univers, comme rejouant son surgissement d’un moment fatidique, originel, prend tout, combine tout, transmute tout, incorpore les substances scripturaires à la flaveur des vins et de la salive : l’être, l’écrit, le dire, le cep, la vigne, les hommes, les poètes, les bourreaux, les victimes, soi-même, la mort, le désir. Portée dans son discours vivant aussi, témérairement, la mort insupportable de l’ami !  Je me suis demandé s’il y avait concoction, préméditation ? alchimiques à cette allégeance totale aux forces efficientes du langage, ce fracas d’armes verbales d’une efficace et d’un sensualisme envoûtants.

Mais non, chez Christophe Dauphin, tout vient d’un coup, à chaque instant. C’est son panache, sa joute ascendante ! Le meilleur ni le pire n’épuiseront jamais les atouts de sa langue. Sa bouche, ses fonctions linguale et linguistique sont des liqueurs laudatives. « La joie est dans toute chose, mais toute chose a besoin d’une autre chose, pour faire jaillir sa joie. La joie c’est ce visage, cette vigne et ces mains énormes de soleil, ces yeux où les regards tournent comme des insectes dans les trous d’un arbre, ces tempes, ces joues creusées par l’orage, ce corps de femme qui attend l’amour et dont le fleuve est un bras jeté en travers d’un pont, alors que l’autre tient haut dans l’air le bouquet des comètes, qui voyagent comme les tannins traversent l’aurore boréale, pour atteindre Braila, que le fleuve rejette comme un vieux marin triste contre l’épaule des Carpates ; »

Et le vin, mémoire intime, mémoire commune, mémoire historique (toutes consanguines), prendra toujours le pas sur l’ensevelissement, la finitude de l’autre mémoire, triomphe et grâces indemnes du souvenir ! Cependant, la lecture de « Un fanal pour le vivant », n’est pas une lecture paisible. De part en part de la texture poétique, l’extraordinaire émerge et déchire la trame, offrandes de mots, d’images, d’associations violentes et rares qui ont coupé leurs nœuds et leurs liens avec le terrestre, le sensé, le raisonnable. La bouche fait des voltes, entre dans les voies sarmenteuses du secret, du jamais énoncé, connait l’union sensuelle avec d’autres langages de sang, de vin, de pierre, d’eau et de feu. « Le Tequila se boit la tête dans un mur - qui déchire les veines coupe les voix - arrache les tripes des mots et divise - jusqu’à la mer éventrée qui rouille dans ses vagues - à Tijuana les projecteurs sont braqués sur la mort - par le yankee qui sonne la charge de 7e de cavalerie »

Ce qui me transforme au fur et à mesure de ma lecture, c’est le polymorphisme d’un authentique courage (et pas seulement un courage poétique), une puissance, une jouissance insurgées de vivre qui affrontent les phases les plus sordides et les plus sublimes de la réalité. Voici sa révolte, l’enrôlement du cœur qui exulte : « Margaret n’a plus une seule arête - et le genre humain se donne la main - pour sabrer cette cuvée Amour blanc de blanc - pour savourer son trépas - des notes florales de tilleul et de chèvrefeuille - qui crachent sur sa mémoire et son sang pourri - Battler Britton et Lord Byron crient : champagne ! » Et parce que l’ouvrage ne saurait, par essence, en rester sur une fin, ceci encore, volubilement amoureux, qui me fait tant sourire : « Qu’est-ce qu’on boit maintenant Alain Thibault - un Gasnier ou un Angeliaume ? -Une Vieille vigne 100% Cabernet Franc - une Vielle vigne de Cravant-les-Coteaux  - pardi ! »

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°45, 2018).

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"Ces poèmes parcourent l'Europe pour célébrer le vin et la vigne, la richesse des terroirs et l'ivresse qui exalte les passions. "

Electre, Livres Hebdo, 2015.

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« Ce Vésuve qui marche en moi la nuit »

Christophe Dauphin

 

         On n'en finit/finirait pas de relever les bonheurs d'expression, les trouvailles, l'oeil surréaliste et inventif de l'auteur, à la lecture de ce Fanal pour le vivant, dont le sous-titre Poèmes décantés diffuse déjà un peu des effluves, des arômes corsés qui attendent le lecteur dès les premiers poèmes. La densité du livre ne se volatilise pas dans l'écoulement des pages. Il faut, consciemment, ou pas, se préparer à tendre souvent son verre. La soif du poète est communicative. Qui s'en plaindrait ?

         Livre ouvert, c'est souvent gargantuesque, ça porte une adresse verlainiene pour le pauvre Lélian, ça flatte ailleurs la chanterelle ou le bandonéon, ça trinque avec Jehan Rictus, ça enchante le gosier, tombe la veste/le cuir. Et souvent ça fait un bras d'honneur à la mort. Comme les toasts au champagne à la nouvelle du décès de Margareth Thatcher[1], dont la politique et le soutien affiché à un certain général chilien ont laissé leur traces dans les mémoires. La sentence pour celle qui n'aura su que se révéler indifférente, méprisante à ceux d'en bas, se mue, à juste titre, en hymne à la joie... et au champagne !

         Difficile de résister à l'élan de vie du bon buveur qu'est Christophe Dauphin, à l'enthousiasme de cet échanson, qui tient du maître de chais et qui le prouve à l'envie.

Mes dithyrambes de l'alambic/mes poèmes décantés des iles tanniques» C'est lui qui parle....Et qui ajoute La poésie crée la soif du poème et du corps/que mord le mot soleil/une femme se cambre comme un pont sur l'été/et la bouteille libère son fleuve. Ailleurs ce titre Il faut être ivre pour être vivant. Rappelons en passant que le personnage est un gilet jaune affirmé et qu'on a pu le voir, en bonne logique et bonne compagnie, sur les rond-points !

         Impossible non plus de ne pas lui tenir compagnie quand s'allonge l'insoutenable liste des amis passagers des voyages sans retour, avec lesquels les liens ne pouvaient être que fraternels et/ou teintés de respect. Parmi leurs noms qui s'allument dans le texte, figurent Albert Ayguesparse, Guy Chambelland, Jean Breton, Jean Rousselot, Illyes et Gara, Sarane Alexandrian, Jacques et Yvette Simonomis, (Jacques auquel le recours à l'argot fait penser) Marc Patin, Yves Martin, Alain Thibaut, Ilarie Voronca, Jean Sénac, Mouloud Feraoun, Jacques Taurand, etc, etc … Les poèmes alors sont chargés d'une tendresse réelle. Dauphin est un authentique adepte de la fraternité humaine, dont le pendant peut se révéler être une férocité justifiée, défensive. [2]  

         Le personnage  n'est pas épargné non plus par les plongées en abîme Ce vin c'est une cure de sommeil sur la rampe du coma/c'est le cru de l'oubli/ de l'homme qui boit/de l'homme que personne ne voit/qui apaise sa douleur dans la soif. Ou ailleurs Une corde est accrochée à une poutre//Les wagons  s'enfoncent dans la  nuit-Krisztina/et dans chaque compartiment/on dort dans le  verrou de la mort.

Sans oublier Ici rien ne chante/que les fonderies dans l'oracle du fer/et des oiseaux en fusion s'envolent/comme des cloches qui sonnent le glas.

         Christophe Dauphin, il tient la barre en bon Viking est un voyageur qui n'aura pas seulement voyagé autour de sa chambre, un voyageur qui salue, ce n'est pas contradictoire, Joë Bousquet, grand paralysé de guerre. Il a écrit (et bu, comment non ?) en Amérique Latine, (Chili, Mexique notamment) Lèche ta peau entre le pouce et l'index/le mot et la vie et bois le Tequila/qui nage dans l'agave et brille d'azur dans nos gouffres/au bord de l'aile et de l'abîme...Il a séjourné aux Etats-Unis C'est un whisky [3]que le blues distille/dans la nuit du lézard qui déboutonne le désert/sous les paupières ensevelies du sommeil. Son poème garde vivant le sang de son passage dans plusieurs pays d'Europe (et pas seulement le sang de la vigne). Et il ne maque pas d'appétit pour les dépaysements, les changements d'horizons qui fertilisent l'écriture, tordent le cou aux habitudes.

         Ce fanal pour le vivant illumine les ivresses, adoucit les angoisses. Comment ne pas être tenté de remettre une tournée porteuse d'autant d'arômes ?

Gérard Cléry (in revue Concerto pour marées et silence n°16, 2023).


[1]    Requiem pour une dame de fer, page 60

[2]    Soleil d'Agave, page 20

[3]    Le blues de la nuit californienne, page 34

Gérard CLERY (in revue Concerto pour marées est silence, 2023).



Lectures

« Chez Christophe Dauphin, il y a une flamme inhabituelle de nos jours, qui contient une passion, dans son poème « Les oracles de l'ouzo », pour la Grèce, que l’on appelle : expression spontanée des sentiments. Nous n'avons rien entendu de pareil depuis Apollinaire et Jarry.

Christophe Dauphin est un poète qui glorifie la « bouteille » comme la met en valeur Rabelais à la fin de son Cinquième livre :« La dive bouteille vous y envoye, soyez vous memes interpretes de votre entreprinse. »

Sur un ton exalté se présente une nouvelle perspective pour la Grèce déchirée par les coups féroces des élites économiques européennes. Christophe Dauphin nous tend la main comme le firent Victor Hugo, Eugène Delacroix et bien d'autres philhellènes français, vers la Grèce révolté.

Ce poème, « Les oracles de l'ouzo », est dédié à la Grèce de nouveau assujettie aux liens inextricables du cynisme économique. »  

Nanos VALAORITIS (in revue Eneken, Thessalonique, Grèce, août 2017).

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" Ce « fanal », ensemble de poèmes très écrits, est bien l’éloge de ce que le vin, son entourage peuvent donner de plus beau. Le livre offre au lecteur, bien vivant, de très longs poèmes, chaque fois ancrés humainement et géographiquement. Ainsi, les nombreux dédicataires des textes ont un lien privilégié avec le poète voyageur, amateur de crus, qui, avec lyrisme et ferveur, à l’aide de métaphores parfois solennelles à l’adresse des lieux et des gens, au fil des rencontres dont il tire parti, sème de belles descriptions à l’usage des amateurs des régions de France et d’ailleurs, de leurs vins, et ce, par une traversée des vignobles, des divers cépages (« Cahors/ des tanins longs et concentrés ») et de l’histoire. Un peu comme l’eussent fait autrefois Cendrars et Thiry ou Goffin, pour insérer le banal, l’anecdote, le moderne, l’usage nouveau dans le poème. Ici, « la poésie roule plein gaz sur l’autoroute ».

Oui, il faut vivre et se donner le goût d’apprécier « la langue » qui « se nourrit de ce qu’elle absorbe », de  moderne, passé, anecdotique etc.

L’exotisme, ainsi, n’est pas absent : « Le téquila se boit dans une ville-monde / au manteau de bidonvilles/ dont les trottoirs se recouvrent de paupières »

Rien de paradoxal pourtant à voir, dans cette célébration de la vie et de la vigne, quelques « tombeaux » à l’adresse des poètes, d’anonymes.

Célébration mais avant tout du vin, que Dauphin décline selon des variations en « cette Côte-Rôtie de belle terre et de pluie » ou en « c’est le pays de Saint-Chinian/ des fruits noirs et des parfums de garrigue/ qui fusent sur les réglisses comme tram sur la mer ».

Mais avant tout, dire, la mer, le soleil sur Londres, l’amitié des gens, des lieux, de tous les proches (A. Breton).

« Un fanal », c’est de la poésie qui a de la chair, de l’étoffe, de la matière. Quelque chose de grenu : on sent le poète plus versé pour décrire le monde qu’à densifier ses élans. Ses poèmes, donc, prennent le temps, s’arrogent la féconde langue des métaphores et la pâte heureuse des beaux termes poétiques.

Le lecteur sans cesse est sollicité : les invites, les apostrophes, les conseils sont nombreux (« Buvons ce vin aux tanins frais/ pas de trêve pour la soif »).

Comme dans plusieurs recueils antérieurs, Dauphin use des mots-métaphores avec trait d’union, tels que « épée-rasoir »…

Nourri de culture, de références littéraires et autres (terroir, tradition), le livre sait aller du côté du « pays de Joë Bousquet », l’ermite contraint de Carcassonne, dont le « vin » cathare « a la robe intense.

Tout le livre propose de belles trouvailles de rythme  (ce que facilitent les anaphores et la longueur de nombre de poèmes) et des blasons :

Dans « Vau de vire des falaises », par exemple :

 « Paupières d’ardoise et d’écume
  Dieppe fait rouler ses falaises
  Dans le fond de tes poches trouées »

Un très long texte, trois pages, au titre « Poète assis au bord du Danube », déroule thèmes de soi et hommage aux autres poètes, tel cet Attila Josef, dont la « nuque » fut traversée de balles.

Aussi, le livre est-il fécond pour faire sentir la fraternité et le vin s’offrir en partage.

« Ce vin dont le ciel est l’enclume » m’a fait tout de suite penser (effet intertextuel ou de connivence) à Bousquet et son « le fruit dont l’ombre est la saveur ».

Les bonheurs d’écrire abondent : « Lausanne s’enivre de chasselas/ et de solitude ».

Je suis sûr que Pirotte eût aimé ce catalogue de vers(verres) / à boire.

Bon vin, Dauphin, dirai-je tout simplement. "

Philippe LEUCKX (cf. "Critiques" in www.recoursaupoeme.fr, décembre 2016).

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«  Un fanal pour le vivant, poèmes décantés de Christophe Dauphin, Editions Les Hommes sans Epaules. Christophe Dauphin est une personnalité majeure du monde de la poésie. Essayiste, critique, éditeur, directeur de revue, il est avant tout un véritable poète c’est-à-dire un homme total. Le poète est celui qui porte sur le monde ce regard intransigeant qui fouille les entrailles de l’émotion comme du songe.

La poésie décantée de Christophe Dauphin est engagée. Elle s’engage et engage le lecteur très profondément dans les replis sombres ou lumineux de la psyché. C’est une poésie de la révolte. Le passant ordinaire devient corsaire de la liberté pour voguer sur une intimité ensanglantée. C’est le vent des mots qui sauve du vulgaire. Beaucoup de ces poèmes sont des cris.

Voici une poésie éveillante faite d’abordages et d’attaques intempestives. Des vivres pour ravitailler les habitants de l’Île des poètes, l’une des Îles des immortels bannis.
 
Christophe Dauphin, d’un continent à l’autre, voyageur des corps et des âmes déchirés, explore le continuum de la douleur. Il refuse de dormir. Il refuse de supporter l’insupportable. Vivant, il s’adresse aux vivants même quand il est trop tard.
 
Il ne s’agit pas de s’en laver les mains. Je dis et je retourne au banal. Non, l’amitié se construit, combattante ou distante du monde, elle est faite d’ivresse et de poésie. Face à l’impossibilité de ce monde-là, face à l’imposture permanente, il y a la posture rabelaisienne, le savoir et la joie. Le rire à en mourir. A plus haut sens. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 4 mars 2015).

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"Un fanal pour le vivant est le nouveau recueil de l'étonnant secrétaire général de l'Académie Mallarmé, et directeur de la revue désormais mythique, Les Hommes sans Epaules: Christophe Dauphin. J'oserais presque parler de poésie-essai, car j'y trouve des rappels de nouveaux classiques comme Ilarie Voronca, Marc Patin, Sarane Alexandrian ou André Breton, sinon d'autres que le poète analyse sans concessions mais avec la pure passion qui ne l'abandonne jamais, de quoi qu'il écrive ou parle. Un fanal pour le vivant, décanté comme le vin du Vau de Vire ou le Cognac de Camus, est plus qu'un recueil, presque un manifeste de toutes les tentatives de ce poète hors-norme et prêt à toutes les aventures des mots les plus signés, dans une oeuvre foisonnante et surtout vivante, jamais endormie, émotiviste selon lui."

Paul VAN MELLE (in Inédit Nouveau n°274, Belgique, mai/juin 2015).

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"Un fanal pour le vivant, c'est du Christophe Dauphin tout craché. Il faut lire "la ballade du salé", poème poignant et affectueux consacré à Alain Simon. Un livre où l'alcool roule grand train."

Jean-Pierre LESIEUR (in Comme en poésie n°62, juin 2015).

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"Je n’imaginais pas écrire une lettre ouverte aujourd’hui. Mais Jean-Pierre Thuillat me rappelle amicalement que je n’en ai pas écrit depuis longtemps pour la revue. Et comme je viens de consacrer une émission radio sur RCF (« Dieu écoute les poètes ») à Christophe Dauphin, j’ai pensé que je pourrais la prolonger ici, dans ce numéro 118 de "Friches".

Justement, commençons : Christophe Dauphin s’auto-proclames athée, parfois à grand renfort d’imageries surréaliste : il a écrit, par exemple, une charge violente contre et pour (« Thérèse, Cantate de l’Ange vagin », éditions Rafael de Surtis, 2006) celle que j’appelle « ma copine » : Thérèse Martin, plus connue sous le nom de sainte Thérèse de Lisieux et à laquelle j’ai, alors maire de Guyancourt, consacré une voie publique… parce qu’elle était aussi poète… Il est vrai que cette grande petite sainte est, comme Dauphin, Normande et que ce dernier porte en lui profondément ce que Léopold Sédar Senghor, dont il fut l’ami et par certains côtés le disciple, appela sa « normandité ». L’œuvre poétique de Christophe Dauphin y fait très souvent référence avec bonheur et il a même consacré une belle anthologie aux poètes en Normandie du XIe siècle à nos jours : « Riverains des falaises » (éditions clarisse, 2012).

A propos de l’anthologie, Dauphin, qui est un boulimique de la lecture et de l’écriture, a également publié « Les riverains du feu » (Le Nouvel Athanor, 2009), un ouvrage anthologique dédié aux poètes qu’il rassemble sous le vocable émotivisme ». Ce concept, qu’il développe et qu’il illustre de cinq cents pages et qui reprend des extraits de recueils de plus de deux cents poètes (!), est au cœur de sa pensée et son écriture.

Car si Christophe Dauphin s’insère dans une filiation surréaliste, ce n’est pas pour singer un mouvement disparu, mais au contraire pour en poursuivre l’esprit – dont il juge qu’il est toujours extrêmement vivant. Et il est vrai que ses poèmes brillent souvent d’un éclat surprenant grâce aux images dont il a le secret et qui laissent le lecteur pantois et admiratif devant leur inventivité et leur puissance. Dans son recueil, « Le gant perdu de l’imaginaire » (Le Nouvel Athanor, 2006), qui est un choix de poèmes écrits entre 1985 et 2006, on en trouve à toutes les pages, ainsi à la première :

« La lune a mis ses bretelles sur l’idée de beauté
Un train déraille dans la bouteille de la nuit
Il est temps de décapiter la pluie
D’égorger l’orage… »

Mais si j’ouvre ce beau recueil  à n’importe quelle autre page, je reconnais le poète prince de l’image, roi de la métaphore :

« Le sourire d’une femme est la lame de fond du regard
Debout entre trois océans »

Il faudrait aussi parler de son livre « Totems aux yeux de rasoirs » (éditions Librairie-Galerie Racine, 2010), préfacé par son ami Sarane Alexandrian, qui fut le très proche collaborateur d’André Breton et le directeur de la revue « Supérieur Inconnu », à laquelle dauphin collabora. Ou bien encore parler de ce gros ouvrage recueillant des poèmes, des notes, des aphorismes : « L’ombre que les loups emportent (Les Hommes sans Epaules éditions, 2012). Henri Rode surnomme Christophe Dauphin « l’ultime enfant du siècle et la fête promise ». C’est que, très tôt, dauphin a senti bouillonné en lui la poésie, indissociable de la révolte et de l’amour.

L’amour n’est d’ailleurs pour Dauphin pas loin de l’amitié à laquelle il sacrifie fidèlement notamment à travers la revue qu’il dirige : « Les Hommes sans Epaules », qui a d’ailleurs consacré une anthologie à ses collaborateurs de 1953 à 2013 sous le titre « Appel aux riverains » (Les Hommes sans Epaules éditions, 2013). A ce propos, il faudrait aussi évoquer son œuvre considérable de critique littéraire et de critique d’art. Dauphin a décidément une capacité de travail et de création qui, au sens propre, m’époustouflent !

Et comme il est encore jeune, bien que dans l’âge mûr, je lui souhaite de continuer ainsi avec la même vigueur et la même ferveur. Maintenant qu’il est devenu secrétaire général  de l’Académie Mallarmé, il n’en aura que plus de force pour défendre et illustrer la poésie contemporaine, et pour soutenir ses créateurs.

Fraternellement en notre diversité."

Roland NADAUS (cf. « Lettre ouverte à Christophe Dauphin », in revue Friches n°118, mai 2015).

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"Christophe Dauphin se sert du prétexte de diverses boissons alcoolisées et de différents vins pour faire appel à quelques poètes et autres célébrités (comme Joséphine Baker ou Léo Ferré) pour mieux se révolter contre l’ordre établi et ses injustices. Il renoue ainsi avec une tradition qui traverse la littérature française depuis Olivier Basselin et François Rabelais dont le « le vau de vire » du premier et l’ivresse chez le second ont été élevés au rang de métaphysique et de moyens de connaissance du réel. Et après ce parcours tant poétique qu’éthylique, Christophe Dauphin termine par ce mot qui sonne comme un coup de tocsin « Enivrez-vous ! ». Et par ce constat que la poésie n’est que la métaphore du vin (ou vice versa). Ses poèmes ont donc valeur de manifeste(s).

Ce n’est pas un hasard si le recueil s’ouvre sur une ode à l’ouzo qui se transforme rapidement en réquisitoire contre la politique européenne à l’égard de la Grèce : les technocrates unis contre la volonté d’un peuple. Technocrates et politiciens réunis par leurs trahisons ; l’exemple de la Grèce permet de dire ce qui se passe ailleurs (à propos de la crise) : « tu es belle comme les hauts-fourneaux de Florange / mastiquant de la gum Goodyear ». L’actualité du moment où j’écris ces lignes se retrouve dans ce vers « sur les chenilles des panzers de Madame Merckel ». Et ce n’est pas un hasard non plus si « Les oracles de l’ouzo » se termine par ce cri d’espoir « Rêve général ! » qui n’est pas sans rappeler ce beau titre de Pablo Neruda, « Le Chant général »…

Via le rhum, le whisky, le tequila, la bière ou, plus particuliers, le vin des côtes de Toul, le côteaux-du-layon, le chablis, le malbec, le montlouis, le champagne ou le saint-chinian (parmi d’autres) sont convoqués le surréalisme, l’anarchie, les poètes hongrois, Marc Patin, Jean Rousselot et bien d’autres. Et c’est à chaque fois l’occasion d’évocations d’événements historiques, du racisme, de la xénophobie, de la mort de l’amère Thatcher (qui nous vaut ces vers imprécatoires : « Dame de Fer, baronne de l’Enfer ! Rouille / rouille saloperie ! Que l’ordure aille aux ordures ! »), de l’assassinat du Che… Voilà qui explique l’engagement de Dauphin et qui donne sens à ces trois vers qui terminent « Poème ardéchois » (traversé par le souvenir de Jean Ferrat) : « Le jour est vide comme un verre / et le temps brûle comme une barricade / avec sa révolution licenciée par ses révolutionnaires. »

Mais Christophe Dauphin a aussi le culte de l’amitié et cultive le souvenir de ceux avec qui il a trinqué (du moins on se plaît à l’imaginer) : Guy Chambelland, Yves Martin, Jean et Alain Breton, Thérèse Plantier ou Jacques Simonomis qui sont, d’une certaine manière, à l’origine de ces vers émouvants : « Un Gewurz, un Riesling et un Singulier Grand ordinaire / c’était avant Jacques bien avant / que la tumeur ne ronge ton cri jusqu’à l’os » ou « Je suis seul et triste comme un con / avec Gabrieli et Meursault et toi… ». C’est peut-être là qu’il est le meilleur, peut-être... Le reste ne va pas sans quelques illusions : le Mexique est devenu l’arrière-cour des Yankees, la Hongrie s’est débarrassée de ses révolutionnaires d’opérette pour se donner au fascisme, les USA sont le pays de Guentanamo et toujours du racisme et du mépris pour les autres peuples… Christophe Dauphin, s’il rend hommage à des poètes comme Henri Rode, Alain Breton ou Paul Farellier, prêche pour sa paroisse (ce qui est normal) : « C’est un Lirac qui nous régalait là-bas / là où le Rhône émonde nos chants émotivistes / […] / ainsi sont les Hommes sans Épaules ainsi sont les Wah / buveurs de Lirac… » ; mais la poésie est diverse…

Que dire encore ? Qu’en cette époque où il ne faudrait boire que de l’eau, Christophe Dauphin est politiquement incorrect (ce qui est réjouissant), tant par ses préférences politiques, que par son éloge des boissons alcoolisées. Que le mot amitié revient souvent car ce recueil est celui de l’amitié qui n’est pas toujours nommée (mais alors on la devine), cette dernière coulant autour d’une table où les verres se remplissent… Que le temps est à relations intéressées… Que l’on ne prend jamais Christophe Dauphin en défaut sur la description des vins, que certains de ses poèmes comportent même des recettes (comme dans le poème intitulé « Asti »), que la fantaisie éclate dans la troisième strophe du « Vau de Vire du pauvre Lélian »  : « Est-elle brune blonde ou rousse ? Je l’ignore / mais la Belgique nous en offre plus de sept cents / […] / des îles de houblon glissent sous le vent trappiste »… Mais, il faut être sérieux avec l’objet de ses rêves, sachant que cet avertissement vaut autant pour le poète de « Un fanal pour le vivant » que pour le signataire de ces lignes…"

Lucien WASSELIN ("Chemins de lecture 2015" in revue-texture.fr, août 2015).

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"Ça bouge, ça danse, ça remue à profusion ! Il y a tant de matière à danser dans ce livre, il y a tant d’embryons, d’explosions, de longues et belles vies en chorégraphie que les lignes semblent la figure intrépide, les battements géants, les membres, la psyché multiprises d’un seul corps !

Lève-toi et danse ! Dévêts-toi de tes vêtements, de tes douleurs et désillusions, de ta mort, exalte la vie, le corps en transe, la primauté et l’infinitude du mouvement, comme David vêtu d’un simple pagne dansant devant l’arche d’alliance ! On dirait donc l’agencement, le rassemblement d’un seul être, transcendant, tumultueux, communautaire, où chaque poème, à tour de rôle, se lève, s’individualise, dit son histoire, son rêve, son essence, son origine, puis retrouve sa place au sein du corps dont il est solidaire. Et un autre à son tour se dresse, et un autre, et chaque effet individuel accroît l’effet général de rythme, de cadence, d’enivrement, d’allégresse qui doit autant à la réalité qu’à la prodigalité de l’auteur qui la met en texte. Je ne suis pas sûre (il s’en faut de beaucoup) de connaître le nom de tous ces vins, mais je suis sûre que Christophe Dauphin est un irremplaçable poète et que son ivresse de vivre nous promet encore de prodigieux lendemains.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°40, octobre 2015).

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"Voilà bien longtemps que la poésie avait oublié les voies des chansons à boire. Non que les poèmes de Christophe Dauphin soient réellement à chanter, mais ils sont une véritable invite à boire. Il n'oublie certes pas toute la poésie à redécouvrir, les parfums et les couleurs avec le vocabulaire ad hoc qui déjà fait chanter les âmes. Et en bon poète qu'il est, il n'a de cese de se référer aux autres poètes, de Villon à Baudelaire, et de chanter autre chose que le vin, le whisky ou le calvados. Il remet ainsi au goût du jour les "vaux-de-vire" ou "vaudevires", célèbres au XVIe siècle.

Le vin sait couler ma naissance mon nom mon ombre - et mes angoisses - qui me suivent à la trace loup aux crocs de vigne.

En n'oubliant pas que le vin peut crier contre les misères sociales partout dans le monde et particulièrement dans nos territoires d'outre-mer: contre la vie chère kont pwofitasyon."

Bernard FOURNIER (in revue Poésie/première n°62, octobre 2015).

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Son recueil, Un fanal pour le vivant, aurait pu s’appeler Alcools. Las, Apollinaire avait pris ce titre. Car Christophe Dauphin, né en 1968 en Normandie, écrit avec toutes sortes de breuvages, cidre, whisky, bière, Gigondas… Sa poésie est forte en goût, tonitrue, éclabousse, ou s’engourdit dans quelque rêverie… « Paupières d’ardoises et cils d’écume/Dieppe fait rouler ses falaises/dans le fond de tes poches trouées/d’où s’envolent des avions en bois. » Et ce constat qui ravira tous les dignes amateurs : « Nous sommes deux pour inventer le temps/dans un verre de mercurey. » À lire sans modération. L’avantage de la poésie est que son verre ne se vide jamais.

Philippe SIMON (in Ouest France, 15/16 octobre 2016).

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"Il incombe à Adrian Miatlev d’ouvrir la marche d’Un fanal pour le vivant, le dernier livre de poèmes de Christophe Dauphin, dont le titre est tiré d’un texte du grand poète lyonnais Roger Kowalski : Un vin rigoureux dissipe la pénombre, une lueur de cuivre sur la table, un fanal pour le vivant. Sous l’aile de ces deux aînés, Christophe Dauphin donne libre cours à ses envies, à ses passions, à ses excès de toutes sortes, qu’il gère par le biais de la poésie ; une poésie qui rappelle celle du cher vieux Cendrars. On est dans le ton. On vit les choses avant de les écrire. Tiens ! En parlant de « vit », il en est fortement question dans ce livre. Allez-y voir ! Ici, on boit du vin, du bon, du meilleur : un Pomerol, par exemple ! À la santé de Luis Buñuel, de son Los Olvidados et de bien d’autres.

Mais il n’y a pas que le vin dans la vie, ni de films en version originale. Christophe Dauphin est sensible à bien d’autres choses. D’aventures syntaxiques, de paris, de jeux frivoles et/ou graves ; il amasse, il emplit ses coffres de poèmes et d’objets hétéroclites, qui s’avèrent être sous sa plume des objets poétiques, des mots qui dérangent, qui interpellent.

Dans cet ouvrage, comme dans la plupart de ceux de Dauphin, le quotidien est sublimé. Le poète veut tout. Maintenant. Tout vivre et tout voir. Tout entendre, tout respirer. On est riche d’expériences, de gestes, d’émois. Christophe est le dauphin de l’Empire du surréel. Son esprit fourmille. La poésie : il aime ; la sienne et celle des autres.

Chez lui, chaque battement de cil est un poème.

Il faut goûter les textes d’Un fanal pour le vivant, pour apprécier les saveurs de la poésie qui se crée aujourd’hui. Ajoutons, qu’Un fanal pour le vivant s’est vu décerner le premier Prix Roger-Kowalski des Lycéens en 2015."

Jean CHATARD (in Les Hommes sans Epaules n°43, 2017).

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"Il était possible de s’en tenir à l’esprit, à la lettre féconde de ce grand livre sur l’éloge de la Vigne de Christophe Dauphin « Un fanal pour le vivant », de suivre le parcours, les trajectoires innombrables de ce vin identitaire au travers des mœurs, des régions du cœur, des pays. Et notre joie, notre surprise auraient été combles. Mais ce qui m’a encore voluptueusement, béatement, captivée dans cette épopée énergique, magistralement composite de l’ivresse, c’est celle qui l’exprime, et la façon insolite, toute nouvelle dont elle l’exprime : la bouche. La bouche éminente du poète.

Ici la bouche qui dit et la bouche qui boit est érotisée à l’extrême, la bouche duelle du verbe et de l’ingestion, s’étire, se meut, se transcende sans retour, se compose en un mode majeur et, dans une tension de suprême dilatement, s’unifie, jusqu’à faire du poème un concept organique quand le lieu du vin et le lieu du texte convergent. « La poésie crée la soif du poème et du corps -que mord le mot soleil -une femme se cambre comme un pont sur l’été - et la bouteille libère son fleuve »

La bouche maîtresse du poème de Christophe Dauphin est une bouche qui nous donne à baiser ses lettres mêlées au goût des vins et de leurs origines, mais aussi, écartelée de tous les appels du réel, une bouche qui s’ouvre toute, qui a sa demeure dans l’engagement, le serment et l’honneur, fondant sa mystique de dons concrets et d’échanges substantiels. Car cette bouche, ces lèvres dilatées ont ceci de particulier qu’elles sont à la fois forme et action. Beauté formelle qui se réalise dans l’espace, y trouve son règne plastique, et percées dans les mouvements du temps, les circonstances, les traumatismes historiques. « Tyrannie dans la maison que tu habites - et dans la clé qui la ferme - dans le sommeil et les saisons au visage inutile - dans l’enfant qui boit un fil de lait - dans la femme et le travail que tu as perdus - dans le flocon qui fait fondre les oiseaux - dans le poème que tu écris ou n’écris pas - dans le soleil qui donne froid dans le dos - dans la couleur de tes yeux et celle de ta peau - il y a tyrannie »

Cette bouche généreuse, qui semble sans fin s’ouvrir primitivement sur l’univers, comme rejouant son surgissement d’un moment fatidique, originel, prend tout, combine tout, transmute tout, incorpore les substances scripturaires à la flaveur des vins et de la salive : l’être, l’écrit, le dire, le cep, la vigne, les hommes, les poètes, les bourreaux, les victimes, soi-même, la mort, le désir. Portée dans son discours vivant aussi, témérairement, la mort insupportable de l’ami !  Je me suis demandé s’il y avait concoction, préméditation ? alchimiques à cette allégeance totale aux forces efficientes du langage, ce fracas d’armes verbales d’une efficace et d’un sensualisme envoûtants.

Mais non, chez Christophe Dauphin, tout vient d’un coup, à chaque instant. C’est son panache, sa joute ascendante ! Le meilleur ni le pire n’épuiseront jamais les atouts de sa langue. Sa bouche, ses fonctions linguale et linguistique sont des liqueurs laudatives. « La joie est dans toute chose, mais toute chose a besoin d’une autre chose, pour faire jaillir sa joie. La joie c’est ce visage, cette vigne et ces mains énormes de soleil, ces yeux où les regards tournent comme des insectes dans les trous d’un arbre, ces tempes, ces joues creusées par l’orage, ce corps de femme qui attend l’amour et dont le fleuve est un bras jeté en travers d’un pont, alors que l’autre tient haut dans l’air le bouquet des comètes, qui voyagent comme les tannins traversent l’aurore boréale, pour atteindre Braila, que le fleuve rejette comme un vieux marin triste contre l’épaule des Carpates ; »

Et le vin, mémoire intime, mémoire commune, mémoire historique (toutes consanguines), prendra toujours le pas sur l’ensevelissement, la finitude de l’autre mémoire, triomphe et grâces indemnes du souvenir ! Cependant, la lecture de « Un fanal pour le vivant », n’est pas une lecture paisible. De part en part de la texture poétique, l’extraordinaire émerge et déchire la trame, offrandes de mots, d’images, d’associations violentes et rares qui ont coupé leurs nœuds et leurs liens avec le terrestre, le sensé, le raisonnable. La bouche fait des voltes, entre dans les voies sarmenteuses du secret, du jamais énoncé, connait l’union sensuelle avec d’autres langages de sang, de vin, de pierre, d’eau et de feu. « Le Tequila se boit la tête dans un mur - qui déchire les veines coupe les voix - arrache les tripes des mots et divise - jusqu’à la mer éventrée qui rouille dans ses vagues - à Tijuana les projecteurs sont braqués sur la mort - par le yankee qui sonne la charge de 7e de cavalerie »

Ce qui me transforme au fur et à mesure de ma lecture, c’est le polymorphisme d’un authentique courage (et pas seulement un courage poétique), une puissance, une jouissance insurgées de vivre qui affrontent les phases les plus sordides et les plus sublimes de la réalité. Voici sa révolte, l’enrôlement du cœur qui exulte : « Margaret n’a plus une seule arête - et le genre humain se donne la main - pour sabrer cette cuvée Amour blanc de blanc - pour savourer son trépas - des notes florales de tilleul et de chèvrefeuille - qui crachent sur sa mémoire et son sang pourri - Battler Britton et Lord Byron crient : champagne ! » Et parce que l’ouvrage ne saurait, par essence, en rester sur une fin, ceci encore, volubilement amoureux, qui me fait tant sourire : « Qu’est-ce qu’on boit maintenant Alain Thibault - un Gasnier ou un Angeliaume ? -Une Vieille vigne 100% Cabernet Franc - une Vielle vigne de Cravant-les-Coteaux  - pardi ! »

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°45, 2018).

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"Ces poèmes parcourent l'Europe pour célébrer le vin et la vigne, la richesse des terroirs et l'ivresse qui exalte les passions. "

Electre, Livres Hebdo, 2015.

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« Ce Vésuve qui marche en moi la nuit »

Christophe Dauphin

 

         On n'en finit/finirait pas de relever les bonheurs d'expression, les trouvailles, l'oeil surréaliste et inventif de l'auteur, à la lecture de ce Fanal pour le vivant, dont le sous-titre Poèmes décantés diffuse déjà un peu des effluves, des arômes corsés qui attendent le lecteur dès les premiers poèmes. La densité du livre ne se volatilise pas dans l'écoulement des pages. Il faut, consciemment, ou pas, se préparer à tendre souvent son verre. La soif du poète est communicative. Qui s'en plaindrait ?

         Livre ouvert, c'est souvent gargantuesque, ça porte une adresse verlainiene pour le pauvre Lélian, ça flatte ailleurs la chanterelle ou le bandonéon, ça trinque avec Jehan Rictus, ça enchante le gosier, tombe la veste/le cuir. Et souvent ça fait un bras d'honneur à la mort. Comme les toasts au champagne à la nouvelle du décès de Margareth Thatcher[1], dont la politique et le soutien affiché à un certain général chilien ont laissé leur traces dans les mémoires. La sentence pour celle qui n'aura su que se révéler indifférente, méprisante à ceux d'en bas, se mue, à juste titre, en hymne à la joie... et au champagne !

         Difficile de résister à l'élan de vie du bon buveur qu'est Christophe Dauphin, à l'enthousiasme de cet échanson, qui tient du maître de chais et qui le prouve à l'envie.

Mes dithyrambes de l'alambic/mes poèmes décantés des iles tanniques» C'est lui qui parle....Et qui ajoute La poésie crée la soif du poème et du corps/que mord le mot soleil/une femme se cambre comme un pont sur l'été/et la bouteille libère son fleuve. Ailleurs ce titre Il faut être ivre pour être vivant. Rappelons en passant que le personnage est un gilet jaune affirmé et qu'on a pu le voir, en bonne logique et bonne compagnie, sur les rond-points !

         Impossible non plus de ne pas lui tenir compagnie quand s'allonge l'insoutenable liste des amis passagers des voyages sans retour, avec lesquels les liens ne pouvaient être que fraternels et/ou teintés de respect. Parmi leurs noms qui s'allument dans le texte, figurent Albert Ayguesparse, Guy Chambelland, Jean Breton, Jean Rousselot, Illyes et Gara, Sarane Alexandrian, Jacques et Yvette Simonomis, (Jacques auquel le recours à l'argot fait penser) Marc Patin, Yves Martin, Alain Thibaut, Ilarie Voronca, Jean Sénac, Mouloud Feraoun, Jacques Taurand, etc, etc … Les poèmes alors sont chargés d'une tendresse réelle. Dauphin est un authentique adepte de la fraternité humaine, dont le pendant peut se révéler être une férocité justifiée, défensive. [2]  

         Le personnage  n'est pas épargné non plus par les plongées en abîme Ce vin c'est une cure de sommeil sur la rampe du coma/c'est le cru de l'oubli/ de l'homme qui boit/de l'homme que personne ne voit/qui apaise sa douleur dans la soif. Ou ailleurs Une corde est accrochée à une poutre//Les wagons  s'enfoncent dans la  nuit-Krisztina/et dans chaque compartiment/on dort dans le  verrou de la mort.

Sans oublier Ici rien ne chante/que les fonderies dans l'oracle du fer/et des oiseaux en fusion s'envolent/comme des cloches qui sonnent le glas.

         Christophe Dauphin, il tient la barre en bon Viking est un voyageur qui n'aura pas seulement voyagé autour de sa chambre, un voyageur qui salue, ce n'est pas contradictoire, Joë Bousquet, grand paralysé de guerre. Il a écrit (et bu, comment non ?) en Amérique Latine, (Chili, Mexique notamment) Lèche ta peau entre le pouce et l'index/le mot et la vie et bois le Tequila/qui nage dans l'agave et brille d'azur dans nos gouffres/au bord de l'aile et de l'abîme...Il a séjourné aux Etats-Unis C'est un whisky [3]que le blues distille/dans la nuit du lézard qui déboutonne le désert/sous les paupières ensevelies du sommeil. Son poème garde vivant le sang de son passage dans plusieurs pays d'Europe (et pas seulement le sang de la vigne). Et il ne maque pas d'appétit pour les dépaysements, les changements d'horizons qui fertilisent l'écriture, tordent le cou aux habitudes.

         Ce fanal pour le vivant illumine les ivresses, adoucit les angoisses. Comment ne pas être tenté de remettre une tournée porteuse d'autant d'arômes ?

Gérard Cléry (in revue Concerto pour marées et silence n°16, 2023).


[1]    Requiem pour une dame de fer, page 60

[2]    Soleil d'Agave, page 20

[3]    Le blues de la nuit californienne, page 34

Gérard CLERY (in revue Concerto pour marées est silence, 2023).



Lectures

« Chez Christophe Dauphin, il y a une flamme inhabituelle de nos jours, qui contient une passion, dans son poème « Les oracles de l'ouzo », pour la Grèce, que l’on appelle : expression spontanée des sentiments. Nous n'avons rien entendu de pareil depuis Apollinaire et Jarry.

Christophe Dauphin est un poète qui glorifie la « bouteille » comme la met en valeur Rabelais à la fin de son Cinquième livre :« La dive bouteille vous y envoye, soyez vous memes interpretes de votre entreprinse. »

Sur un ton exalté se présente une nouvelle perspective pour la Grèce déchirée par les coups féroces des élites économiques européennes. Christophe Dauphin nous tend la main comme le firent Victor Hugo, Eugène Delacroix et bien d'autres philhellènes français, vers la Grèce révolté.

Ce poème, « Les oracles de l'ouzo », est dédié à la Grèce de nouveau assujettie aux liens inextricables du cynisme économique. »  

Nanos VALAORITIS (in revue Eneken, Thessalonique, Grèce, août 2017).

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" Ce « fanal », ensemble de poèmes très écrits, est bien l’éloge de ce que le vin, son entourage peuvent donner de plus beau. Le livre offre au lecteur, bien vivant, de très longs poèmes, chaque fois ancrés humainement et géographiquement. Ainsi, les nombreux dédicataires des textes ont un lien privilégié avec le poète voyageur, amateur de crus, qui, avec lyrisme et ferveur, à l’aide de métaphores parfois solennelles à l’adresse des lieux et des gens, au fil des rencontres dont il tire parti, sème de belles descriptions à l’usage des amateurs des régions de France et d’ailleurs, de leurs vins, et ce, par une traversée des vignobles, des divers cépages (« Cahors/ des tanins longs et concentrés ») et de l’histoire. Un peu comme l’eussent fait autrefois Cendrars et Thiry ou Goffin, pour insérer le banal, l’anecdote, le moderne, l’usage nouveau dans le poème. Ici, « la poésie roule plein gaz sur l’autoroute ».

Oui, il faut vivre et se donner le goût d’apprécier « la langue » qui « se nourrit de ce qu’elle absorbe », de  moderne, passé, anecdotique etc.

L’exotisme, ainsi, n’est pas absent : « Le téquila se boit dans une ville-monde / au manteau de bidonvilles/ dont les trottoirs se recouvrent de paupières »

Rien de paradoxal pourtant à voir, dans cette célébration de la vie et de la vigne, quelques « tombeaux » à l’adresse des poètes, d’anonymes.

Célébration mais avant tout du vin, que Dauphin décline selon des variations en « cette Côte-Rôtie de belle terre et de pluie » ou en « c’est le pays de Saint-Chinian/ des fruits noirs et des parfums de garrigue/ qui fusent sur les réglisses comme tram sur la mer ».

Mais avant tout, dire, la mer, le soleil sur Londres, l’amitié des gens, des lieux, de tous les proches (A. Breton).

« Un fanal », c’est de la poésie qui a de la chair, de l’étoffe, de la matière. Quelque chose de grenu : on sent le poète plus versé pour décrire le monde qu’à densifier ses élans. Ses poèmes, donc, prennent le temps, s’arrogent la féconde langue des métaphores et la pâte heureuse des beaux termes poétiques.

Le lecteur sans cesse est sollicité : les invites, les apostrophes, les conseils sont nombreux (« Buvons ce vin aux tanins frais/ pas de trêve pour la soif »).

Comme dans plusieurs recueils antérieurs, Dauphin use des mots-métaphores avec trait d’union, tels que « épée-rasoir »…

Nourri de culture, de références littéraires et autres (terroir, tradition), le livre sait aller du côté du « pays de Joë Bousquet », l’ermite contraint de Carcassonne, dont le « vin » cathare « a la robe intense.

Tout le livre propose de belles trouvailles de rythme  (ce que facilitent les anaphores et la longueur de nombre de poèmes) et des blasons :

Dans « Vau de vire des falaises », par exemple :

 « Paupières d’ardoise et d’écume
  Dieppe fait rouler ses falaises
  Dans le fond de tes poches trouées »

Un très long texte, trois pages, au titre « Poète assis au bord du Danube », déroule thèmes de soi et hommage aux autres poètes, tel cet Attila Josef, dont la « nuque » fut traversée de balles.

Aussi, le livre est-il fécond pour faire sentir la fraternité et le vin s’offrir en partage.

« Ce vin dont le ciel est l’enclume » m’a fait tout de suite penser (effet intertextuel ou de connivence) à Bousquet et son « le fruit dont l’ombre est la saveur ».

Les bonheurs d’écrire abondent : « Lausanne s’enivre de chasselas/ et de solitude ».

Je suis sûr que Pirotte eût aimé ce catalogue de vers(verres) / à boire.

Bon vin, Dauphin, dirai-je tout simplement. "

Philippe LEUCKX (cf. "Critiques" in www.recoursaupoeme.fr, décembre 2016).

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«  Un fanal pour le vivant, poèmes décantés de Christophe Dauphin, Editions Les Hommes sans Epaules. Christophe Dauphin est une personnalité majeure du monde de la poésie. Essayiste, critique, éditeur, directeur de revue, il est avant tout un véritable poète c’est-à-dire un homme total. Le poète est celui qui porte sur le monde ce regard intransigeant qui fouille les entrailles de l’émotion comme du songe.

La poésie décantée de Christophe Dauphin est engagée. Elle s’engage et engage le lecteur très profondément dans les replis sombres ou lumineux de la psyché. C’est une poésie de la révolte. Le passant ordinaire devient corsaire de la liberté pour voguer sur une intimité ensanglantée. C’est le vent des mots qui sauve du vulgaire. Beaucoup de ces poèmes sont des cris.

Voici une poésie éveillante faite d’abordages et d’attaques intempestives. Des vivres pour ravitailler les habitants de l’Île des poètes, l’une des Îles des immortels bannis.
 
Christophe Dauphin, d’un continent à l’autre, voyageur des corps et des âmes déchirés, explore le continuum de la douleur. Il refuse de dormir. Il refuse de supporter l’insupportable. Vivant, il s’adresse aux vivants même quand il est trop tard.
 
Il ne s’agit pas de s’en laver les mains. Je dis et je retourne au banal. Non, l’amitié se construit, combattante ou distante du monde, elle est faite d’ivresse et de poésie. Face à l’impossibilité de ce monde-là, face à l’imposture permanente, il y a la posture rabelaisienne, le savoir et la joie. Le rire à en mourir. A plus haut sens. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 4 mars 2015).

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"Un fanal pour le vivant est le nouveau recueil de l'étonnant secrétaire général de l'Académie Mallarmé, et directeur de la revue désormais mythique, Les Hommes sans Epaules: Christophe Dauphin. J'oserais presque parler de poésie-essai, car j'y trouve des rappels de nouveaux classiques comme Ilarie Voronca, Marc Patin, Sarane Alexandrian ou André Breton, sinon d'autres que le poète analyse sans concessions mais avec la pure passion qui ne l'abandonne jamais, de quoi qu'il écrive ou parle. Un fanal pour le vivant, décanté comme le vin du Vau de Vire ou le Cognac de Camus, est plus qu'un recueil, presque un manifeste de toutes les tentatives de ce poète hors-norme et prêt à toutes les aventures des mots les plus signés, dans une oeuvre foisonnante et surtout vivante, jamais endormie, émotiviste selon lui."

Paul VAN MELLE (in Inédit Nouveau n°274, Belgique, mai/juin 2015).

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"Un fanal pour le vivant, c'est du Christophe Dauphin tout craché. Il faut lire "la ballade du salé", poème poignant et affectueux consacré à Alain Simon. Un livre où l'alcool roule grand train."

Jean-Pierre LESIEUR (in Comme en poésie n°62, juin 2015).

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"Je n’imaginais pas écrire une lettre ouverte aujourd’hui. Mais Jean-Pierre Thuillat me rappelle amicalement que je n’en ai pas écrit depuis longtemps pour la revue. Et comme je viens de consacrer une émission radio sur RCF (« Dieu écoute les poètes ») à Christophe Dauphin, j’ai pensé que je pourrais la prolonger ici, dans ce numéro 118 de "Friches".

Justement, commençons : Christophe Dauphin s’auto-proclames athée, parfois à grand renfort d’imageries surréaliste : il a écrit, par exemple, une charge violente contre et pour (« Thérèse, Cantate de l’Ange vagin », éditions Rafael de Surtis, 2006) celle que j’appelle « ma copine » : Thérèse Martin, plus connue sous le nom de sainte Thérèse de Lisieux et à laquelle j’ai, alors maire de Guyancourt, consacré une voie publique… parce qu’elle était aussi poète… Il est vrai que cette grande petite sainte est, comme Dauphin, Normande et que ce dernier porte en lui profondément ce que Léopold Sédar Senghor, dont il fut l’ami et par certains côtés le disciple, appela sa « normandité ». L’œuvre poétique de Christophe Dauphin y fait très souvent référence avec bonheur et il a même consacré une belle anthologie aux poètes en Normandie du XIe siècle à nos jours : « Riverains des falaises » (éditions clarisse, 2012).

A propos de l’anthologie, Dauphin, qui est un boulimique de la lecture et de l’écriture, a également publié « Les riverains du feu » (Le Nouvel Athanor, 2009), un ouvrage anthologique dédié aux poètes qu’il rassemble sous le vocable émotivisme ». Ce concept, qu’il développe et qu’il illustre de cinq cents pages et qui reprend des extraits de recueils de plus de deux cents poètes (!), est au cœur de sa pensée et son écriture.

Car si Christophe Dauphin s’insère dans une filiation surréaliste, ce n’est pas pour singer un mouvement disparu, mais au contraire pour en poursuivre l’esprit – dont il juge qu’il est toujours extrêmement vivant. Et il est vrai que ses poèmes brillent souvent d’un éclat surprenant grâce aux images dont il a le secret et qui laissent le lecteur pantois et admiratif devant leur inventivité et leur puissance. Dans son recueil, « Le gant perdu de l’imaginaire » (Le Nouvel Athanor, 2006), qui est un choix de poèmes écrits entre 1985 et 2006, on en trouve à toutes les pages, ainsi à la première :

« La lune a mis ses bretelles sur l’idée de beauté
Un train déraille dans la bouteille de la nuit
Il est temps de décapiter la pluie
D’égorger l’orage… »

Mais si j’ouvre ce beau recueil  à n’importe quelle autre page, je reconnais le poète prince de l’image, roi de la métaphore :

« Le sourire d’une femme est la lame de fond du regard
Debout entre trois océans »

Il faudrait aussi parler de son livre « Totems aux yeux de rasoirs » (éditions Librairie-Galerie Racine, 2010), préfacé par son ami Sarane Alexandrian, qui fut le très proche collaborateur d’André Breton et le directeur de la revue « Supérieur Inconnu », à laquelle dauphin collabora. Ou bien encore parler de ce gros ouvrage recueillant des poèmes, des notes, des aphorismes : « L’ombre que les loups emportent (Les Hommes sans Epaules éditions, 2012). Henri Rode surnomme Christophe Dauphin « l’ultime enfant du siècle et la fête promise ». C’est que, très tôt, dauphin a senti bouillonné en lui la poésie, indissociable de la révolte et de l’amour.

L’amour n’est d’ailleurs pour Dauphin pas loin de l’amitié à laquelle il sacrifie fidèlement notamment à travers la revue qu’il dirige : « Les Hommes sans Epaules », qui a d’ailleurs consacré une anthologie à ses collaborateurs de 1953 à 2013 sous le titre « Appel aux riverains » (Les Hommes sans Epaules éditions, 2013). A ce propos, il faudrait aussi évoquer son œuvre considérable de critique littéraire et de critique d’art. Dauphin a décidément une capacité de travail et de création qui, au sens propre, m’époustouflent !

Et comme il est encore jeune, bien que dans l’âge mûr, je lui souhaite de continuer ainsi avec la même vigueur et la même ferveur. Maintenant qu’il est devenu secrétaire général  de l’Académie Mallarmé, il n’en aura que plus de force pour défendre et illustrer la poésie contemporaine, et pour soutenir ses créateurs.

Fraternellement en notre diversité."

Roland NADAUS (cf. « Lettre ouverte à Christophe Dauphin », in revue Friches n°118, mai 2015).

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"Christophe Dauphin se sert du prétexte de diverses boissons alcoolisées et de différents vins pour faire appel à quelques poètes et autres célébrités (comme Joséphine Baker ou Léo Ferré) pour mieux se révolter contre l’ordre établi et ses injustices. Il renoue ainsi avec une tradition qui traverse la littérature française depuis Olivier Basselin et François Rabelais dont le « le vau de vire » du premier et l’ivresse chez le second ont été élevés au rang de métaphysique et de moyens de connaissance du réel. Et après ce parcours tant poétique qu’éthylique, Christophe Dauphin termine par ce mot qui sonne comme un coup de tocsin « Enivrez-vous ! ». Et par ce constat que la poésie n’est que la métaphore du vin (ou vice versa). Ses poèmes ont donc valeur de manifeste(s).

Ce n’est pas un hasard si le recueil s’ouvre sur une ode à l’ouzo qui se transforme rapidement en réquisitoire contre la politique européenne à l’égard de la Grèce : les technocrates unis contre la volonté d’un peuple. Technocrates et politiciens réunis par leurs trahisons ; l’exemple de la Grèce permet de dire ce qui se passe ailleurs (à propos de la crise) : « tu es belle comme les hauts-fourneaux de Florange / mastiquant de la gum Goodyear ». L’actualité du moment où j’écris ces lignes se retrouve dans ce vers « sur les chenilles des panzers de Madame Merckel ». Et ce n’est pas un hasard non plus si « Les oracles de l’ouzo » se termine par ce cri d’espoir « Rêve général ! » qui n’est pas sans rappeler ce beau titre de Pablo Neruda, « Le Chant général »…

Via le rhum, le whisky, le tequila, la bière ou, plus particuliers, le vin des côtes de Toul, le côteaux-du-layon, le chablis, le malbec, le montlouis, le champagne ou le saint-chinian (parmi d’autres) sont convoqués le surréalisme, l’anarchie, les poètes hongrois, Marc Patin, Jean Rousselot et bien d’autres. Et c’est à chaque fois l’occasion d’évocations d’événements historiques, du racisme, de la xénophobie, de la mort de l’amère Thatcher (qui nous vaut ces vers imprécatoires : « Dame de Fer, baronne de l’Enfer ! Rouille / rouille saloperie ! Que l’ordure aille aux ordures ! »), de l’assassinat du Che… Voilà qui explique l’engagement de Dauphin et qui donne sens à ces trois vers qui terminent « Poème ardéchois » (traversé par le souvenir de Jean Ferrat) : « Le jour est vide comme un verre / et le temps brûle comme une barricade / avec sa révolution licenciée par ses révolutionnaires. »

Mais Christophe Dauphin a aussi le culte de l’amitié et cultive le souvenir de ceux avec qui il a trinqué (du moins on se plaît à l’imaginer) : Guy Chambelland, Yves Martin, Jean et Alain Breton, Thérèse Plantier ou Jacques Simonomis qui sont, d’une certaine manière, à l’origine de ces vers émouvants : « Un Gewurz, un Riesling et un Singulier Grand ordinaire / c’était avant Jacques bien avant / que la tumeur ne ronge ton cri jusqu’à l’os » ou « Je suis seul et triste comme un con / avec Gabrieli et Meursault et toi… ». C’est peut-être là qu’il est le meilleur, peut-être... Le reste ne va pas sans quelques illusions : le Mexique est devenu l’arrière-cour des Yankees, la Hongrie s’est débarrassée de ses révolutionnaires d’opérette pour se donner au fascisme, les USA sont le pays de Guentanamo et toujours du racisme et du mépris pour les autres peuples… Christophe Dauphin, s’il rend hommage à des poètes comme Henri Rode, Alain Breton ou Paul Farellier, prêche pour sa paroisse (ce qui est normal) : « C’est un Lirac qui nous régalait là-bas / là où le Rhône émonde nos chants émotivistes / […] / ainsi sont les Hommes sans Épaules ainsi sont les Wah / buveurs de Lirac… » ; mais la poésie est diverse…

Que dire encore ? Qu’en cette époque où il ne faudrait boire que de l’eau, Christophe Dauphin est politiquement incorrect (ce qui est réjouissant), tant par ses préférences politiques, que par son éloge des boissons alcoolisées. Que le mot amitié revient souvent car ce recueil est celui de l’amitié qui n’est pas toujours nommée (mais alors on la devine), cette dernière coulant autour d’une table où les verres se remplissent… Que le temps est à relations intéressées… Que l’on ne prend jamais Christophe Dauphin en défaut sur la description des vins, que certains de ses poèmes comportent même des recettes (comme dans le poème intitulé « Asti »), que la fantaisie éclate dans la troisième strophe du « Vau de Vire du pauvre Lélian »  : « Est-elle brune blonde ou rousse ? Je l’ignore / mais la Belgique nous en offre plus de sept cents / […] / des îles de houblon glissent sous le vent trappiste »… Mais, il faut être sérieux avec l’objet de ses rêves, sachant que cet avertissement vaut autant pour le poète de « Un fanal pour le vivant » que pour le signataire de ces lignes…"

Lucien WASSELIN ("Chemins de lecture 2015" in revue-texture.fr, août 2015).

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"Ça bouge, ça danse, ça remue à profusion ! Il y a tant de matière à danser dans ce livre, il y a tant d’embryons, d’explosions, de longues et belles vies en chorégraphie que les lignes semblent la figure intrépide, les battements géants, les membres, la psyché multiprises d’un seul corps !

Lève-toi et danse ! Dévêts-toi de tes vêtements, de tes douleurs et désillusions, de ta mort, exalte la vie, le corps en transe, la primauté et l’infinitude du mouvement, comme David vêtu d’un simple pagne dansant devant l’arche d’alliance ! On dirait donc l’agencement, le rassemblement d’un seul être, transcendant, tumultueux, communautaire, où chaque poème, à tour de rôle, se lève, s’individualise, dit son histoire, son rêve, son essence, son origine, puis retrouve sa place au sein du corps dont il est solidaire. Et un autre à son tour se dresse, et un autre, et chaque effet individuel accroît l’effet général de rythme, de cadence, d’enivrement, d’allégresse qui doit autant à la réalité qu’à la prodigalité de l’auteur qui la met en texte. Je ne suis pas sûre (il s’en faut de beaucoup) de connaître le nom de tous ces vins, mais je suis sûre que Christophe Dauphin est un irremplaçable poète et que son ivresse de vivre nous promet encore de prodigieux lendemains.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°40, octobre 2015).

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"Voilà bien longtemps que la poésie avait oublié les voies des chansons à boire. Non que les poèmes de Christophe Dauphin soient réellement à chanter, mais ils sont une véritable invite à boire. Il n'oublie certes pas toute la poésie à redécouvrir, les parfums et les couleurs avec le vocabulaire ad hoc qui déjà fait chanter les âmes. Et en bon poète qu'il est, il n'a de cese de se référer aux autres poètes, de Villon à Baudelaire, et de chanter autre chose que le vin, le whisky ou le calvados. Il remet ainsi au goût du jour les "vaux-de-vire" ou "vaudevires", célèbres au XVIe siècle.

Le vin sait couler ma naissance mon nom mon ombre - et mes angoisses - qui me suivent à la trace loup aux crocs de vigne.

En n'oubliant pas que le vin peut crier contre les misères sociales partout dans le monde et particulièrement dans nos territoires d'outre-mer: contre la vie chère kont pwofitasyon."

Bernard FOURNIER (in revue Poésie/première n°62, octobre 2015).

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Son recueil, Un fanal pour le vivant, aurait pu s’appeler Alcools. Las, Apollinaire avait pris ce titre. Car Christophe Dauphin, né en 1968 en Normandie, écrit avec toutes sortes de breuvages, cidre, whisky, bière, Gigondas… Sa poésie est forte en goût, tonitrue, éclabousse, ou s’engourdit dans quelque rêverie… « Paupières d’ardoises et cils d’écume/Dieppe fait rouler ses falaises/dans le fond de tes poches trouées/d’où s’envolent des avions en bois. » Et ce constat qui ravira tous les dignes amateurs : « Nous sommes deux pour inventer le temps/dans un verre de mercurey. » À lire sans modération. L’avantage de la poésie est que son verre ne se vide jamais.

Philippe SIMON (in Ouest France, 15/16 octobre 2016).

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"Il incombe à Adrian Miatlev d’ouvrir la marche d’Un fanal pour le vivant, le dernier livre de poèmes de Christophe Dauphin, dont le titre est tiré d’un texte du grand poète lyonnais Roger Kowalski : Un vin rigoureux dissipe la pénombre, une lueur de cuivre sur la table, un fanal pour le vivant. Sous l’aile de ces deux aînés, Christophe Dauphin donne libre cours à ses envies, à ses passions, à ses excès de toutes sortes, qu’il gère par le biais de la poésie ; une poésie qui rappelle celle du cher vieux Cendrars. On est dans le ton. On vit les choses avant de les écrire. Tiens ! En parlant de « vit », il en est fortement question dans ce livre. Allez-y voir ! Ici, on boit du vin, du bon, du meilleur : un Pomerol, par exemple ! À la santé de Luis Buñuel, de son Los Olvidados et de bien d’autres.

Mais il n’y a pas que le vin dans la vie, ni de films en version originale. Christophe Dauphin est sensible à bien d’autres choses. D’aventures syntaxiques, de paris, de jeux frivoles et/ou graves ; il amasse, il emplit ses coffres de poèmes et d’objets hétéroclites, qui s’avèrent être sous sa plume des objets poétiques, des mots qui dérangent, qui interpellent.

Dans cet ouvrage, comme dans la plupart de ceux de Dauphin, le quotidien est sublimé. Le poète veut tout. Maintenant. Tout vivre et tout voir. Tout entendre, tout respirer. On est riche d’expériences, de gestes, d’émois. Christophe est le dauphin de l’Empire du surréel. Son esprit fourmille. La poésie : il aime ; la sienne et celle des autres.

Chez lui, chaque battement de cil est un poème.

Il faut goûter les textes d’Un fanal pour le vivant, pour apprécier les saveurs de la poésie qui se crée aujourd’hui. Ajoutons, qu’Un fanal pour le vivant s’est vu décerner le premier Prix Roger-Kowalski des Lycéens en 2015."

Jean CHATARD (in Les Hommes sans Epaules n°43, 2017).

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"Il était possible de s’en tenir à l’esprit, à la lettre féconde de ce grand livre sur l’éloge de la Vigne de Christophe Dauphin « Un fanal pour le vivant », de suivre le parcours, les trajectoires innombrables de ce vin identitaire au travers des mœurs, des régions du cœur, des pays. Et notre joie, notre surprise auraient été combles. Mais ce qui m’a encore voluptueusement, béatement, captivée dans cette épopée énergique, magistralement composite de l’ivresse, c’est celle qui l’exprime, et la façon insolite, toute nouvelle dont elle l’exprime : la bouche. La bouche éminente du poète.

Ici la bouche qui dit et la bouche qui boit est érotisée à l’extrême, la bouche duelle du verbe et de l’ingestion, s’étire, se meut, se transcende sans retour, se compose en un mode majeur et, dans une tension de suprême dilatement, s’unifie, jusqu’à faire du poème un concept organique quand le lieu du vin et le lieu du texte convergent. « La poésie crée la soif du poème et du corps -que mord le mot soleil -une femme se cambre comme un pont sur l’été - et la bouteille libère son fleuve »

La bouche maîtresse du poème de Christophe Dauphin est une bouche qui nous donne à baiser ses lettres mêlées au goût des vins et de leurs origines, mais aussi, écartelée de tous les appels du réel, une bouche qui s’ouvre toute, qui a sa demeure dans l’engagement, le serment et l’honneur, fondant sa mystique de dons concrets et d’échanges substantiels. Car cette bouche, ces lèvres dilatées ont ceci de particulier qu’elles sont à la fois forme et action. Beauté formelle qui se réalise dans l’espace, y trouve son règne plastique, et percées dans les mouvements du temps, les circonstances, les traumatismes historiques. « Tyrannie dans la maison que tu habites - et dans la clé qui la ferme - dans le sommeil et les saisons au visage inutile - dans l’enfant qui boit un fil de lait - dans la femme et le travail que tu as perdus - dans le flocon qui fait fondre les oiseaux - dans le poème que tu écris ou n’écris pas - dans le soleil qui donne froid dans le dos - dans la couleur de tes yeux et celle de ta peau - il y a tyrannie »

Cette bouche généreuse, qui semble sans fin s’ouvrir primitivement sur l’univers, comme rejouant son surgissement d’un moment fatidique, originel, prend tout, combine tout, transmute tout, incorpore les substances scripturaires à la flaveur des vins et de la salive : l’être, l’écrit, le dire, le cep, la vigne, les hommes, les poètes, les bourreaux, les victimes, soi-même, la mort, le désir. Portée dans son discours vivant aussi, témérairement, la mort insupportable de l’ami !  Je me suis demandé s’il y avait concoction, préméditation ? alchimiques à cette allégeance totale aux forces efficientes du langage, ce fracas d’armes verbales d’une efficace et d’un sensualisme envoûtants.

Mais non, chez Christophe Dauphin, tout vient d’un coup, à chaque instant. C’est son panache, sa joute ascendante ! Le meilleur ni le pire n’épuiseront jamais les atouts de sa langue. Sa bouche, ses fonctions linguale et linguistique sont des liqueurs laudatives. « La joie est dans toute chose, mais toute chose a besoin d’une autre chose, pour faire jaillir sa joie. La joie c’est ce visage, cette vigne et ces mains énormes de soleil, ces yeux où les regards tournent comme des insectes dans les trous d’un arbre, ces tempes, ces joues creusées par l’orage, ce corps de femme qui attend l’amour et dont le fleuve est un bras jeté en travers d’un pont, alors que l’autre tient haut dans l’air le bouquet des comètes, qui voyagent comme les tannins traversent l’aurore boréale, pour atteindre Braila, que le fleuve rejette comme un vieux marin triste contre l’épaule des Carpates ; »

Et le vin, mémoire intime, mémoire commune, mémoire historique (toutes consanguines), prendra toujours le pas sur l’ensevelissement, la finitude de l’autre mémoire, triomphe et grâces indemnes du souvenir ! Cependant, la lecture de « Un fanal pour le vivant », n’est pas une lecture paisible. De part en part de la texture poétique, l’extraordinaire émerge et déchire la trame, offrandes de mots, d’images, d’associations violentes et rares qui ont coupé leurs nœuds et leurs liens avec le terrestre, le sensé, le raisonnable. La bouche fait des voltes, entre dans les voies sarmenteuses du secret, du jamais énoncé, connait l’union sensuelle avec d’autres langages de sang, de vin, de pierre, d’eau et de feu. « Le Tequila se boit la tête dans un mur - qui déchire les veines coupe les voix - arrache les tripes des mots et divise - jusqu’à la mer éventrée qui rouille dans ses vagues - à Tijuana les projecteurs sont braqués sur la mort - par le yankee qui sonne la charge de 7e de cavalerie »

Ce qui me transforme au fur et à mesure de ma lecture, c’est le polymorphisme d’un authentique courage (et pas seulement un courage poétique), une puissance, une jouissance insurgées de vivre qui affrontent les phases les plus sordides et les plus sublimes de la réalité. Voici sa révolte, l’enrôlement du cœur qui exulte : « Margaret n’a plus une seule arête - et le genre humain se donne la main - pour sabrer cette cuvée Amour blanc de blanc - pour savourer son trépas - des notes florales de tilleul et de chèvrefeuille - qui crachent sur sa mémoire et son sang pourri - Battler Britton et Lord Byron crient : champagne ! » Et parce que l’ouvrage ne saurait, par essence, en rester sur une fin, ceci encore, volubilement amoureux, qui me fait tant sourire : « Qu’est-ce qu’on boit maintenant Alain Thibault - un Gasnier ou un Angeliaume ? -Une Vieille vigne 100% Cabernet Franc - une Vielle vigne de Cravant-les-Coteaux  - pardi ! »

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°45, 2018).

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"Ces poèmes parcourent l'Europe pour célébrer le vin et la vigne, la richesse des terroirs et l'ivresse qui exalte les passions. "

Electre, Livres Hebdo, 2015.

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« Ce Vésuve qui marche en moi la nuit »

Christophe Dauphin

 

         On n'en finit/finirait pas de relever les bonheurs d'expression, les trouvailles, l'oeil surréaliste et inventif de l'auteur, à la lecture de ce Fanal pour le vivant, dont le sous-titre Poèmes décantés diffuse déjà un peu des effluves, des arômes corsés qui attendent le lecteur dès les premiers poèmes. La densité du livre ne se volatilise pas dans l'écoulement des pages. Il faut, consciemment, ou pas, se préparer à tendre souvent son verre. La soif du poète est communicative. Qui s'en plaindrait ?

         Livre ouvert, c'est souvent gargantuesque, ça porte une adresse verlainiene pour le pauvre Lélian, ça flatte ailleurs la chanterelle ou le bandonéon, ça trinque avec Jehan Rictus, ça enchante le gosier, tombe la veste/le cuir. Et souvent ça fait un bras d'honneur à la mort. Comme les toasts au champagne à la nouvelle du décès de Margareth Thatcher[1], dont la politique et le soutien affiché à un certain général chilien ont laissé leur traces dans les mémoires. La sentence pour celle qui n'aura su que se révéler indifférente, méprisante à ceux d'en bas, se mue, à juste titre, en hymne à la joie... et au champagne !

         Difficile de résister à l'élan de vie du bon buveur qu'est Christophe Dauphin, à l'enthousiasme de cet échanson, qui tient du maître de chais et qui le prouve à l'envie.

Mes dithyrambes de l'alambic/mes poèmes décantés des iles tanniques» C'est lui qui parle....Et qui ajoute La poésie crée la soif du poème et du corps/que mord le mot soleil/une femme se cambre comme un pont sur l'été/et la bouteille libère son fleuve. Ailleurs ce titre Il faut être ivre pour être vivant. Rappelons en passant que le personnage est un gilet jaune affirmé et qu'on a pu le voir, en bonne logique et bonne compagnie, sur les rond-points !

         Impossible non plus de ne pas lui tenir compagnie quand s'allonge l'insoutenable liste des amis passagers des voyages sans retour, avec lesquels les liens ne pouvaient être que fraternels et/ou teintés de respect. Parmi leurs noms qui s'allument dans le texte, figurent Albert Ayguesparse, Guy Chambelland, Jean Breton, Jean Rousselot, Illyes et Gara, Sarane Alexandrian, Jacques et Yvette Simonomis, (Jacques auquel le recours à l'argot fait penser) Marc Patin, Yves Martin, Alain Thibaut, Ilarie Voronca, Jean Sénac, Mouloud Feraoun, Jacques Taurand, etc, etc … Les poèmes alors sont chargés d'une tendresse réelle. Dauphin est un authentique adepte de la fraternité humaine, dont le pendant peut se révéler être une férocité justifiée, défensive. [2]  

         Le personnage  n'est pas épargné non plus par les plongées en abîme Ce vin c'est une cure de sommeil sur la rampe du coma/c'est le cru de l'oubli/ de l'homme qui boit/de l'homme que personne ne voit/qui apaise sa douleur dans la soif. Ou ailleurs Une corde est accrochée à une poutre//Les wagons  s'enfoncent dans la  nuit-Krisztina/et dans chaque compartiment/on dort dans le  verrou de la mort.

Sans oublier Ici rien ne chante/que les fonderies dans l'oracle du fer/et des oiseaux en fusion s'envolent/comme des cloches qui sonnent le glas.

         Christophe Dauphin, il tient la barre en bon Viking est un voyageur qui n'aura pas seulement voyagé autour de sa chambre, un voyageur qui salue, ce n'est pas contradictoire, Joë Bousquet, grand paralysé de guerre. Il a écrit (et bu, comment non ?) en Amérique Latine, (Chili, Mexique notamment) Lèche ta peau entre le pouce et l'index/le mot et la vie et bois le Tequila/qui nage dans l'agave et brille d'azur dans nos gouffres/au bord de l'aile et de l'abîme...Il a séjourné aux Etats-Unis C'est un whisky [3]que le blues distille/dans la nuit du lézard qui déboutonne le désert/sous les paupières ensevelies du sommeil. Son poème garde vivant le sang de son passage dans plusieurs pays d'Europe (et pas seulement le sang de la vigne). Et il ne maque pas d'appétit pour les dépaysements, les changements d'horizons qui fertilisent l'écriture, tordent le cou aux habitudes.

         Ce fanal pour le vivant illumine les ivresses, adoucit les angoisses. Comment ne pas être tenté de remettre une tournée porteuse d'autant d'arômes ?

Gérard Cléry (in revue Concerto pour marées et silence n°16, 2023).


[1]    Requiem pour une dame de fer, page 60

[2]    Soleil d'Agave, page 20

[3]    Le blues de la nuit californienne, page 34

Gérard CLERY (in revue Concerto pour marées est silence, 2023).



Lectures

« Chez Christophe Dauphin, il y a une flamme inhabituelle de nos jours, qui contient une passion, dans son poème « Les oracles de l'ouzo », pour la Grèce, que l’on appelle : expression spontanée des sentiments. Nous n'avons rien entendu de pareil depuis Apollinaire et Jarry.

Christophe Dauphin est un poète qui glorifie la « bouteille » comme la met en valeur Rabelais à la fin de son Cinquième livre :« La dive bouteille vous y envoye, soyez vous memes interpretes de votre entreprinse. »

Sur un ton exalté se présente une nouvelle perspective pour la Grèce déchirée par les coups féroces des élites économiques européennes. Christophe Dauphin nous tend la main comme le firent Victor Hugo, Eugène Delacroix et bien d'autres philhellènes français, vers la Grèce révolté.

Ce poème, « Les oracles de l'ouzo », est dédié à la Grèce de nouveau assujettie aux liens inextricables du cynisme économique. »  

Nanos VALAORITIS (in revue Eneken, Thessalonique, Grèce, août 2017).

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" Ce « fanal », ensemble de poèmes très écrits, est bien l’éloge de ce que le vin, son entourage peuvent donner de plus beau. Le livre offre au lecteur, bien vivant, de très longs poèmes, chaque fois ancrés humainement et géographiquement. Ainsi, les nombreux dédicataires des textes ont un lien privilégié avec le poète voyageur, amateur de crus, qui, avec lyrisme et ferveur, à l’aide de métaphores parfois solennelles à l’adresse des lieux et des gens, au fil des rencontres dont il tire parti, sème de belles descriptions à l’usage des amateurs des régions de France et d’ailleurs, de leurs vins, et ce, par une traversée des vignobles, des divers cépages (« Cahors/ des tanins longs et concentrés ») et de l’histoire. Un peu comme l’eussent fait autrefois Cendrars et Thiry ou Goffin, pour insérer le banal, l’anecdote, le moderne, l’usage nouveau dans le poème. Ici, « la poésie roule plein gaz sur l’autoroute ».

Oui, il faut vivre et se donner le goût d’apprécier « la langue » qui « se nourrit de ce qu’elle absorbe », de  moderne, passé, anecdotique etc.

L’exotisme, ainsi, n’est pas absent : « Le téquila se boit dans une ville-monde / au manteau de bidonvilles/ dont les trottoirs se recouvrent de paupières »

Rien de paradoxal pourtant à voir, dans cette célébration de la vie et de la vigne, quelques « tombeaux » à l’adresse des poètes, d’anonymes.

Célébration mais avant tout du vin, que Dauphin décline selon des variations en « cette Côte-Rôtie de belle terre et de pluie » ou en « c’est le pays de Saint-Chinian/ des fruits noirs et des parfums de garrigue/ qui fusent sur les réglisses comme tram sur la mer ».

Mais avant tout, dire, la mer, le soleil sur Londres, l’amitié des gens, des lieux, de tous les proches (A. Breton).

« Un fanal », c’est de la poésie qui a de la chair, de l’étoffe, de la matière. Quelque chose de grenu : on sent le poète plus versé pour décrire le monde qu’à densifier ses élans. Ses poèmes, donc, prennent le temps, s’arrogent la féconde langue des métaphores et la pâte heureuse des beaux termes poétiques.

Le lecteur sans cesse est sollicité : les invites, les apostrophes, les conseils sont nombreux (« Buvons ce vin aux tanins frais/ pas de trêve pour la soif »).

Comme dans plusieurs recueils antérieurs, Dauphin use des mots-métaphores avec trait d’union, tels que « épée-rasoir »…

Nourri de culture, de références littéraires et autres (terroir, tradition), le livre sait aller du côté du « pays de Joë Bousquet », l’ermite contraint de Carcassonne, dont le « vin » cathare « a la robe intense.

Tout le livre propose de belles trouvailles de rythme  (ce que facilitent les anaphores et la longueur de nombre de poèmes) et des blasons :

Dans « Vau de vire des falaises », par exemple :

 « Paupières d’ardoise et d’écume
  Dieppe fait rouler ses falaises
  Dans le fond de tes poches trouées »

Un très long texte, trois pages, au titre « Poète assis au bord du Danube », déroule thèmes de soi et hommage aux autres poètes, tel cet Attila Josef, dont la « nuque » fut traversée de balles.

Aussi, le livre est-il fécond pour faire sentir la fraternité et le vin s’offrir en partage.

« Ce vin dont le ciel est l’enclume » m’a fait tout de suite penser (effet intertextuel ou de connivence) à Bousquet et son « le fruit dont l’ombre est la saveur ».

Les bonheurs d’écrire abondent : « Lausanne s’enivre de chasselas/ et de solitude ».

Je suis sûr que Pirotte eût aimé ce catalogue de vers(verres) / à boire.

Bon vin, Dauphin, dirai-je tout simplement. "

Philippe LEUCKX (cf. "Critiques" in www.recoursaupoeme.fr, décembre 2016).

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«  Un fanal pour le vivant, poèmes décantés de Christophe Dauphin, Editions Les Hommes sans Epaules. Christophe Dauphin est une personnalité majeure du monde de la poésie. Essayiste, critique, éditeur, directeur de revue, il est avant tout un véritable poète c’est-à-dire un homme total. Le poète est celui qui porte sur le monde ce regard intransigeant qui fouille les entrailles de l’émotion comme du songe.

La poésie décantée de Christophe Dauphin est engagée. Elle s’engage et engage le lecteur très profondément dans les replis sombres ou lumineux de la psyché. C’est une poésie de la révolte. Le passant ordinaire devient corsaire de la liberté pour voguer sur une intimité ensanglantée. C’est le vent des mots qui sauve du vulgaire. Beaucoup de ces poèmes sont des cris.

Voici une poésie éveillante faite d’abordages et d’attaques intempestives. Des vivres pour ravitailler les habitants de l’Île des poètes, l’une des Îles des immortels bannis.
 
Christophe Dauphin, d’un continent à l’autre, voyageur des corps et des âmes déchirés, explore le continuum de la douleur. Il refuse de dormir. Il refuse de supporter l’insupportable. Vivant, il s’adresse aux vivants même quand il est trop tard.
 
Il ne s’agit pas de s’en laver les mains. Je dis et je retourne au banal. Non, l’amitié se construit, combattante ou distante du monde, elle est faite d’ivresse et de poésie. Face à l’impossibilité de ce monde-là, face à l’imposture permanente, il y a la posture rabelaisienne, le savoir et la joie. Le rire à en mourir. A plus haut sens. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 4 mars 2015).

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"Un fanal pour le vivant est le nouveau recueil de l'étonnant secrétaire général de l'Académie Mallarmé, et directeur de la revue désormais mythique, Les Hommes sans Epaules: Christophe Dauphin. J'oserais presque parler de poésie-essai, car j'y trouve des rappels de nouveaux classiques comme Ilarie Voronca, Marc Patin, Sarane Alexandrian ou André Breton, sinon d'autres que le poète analyse sans concessions mais avec la pure passion qui ne l'abandonne jamais, de quoi qu'il écrive ou parle. Un fanal pour le vivant, décanté comme le vin du Vau de Vire ou le Cognac de Camus, est plus qu'un recueil, presque un manifeste de toutes les tentatives de ce poète hors-norme et prêt à toutes les aventures des mots les plus signés, dans une oeuvre foisonnante et surtout vivante, jamais endormie, émotiviste selon lui."

Paul VAN MELLE (in Inédit Nouveau n°274, Belgique, mai/juin 2015).

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"Un fanal pour le vivant, c'est du Christophe Dauphin tout craché. Il faut lire "la ballade du salé", poème poignant et affectueux consacré à Alain Simon. Un livre où l'alcool roule grand train."

Jean-Pierre LESIEUR (in Comme en poésie n°62, juin 2015).

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"Je n’imaginais pas écrire une lettre ouverte aujourd’hui. Mais Jean-Pierre Thuillat me rappelle amicalement que je n’en ai pas écrit depuis longtemps pour la revue. Et comme je viens de consacrer une émission radio sur RCF (« Dieu écoute les poètes ») à Christophe Dauphin, j’ai pensé que je pourrais la prolonger ici, dans ce numéro 118 de "Friches".

Justement, commençons : Christophe Dauphin s’auto-proclames athée, parfois à grand renfort d’imageries surréaliste : il a écrit, par exemple, une charge violente contre et pour (« Thérèse, Cantate de l’Ange vagin », éditions Rafael de Surtis, 2006) celle que j’appelle « ma copine » : Thérèse Martin, plus connue sous le nom de sainte Thérèse de Lisieux et à laquelle j’ai, alors maire de Guyancourt, consacré une voie publique… parce qu’elle était aussi poète… Il est vrai que cette grande petite sainte est, comme Dauphin, Normande et que ce dernier porte en lui profondément ce que Léopold Sédar Senghor, dont il fut l’ami et par certains côtés le disciple, appela sa « normandité ». L’œuvre poétique de Christophe Dauphin y fait très souvent référence avec bonheur et il a même consacré une belle anthologie aux poètes en Normandie du XIe siècle à nos jours : « Riverains des falaises » (éditions clarisse, 2012).

A propos de l’anthologie, Dauphin, qui est un boulimique de la lecture et de l’écriture, a également publié « Les riverains du feu » (Le Nouvel Athanor, 2009), un ouvrage anthologique dédié aux poètes qu’il rassemble sous le vocable émotivisme ». Ce concept, qu’il développe et qu’il illustre de cinq cents pages et qui reprend des extraits de recueils de plus de deux cents poètes (!), est au cœur de sa pensée et son écriture.

Car si Christophe Dauphin s’insère dans une filiation surréaliste, ce n’est pas pour singer un mouvement disparu, mais au contraire pour en poursuivre l’esprit – dont il juge qu’il est toujours extrêmement vivant. Et il est vrai que ses poèmes brillent souvent d’un éclat surprenant grâce aux images dont il a le secret et qui laissent le lecteur pantois et admiratif devant leur inventivité et leur puissance. Dans son recueil, « Le gant perdu de l’imaginaire » (Le Nouvel Athanor, 2006), qui est un choix de poèmes écrits entre 1985 et 2006, on en trouve à toutes les pages, ainsi à la première :

« La lune a mis ses bretelles sur l’idée de beauté
Un train déraille dans la bouteille de la nuit
Il est temps de décapiter la pluie
D’égorger l’orage… »

Mais si j’ouvre ce beau recueil  à n’importe quelle autre page, je reconnais le poète prince de l’image, roi de la métaphore :

« Le sourire d’une femme est la lame de fond du regard
Debout entre trois océans »

Il faudrait aussi parler de son livre « Totems aux yeux de rasoirs » (éditions Librairie-Galerie Racine, 2010), préfacé par son ami Sarane Alexandrian, qui fut le très proche collaborateur d’André Breton et le directeur de la revue « Supérieur Inconnu », à laquelle dauphin collabora. Ou bien encore parler de ce gros ouvrage recueillant des poèmes, des notes, des aphorismes : « L’ombre que les loups emportent (Les Hommes sans Epaules éditions, 2012). Henri Rode surnomme Christophe Dauphin « l’ultime enfant du siècle et la fête promise ». C’est que, très tôt, dauphin a senti bouillonné en lui la poésie, indissociable de la révolte et de l’amour.

L’amour n’est d’ailleurs pour Dauphin pas loin de l’amitié à laquelle il sacrifie fidèlement notamment à travers la revue qu’il dirige : « Les Hommes sans Epaules », qui a d’ailleurs consacré une anthologie à ses collaborateurs de 1953 à 2013 sous le titre « Appel aux riverains » (Les Hommes sans Epaules éditions, 2013). A ce propos, il faudrait aussi évoquer son œuvre considérable de critique littéraire et de critique d’art. Dauphin a décidément une capacité de travail et de création qui, au sens propre, m’époustouflent !

Et comme il est encore jeune, bien que dans l’âge mûr, je lui souhaite de continuer ainsi avec la même vigueur et la même ferveur. Maintenant qu’il est devenu secrétaire général  de l’Académie Mallarmé, il n’en aura que plus de force pour défendre et illustrer la poésie contemporaine, et pour soutenir ses créateurs.

Fraternellement en notre diversité."

Roland NADAUS (cf. « Lettre ouverte à Christophe Dauphin », in revue Friches n°118, mai 2015).

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"Christophe Dauphin se sert du prétexte de diverses boissons alcoolisées et de différents vins pour faire appel à quelques poètes et autres célébrités (comme Joséphine Baker ou Léo Ferré) pour mieux se révolter contre l’ordre établi et ses injustices. Il renoue ainsi avec une tradition qui traverse la littérature française depuis Olivier Basselin et François Rabelais dont le « le vau de vire » du premier et l’ivresse chez le second ont été élevés au rang de métaphysique et de moyens de connaissance du réel. Et après ce parcours tant poétique qu’éthylique, Christophe Dauphin termine par ce mot qui sonne comme un coup de tocsin « Enivrez-vous ! ». Et par ce constat que la poésie n’est que la métaphore du vin (ou vice versa). Ses poèmes ont donc valeur de manifeste(s).

Ce n’est pas un hasard si le recueil s’ouvre sur une ode à l’ouzo qui se transforme rapidement en réquisitoire contre la politique européenne à l’égard de la Grèce : les technocrates unis contre la volonté d’un peuple. Technocrates et politiciens réunis par leurs trahisons ; l’exemple de la Grèce permet de dire ce qui se passe ailleurs (à propos de la crise) : « tu es belle comme les hauts-fourneaux de Florange / mastiquant de la gum Goodyear ». L’actualité du moment où j’écris ces lignes se retrouve dans ce vers « sur les chenilles des panzers de Madame Merckel ». Et ce n’est pas un hasard non plus si « Les oracles de l’ouzo » se termine par ce cri d’espoir « Rêve général ! » qui n’est pas sans rappeler ce beau titre de Pablo Neruda, « Le Chant général »…

Via le rhum, le whisky, le tequila, la bière ou, plus particuliers, le vin des côtes de Toul, le côteaux-du-layon, le chablis, le malbec, le montlouis, le champagne ou le saint-chinian (parmi d’autres) sont convoqués le surréalisme, l’anarchie, les poètes hongrois, Marc Patin, Jean Rousselot et bien d’autres. Et c’est à chaque fois l’occasion d’évocations d’événements historiques, du racisme, de la xénophobie, de la mort de l’amère Thatcher (qui nous vaut ces vers imprécatoires : « Dame de Fer, baronne de l’Enfer ! Rouille / rouille saloperie ! Que l’ordure aille aux ordures ! »), de l’assassinat du Che… Voilà qui explique l’engagement de Dauphin et qui donne sens à ces trois vers qui terminent « Poème ardéchois » (traversé par le souvenir de Jean Ferrat) : « Le jour est vide comme un verre / et le temps brûle comme une barricade / avec sa révolution licenciée par ses révolutionnaires. »

Mais Christophe Dauphin a aussi le culte de l’amitié et cultive le souvenir de ceux avec qui il a trinqué (du moins on se plaît à l’imaginer) : Guy Chambelland, Yves Martin, Jean et Alain Breton, Thérèse Plantier ou Jacques Simonomis qui sont, d’une certaine manière, à l’origine de ces vers émouvants : « Un Gewurz, un Riesling et un Singulier Grand ordinaire / c’était avant Jacques bien avant / que la tumeur ne ronge ton cri jusqu’à l’os » ou « Je suis seul et triste comme un con / avec Gabrieli et Meursault et toi… ». C’est peut-être là qu’il est le meilleur, peut-être... Le reste ne va pas sans quelques illusions : le Mexique est devenu l’arrière-cour des Yankees, la Hongrie s’est débarrassée de ses révolutionnaires d’opérette pour se donner au fascisme, les USA sont le pays de Guentanamo et toujours du racisme et du mépris pour les autres peuples… Christophe Dauphin, s’il rend hommage à des poètes comme Henri Rode, Alain Breton ou Paul Farellier, prêche pour sa paroisse (ce qui est normal) : « C’est un Lirac qui nous régalait là-bas / là où le Rhône émonde nos chants émotivistes / […] / ainsi sont les Hommes sans Épaules ainsi sont les Wah / buveurs de Lirac… » ; mais la poésie est diverse…

Que dire encore ? Qu’en cette époque où il ne faudrait boire que de l’eau, Christophe Dauphin est politiquement incorrect (ce qui est réjouissant), tant par ses préférences politiques, que par son éloge des boissons alcoolisées. Que le mot amitié revient souvent car ce recueil est celui de l’amitié qui n’est pas toujours nommée (mais alors on la devine), cette dernière coulant autour d’une table où les verres se remplissent… Que le temps est à relations intéressées… Que l’on ne prend jamais Christophe Dauphin en défaut sur la description des vins, que certains de ses poèmes comportent même des recettes (comme dans le poème intitulé « Asti »), que la fantaisie éclate dans la troisième strophe du « Vau de Vire du pauvre Lélian »  : « Est-elle brune blonde ou rousse ? Je l’ignore / mais la Belgique nous en offre plus de sept cents / […] / des îles de houblon glissent sous le vent trappiste »… Mais, il faut être sérieux avec l’objet de ses rêves, sachant que cet avertissement vaut autant pour le poète de « Un fanal pour le vivant » que pour le signataire de ces lignes…"

Lucien WASSELIN ("Chemins de lecture 2015" in revue-texture.fr, août 2015).

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"Ça bouge, ça danse, ça remue à profusion ! Il y a tant de matière à danser dans ce livre, il y a tant d’embryons, d’explosions, de longues et belles vies en chorégraphie que les lignes semblent la figure intrépide, les battements géants, les membres, la psyché multiprises d’un seul corps !

Lève-toi et danse ! Dévêts-toi de tes vêtements, de tes douleurs et désillusions, de ta mort, exalte la vie, le corps en transe, la primauté et l’infinitude du mouvement, comme David vêtu d’un simple pagne dansant devant l’arche d’alliance ! On dirait donc l’agencement, le rassemblement d’un seul être, transcendant, tumultueux, communautaire, où chaque poème, à tour de rôle, se lève, s’individualise, dit son histoire, son rêve, son essence, son origine, puis retrouve sa place au sein du corps dont il est solidaire. Et un autre à son tour se dresse, et un autre, et chaque effet individuel accroît l’effet général de rythme, de cadence, d’enivrement, d’allégresse qui doit autant à la réalité qu’à la prodigalité de l’auteur qui la met en texte. Je ne suis pas sûre (il s’en faut de beaucoup) de connaître le nom de tous ces vins, mais je suis sûre que Christophe Dauphin est un irremplaçable poète et que son ivresse de vivre nous promet encore de prodigieux lendemains.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°40, octobre 2015).

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"Voilà bien longtemps que la poésie avait oublié les voies des chansons à boire. Non que les poèmes de Christophe Dauphin soient réellement à chanter, mais ils sont une véritable invite à boire. Il n'oublie certes pas toute la poésie à redécouvrir, les parfums et les couleurs avec le vocabulaire ad hoc qui déjà fait chanter les âmes. Et en bon poète qu'il est, il n'a de cese de se référer aux autres poètes, de Villon à Baudelaire, et de chanter autre chose que le vin, le whisky ou le calvados. Il remet ainsi au goût du jour les "vaux-de-vire" ou "vaudevires", célèbres au XVIe siècle.

Le vin sait couler ma naissance mon nom mon ombre - et mes angoisses - qui me suivent à la trace loup aux crocs de vigne.

En n'oubliant pas que le vin peut crier contre les misères sociales partout dans le monde et particulièrement dans nos territoires d'outre-mer: contre la vie chère kont pwofitasyon."

Bernard FOURNIER (in revue Poésie/première n°62, octobre 2015).

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Son recueil, Un fanal pour le vivant, aurait pu s’appeler Alcools. Las, Apollinaire avait pris ce titre. Car Christophe Dauphin, né en 1968 en Normandie, écrit avec toutes sortes de breuvages, cidre, whisky, bière, Gigondas… Sa poésie est forte en goût, tonitrue, éclabousse, ou s’engourdit dans quelque rêverie… « Paupières d’ardoises et cils d’écume/Dieppe fait rouler ses falaises/dans le fond de tes poches trouées/d’où s’envolent des avions en bois. » Et ce constat qui ravira tous les dignes amateurs : « Nous sommes deux pour inventer le temps/dans un verre de mercurey. » À lire sans modération. L’avantage de la poésie est que son verre ne se vide jamais.

Philippe SIMON (in Ouest France, 15/16 octobre 2016).

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"Il incombe à Adrian Miatlev d’ouvrir la marche d’Un fanal pour le vivant, le dernier livre de poèmes de Christophe Dauphin, dont le titre est tiré d’un texte du grand poète lyonnais Roger Kowalski : Un vin rigoureux dissipe la pénombre, une lueur de cuivre sur la table, un fanal pour le vivant. Sous l’aile de ces deux aînés, Christophe Dauphin donne libre cours à ses envies, à ses passions, à ses excès de toutes sortes, qu’il gère par le biais de la poésie ; une poésie qui rappelle celle du cher vieux Cendrars. On est dans le ton. On vit les choses avant de les écrire. Tiens ! En parlant de « vit », il en est fortement question dans ce livre. Allez-y voir ! Ici, on boit du vin, du bon, du meilleur : un Pomerol, par exemple ! À la santé de Luis Buñuel, de son Los Olvidados et de bien d’autres.

Mais il n’y a pas que le vin dans la vie, ni de films en version originale. Christophe Dauphin est sensible à bien d’autres choses. D’aventures syntaxiques, de paris, de jeux frivoles et/ou graves ; il amasse, il emplit ses coffres de poèmes et d’objets hétéroclites, qui s’avèrent être sous sa plume des objets poétiques, des mots qui dérangent, qui interpellent.

Dans cet ouvrage, comme dans la plupart de ceux de Dauphin, le quotidien est sublimé. Le poète veut tout. Maintenant. Tout vivre et tout voir. Tout entendre, tout respirer. On est riche d’expériences, de gestes, d’émois. Christophe est le dauphin de l’Empire du surréel. Son esprit fourmille. La poésie : il aime ; la sienne et celle des autres.

Chez lui, chaque battement de cil est un poème.

Il faut goûter les textes d’Un fanal pour le vivant, pour apprécier les saveurs de la poésie qui se crée aujourd’hui. Ajoutons, qu’Un fanal pour le vivant s’est vu décerner le premier Prix Roger-Kowalski des Lycéens en 2015."

Jean CHATARD (in Les Hommes sans Epaules n°43, 2017).

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"Il était possible de s’en tenir à l’esprit, à la lettre féconde de ce grand livre sur l’éloge de la Vigne de Christophe Dauphin « Un fanal pour le vivant », de suivre le parcours, les trajectoires innombrables de ce vin identitaire au travers des mœurs, des régions du cœur, des pays. Et notre joie, notre surprise auraient été combles. Mais ce qui m’a encore voluptueusement, béatement, captivée dans cette épopée énergique, magistralement composite de l’ivresse, c’est celle qui l’exprime, et la façon insolite, toute nouvelle dont elle l’exprime : la bouche. La bouche éminente du poète.

Ici la bouche qui dit et la bouche qui boit est érotisée à l’extrême, la bouche duelle du verbe et de l’ingestion, s’étire, se meut, se transcende sans retour, se compose en un mode majeur et, dans une tension de suprême dilatement, s’unifie, jusqu’à faire du poème un concept organique quand le lieu du vin et le lieu du texte convergent. « La poésie crée la soif du poème et du corps -que mord le mot soleil -une femme se cambre comme un pont sur l’été - et la bouteille libère son fleuve »

La bouche maîtresse du poème de Christophe Dauphin est une bouche qui nous donne à baiser ses lettres mêlées au goût des vins et de leurs origines, mais aussi, écartelée de tous les appels du réel, une bouche qui s’ouvre toute, qui a sa demeure dans l’engagement, le serment et l’honneur, fondant sa mystique de dons concrets et d’échanges substantiels. Car cette bouche, ces lèvres dilatées ont ceci de particulier qu’elles sont à la fois forme et action. Beauté formelle qui se réalise dans l’espace, y trouve son règne plastique, et percées dans les mouvements du temps, les circonstances, les traumatismes historiques. « Tyrannie dans la maison que tu habites - et dans la clé qui la ferme - dans le sommeil et les saisons au visage inutile - dans l’enfant qui boit un fil de lait - dans la femme et le travail que tu as perdus - dans le flocon qui fait fondre les oiseaux - dans le poème que tu écris ou n’écris pas - dans le soleil qui donne froid dans le dos - dans la couleur de tes yeux et celle de ta peau - il y a tyrannie »

Cette bouche généreuse, qui semble sans fin s’ouvrir primitivement sur l’univers, comme rejouant son surgissement d’un moment fatidique, originel, prend tout, combine tout, transmute tout, incorpore les substances scripturaires à la flaveur des vins et de la salive : l’être, l’écrit, le dire, le cep, la vigne, les hommes, les poètes, les bourreaux, les victimes, soi-même, la mort, le désir. Portée dans son discours vivant aussi, témérairement, la mort insupportable de l’ami !  Je me suis demandé s’il y avait concoction, préméditation ? alchimiques à cette allégeance totale aux forces efficientes du langage, ce fracas d’armes verbales d’une efficace et d’un sensualisme envoûtants.

Mais non, chez Christophe Dauphin, tout vient d’un coup, à chaque instant. C’est son panache, sa joute ascendante ! Le meilleur ni le pire n’épuiseront jamais les atouts de sa langue. Sa bouche, ses fonctions linguale et linguistique sont des liqueurs laudatives. « La joie est dans toute chose, mais toute chose a besoin d’une autre chose, pour faire jaillir sa joie. La joie c’est ce visage, cette vigne et ces mains énormes de soleil, ces yeux où les regards tournent comme des insectes dans les trous d’un arbre, ces tempes, ces joues creusées par l’orage, ce corps de femme qui attend l’amour et dont le fleuve est un bras jeté en travers d’un pont, alors que l’autre tient haut dans l’air le bouquet des comètes, qui voyagent comme les tannins traversent l’aurore boréale, pour atteindre Braila, que le fleuve rejette comme un vieux marin triste contre l’épaule des Carpates ; »

Et le vin, mémoire intime, mémoire commune, mémoire historique (toutes consanguines), prendra toujours le pas sur l’ensevelissement, la finitude de l’autre mémoire, triomphe et grâces indemnes du souvenir ! Cependant, la lecture de « Un fanal pour le vivant », n’est pas une lecture paisible. De part en part de la texture poétique, l’extraordinaire émerge et déchire la trame, offrandes de mots, d’images, d’associations violentes et rares qui ont coupé leurs nœuds et leurs liens avec le terrestre, le sensé, le raisonnable. La bouche fait des voltes, entre dans les voies sarmenteuses du secret, du jamais énoncé, connait l’union sensuelle avec d’autres langages de sang, de vin, de pierre, d’eau et de feu. « Le Tequila se boit la tête dans un mur - qui déchire les veines coupe les voix - arrache les tripes des mots et divise - jusqu’à la mer éventrée qui rouille dans ses vagues - à Tijuana les projecteurs sont braqués sur la mort - par le yankee qui sonne la charge de 7e de cavalerie »

Ce qui me transforme au fur et à mesure de ma lecture, c’est le polymorphisme d’un authentique courage (et pas seulement un courage poétique), une puissance, une jouissance insurgées de vivre qui affrontent les phases les plus sordides et les plus sublimes de la réalité. Voici sa révolte, l’enrôlement du cœur qui exulte : « Margaret n’a plus une seule arête - et le genre humain se donne la main - pour sabrer cette cuvée Amour blanc de blanc - pour savourer son trépas - des notes florales de tilleul et de chèvrefeuille - qui crachent sur sa mémoire et son sang pourri - Battler Britton et Lord Byron crient : champagne ! » Et parce que l’ouvrage ne saurait, par essence, en rester sur une fin, ceci encore, volubilement amoureux, qui me fait tant sourire : « Qu’est-ce qu’on boit maintenant Alain Thibault - un Gasnier ou un Angeliaume ? -Une Vieille vigne 100% Cabernet Franc - une Vielle vigne de Cravant-les-Coteaux  - pardi ! »

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°45, 2018).

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"Ces poèmes parcourent l'Europe pour célébrer le vin et la vigne, la richesse des terroirs et l'ivresse qui exalte les passions. "

Electre, Livres Hebdo, 2015.

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« Ce Vésuve qui marche en moi la nuit »

Christophe Dauphin

 

         On n'en finit/finirait pas de relever les bonheurs d'expression, les trouvailles, l'oeil surréaliste et inventif de l'auteur, à la lecture de ce Fanal pour le vivant, dont le sous-titre Poèmes décantés diffuse déjà un peu des effluves, des arômes corsés qui attendent le lecteur dès les premiers poèmes. La densité du livre ne se volatilise pas dans l'écoulement des pages. Il faut, consciemment, ou pas, se préparer à tendre souvent son verre. La soif du poète est communicative. Qui s'en plaindrait ?

         Livre ouvert, c'est souvent gargantuesque, ça porte une adresse verlainiene pour le pauvre Lélian, ça flatte ailleurs la chanterelle ou le bandonéon, ça trinque avec Jehan Rictus, ça enchante le gosier, tombe la veste/le cuir. Et souvent ça fait un bras d'honneur à la mort. Comme les toasts au champagne à la nouvelle du décès de Margareth Thatcher[1], dont la politique et le soutien affiché à un certain général chilien ont laissé leur traces dans les mémoires. La sentence pour celle qui n'aura su que se révéler indifférente, méprisante à ceux d'en bas, se mue, à juste titre, en hymne à la joie... et au champagne !

         Difficile de résister à l'élan de vie du bon buveur qu'est Christophe Dauphin, à l'enthousiasme de cet échanson, qui tient du maître de chais et qui le prouve à l'envie.

Mes dithyrambes de l'alambic/mes poèmes décantés des iles tanniques» C'est lui qui parle....Et qui ajoute La poésie crée la soif du poème et du corps/que mord le mot soleil/une femme se cambre comme un pont sur l'été/et la bouteille libère son fleuve. Ailleurs ce titre Il faut être ivre pour être vivant. Rappelons en passant que le personnage est un gilet jaune affirmé et qu'on a pu le voir, en bonne logique et bonne compagnie, sur les rond-points !

         Impossible non plus de ne pas lui tenir compagnie quand s'allonge l'insoutenable liste des amis passagers des voyages sans retour, avec lesquels les liens ne pouvaient être que fraternels et/ou teintés de respect. Parmi leurs noms qui s'allument dans le texte, figurent Albert Ayguesparse, Guy Chambelland, Jean Breton, Jean Rousselot, Illyes et Gara, Sarane Alexandrian, Jacques et Yvette Simonomis, (Jacques auquel le recours à l'argot fait penser) Marc Patin, Yves Martin, Alain Thibaut, Ilarie Voronca, Jean Sénac, Mouloud Feraoun, Jacques Taurand, etc, etc … Les poèmes alors sont chargés d'une tendresse réelle. Dauphin est un authentique adepte de la fraternité humaine, dont le pendant peut se révéler être une férocité justifiée, défensive. [2]  

         Le personnage  n'est pas épargné non plus par les plongées en abîme Ce vin c'est une cure de sommeil sur la rampe du coma/c'est le cru de l'oubli/ de l'homme qui boit/de l'homme que personne ne voit/qui apaise sa douleur dans la soif. Ou ailleurs Une corde est accrochée à une poutre//Les wagons  s'enfoncent dans la  nuit-Krisztina/et dans chaque compartiment/on dort dans le  verrou de la mort.

Sans oublier Ici rien ne chante/que les fonderies dans l'oracle du fer/et des oiseaux en fusion s'envolent/comme des cloches qui sonnent le glas.

         Christophe Dauphin, il tient la barre en bon Viking est un voyageur qui n'aura pas seulement voyagé autour de sa chambre, un voyageur qui salue, ce n'est pas contradictoire, Joë Bousquet, grand paralysé de guerre. Il a écrit (et bu, comment non ?) en Amérique Latine, (Chili, Mexique notamment) Lèche ta peau entre le pouce et l'index/le mot et la vie et bois le Tequila/qui nage dans l'agave et brille d'azur dans nos gouffres/au bord de l'aile et de l'abîme...Il a séjourné aux Etats-Unis C'est un whisky [3]que le blues distille/dans la nuit du lézard qui déboutonne le désert/sous les paupières ensevelies du sommeil. Son poème garde vivant le sang de son passage dans plusieurs pays d'Europe (et pas seulement le sang de la vigne). Et il ne maque pas d'appétit pour les dépaysements, les changements d'horizons qui fertilisent l'écriture, tordent le cou aux habitudes.

         Ce fanal pour le vivant illumine les ivresses, adoucit les angoisses. Comment ne pas être tenté de remettre une tournée porteuse d'autant d'arômes ?

Gérard Cléry (in revue Concerto pour marées et silence n°16, 2023).


[1]    Requiem pour une dame de fer, page 60

[2]    Soleil d'Agave, page 20

[3]    Le blues de la nuit californienne, page 34

Gérard CLERY (in revue Concerto pour marées est silence, 2023).




Lectures

" Faire connaître la poésie hongroise en France, voici l’objet des Orphées du Danube. Christophe Dauphin et Anna Tüskés y ont réuni des textes de divers poètes ainsi qu’un choix de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés. D’aspect imposant, ce lourd volume de 458 pages propose en couverture de découvrir les visages de ceux qui ont porté la poésie hongroise, Jean Rousselot, Gyula Yllyés et Ladislas Gara, qui apparaissent au dessus d’une photo panoramique de Budapest.

Il s’agit d’identité, de donner visage et épaisseur topographique aux voix qui émaillent les pages de cette anthologie poétique. Ainsi l’horizon d’attente est-il clairement dessiné, et le lecteur ne s’y trompera pas, car il s’agit bien de pénétrer au cœur de la littérature hongroise du vingtième siècle, à travers la découverte de poètes qui ont contribué à façonner son histoire littéraire.

Précédant les textes de quelque douze poètes hongrois traduis par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot, une importante préface de Christophe Dauphin retrace le parcours historique, social et politique du pays, qui a mené à la constitution de l’univers poétique présenté dans ce recueil à travers les œuvres des auteurs qui y sont convoqués.

Enfin, les derniers chapitres sont consacrés à la correspondance de Jean Rousselot et Gyula Illyés, dans un choix de lettres annotées par Anna Tüskés.

La mise en perspective de l’œuvre des poètes présentés, replacés dans le contexte de   production des textes, ainsi que les considérations sur la traduction, offrent de véritables grilles de lecture, mais sont également prétexte à une interrogation sur la production de l’écrit littéraire. Faut-il le considérer comme un univers clos, conçu hors de toute motivation extérieure préexistant à sa production, ou bien faut-il le lire ainsi que l’émanation d’un contexte historique, social et politique coexistant.

Loin de prétendre répondre à cette problématique qui a animé bien des débats sur l’essence même de tout acte de création, le dialogisme qui s’instaure entre les différentes parties du recueil ouvre à de multiples questionnements.

Plus encore, l’extrême richesse des éléments agencés selon un dispositif qui enrichi la lecture de chacune des parties permet non seulement de découvrir ou de relire des poètes dont la langue porte haut l’essence de la poésie, mais, grâce à la coexistence du discours critique exégétique, d’en percevoir toute la dimension."

Carole MESROBIAN (cf. "Fil de lectures" in reocursaupoeme.fr, novembre 2016).

*

"C’est le traducteur hongrois Ladislas Gara qui, par sa rencontre avec Jean Rousselot en 1954, va initier une amitié franco-hongroise poétique au fort rayonnement. Grâce à lui, Jean Rousselot découvre la Hongrie, sa culture, sa poésie, ses poètes dont le premier d’entre les poètes hongrois de l’époque, Gyula Illyés.

Jean Rousselot et Ladislas Gara vont considérablement s’investir dans ce projet de partage auquel participeront, côté français, une cinquantaine de poètes et écrivains. Ladislas Gara traduira en français de nombreux poètes hongrois avec Jean Rousselot comme adaptateurs. Christophe Dauphin estime que ce travail de passeurs dans les deux sens est sans équivalent et reste tout à fait exceptionnel.

L’ouvrage est un livre de poésie mais une poésie que Christophe Dauphin et Anna Tüskés veulent inscrire dans les temps sombres et tumultueux qu’elle a traversés. Là encore, la poésie apparaît à la fois comme résistance et comme voie de liberté.

« Pendant de longs siècles, nous dit Christophe Dauphin, la Hongrie déchirée entre l’esclavage et la liberté, l’indépendance et l’assimilation, l’Est et l’Ouest, ne survécut que par sa langue qui reçut la mission redoutable de rester elle-même dépositaire de l’identité d’un peuple, tout en devenant lieu d’accueil et instrument d’acclimatation pour toute la culture occidentale, en dépit des aléas d’une histoire mouvementée. »

Les poètes hongrois de la seconde partie du XXe siècle n’ont pas seulement été confrontés au rideau de fer et à la dictature mais aussi à l’ignorance de l’Ouest, entre bêtise et préjugés, qui déconsidère ce petit pays qui a généré tant de grands poètes, et donc de penseurs ! Jean Rousselot et Ladislas Gara firent donc œuvre de réparation, réparation qui se poursuit aujourd’hui avec cet ouvrage qui rend compte de foisonnements multiples, celui des artistes hongrois à Paris, celui des traducteurs, créateurs de passerelles, parfois éphémères, parfois éternelles, celui des poètes d’une langue étonnante, source inépuisable du renouvellement de l’être. Aujourd’hui, la littérature et la poésie hongroise, non inféodées, apparaissent bien plus vivantes et rayonnantes que dans une France étriquée entre le littérairement correct et le carcan de la finance.

Dans la première partie de l’ouvrage, Christophe Dauphin fait revivre cette créativité exemplaire des artistes hongrois entre Seine et Danube, une créativité combattante qui, à Paris comme à Budapest, doit faire face à l’obscurantisme stalinien.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à douze poètes hongrois traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot : Mihály Vörösmarty, János Arany, Sándor Petőfi, Imre Madách, Endre Ady, Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, Lajos Kassák, Lőrinc Szabó, Attila József, Miklós Radnóti et Sándor Weöres. C’est souvent une poésie de sang, un cri qui se sait inaudible, sans concession envers le tragique, sans concession non plus envers la poésie elle-même.

Les troisième et quatrième parties du livre présentent les Poèmes hongrois de Jean Rousselot (1913 – 2004) et Sept poèmes de Gyula Illyés (1902 – 1983) après un bref portrait des deux hommes et une introduction à leurs œuvres respectives.

Voici un extrait de ce long poème d’Illyés, Une phrase sur la tyrannie, véritable manifeste, dont l’enregistrement par le poète lui-même fut diffusé sur les ondes en 1989 pour annoncer la fin de la république populaire de Hongrie :

La tyrannie, chez les tyrans,

ne se trouve pas seulement

dans le fusil des policiers,

dans le cachot des prisonniers ;

pas seulement dans l’in-pace

où les aveux sont arrachés,

ou dans la voix des porte-clefs

qui, la nuit, vient vous appeler ;

pas seulement dans le feu noir

du nuageux réquisitoire

et dans les « oui » du prévenu

ou le morse des détenus ;

pas seulement dans le glacial

verdict du mort du tribunal :

« vous êtes reconnus coupable ! »

Pas seulement dans l’implacable

« peloton, garde à vous ! » suivi

d’un roulement de tambour, puis

de la salve, et puis de la chute

d’un corps qu’aux voiries l’on culbute ;

(…)

elle est dans les plats, les assiettes,

dans ton nez, ta bouche, ta tête ;

c’est comme quand, par la fenêtre,

la puanteur des morts pénètre,

(ou bien, va voir ce qui se passe,

Peut-être une fuite de gaz ?) ;

Tu crois te parler, mais c’est elle

La tyrannie, qui t’interpelle !

Tu crois imaginer ? Lors même

elle est encor ta souveraine ;

ainsi de tout : la voie lactée

n’est plus qu’une plaine minée,

une frontière balayée

par le projecteur des douaniers ;

L’étoile ? un judas de cachot !

et les bivouacs d’astres, là-haut,

un immense camp de travail ;

la tyrannie où que tu ailles !

(…)

elle, en tout but que tu atteins !

elle, dans tous les lendemains !

elle encor qui te dévisage

dans ta pensée et dans ta glace ;

à quoi bon fuir ? Elle te tient !

et tu es ton propre gardien…

 Ce poème n’est pas seulement bouleversant par son rapport aux événements terribles que l’auteur et le peuple hongrois traversent alors, il l’est surtout parce qu’il énonce ce que nous ne voulons pas voir. Cela, la tyrannie, n’existe dehors que parce qu’elle est en nous au quotidien, dans nos identifications aliénantes et banales. Il ne peut y avoir de libération populaire si nous ne nous libérons pas d’abord de nous-mêmes. La poésie de Gyula Illyés présente une dimension à la fois intime et universelle dans un nouveau paradigme de dissidence.

La cinquième partie est une longue étude d’Anna Tüskés, Jean Rousselot et la poésie hongroise, qui évoque les liens de Jean Rousselot avec les poètes hongrois et son travail d’adaptateur d’après les traductions de Ladislas Gara. Il précède un ensemble important de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés qui témoignent de la construction d’une amitié profonde et de l’influence de cette amitié sur plusieurs décennies de littérature et de poésie.

Il s’agit d’un livre important, qui s’adresse à tous, à ceux qui souhaitent mieux comprendre les relations culturelles franco-hongroises, l’histoire de la Hongrie, à ceux qui désirent découvrir la poésie hongroise, ses singularités, ses saveurs, à ceux enfin qui veulent rester debout.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, novembre 2015).

*

" C'est une formidable somme qui est réunie dans ce volume fort de 450 pages. La problématique serait: quel rapport existe-t-il entre la France et la poésie hongroise ? Et les trois noms qui suivent le titre de l'ouvrage donnent les clés du livre: Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara. Le premier, écrivain de haute voltige, sera central dans ce jumelage poétique, le troisième essentiel pour transmettre et traduire en particulier le deuxième, grande figure de la poésie hongroise. Tout d'abord Christophe Dauphin dans un long essai, comme il a l'habitude, va rappeler l'histoire de la Hongrie, sur laquelle va se greffer sa poésie. Premier auteur tutélaire: Sandor Petofi au XIXe siècle, puis surtout Attila Jozsef qui séjourna plusieurs mois en France et Gyula Illyés qui passa quatre années de sa jeunesse sur l'ïle Saint-Louis. "C'est Paris qui a fait de moi un Hongrois", écrit-il. Christophe Dauphin rappelle en passant tout ce qu'on doit, au point de vue artistique à ce pays d'une dizaine de millions d'habitants: Brassaï et Robert Capa pour la photographie, pour la musique Béla Bartok et Joseph Kosma, par exemple...

Dans les années 1950-60, la poésie est très populaire, se vend bien, et même le compte d'auteur n'existe pas. 1956, la Révolution est écrasée à Budapest, suite à l'invasion soviétique (ce qui tend à diviser les poètes français), évènement qui fut occulté par la crise de Suez, concomittante. 1989, fin de la république populaire de Hongrie. Jean Rousselot va adapter des textes hongrois, traduits de manière brute par Ladislas Gara en français, en leur restituant grâce et qualité. Et en particulier les poèmes de Gyula Illyés, jusqu'à sa disparition en 1983. Ladislas Gara, né en 1904, va, de par son métier de journaliste, devenir une sorte de correspondant à Paris où il s'installe dès 1924. Il va se lier d'amitiés avec Gyula Illyés. Il sera résistant en 1942. En butte à diverses tracasseries, il se suicide en 1966. Sa page sur la traduction de la poésie hongroise en français est très éclairante dans le rapport complexe de ces deux langues. Elle précède dans une mini-anthologie onze poètes hongrois comme Petofi, Ady ou Jozsef. Jean Rousselot de son côté possède une oeuvre impressionnante, puisque dès 1946, il décide de vivre de sa plume; et sa poésie n'est qu'une partie de son oeuvre complète: "Je pourrais être le paveur des rues - Qui dans son sommeil examine encore - Les dents cariées de la ville..." Gyula Illyés est né en 1902  et va devenir le poète le plus important de sa génération. "Paysan du Danube", comme le surnomme Eluard, il va défendre les ouvriers agricoles. son poème le plus célèbre: "Une phrase sur la tyrannie", résonnera après l'écrasement de Budapest en 1956: "Maintenant je connais tout ce qui pique, mord, frappe en mon corps - la douleur allume en moi le chapelet de ses lampes. J'ai mal donc je suis."

Toute la seconde partie du livre, préparée par Anna Tüskés, montre à travers les nombreuses lettres que Jean Rousselot adresse à Gyula Illyés, l'amitié qui les lie, ainsi que leur famille respective, femmes et filles. Cette partie, que j'appréhendais comme plus ennuyeuse, s'est révélée au contraire très facile à lire, puisqu'on découvre une réelle intimité liant ces deux auteurs majuscules. Jean Rousselot disant en substance: "La Hongrie est ma deuxième patrie." On tire de la lecture de ce livre l'impression vivace qu'il y a eu un réel pont entre ces deux poésies apparemment éloignées, et qui, grâce à la conjugaison de ces trois poètes hors norme, semblent se jouer des frontières et des langues pour s'allier vers un échange fraternel et humain."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°168, décembre 2015).

*

"La littérature française, depuis le Siècle des Lumières, a toujours influencé la culture hongroise. L’une des plus belles preuves de ces liens, dans la deuxième moitié du 20e siècle, fut l’amitié sincère liant trois hommes, l’écrivain et traducteur Ladislas Gara et les deux grands poètes Gyula Illyés et Jean Rousselot. Christophe Dauphin, poète lui-même, directeur de la revue Les Hommes sans Épaules, secrétaire général de l’Académie Mallarmé et qui fut l’ami de Rousselot y a trouvé un très beau sujet, essais et poèmes à l’appui. Ainsi naquit sous sa plume et celle de l’historienne d’art Anna Tüskés, Les Orphées du Danube."

Institut Hongrois de Paris, janvier 2016).

*

" Christophe Dauphin (et c'est son droit) est violemment anticommuniste. Mais, dans les études de lui que j'ai lues, sa lecture de l'activité du parti communiste français est datée ou circonscrite historiquement. Et n'écrit-il pas vers 1995, dans un poème intitulé Lettre au camarade Dimitrov (repris dans Inventaire de l'ombre) : "Et ce con d'Aragon / Qui chante Staline et sa moustache d'urine", confondant, semble-t-il, Éluard qui aurait écrit une Ode à Staline et Aragon 1. Christophe Dauphin est né en 1968, c'est dire qu'il a baigné dès ses premières années dans l'après-mai 68 où il était de bon ton d'être anticommuniste… On voit aujourd'hui ce que sont devenus les enragés de Nanterre ! Christophe Dauphin fait d'Aragon un stalinien convaincu alors que dans Le Roman inachevé (publié en 1956), Aragon écrit : "On sourira de nous pour le meilleur de l'âme / On sourira de nous d'avoir aimé la flamme / Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment" 2. Contrairement à Étiemble qui écrit dans sa préface à ce recueil 3 : "En fait, mes réserves n'étaient pas que de rhétorique : procès de Moscou, réalisme-socialisme, Staline, Jdanov, m'avaient imposé de faire sécession. Mais au lieu de garder le jugement froid, je contaminais de griefs politiques le plaisir presque sans mélange que, ma poétique étant ce qu'elle est, j'aurais dû prendre  au Crève-Cœur…", Christophe Dauphin n'a pas dû lire avec attention Le Roman inachevé. Étiemble, en effet, voit combien Aragon se remet en question dans La Nuit de Moscou : "On sourira de nous… [etc]" ; Étiemble reprend les deux derniers vers du groupe de trois cité plus haut… Mais il faut lire attentivement cette préface dans laquelle Étiemble note : "J'ai cru longtemps qu'Aragon exerçait sans souffrir son magistère, qu'il mentait sans remords, qu'il jouait cyniquement le jeu de la puissance" 4  avant de citer à nouveau Aragon, comme indiqué ci-avant… Ce n'est donc pas sans circonspection que j'ai ouvert l'essai de Christophe Dauphin et Anna Tüskés, "Les Orphées du Danube".

             L'ouvrage est composé de six parties si l'on ne compte pas l'index :

- Christophe Dauphin présente tout d'abord le livre ;

- Douze poètes hongrois par Ladislas Gara, en fait un choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin et introduit par lui-même ;

- Les Poèmes hongrois de Jean Rousselot, présentés par le même Christophe Dauphin ;

- Sept poèmes de  Gyula Illyès, que choisit et présente Christophe Dauphin ;

- Jean Rousselot et la poésie hongroise par Anna Tüskés ;

- Les Lettres à Gyula Illyès de Jean Rousselot (et à quelques autres), édition établie et annotée par Anna Tüskés.

             La première partie, intitulée "La Poésie hongroise entre Seine et Danube", écrite par Christophe Dauphin est très intéressante par la connaissance de cette poésie et les aléas des relations entre poètes hongrois et français. Mais elle pêche diversement. Tout d'abord par son aspect trop détaillée qui submerge le lecteur de bonne volonté… Ensuite et surtout, par le portrait tracé d'Aragon. Si Louis Aragon (avec Éluard et Tzara) est présenté comme un vieil ami de Gyula Illyés, l'image qui se dégage globalement du portrait qu'en fait Christophe Dauphin est celui d'un stalinien pur et dur qui, "à l'instar de Guillevic [a] approuvé l'invasion soviétique et l'écrasement de la révolution de 56". C'est que Dauphin privilégie Jean Rousselot, "ancien trotskiste et toujours socialiste", un Rousselot qui sert de repoussoir à Aragon. Une citation, une seule : "Louis Aragon, qui a approuvé tous les actes de l'URSS depuis le pacte germano-soviétique, […], soutient l'intervention russe à Budapest" 5. Dauphin qui ne peut s'empêcher d'égratigner Aragon, Benjamin Péret à l'appui par une citation du Déshonneur des poètes… Dauphin qui oublie que le pamphlet de Benjamin Péret (publié en 1945) parle d'une "petite plaquette parue récemment à Rio de Janeiro" alors que L'Honneur des poètes paraissait clandestinement en 1943… et que Benjamin Péret présentait déjà à l'époque (1945) Aragon comme "habitué aux amens et à l'encensoir stalinien", expression que Dauphin emprunte à Benjamin Péret sans citer ses sources (p 68).  C'est oublier beaucoup de faits. Olivier Barbarant écrit en 2007, à l'année 1956 de la chronologie du tome II des Œuvres Poétiques complètes d'Aragon, que Les Lettres françaises publièrent un communiqué adressé au président Kadar lui demandant de protéger les écrivains hongrois menacés par la répression, que le même hebdomadaire publia fin novembre l'article d'Elsa Triolet rendant compte des choix faits par elle et Aragon et condamnant ceux qui veulent "tirer leur épingle du jeu quand amis et camarades subissent l'opprobre… Ne songeant à rien d'autre qu'à se disculper personnellement, qu'à se faire pardonner d'avoir cru". Le verbe croire fait écho à ces vers de La Nuit de Moscou : "Quoi je me suis trompé cent mille fois de route / Vous chantez les vertus négatives du doute / Vous vantez les chemins que la prudence suit…" Oui, relisons Olivier Barbarant qui note qu'Aragon durant l'année 1956 "se tient à l'écart des protestations, défend dans les discussions la ligne du parti et confie à sa poésie la recherche d'une expression pertinente de sa pensée" 6. Il faut (re)lire Le Roman inachevé, les choses sont beaucoup plus complexes …

             Les Douze poètes hongrois (traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot) sont précédés d'un Portait de Ladislas Gara en porteur de feu dû à Christophe Dauphin, Ladislas Gara étant le maître d'œuvre de l'Anthologie de la Poésie hongroise du XIIème siècle à nos jours (publiée en 1962). Ce portrait est plutôt hagiographique : Christophe Dauphin cite André Farkas qui écrit "Le 6 mars 2013 […] notre nouvelle Hongrie démocratique rachète la faute des trois régimes précédents"… Passons sur le terme faute qui sent l'eau bénite. S'il n'est pas question de nier ou de soutenir les erreurs de ces régimes ni ce qui s'est passé en 1956, on s'étonnera quand même de cette "nouvelle Hongrie démocratique" ! En 2013, c'est Viktor Orbán qui est premier ministre et la Hongrie est devenue un pays très conservateur, pour ne pas dire plus. Il faut attendre une note (en bas de la page 103) pour qu'il dise clairement que l'anthologie fut financée par une institution étasunienne  qui recevait des subsides de la CIA ! C'est ainsi que Rousselot, Éluard et Guillevic virent, à leur insu, leurs traductions éditées grâce à l'anticommunisme de la CIA ! Au travers de cette étude, c'est une conception de la traduction qui transparaît. Christophe Dauphin n'épargne pas au lecteur les rivalités et les jalousies des écrivains hongrois, l'exemple des relations entre Ladislas Gara, d'une part, et Tibor Déry ou Géza Ottlik, d'autre part, est exemplaire même si Dauphin avoue son ignorance quant à savoir s'il s'agissait là d'une instrumentalisation ou non…

            Le choix de textes de ces douze poètes est d'un intérêt historique certain mais ne rend pas compte de la richesse de la poésie hongroise puisqu'il ne donne à lire que des auteurs, pour la plupart, de la première moitié du XXèmesiècle. La lecture de l'anthologie de Gara demeure donc nécessaire (encore faut-il la trouver). Mais, l'écart entre la langue hongroise et la française étant ce qu'il est, on peut facilement imaginer la difficulté qui fut celle de Rousselot lors de son adaptation : les poèmes (de la p 117 à la p 156) sont souvent écrits en vers comptés, rimés ou assonancés : on  aurait aimé avoir sous les yeux la totalité de la postface de Gara à l'anthologie, "La traduction de la poésie hongroise et ses problèmes"

             Les troisième et quatrième parties sont consacrées à deux écrivains qui ont beaucoup donné à la littérature et à la poésie hongroise : l'un, en France, pour mieux faire connaître les poètes de ce petit pays, Jean Rousselot, et l'autre, en Hongrie, Gyula  Illyés… Dans les deux cas, Christophe Dauphin écrit une biographie des deux poètes (dans la droite ligne de ses précédents textes, jugements expéditifs contre Aragon en moins) avant de donner à lire un choix de leurs poèmes respectifs, les poèmes hongrois pour Rousselot et sept poèmes pour Illyés dont le célèbre Une phrase sur la tyrannie qu'on peut lire aujourd'hui en ayant présent à l'esprit la tyrannie du marché qui justifie toutes les entorses à la morale. L'Histoire s'invite dans ces poèmes, leur faisant courir le risque d'être parfois didactiques...

            La cinquième partie est un essai d'Anna Tüskés, "Jean Rousselot et la poésie hongroise", qui est en fait un mémoire écrit en 2004 à la fin de ses études universitaires. Le titre indique bien l'objet de ce mémoire. Anna Tüskés passe en revue tous les travaux de Jean Rousselot qui témoignent de son attachement à la culture hongroise en général et de la connaissance qu'il s'est donnée de la littérature de ce pays. La date charnière dans le travail de popularisation de la poésie hongroise en France de Rousselot semble bien être le décès de Ladislas Gara en 1966 : l'activité de Rousselot est intense avant 1966, mais après la disparition de Gara, "Rousselot n'a plus eu d'aide pour la traduction. Ses adaptations d'œuvres hongroises en français se sont raréfiées". Anna Tüskés met aussi en évidence le travail de Jean Rousselot pour rendre compte de l'intensité de la vie culturelle hongroise au milieu des années 60 et il n'est pas interdit de se demander s'il en toujours de même aujourd'hui. Autre point qui mérite d'être relevé dans l'étude d'Anna Tüskés, ce sont les réflexions de Rousselot sur les problèmes de la traduction de la poésie hongroise : Anna Tüskés n'hésite pas à donner un exemple de deux traductions différentes de la même strophe d'un poème de Vörösmary (pp 249 & 250). Ce qu'il faut surtout retenir, c'est le principe d'une traduction "pour le sens" par un traducteur maîtrisant les deux langues suivie d'une "adaptation" par un poète français. C'est ainsi que Guillevic fut particulièrement remarqué pour sa mise en français de poèmes hongrois, alors qu'il ignorait cette langue…. De même, Jean Rousselot s'étonne du tirage d'un recueil de poèmes en Hongrie (1200 exemplaires pour un débutant, 10000 pour un poète reconnu) alors qu'en France ce même tirage est ridiculement faible : qui s'est aligné sur qui en 2015 ? Cette étude est suivie des lettres de Rousselot à Gyula Illyés suivies de quelques missives adressées par le poète français à cinq autres hommes de lettres hongrois, l'étude s'appuyant aussi sur une analyse de certaines des lettres de Rousselot à Illyés… C'est la sixième partie de l'ouvrage. Les lettres et les cartes postales de Jean Rousselot à Gyula Illyés sont intéressantes car elles permettent de suivre le cheminement des travaux "hongrois" du poète français chez Gallimard, Seghers et autres éditeurs français au-delà de l'amitié, de l'affection entre les deux familles. Elles donnent aussi d'utiles renseignements sur le fonctionnement du système éditorial français : c'est ainsi qu'un éditeur veut bien réaliser un ouvrage à ses frais mais demande que l'auteur l'aide à le vendre !  Le texte de plus de cent lettres et cartes est ainsi donné à lire et offre d'utiles renseignements sur le travail de Jean Rousselot et sur l'édition de poésie en France…

             Pour conclure, il faut lire ce livre pour ce qu'il nous apprend sur les relations franco-hongroises au milieu du siècle dernier (jusqu'en 1966, date de la disparition de Gyula Illyés), sur les problèmes de traduction du hongrois… tout en se méfiant de l'image d'Aragon qui y est donnée. Si le stalinisme fut criminel, ce n'est pas une raison pour condamner tous ceux qui l'ont combattu après avoir découvert sa véritable nature, sans rien renier de leur engagement ni de leurs idées. Ce qu'oublie Dauphin, c'est ce qu'Aragon écrivait dans Le Roman inachevé ; c'est oublier encore qu'Aragon disait qu'il déchirait sa carte du parti le soir et la reprenait le lendemain matin ! Les choses pourraient être claires et cesseraient d'empoisonner la discussion et des textes dignes d'intérêt comme ceux qui sont contenus dans ce livre. Et puis, je ne peux m'empêcher de penser à ce que Pierre Garnier m'écrivait en 2004 : "… je ne veux pas me trouver classé avec les critiques venimeux d'Aragon (encore aujourd'hui, ce qui est extraordinaire, alors que l'URSS a disparu, que le communisme est à réinventer…) " 7. Mais je m'éloigne sans doute des Orphées du Danube… "

Lucien WASSELIN (cf. "Questionnements politiques et poétiques 2 "Les Orphées du Danube""  in www.recoursaupoem.fr, mars 2016).

Notes :

 1. In L'ombre que les loups emportent (Poèmes 1985-2000). Anthologie, Les Hommes sans Épaules éditions, 476 pages, 2012. (p 280).

Si la mort de Staline provoque chez Aragon la rédaction d'un article paru dans Les Lettres françaises du 12 mars 1953, l'affaire du portrait de Staline par Picasso explique beaucoup de choses… Le lecteur intéressé pourra lire, dans le tome XII (1953-1956) de L'Œuvre poétique (Livre Club Diderot, 1980 pour ce tome) un dossier aussi complet que possible sur cette affaire du portrait (pp 472-500). Mais il y a plus et mieux (si l'on peut dire) : Éluard n'a jamais écrit une Ode à Staline. On peut trouver dans les Œuvres complètes d'Éluard (Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1968, pp 351-352) un poème intitulé Joseph Staline. C'est ainsi qu'est née la "légende". L'Ode à Staline se réduit sur internet à 12 vers de ce poème, bien réel, repris dans Hommages, une plaquette parue en 1950. Ces 12 vers correspondent aux vers 25 à 32 suivis des vers 15 à 18 du poème (sur le site de Ph Sollers - consulté le 12 décembre 2015 - qui présente, par ailleurs, le site Médiapart comme hitléro-trotskiste [ ! ] ). Mais sur d'autres sites, les vers 25 à 32 sont répétés avec une légère variante. Quant au second vers de Dauphin cité avant l'appel de note, il fait penser à celui d'Ossip Mendelstam : "Quand sa moustache rit, on dirait des cafards" (traduction française) dans un poème évoquant la vie en URSS sous Staline… Il faut rendre à César ce qui est à César… Même si le poème de Paul Éluard apparaît bien naïf aujourd'hui et inadmissible : rappelons que "ce poème est le commentaire que Paul Éluard interpréta lui-même pour le film L'Homme que nous aimons le plus, réalisé pour le 70ème anniversaire de Staline". Rappelons également que "le fragment qui va du 3ème vers de cette troisième strophe jusqu'au dernier vers de la quatrième (or dans l'édition de la Pléiade, le poème compte 5 sizains et 1 distique, d'où cette question : y a-t-il une erreur dans la note ?) strophe a été publié dans L'Humanité-Dimanche, en novembre 1949". (notes de la page 1125 de ce tome II des Œuvres complètes d'Éluard). D'où peut-être les copies fautives qu'on trouve sur internet, les animateurs de ces sites n'ayant pas pris la peine de lire Hommages, semble-t-il… En tout cas, la prétendue Ode à Staline ne correspond pas à cette dernière note ni au poème d'Hommages, il suffit de comparer les deux textes de Paul Éluard.

2. Aragon, Le Roman inachevé. In Œuvres Poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, tome II, p 252.

3. Étiemble, préface à Aragon, Le Roman inachevé, Poésie/Gallimard, 1966, p 9.

4. Idem, p 12

5. Il faut (re)lire l'étude de François Eychart, "L'Affaire des avions soviétiques en 1940" et ses annexes dans Les Annales de la Salaet n° 5 (2003), pp 134-155…

Dauphin ne paraît s'intéresser qu'au segment de la vie d'Aragon qui va de son adhésion au PCF jusqu'à l'écrasement de la Révolution de Budapest en 1956 par les forces armées soviétiques. C'est "oublier" le "Moscou la gâteuse" d'Aragon d'octobre 1924 (dans le pamphlet contre Anatole France, Un Cadavre, formule sur laquelle reviendra Aragon en janvier 1925 : "La Révolution russe ? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. À l'échelle des idées, c'est tout au plus une vague crise ministérielle") et son évolution qui commence (semble-t-il) avec la rédaction de La Nuit de Moscou… Toute la complexité des relations entre le surréalisme et le communisme est là, mais aussi toute la complexité d'Aragon. Du côté surréaliste, l'évolution ira jusqu'au trotskisme, du côté d'Aragon l'évolution conduira au communisme. Mais la deuxième guerre mondiale et le développement du stalinisme vont rebattre les cartes.

6. In Œuvres Poétiques complètes, tome II, p XIII.

7. Poésie Nationale : La querelle Pierre Garnier-Louis Aragon, in Faites Entrer L'Infini n° 39 (juin 2005), p 18.



Lectures

" Faire connaître la poésie hongroise en France, voici l’objet des Orphées du Danube. Christophe Dauphin et Anna Tüskés y ont réuni des textes de divers poètes ainsi qu’un choix de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés. D’aspect imposant, ce lourd volume de 458 pages propose en couverture de découvrir les visages de ceux qui ont porté la poésie hongroise, Jean Rousselot, Gyula Yllyés et Ladislas Gara, qui apparaissent au dessus d’une photo panoramique de Budapest.

Il s’agit d’identité, de donner visage et épaisseur topographique aux voix qui émaillent les pages de cette anthologie poétique. Ainsi l’horizon d’attente est-il clairement dessiné, et le lecteur ne s’y trompera pas, car il s’agit bien de pénétrer au cœur de la littérature hongroise du vingtième siècle, à travers la découverte de poètes qui ont contribué à façonner son histoire littéraire.

Précédant les textes de quelque douze poètes hongrois traduis par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot, une importante préface de Christophe Dauphin retrace le parcours historique, social et politique du pays, qui a mené à la constitution de l’univers poétique présenté dans ce recueil à travers les œuvres des auteurs qui y sont convoqués.

Enfin, les derniers chapitres sont consacrés à la correspondance de Jean Rousselot et Gyula Illyés, dans un choix de lettres annotées par Anna Tüskés.

La mise en perspective de l’œuvre des poètes présentés, replacés dans le contexte de   production des textes, ainsi que les considérations sur la traduction, offrent de véritables grilles de lecture, mais sont également prétexte à une interrogation sur la production de l’écrit littéraire. Faut-il le considérer comme un univers clos, conçu hors de toute motivation extérieure préexistant à sa production, ou bien faut-il le lire ainsi que l’émanation d’un contexte historique, social et politique coexistant.

Loin de prétendre répondre à cette problématique qui a animé bien des débats sur l’essence même de tout acte de création, le dialogisme qui s’instaure entre les différentes parties du recueil ouvre à de multiples questionnements.

Plus encore, l’extrême richesse des éléments agencés selon un dispositif qui enrichi la lecture de chacune des parties permet non seulement de découvrir ou de relire des poètes dont la langue porte haut l’essence de la poésie, mais, grâce à la coexistence du discours critique exégétique, d’en percevoir toute la dimension."

Carole MESROBIAN (cf. "Fil de lectures" in reocursaupoeme.fr, novembre 2016).

*

"C’est le traducteur hongrois Ladislas Gara qui, par sa rencontre avec Jean Rousselot en 1954, va initier une amitié franco-hongroise poétique au fort rayonnement. Grâce à lui, Jean Rousselot découvre la Hongrie, sa culture, sa poésie, ses poètes dont le premier d’entre les poètes hongrois de l’époque, Gyula Illyés.

Jean Rousselot et Ladislas Gara vont considérablement s’investir dans ce projet de partage auquel participeront, côté français, une cinquantaine de poètes et écrivains. Ladislas Gara traduira en français de nombreux poètes hongrois avec Jean Rousselot comme adaptateurs. Christophe Dauphin estime que ce travail de passeurs dans les deux sens est sans équivalent et reste tout à fait exceptionnel.

L’ouvrage est un livre de poésie mais une poésie que Christophe Dauphin et Anna Tüskés veulent inscrire dans les temps sombres et tumultueux qu’elle a traversés. Là encore, la poésie apparaît à la fois comme résistance et comme voie de liberté.

« Pendant de longs siècles, nous dit Christophe Dauphin, la Hongrie déchirée entre l’esclavage et la liberté, l’indépendance et l’assimilation, l’Est et l’Ouest, ne survécut que par sa langue qui reçut la mission redoutable de rester elle-même dépositaire de l’identité d’un peuple, tout en devenant lieu d’accueil et instrument d’acclimatation pour toute la culture occidentale, en dépit des aléas d’une histoire mouvementée. »

Les poètes hongrois de la seconde partie du XXe siècle n’ont pas seulement été confrontés au rideau de fer et à la dictature mais aussi à l’ignorance de l’Ouest, entre bêtise et préjugés, qui déconsidère ce petit pays qui a généré tant de grands poètes, et donc de penseurs ! Jean Rousselot et Ladislas Gara firent donc œuvre de réparation, réparation qui se poursuit aujourd’hui avec cet ouvrage qui rend compte de foisonnements multiples, celui des artistes hongrois à Paris, celui des traducteurs, créateurs de passerelles, parfois éphémères, parfois éternelles, celui des poètes d’une langue étonnante, source inépuisable du renouvellement de l’être. Aujourd’hui, la littérature et la poésie hongroise, non inféodées, apparaissent bien plus vivantes et rayonnantes que dans une France étriquée entre le littérairement correct et le carcan de la finance.

Dans la première partie de l’ouvrage, Christophe Dauphin fait revivre cette créativité exemplaire des artistes hongrois entre Seine et Danube, une créativité combattante qui, à Paris comme à Budapest, doit faire face à l’obscurantisme stalinien.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à douze poètes hongrois traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot : Mihály Vörösmarty, János Arany, Sándor Petőfi, Imre Madách, Endre Ady, Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, Lajos Kassák, Lőrinc Szabó, Attila József, Miklós Radnóti et Sándor Weöres. C’est souvent une poésie de sang, un cri qui se sait inaudible, sans concession envers le tragique, sans concession non plus envers la poésie elle-même.

Les troisième et quatrième parties du livre présentent les Poèmes hongrois de Jean Rousselot (1913 – 2004) et Sept poèmes de Gyula Illyés (1902 – 1983) après un bref portrait des deux hommes et une introduction à leurs œuvres respectives.

Voici un extrait de ce long poème d’Illyés, Une phrase sur la tyrannie, véritable manifeste, dont l’enregistrement par le poète lui-même fut diffusé sur les ondes en 1989 pour annoncer la fin de la république populaire de Hongrie :

La tyrannie, chez les tyrans,

ne se trouve pas seulement

dans le fusil des policiers,

dans le cachot des prisonniers ;

pas seulement dans l’in-pace

où les aveux sont arrachés,

ou dans la voix des porte-clefs

qui, la nuit, vient vous appeler ;

pas seulement dans le feu noir

du nuageux réquisitoire

et dans les « oui » du prévenu

ou le morse des détenus ;

pas seulement dans le glacial

verdict du mort du tribunal :

« vous êtes reconnus coupable ! »

Pas seulement dans l’implacable

« peloton, garde à vous ! » suivi

d’un roulement de tambour, puis

de la salve, et puis de la chute

d’un corps qu’aux voiries l’on culbute ;

(…)

elle est dans les plats, les assiettes,

dans ton nez, ta bouche, ta tête ;

c’est comme quand, par la fenêtre,

la puanteur des morts pénètre,

(ou bien, va voir ce qui se passe,

Peut-être une fuite de gaz ?) ;

Tu crois te parler, mais c’est elle

La tyrannie, qui t’interpelle !

Tu crois imaginer ? Lors même

elle est encor ta souveraine ;

ainsi de tout : la voie lactée

n’est plus qu’une plaine minée,

une frontière balayée

par le projecteur des douaniers ;

L’étoile ? un judas de cachot !

et les bivouacs d’astres, là-haut,

un immense camp de travail ;

la tyrannie où que tu ailles !

(…)

elle, en tout but que tu atteins !

elle, dans tous les lendemains !

elle encor qui te dévisage

dans ta pensée et dans ta glace ;

à quoi bon fuir ? Elle te tient !

et tu es ton propre gardien…

 Ce poème n’est pas seulement bouleversant par son rapport aux événements terribles que l’auteur et le peuple hongrois traversent alors, il l’est surtout parce qu’il énonce ce que nous ne voulons pas voir. Cela, la tyrannie, n’existe dehors que parce qu’elle est en nous au quotidien, dans nos identifications aliénantes et banales. Il ne peut y avoir de libération populaire si nous ne nous libérons pas d’abord de nous-mêmes. La poésie de Gyula Illyés présente une dimension à la fois intime et universelle dans un nouveau paradigme de dissidence.

La cinquième partie est une longue étude d’Anna Tüskés, Jean Rousselot et la poésie hongroise, qui évoque les liens de Jean Rousselot avec les poètes hongrois et son travail d’adaptateur d’après les traductions de Ladislas Gara. Il précède un ensemble important de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés qui témoignent de la construction d’une amitié profonde et de l’influence de cette amitié sur plusieurs décennies de littérature et de poésie.

Il s’agit d’un livre important, qui s’adresse à tous, à ceux qui souhaitent mieux comprendre les relations culturelles franco-hongroises, l’histoire de la Hongrie, à ceux qui désirent découvrir la poésie hongroise, ses singularités, ses saveurs, à ceux enfin qui veulent rester debout.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, novembre 2015).

*

" C'est une formidable somme qui est réunie dans ce volume fort de 450 pages. La problématique serait: quel rapport existe-t-il entre la France et la poésie hongroise ? Et les trois noms qui suivent le titre de l'ouvrage donnent les clés du livre: Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara. Le premier, écrivain de haute voltige, sera central dans ce jumelage poétique, le troisième essentiel pour transmettre et traduire en particulier le deuxième, grande figure de la poésie hongroise. Tout d'abord Christophe Dauphin dans un long essai, comme il a l'habitude, va rappeler l'histoire de la Hongrie, sur laquelle va se greffer sa poésie. Premier auteur tutélaire: Sandor Petofi au XIXe siècle, puis surtout Attila Jozsef qui séjourna plusieurs mois en France et Gyula Illyés qui passa quatre années de sa jeunesse sur l'ïle Saint-Louis. "C'est Paris qui a fait de moi un Hongrois", écrit-il. Christophe Dauphin rappelle en passant tout ce qu'on doit, au point de vue artistique à ce pays d'une dizaine de millions d'habitants: Brassaï et Robert Capa pour la photographie, pour la musique Béla Bartok et Joseph Kosma, par exemple...

Dans les années 1950-60, la poésie est très populaire, se vend bien, et même le compte d'auteur n'existe pas. 1956, la Révolution est écrasée à Budapest, suite à l'invasion soviétique (ce qui tend à diviser les poètes français), évènement qui fut occulté par la crise de Suez, concomittante. 1989, fin de la république populaire de Hongrie. Jean Rousselot va adapter des textes hongrois, traduits de manière brute par Ladislas Gara en français, en leur restituant grâce et qualité. Et en particulier les poèmes de Gyula Illyés, jusqu'à sa disparition en 1983. Ladislas Gara, né en 1904, va, de par son métier de journaliste, devenir une sorte de correspondant à Paris où il s'installe dès 1924. Il va se lier d'amitiés avec Gyula Illyés. Il sera résistant en 1942. En butte à diverses tracasseries, il se suicide en 1966. Sa page sur la traduction de la poésie hongroise en français est très éclairante dans le rapport complexe de ces deux langues. Elle précède dans une mini-anthologie onze poètes hongrois comme Petofi, Ady ou Jozsef. Jean Rousselot de son côté possède une oeuvre impressionnante, puisque dès 1946, il décide de vivre de sa plume; et sa poésie n'est qu'une partie de son oeuvre complète: "Je pourrais être le paveur des rues - Qui dans son sommeil examine encore - Les dents cariées de la ville..." Gyula Illyés est né en 1902  et va devenir le poète le plus important de sa génération. "Paysan du Danube", comme le surnomme Eluard, il va défendre les ouvriers agricoles. son poème le plus célèbre: "Une phrase sur la tyrannie", résonnera après l'écrasement de Budapest en 1956: "Maintenant je connais tout ce qui pique, mord, frappe en mon corps - la douleur allume en moi le chapelet de ses lampes. J'ai mal donc je suis."

Toute la seconde partie du livre, préparée par Anna Tüskés, montre à travers les nombreuses lettres que Jean Rousselot adresse à Gyula Illyés, l'amitié qui les lie, ainsi que leur famille respective, femmes et filles. Cette partie, que j'appréhendais comme plus ennuyeuse, s'est révélée au contraire très facile à lire, puisqu'on découvre une réelle intimité liant ces deux auteurs majuscules. Jean Rousselot disant en substance: "La Hongrie est ma deuxième patrie." On tire de la lecture de ce livre l'impression vivace qu'il y a eu un réel pont entre ces deux poésies apparemment éloignées, et qui, grâce à la conjugaison de ces trois poètes hors norme, semblent se jouer des frontières et des langues pour s'allier vers un échange fraternel et humain."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°168, décembre 2015).

*

"La littérature française, depuis le Siècle des Lumières, a toujours influencé la culture hongroise. L’une des plus belles preuves de ces liens, dans la deuxième moitié du 20e siècle, fut l’amitié sincère liant trois hommes, l’écrivain et traducteur Ladislas Gara et les deux grands poètes Gyula Illyés et Jean Rousselot. Christophe Dauphin, poète lui-même, directeur de la revue Les Hommes sans Épaules, secrétaire général de l’Académie Mallarmé et qui fut l’ami de Rousselot y a trouvé un très beau sujet, essais et poèmes à l’appui. Ainsi naquit sous sa plume et celle de l’historienne d’art Anna Tüskés, Les Orphées du Danube."

Institut Hongrois de Paris, janvier 2016).

*

" Christophe Dauphin (et c'est son droit) est violemment anticommuniste. Mais, dans les études de lui que j'ai lues, sa lecture de l'activité du parti communiste français est datée ou circonscrite historiquement. Et n'écrit-il pas vers 1995, dans un poème intitulé Lettre au camarade Dimitrov (repris dans Inventaire de l'ombre) : "Et ce con d'Aragon / Qui chante Staline et sa moustache d'urine", confondant, semble-t-il, Éluard qui aurait écrit une Ode à Staline et Aragon 1. Christophe Dauphin est né en 1968, c'est dire qu'il a baigné dès ses premières années dans l'après-mai 68 où il était de bon ton d'être anticommuniste… On voit aujourd'hui ce que sont devenus les enragés de Nanterre ! Christophe Dauphin fait d'Aragon un stalinien convaincu alors que dans Le Roman inachevé (publié en 1956), Aragon écrit : "On sourira de nous pour le meilleur de l'âme / On sourira de nous d'avoir aimé la flamme / Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment" 2. Contrairement à Étiemble qui écrit dans sa préface à ce recueil 3 : "En fait, mes réserves n'étaient pas que de rhétorique : procès de Moscou, réalisme-socialisme, Staline, Jdanov, m'avaient imposé de faire sécession. Mais au lieu de garder le jugement froid, je contaminais de griefs politiques le plaisir presque sans mélange que, ma poétique étant ce qu'elle est, j'aurais dû prendre  au Crève-Cœur…", Christophe Dauphin n'a pas dû lire avec attention Le Roman inachevé. Étiemble, en effet, voit combien Aragon se remet en question dans La Nuit de Moscou : "On sourira de nous… [etc]" ; Étiemble reprend les deux derniers vers du groupe de trois cité plus haut… Mais il faut lire attentivement cette préface dans laquelle Étiemble note : "J'ai cru longtemps qu'Aragon exerçait sans souffrir son magistère, qu'il mentait sans remords, qu'il jouait cyniquement le jeu de la puissance" 4  avant de citer à nouveau Aragon, comme indiqué ci-avant… Ce n'est donc pas sans circonspection que j'ai ouvert l'essai de Christophe Dauphin et Anna Tüskés, "Les Orphées du Danube".

             L'ouvrage est composé de six parties si l'on ne compte pas l'index :

- Christophe Dauphin présente tout d'abord le livre ;

- Douze poètes hongrois par Ladislas Gara, en fait un choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin et introduit par lui-même ;

- Les Poèmes hongrois de Jean Rousselot, présentés par le même Christophe Dauphin ;

- Sept poèmes de  Gyula Illyès, que choisit et présente Christophe Dauphin ;

- Jean Rousselot et la poésie hongroise par Anna Tüskés ;

- Les Lettres à Gyula Illyès de Jean Rousselot (et à quelques autres), édition établie et annotée par Anna Tüskés.

             La première partie, intitulée "La Poésie hongroise entre Seine et Danube", écrite par Christophe Dauphin est très intéressante par la connaissance de cette poésie et les aléas des relations entre poètes hongrois et français. Mais elle pêche diversement. Tout d'abord par son aspect trop détaillée qui submerge le lecteur de bonne volonté… Ensuite et surtout, par le portrait tracé d'Aragon. Si Louis Aragon (avec Éluard et Tzara) est présenté comme un vieil ami de Gyula Illyés, l'image qui se dégage globalement du portrait qu'en fait Christophe Dauphin est celui d'un stalinien pur et dur qui, "à l'instar de Guillevic [a] approuvé l'invasion soviétique et l'écrasement de la révolution de 56". C'est que Dauphin privilégie Jean Rousselot, "ancien trotskiste et toujours socialiste", un Rousselot qui sert de repoussoir à Aragon. Une citation, une seule : "Louis Aragon, qui a approuvé tous les actes de l'URSS depuis le pacte germano-soviétique, […], soutient l'intervention russe à Budapest" 5. Dauphin qui ne peut s'empêcher d'égratigner Aragon, Benjamin Péret à l'appui par une citation du Déshonneur des poètes… Dauphin qui oublie que le pamphlet de Benjamin Péret (publié en 1945) parle d'une "petite plaquette parue récemment à Rio de Janeiro" alors que L'Honneur des poètes paraissait clandestinement en 1943… et que Benjamin Péret présentait déjà à l'époque (1945) Aragon comme "habitué aux amens et à l'encensoir stalinien", expression que Dauphin emprunte à Benjamin Péret sans citer ses sources (p 68).  C'est oublier beaucoup de faits. Olivier Barbarant écrit en 2007, à l'année 1956 de la chronologie du tome II des Œuvres Poétiques complètes d'Aragon, que Les Lettres françaises publièrent un communiqué adressé au président Kadar lui demandant de protéger les écrivains hongrois menacés par la répression, que le même hebdomadaire publia fin novembre l'article d'Elsa Triolet rendant compte des choix faits par elle et Aragon et condamnant ceux qui veulent "tirer leur épingle du jeu quand amis et camarades subissent l'opprobre… Ne songeant à rien d'autre qu'à se disculper personnellement, qu'à se faire pardonner d'avoir cru". Le verbe croire fait écho à ces vers de La Nuit de Moscou : "Quoi je me suis trompé cent mille fois de route / Vous chantez les vertus négatives du doute / Vous vantez les chemins que la prudence suit…" Oui, relisons Olivier Barbarant qui note qu'Aragon durant l'année 1956 "se tient à l'écart des protestations, défend dans les discussions la ligne du parti et confie à sa poésie la recherche d'une expression pertinente de sa pensée" 6. Il faut (re)lire Le Roman inachevé, les choses sont beaucoup plus complexes …

             Les Douze poètes hongrois (traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot) sont précédés d'un Portait de Ladislas Gara en porteur de feu dû à Christophe Dauphin, Ladislas Gara étant le maître d'œuvre de l'Anthologie de la Poésie hongroise du XIIème siècle à nos jours (publiée en 1962). Ce portrait est plutôt hagiographique : Christophe Dauphin cite André Farkas qui écrit "Le 6 mars 2013 […] notre nouvelle Hongrie démocratique rachète la faute des trois régimes précédents"… Passons sur le terme faute qui sent l'eau bénite. S'il n'est pas question de nier ou de soutenir les erreurs de ces régimes ni ce qui s'est passé en 1956, on s'étonnera quand même de cette "nouvelle Hongrie démocratique" ! En 2013, c'est Viktor Orbán qui est premier ministre et la Hongrie est devenue un pays très conservateur, pour ne pas dire plus. Il faut attendre une note (en bas de la page 103) pour qu'il dise clairement que l'anthologie fut financée par une institution étasunienne  qui recevait des subsides de la CIA ! C'est ainsi que Rousselot, Éluard et Guillevic virent, à leur insu, leurs traductions éditées grâce à l'anticommunisme de la CIA ! Au travers de cette étude, c'est une conception de la traduction qui transparaît. Christophe Dauphin n'épargne pas au lecteur les rivalités et les jalousies des écrivains hongrois, l'exemple des relations entre Ladislas Gara, d'une part, et Tibor Déry ou Géza Ottlik, d'autre part, est exemplaire même si Dauphin avoue son ignorance quant à savoir s'il s'agissait là d'une instrumentalisation ou non…

            Le choix de textes de ces douze poètes est d'un intérêt historique certain mais ne rend pas compte de la richesse de la poésie hongroise puisqu'il ne donne à lire que des auteurs, pour la plupart, de la première moitié du XXèmesiècle. La lecture de l'anthologie de Gara demeure donc nécessaire (encore faut-il la trouver). Mais, l'écart entre la langue hongroise et la française étant ce qu'il est, on peut facilement imaginer la difficulté qui fut celle de Rousselot lors de son adaptation : les poèmes (de la p 117 à la p 156) sont souvent écrits en vers comptés, rimés ou assonancés : on  aurait aimé avoir sous les yeux la totalité de la postface de Gara à l'anthologie, "La traduction de la poésie hongroise et ses problèmes"

             Les troisième et quatrième parties sont consacrées à deux écrivains qui ont beaucoup donné à la littérature et à la poésie hongroise : l'un, en France, pour mieux faire connaître les poètes de ce petit pays, Jean Rousselot, et l'autre, en Hongrie, Gyula  Illyés… Dans les deux cas, Christophe Dauphin écrit une biographie des deux poètes (dans la droite ligne de ses précédents textes, jugements expéditifs contre Aragon en moins) avant de donner à lire un choix de leurs poèmes respectifs, les poèmes hongrois pour Rousselot et sept poèmes pour Illyés dont le célèbre Une phrase sur la tyrannie qu'on peut lire aujourd'hui en ayant présent à l'esprit la tyrannie du marché qui justifie toutes les entorses à la morale. L'Histoire s'invite dans ces poèmes, leur faisant courir le risque d'être parfois didactiques...

            La cinquième partie est un essai d'Anna Tüskés, "Jean Rousselot et la poésie hongroise", qui est en fait un mémoire écrit en 2004 à la fin de ses études universitaires. Le titre indique bien l'objet de ce mémoire. Anna Tüskés passe en revue tous les travaux de Jean Rousselot qui témoignent de son attachement à la culture hongroise en général et de la connaissance qu'il s'est donnée de la littérature de ce pays. La date charnière dans le travail de popularisation de la poésie hongroise en France de Rousselot semble bien être le décès de Ladislas Gara en 1966 : l'activité de Rousselot est intense avant 1966, mais après la disparition de Gara, "Rousselot n'a plus eu d'aide pour la traduction. Ses adaptations d'œuvres hongroises en français se sont raréfiées". Anna Tüskés met aussi en évidence le travail de Jean Rousselot pour rendre compte de l'intensité de la vie culturelle hongroise au milieu des années 60 et il n'est pas interdit de se demander s'il en toujours de même aujourd'hui. Autre point qui mérite d'être relevé dans l'étude d'Anna Tüskés, ce sont les réflexions de Rousselot sur les problèmes de la traduction de la poésie hongroise : Anna Tüskés n'hésite pas à donner un exemple de deux traductions différentes de la même strophe d'un poème de Vörösmary (pp 249 & 250). Ce qu'il faut surtout retenir, c'est le principe d'une traduction "pour le sens" par un traducteur maîtrisant les deux langues suivie d'une "adaptation" par un poète français. C'est ainsi que Guillevic fut particulièrement remarqué pour sa mise en français de poèmes hongrois, alors qu'il ignorait cette langue…. De même, Jean Rousselot s'étonne du tirage d'un recueil de poèmes en Hongrie (1200 exemplaires pour un débutant, 10000 pour un poète reconnu) alors qu'en France ce même tirage est ridiculement faible : qui s'est aligné sur qui en 2015 ? Cette étude est suivie des lettres de Rousselot à Gyula Illyés suivies de quelques missives adressées par le poète français à cinq autres hommes de lettres hongrois, l'étude s'appuyant aussi sur une analyse de certaines des lettres de Rousselot à Illyés… C'est la sixième partie de l'ouvrage. Les lettres et les cartes postales de Jean Rousselot à Gyula Illyés sont intéressantes car elles permettent de suivre le cheminement des travaux "hongrois" du poète français chez Gallimard, Seghers et autres éditeurs français au-delà de l'amitié, de l'affection entre les deux familles. Elles donnent aussi d'utiles renseignements sur le fonctionnement du système éditorial français : c'est ainsi qu'un éditeur veut bien réaliser un ouvrage à ses frais mais demande que l'auteur l'aide à le vendre !  Le texte de plus de cent lettres et cartes est ainsi donné à lire et offre d'utiles renseignements sur le travail de Jean Rousselot et sur l'édition de poésie en France…

             Pour conclure, il faut lire ce livre pour ce qu'il nous apprend sur les relations franco-hongroises au milieu du siècle dernier (jusqu'en 1966, date de la disparition de Gyula Illyés), sur les problèmes de traduction du hongrois… tout en se méfiant de l'image d'Aragon qui y est donnée. Si le stalinisme fut criminel, ce n'est pas une raison pour condamner tous ceux qui l'ont combattu après avoir découvert sa véritable nature, sans rien renier de leur engagement ni de leurs idées. Ce qu'oublie Dauphin, c'est ce qu'Aragon écrivait dans Le Roman inachevé ; c'est oublier encore qu'Aragon disait qu'il déchirait sa carte du parti le soir et la reprenait le lendemain matin ! Les choses pourraient être claires et cesseraient d'empoisonner la discussion et des textes dignes d'intérêt comme ceux qui sont contenus dans ce livre. Et puis, je ne peux m'empêcher de penser à ce que Pierre Garnier m'écrivait en 2004 : "… je ne veux pas me trouver classé avec les critiques venimeux d'Aragon (encore aujourd'hui, ce qui est extraordinaire, alors que l'URSS a disparu, que le communisme est à réinventer…) " 7. Mais je m'éloigne sans doute des Orphées du Danube… "

Lucien WASSELIN (cf. "Questionnements politiques et poétiques 2 "Les Orphées du Danube""  in www.recoursaupoem.fr, mars 2016).

Notes :

 1. In L'ombre que les loups emportent (Poèmes 1985-2000). Anthologie, Les Hommes sans Épaules éditions, 476 pages, 2012. (p 280).

Si la mort de Staline provoque chez Aragon la rédaction d'un article paru dans Les Lettres françaises du 12 mars 1953, l'affaire du portrait de Staline par Picasso explique beaucoup de choses… Le lecteur intéressé pourra lire, dans le tome XII (1953-1956) de L'Œuvre poétique (Livre Club Diderot, 1980 pour ce tome) un dossier aussi complet que possible sur cette affaire du portrait (pp 472-500). Mais il y a plus et mieux (si l'on peut dire) : Éluard n'a jamais écrit une Ode à Staline. On peut trouver dans les Œuvres complètes d'Éluard (Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1968, pp 351-352) un poème intitulé Joseph Staline. C'est ainsi qu'est née la "légende". L'Ode à Staline se réduit sur internet à 12 vers de ce poème, bien réel, repris dans Hommages, une plaquette parue en 1950. Ces 12 vers correspondent aux vers 25 à 32 suivis des vers 15 à 18 du poème (sur le site de Ph Sollers - consulté le 12 décembre 2015 - qui présente, par ailleurs, le site Médiapart comme hitléro-trotskiste [ ! ] ). Mais sur d'autres sites, les vers 25 à 32 sont répétés avec une légère variante. Quant au second vers de Dauphin cité avant l'appel de note, il fait penser à celui d'Ossip Mendelstam : "Quand sa moustache rit, on dirait des cafards" (traduction française) dans un poème évoquant la vie en URSS sous Staline… Il faut rendre à César ce qui est à César… Même si le poème de Paul Éluard apparaît bien naïf aujourd'hui et inadmissible : rappelons que "ce poème est le commentaire que Paul Éluard interpréta lui-même pour le film L'Homme que nous aimons le plus, réalisé pour le 70ème anniversaire de Staline". Rappelons également que "le fragment qui va du 3ème vers de cette troisième strophe jusqu'au dernier vers de la quatrième (or dans l'édition de la Pléiade, le poème compte 5 sizains et 1 distique, d'où cette question : y a-t-il une erreur dans la note ?) strophe a été publié dans L'Humanité-Dimanche, en novembre 1949". (notes de la page 1125 de ce tome II des Œuvres complètes d'Éluard). D'où peut-être les copies fautives qu'on trouve sur internet, les animateurs de ces sites n'ayant pas pris la peine de lire Hommages, semble-t-il… En tout cas, la prétendue Ode à Staline ne correspond pas à cette dernière note ni au poème d'Hommages, il suffit de comparer les deux textes de Paul Éluard.

2. Aragon, Le Roman inachevé. In Œuvres Poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, tome II, p 252.

3. Étiemble, préface à Aragon, Le Roman inachevé, Poésie/Gallimard, 1966, p 9.

4. Idem, p 12

5. Il faut (re)lire l'étude de François Eychart, "L'Affaire des avions soviétiques en 1940" et ses annexes dans Les Annales de la Salaet n° 5 (2003), pp 134-155…

Dauphin ne paraît s'intéresser qu'au segment de la vie d'Aragon qui va de son adhésion au PCF jusqu'à l'écrasement de la Révolution de Budapest en 1956 par les forces armées soviétiques. C'est "oublier" le "Moscou la gâteuse" d'Aragon d'octobre 1924 (dans le pamphlet contre Anatole France, Un Cadavre, formule sur laquelle reviendra Aragon en janvier 1925 : "La Révolution russe ? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. À l'échelle des idées, c'est tout au plus une vague crise ministérielle") et son évolution qui commence (semble-t-il) avec la rédaction de La Nuit de Moscou… Toute la complexité des relations entre le surréalisme et le communisme est là, mais aussi toute la complexité d'Aragon. Du côté surréaliste, l'évolution ira jusqu'au trotskisme, du côté d'Aragon l'évolution conduira au communisme. Mais la deuxième guerre mondiale et le développement du stalinisme vont rebattre les cartes.

6. In Œuvres Poétiques complètes, tome II, p XIII.

7. Poésie Nationale : La querelle Pierre Garnier-Louis Aragon, in Faites Entrer L'Infini n° 39 (juin 2005), p 18.



Lectures

" Faire connaître la poésie hongroise en France, voici l’objet des Orphées du Danube. Christophe Dauphin et Anna Tüskés y ont réuni des textes de divers poètes ainsi qu’un choix de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés. D’aspect imposant, ce lourd volume de 458 pages propose en couverture de découvrir les visages de ceux qui ont porté la poésie hongroise, Jean Rousselot, Gyula Yllyés et Ladislas Gara, qui apparaissent au dessus d’une photo panoramique de Budapest.

Il s’agit d’identité, de donner visage et épaisseur topographique aux voix qui émaillent les pages de cette anthologie poétique. Ainsi l’horizon d’attente est-il clairement dessiné, et le lecteur ne s’y trompera pas, car il s’agit bien de pénétrer au cœur de la littérature hongroise du vingtième siècle, à travers la découverte de poètes qui ont contribué à façonner son histoire littéraire.

Précédant les textes de quelque douze poètes hongrois traduis par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot, une importante préface de Christophe Dauphin retrace le parcours historique, social et politique du pays, qui a mené à la constitution de l’univers poétique présenté dans ce recueil à travers les œuvres des auteurs qui y sont convoqués.

Enfin, les derniers chapitres sont consacrés à la correspondance de Jean Rousselot et Gyula Illyés, dans un choix de lettres annotées par Anna Tüskés.

La mise en perspective de l’œuvre des poètes présentés, replacés dans le contexte de   production des textes, ainsi que les considérations sur la traduction, offrent de véritables grilles de lecture, mais sont également prétexte à une interrogation sur la production de l’écrit littéraire. Faut-il le considérer comme un univers clos, conçu hors de toute motivation extérieure préexistant à sa production, ou bien faut-il le lire ainsi que l’émanation d’un contexte historique, social et politique coexistant.

Loin de prétendre répondre à cette problématique qui a animé bien des débats sur l’essence même de tout acte de création, le dialogisme qui s’instaure entre les différentes parties du recueil ouvre à de multiples questionnements.

Plus encore, l’extrême richesse des éléments agencés selon un dispositif qui enrichi la lecture de chacune des parties permet non seulement de découvrir ou de relire des poètes dont la langue porte haut l’essence de la poésie, mais, grâce à la coexistence du discours critique exégétique, d’en percevoir toute la dimension."

Carole MESROBIAN (cf. "Fil de lectures" in reocursaupoeme.fr, novembre 2016).

*

"C’est le traducteur hongrois Ladislas Gara qui, par sa rencontre avec Jean Rousselot en 1954, va initier une amitié franco-hongroise poétique au fort rayonnement. Grâce à lui, Jean Rousselot découvre la Hongrie, sa culture, sa poésie, ses poètes dont le premier d’entre les poètes hongrois de l’époque, Gyula Illyés.

Jean Rousselot et Ladislas Gara vont considérablement s’investir dans ce projet de partage auquel participeront, côté français, une cinquantaine de poètes et écrivains. Ladislas Gara traduira en français de nombreux poètes hongrois avec Jean Rousselot comme adaptateurs. Christophe Dauphin estime que ce travail de passeurs dans les deux sens est sans équivalent et reste tout à fait exceptionnel.

L’ouvrage est un livre de poésie mais une poésie que Christophe Dauphin et Anna Tüskés veulent inscrire dans les temps sombres et tumultueux qu’elle a traversés. Là encore, la poésie apparaît à la fois comme résistance et comme voie de liberté.

« Pendant de longs siècles, nous dit Christophe Dauphin, la Hongrie déchirée entre l’esclavage et la liberté, l’indépendance et l’assimilation, l’Est et l’Ouest, ne survécut que par sa langue qui reçut la mission redoutable de rester elle-même dépositaire de l’identité d’un peuple, tout en devenant lieu d’accueil et instrument d’acclimatation pour toute la culture occidentale, en dépit des aléas d’une histoire mouvementée. »

Les poètes hongrois de la seconde partie du XXe siècle n’ont pas seulement été confrontés au rideau de fer et à la dictature mais aussi à l’ignorance de l’Ouest, entre bêtise et préjugés, qui déconsidère ce petit pays qui a généré tant de grands poètes, et donc de penseurs ! Jean Rousselot et Ladislas Gara firent donc œuvre de réparation, réparation qui se poursuit aujourd’hui avec cet ouvrage qui rend compte de foisonnements multiples, celui des artistes hongrois à Paris, celui des traducteurs, créateurs de passerelles, parfois éphémères, parfois éternelles, celui des poètes d’une langue étonnante, source inépuisable du renouvellement de l’être. Aujourd’hui, la littérature et la poésie hongroise, non inféodées, apparaissent bien plus vivantes et rayonnantes que dans une France étriquée entre le littérairement correct et le carcan de la finance.

Dans la première partie de l’ouvrage, Christophe Dauphin fait revivre cette créativité exemplaire des artistes hongrois entre Seine et Danube, une créativité combattante qui, à Paris comme à Budapest, doit faire face à l’obscurantisme stalinien.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à douze poètes hongrois traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot : Mihály Vörösmarty, János Arany, Sándor Petőfi, Imre Madách, Endre Ady, Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, Lajos Kassák, Lőrinc Szabó, Attila József, Miklós Radnóti et Sándor Weöres. C’est souvent une poésie de sang, un cri qui se sait inaudible, sans concession envers le tragique, sans concession non plus envers la poésie elle-même.

Les troisième et quatrième parties du livre présentent les Poèmes hongrois de Jean Rousselot (1913 – 2004) et Sept poèmes de Gyula Illyés (1902 – 1983) après un bref portrait des deux hommes et une introduction à leurs œuvres respectives.

Voici un extrait de ce long poème d’Illyés, Une phrase sur la tyrannie, véritable manifeste, dont l’enregistrement par le poète lui-même fut diffusé sur les ondes en 1989 pour annoncer la fin de la république populaire de Hongrie :

La tyrannie, chez les tyrans,

ne se trouve pas seulement

dans le fusil des policiers,

dans le cachot des prisonniers ;

pas seulement dans l’in-pace

où les aveux sont arrachés,

ou dans la voix des porte-clefs

qui, la nuit, vient vous appeler ;

pas seulement dans le feu noir

du nuageux réquisitoire

et dans les « oui » du prévenu

ou le morse des détenus ;

pas seulement dans le glacial

verdict du mort du tribunal :

« vous êtes reconnus coupable ! »

Pas seulement dans l’implacable

« peloton, garde à vous ! » suivi

d’un roulement de tambour, puis

de la salve, et puis de la chute

d’un corps qu’aux voiries l’on culbute ;

(…)

elle est dans les plats, les assiettes,

dans ton nez, ta bouche, ta tête ;

c’est comme quand, par la fenêtre,

la puanteur des morts pénètre,

(ou bien, va voir ce qui se passe,

Peut-être une fuite de gaz ?) ;

Tu crois te parler, mais c’est elle

La tyrannie, qui t’interpelle !

Tu crois imaginer ? Lors même

elle est encor ta souveraine ;

ainsi de tout : la voie lactée

n’est plus qu’une plaine minée,

une frontière balayée

par le projecteur des douaniers ;

L’étoile ? un judas de cachot !

et les bivouacs d’astres, là-haut,

un immense camp de travail ;

la tyrannie où que tu ailles !

(…)

elle, en tout but que tu atteins !

elle, dans tous les lendemains !

elle encor qui te dévisage

dans ta pensée et dans ta glace ;

à quoi bon fuir ? Elle te tient !

et tu es ton propre gardien…

 Ce poème n’est pas seulement bouleversant par son rapport aux événements terribles que l’auteur et le peuple hongrois traversent alors, il l’est surtout parce qu’il énonce ce que nous ne voulons pas voir. Cela, la tyrannie, n’existe dehors que parce qu’elle est en nous au quotidien, dans nos identifications aliénantes et banales. Il ne peut y avoir de libération populaire si nous ne nous libérons pas d’abord de nous-mêmes. La poésie de Gyula Illyés présente une dimension à la fois intime et universelle dans un nouveau paradigme de dissidence.

La cinquième partie est une longue étude d’Anna Tüskés, Jean Rousselot et la poésie hongroise, qui évoque les liens de Jean Rousselot avec les poètes hongrois et son travail d’adaptateur d’après les traductions de Ladislas Gara. Il précède un ensemble important de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés qui témoignent de la construction d’une amitié profonde et de l’influence de cette amitié sur plusieurs décennies de littérature et de poésie.

Il s’agit d’un livre important, qui s’adresse à tous, à ceux qui souhaitent mieux comprendre les relations culturelles franco-hongroises, l’histoire de la Hongrie, à ceux qui désirent découvrir la poésie hongroise, ses singularités, ses saveurs, à ceux enfin qui veulent rester debout.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, novembre 2015).

*

" C'est une formidable somme qui est réunie dans ce volume fort de 450 pages. La problématique serait: quel rapport existe-t-il entre la France et la poésie hongroise ? Et les trois noms qui suivent le titre de l'ouvrage donnent les clés du livre: Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara. Le premier, écrivain de haute voltige, sera central dans ce jumelage poétique, le troisième essentiel pour transmettre et traduire en particulier le deuxième, grande figure de la poésie hongroise. Tout d'abord Christophe Dauphin dans un long essai, comme il a l'habitude, va rappeler l'histoire de la Hongrie, sur laquelle va se greffer sa poésie. Premier auteur tutélaire: Sandor Petofi au XIXe siècle, puis surtout Attila Jozsef qui séjourna plusieurs mois en France et Gyula Illyés qui passa quatre années de sa jeunesse sur l'ïle Saint-Louis. "C'est Paris qui a fait de moi un Hongrois", écrit-il. Christophe Dauphin rappelle en passant tout ce qu'on doit, au point de vue artistique à ce pays d'une dizaine de millions d'habitants: Brassaï et Robert Capa pour la photographie, pour la musique Béla Bartok et Joseph Kosma, par exemple...

Dans les années 1950-60, la poésie est très populaire, se vend bien, et même le compte d'auteur n'existe pas. 1956, la Révolution est écrasée à Budapest, suite à l'invasion soviétique (ce qui tend à diviser les poètes français), évènement qui fut occulté par la crise de Suez, concomittante. 1989, fin de la république populaire de Hongrie. Jean Rousselot va adapter des textes hongrois, traduits de manière brute par Ladislas Gara en français, en leur restituant grâce et qualité. Et en particulier les poèmes de Gyula Illyés, jusqu'à sa disparition en 1983. Ladislas Gara, né en 1904, va, de par son métier de journaliste, devenir une sorte de correspondant à Paris où il s'installe dès 1924. Il va se lier d'amitiés avec Gyula Illyés. Il sera résistant en 1942. En butte à diverses tracasseries, il se suicide en 1966. Sa page sur la traduction de la poésie hongroise en français est très éclairante dans le rapport complexe de ces deux langues. Elle précède dans une mini-anthologie onze poètes hongrois comme Petofi, Ady ou Jozsef. Jean Rousselot de son côté possède une oeuvre impressionnante, puisque dès 1946, il décide de vivre de sa plume; et sa poésie n'est qu'une partie de son oeuvre complète: "Je pourrais être le paveur des rues - Qui dans son sommeil examine encore - Les dents cariées de la ville..." Gyula Illyés est né en 1902  et va devenir le poète le plus important de sa génération. "Paysan du Danube", comme le surnomme Eluard, il va défendre les ouvriers agricoles. son poème le plus célèbre: "Une phrase sur la tyrannie", résonnera après l'écrasement de Budapest en 1956: "Maintenant je connais tout ce qui pique, mord, frappe en mon corps - la douleur allume en moi le chapelet de ses lampes. J'ai mal donc je suis."

Toute la seconde partie du livre, préparée par Anna Tüskés, montre à travers les nombreuses lettres que Jean Rousselot adresse à Gyula Illyés, l'amitié qui les lie, ainsi que leur famille respective, femmes et filles. Cette partie, que j'appréhendais comme plus ennuyeuse, s'est révélée au contraire très facile à lire, puisqu'on découvre une réelle intimité liant ces deux auteurs majuscules. Jean Rousselot disant en substance: "La Hongrie est ma deuxième patrie." On tire de la lecture de ce livre l'impression vivace qu'il y a eu un réel pont entre ces deux poésies apparemment éloignées, et qui, grâce à la conjugaison de ces trois poètes hors norme, semblent se jouer des frontières et des langues pour s'allier vers un échange fraternel et humain."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°168, décembre 2015).

*

"La littérature française, depuis le Siècle des Lumières, a toujours influencé la culture hongroise. L’une des plus belles preuves de ces liens, dans la deuxième moitié du 20e siècle, fut l’amitié sincère liant trois hommes, l’écrivain et traducteur Ladislas Gara et les deux grands poètes Gyula Illyés et Jean Rousselot. Christophe Dauphin, poète lui-même, directeur de la revue Les Hommes sans Épaules, secrétaire général de l’Académie Mallarmé et qui fut l’ami de Rousselot y a trouvé un très beau sujet, essais et poèmes à l’appui. Ainsi naquit sous sa plume et celle de l’historienne d’art Anna Tüskés, Les Orphées du Danube."

Institut Hongrois de Paris, janvier 2016).

*

" Christophe Dauphin (et c'est son droit) est violemment anticommuniste. Mais, dans les études de lui que j'ai lues, sa lecture de l'activité du parti communiste français est datée ou circonscrite historiquement. Et n'écrit-il pas vers 1995, dans un poème intitulé Lettre au camarade Dimitrov (repris dans Inventaire de l'ombre) : "Et ce con d'Aragon / Qui chante Staline et sa moustache d'urine", confondant, semble-t-il, Éluard qui aurait écrit une Ode à Staline et Aragon 1. Christophe Dauphin est né en 1968, c'est dire qu'il a baigné dès ses premières années dans l'après-mai 68 où il était de bon ton d'être anticommuniste… On voit aujourd'hui ce que sont devenus les enragés de Nanterre ! Christophe Dauphin fait d'Aragon un stalinien convaincu alors que dans Le Roman inachevé (publié en 1956), Aragon écrit : "On sourira de nous pour le meilleur de l'âme / On sourira de nous d'avoir aimé la flamme / Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment" 2. Contrairement à Étiemble qui écrit dans sa préface à ce recueil 3 : "En fait, mes réserves n'étaient pas que de rhétorique : procès de Moscou, réalisme-socialisme, Staline, Jdanov, m'avaient imposé de faire sécession. Mais au lieu de garder le jugement froid, je contaminais de griefs politiques le plaisir presque sans mélange que, ma poétique étant ce qu'elle est, j'aurais dû prendre  au Crève-Cœur…", Christophe Dauphin n'a pas dû lire avec attention Le Roman inachevé. Étiemble, en effet, voit combien Aragon se remet en question dans La Nuit de Moscou : "On sourira de nous… [etc]" ; Étiemble reprend les deux derniers vers du groupe de trois cité plus haut… Mais il faut lire attentivement cette préface dans laquelle Étiemble note : "J'ai cru longtemps qu'Aragon exerçait sans souffrir son magistère, qu'il mentait sans remords, qu'il jouait cyniquement le jeu de la puissance" 4  avant de citer à nouveau Aragon, comme indiqué ci-avant… Ce n'est donc pas sans circonspection que j'ai ouvert l'essai de Christophe Dauphin et Anna Tüskés, "Les Orphées du Danube".

             L'ouvrage est composé de six parties si l'on ne compte pas l'index :

- Christophe Dauphin présente tout d'abord le livre ;

- Douze poètes hongrois par Ladislas Gara, en fait un choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin et introduit par lui-même ;

- Les Poèmes hongrois de Jean Rousselot, présentés par le même Christophe Dauphin ;

- Sept poèmes de  Gyula Illyès, que choisit et présente Christophe Dauphin ;

- Jean Rousselot et la poésie hongroise par Anna Tüskés ;

- Les Lettres à Gyula Illyès de Jean Rousselot (et à quelques autres), édition établie et annotée par Anna Tüskés.

             La première partie, intitulée "La Poésie hongroise entre Seine et Danube", écrite par Christophe Dauphin est très intéressante par la connaissance de cette poésie et les aléas des relations entre poètes hongrois et français. Mais elle pêche diversement. Tout d'abord par son aspect trop détaillée qui submerge le lecteur de bonne volonté… Ensuite et surtout, par le portrait tracé d'Aragon. Si Louis Aragon (avec Éluard et Tzara) est présenté comme un vieil ami de Gyula Illyés, l'image qui se dégage globalement du portrait qu'en fait Christophe Dauphin est celui d'un stalinien pur et dur qui, "à l'instar de Guillevic [a] approuvé l'invasion soviétique et l'écrasement de la révolution de 56". C'est que Dauphin privilégie Jean Rousselot, "ancien trotskiste et toujours socialiste", un Rousselot qui sert de repoussoir à Aragon. Une citation, une seule : "Louis Aragon, qui a approuvé tous les actes de l'URSS depuis le pacte germano-soviétique, […], soutient l'intervention russe à Budapest" 5. Dauphin qui ne peut s'empêcher d'égratigner Aragon, Benjamin Péret à l'appui par une citation du Déshonneur des poètes… Dauphin qui oublie que le pamphlet de Benjamin Péret (publié en 1945) parle d'une "petite plaquette parue récemment à Rio de Janeiro" alors que L'Honneur des poètes paraissait clandestinement en 1943… et que Benjamin Péret présentait déjà à l'époque (1945) Aragon comme "habitué aux amens et à l'encensoir stalinien", expression que Dauphin emprunte à Benjamin Péret sans citer ses sources (p 68).  C'est oublier beaucoup de faits. Olivier Barbarant écrit en 2007, à l'année 1956 de la chronologie du tome II des Œuvres Poétiques complètes d'Aragon, que Les Lettres françaises publièrent un communiqué adressé au président Kadar lui demandant de protéger les écrivains hongrois menacés par la répression, que le même hebdomadaire publia fin novembre l'article d'Elsa Triolet rendant compte des choix faits par elle et Aragon et condamnant ceux qui veulent "tirer leur épingle du jeu quand amis et camarades subissent l'opprobre… Ne songeant à rien d'autre qu'à se disculper personnellement, qu'à se faire pardonner d'avoir cru". Le verbe croire fait écho à ces vers de La Nuit de Moscou : "Quoi je me suis trompé cent mille fois de route / Vous chantez les vertus négatives du doute / Vous vantez les chemins que la prudence suit…" Oui, relisons Olivier Barbarant qui note qu'Aragon durant l'année 1956 "se tient à l'écart des protestations, défend dans les discussions la ligne du parti et confie à sa poésie la recherche d'une expression pertinente de sa pensée" 6. Il faut (re)lire Le Roman inachevé, les choses sont beaucoup plus complexes …

             Les Douze poètes hongrois (traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot) sont précédés d'un Portait de Ladislas Gara en porteur de feu dû à Christophe Dauphin, Ladislas Gara étant le maître d'œuvre de l'Anthologie de la Poésie hongroise du XIIème siècle à nos jours (publiée en 1962). Ce portrait est plutôt hagiographique : Christophe Dauphin cite André Farkas qui écrit "Le 6 mars 2013 […] notre nouvelle Hongrie démocratique rachète la faute des trois régimes précédents"… Passons sur le terme faute qui sent l'eau bénite. S'il n'est pas question de nier ou de soutenir les erreurs de ces régimes ni ce qui s'est passé en 1956, on s'étonnera quand même de cette "nouvelle Hongrie démocratique" ! En 2013, c'est Viktor Orbán qui est premier ministre et la Hongrie est devenue un pays très conservateur, pour ne pas dire plus. Il faut attendre une note (en bas de la page 103) pour qu'il dise clairement que l'anthologie fut financée par une institution étasunienne  qui recevait des subsides de la CIA ! C'est ainsi que Rousselot, Éluard et Guillevic virent, à leur insu, leurs traductions éditées grâce à l'anticommunisme de la CIA ! Au travers de cette étude, c'est une conception de la traduction qui transparaît. Christophe Dauphin n'épargne pas au lecteur les rivalités et les jalousies des écrivains hongrois, l'exemple des relations entre Ladislas Gara, d'une part, et Tibor Déry ou Géza Ottlik, d'autre part, est exemplaire même si Dauphin avoue son ignorance quant à savoir s'il s'agissait là d'une instrumentalisation ou non…

            Le choix de textes de ces douze poètes est d'un intérêt historique certain mais ne rend pas compte de la richesse de la poésie hongroise puisqu'il ne donne à lire que des auteurs, pour la plupart, de la première moitié du XXèmesiècle. La lecture de l'anthologie de Gara demeure donc nécessaire (encore faut-il la trouver). Mais, l'écart entre la langue hongroise et la française étant ce qu'il est, on peut facilement imaginer la difficulté qui fut celle de Rousselot lors de son adaptation : les poèmes (de la p 117 à la p 156) sont souvent écrits en vers comptés, rimés ou assonancés : on  aurait aimé avoir sous les yeux la totalité de la postface de Gara à l'anthologie, "La traduction de la poésie hongroise et ses problèmes"

             Les troisième et quatrième parties sont consacrées à deux écrivains qui ont beaucoup donné à la littérature et à la poésie hongroise : l'un, en France, pour mieux faire connaître les poètes de ce petit pays, Jean Rousselot, et l'autre, en Hongrie, Gyula  Illyés… Dans les deux cas, Christophe Dauphin écrit une biographie des deux poètes (dans la droite ligne de ses précédents textes, jugements expéditifs contre Aragon en moins) avant de donner à lire un choix de leurs poèmes respectifs, les poèmes hongrois pour Rousselot et sept poèmes pour Illyés dont le célèbre Une phrase sur la tyrannie qu'on peut lire aujourd'hui en ayant présent à l'esprit la tyrannie du marché qui justifie toutes les entorses à la morale. L'Histoire s'invite dans ces poèmes, leur faisant courir le risque d'être parfois didactiques...

            La cinquième partie est un essai d'Anna Tüskés, "Jean Rousselot et la poésie hongroise", qui est en fait un mémoire écrit en 2004 à la fin de ses études universitaires. Le titre indique bien l'objet de ce mémoire. Anna Tüskés passe en revue tous les travaux de Jean Rousselot qui témoignent de son attachement à la culture hongroise en général et de la connaissance qu'il s'est donnée de la littérature de ce pays. La date charnière dans le travail de popularisation de la poésie hongroise en France de Rousselot semble bien être le décès de Ladislas Gara en 1966 : l'activité de Rousselot est intense avant 1966, mais après la disparition de Gara, "Rousselot n'a plus eu d'aide pour la traduction. Ses adaptations d'œuvres hongroises en français se sont raréfiées". Anna Tüskés met aussi en évidence le travail de Jean Rousselot pour rendre compte de l'intensité de la vie culturelle hongroise au milieu des années 60 et il n'est pas interdit de se demander s'il en toujours de même aujourd'hui. Autre point qui mérite d'être relevé dans l'étude d'Anna Tüskés, ce sont les réflexions de Rousselot sur les problèmes de la traduction de la poésie hongroise : Anna Tüskés n'hésite pas à donner un exemple de deux traductions différentes de la même strophe d'un poème de Vörösmary (pp 249 & 250). Ce qu'il faut surtout retenir, c'est le principe d'une traduction "pour le sens" par un traducteur maîtrisant les deux langues suivie d'une "adaptation" par un poète français. C'est ainsi que Guillevic fut particulièrement remarqué pour sa mise en français de poèmes hongrois, alors qu'il ignorait cette langue…. De même, Jean Rousselot s'étonne du tirage d'un recueil de poèmes en Hongrie (1200 exemplaires pour un débutant, 10000 pour un poète reconnu) alors qu'en France ce même tirage est ridiculement faible : qui s'est aligné sur qui en 2015 ? Cette étude est suivie des lettres de Rousselot à Gyula Illyés suivies de quelques missives adressées par le poète français à cinq autres hommes de lettres hongrois, l'étude s'appuyant aussi sur une analyse de certaines des lettres de Rousselot à Illyés… C'est la sixième partie de l'ouvrage. Les lettres et les cartes postales de Jean Rousselot à Gyula Illyés sont intéressantes car elles permettent de suivre le cheminement des travaux "hongrois" du poète français chez Gallimard, Seghers et autres éditeurs français au-delà de l'amitié, de l'affection entre les deux familles. Elles donnent aussi d'utiles renseignements sur le fonctionnement du système éditorial français : c'est ainsi qu'un éditeur veut bien réaliser un ouvrage à ses frais mais demande que l'auteur l'aide à le vendre !  Le texte de plus de cent lettres et cartes est ainsi donné à lire et offre d'utiles renseignements sur le travail de Jean Rousselot et sur l'édition de poésie en France…

             Pour conclure, il faut lire ce livre pour ce qu'il nous apprend sur les relations franco-hongroises au milieu du siècle dernier (jusqu'en 1966, date de la disparition de Gyula Illyés), sur les problèmes de traduction du hongrois… tout en se méfiant de l'image d'Aragon qui y est donnée. Si le stalinisme fut criminel, ce n'est pas une raison pour condamner tous ceux qui l'ont combattu après avoir découvert sa véritable nature, sans rien renier de leur engagement ni de leurs idées. Ce qu'oublie Dauphin, c'est ce qu'Aragon écrivait dans Le Roman inachevé ; c'est oublier encore qu'Aragon disait qu'il déchirait sa carte du parti le soir et la reprenait le lendemain matin ! Les choses pourraient être claires et cesseraient d'empoisonner la discussion et des textes dignes d'intérêt comme ceux qui sont contenus dans ce livre. Et puis, je ne peux m'empêcher de penser à ce que Pierre Garnier m'écrivait en 2004 : "… je ne veux pas me trouver classé avec les critiques venimeux d'Aragon (encore aujourd'hui, ce qui est extraordinaire, alors que l'URSS a disparu, que le communisme est à réinventer…) " 7. Mais je m'éloigne sans doute des Orphées du Danube… "

Lucien WASSELIN (cf. "Questionnements politiques et poétiques 2 "Les Orphées du Danube""  in www.recoursaupoem.fr, mars 2016).

Notes :

 1. In L'ombre que les loups emportent (Poèmes 1985-2000). Anthologie, Les Hommes sans Épaules éditions, 476 pages, 2012. (p 280).

Si la mort de Staline provoque chez Aragon la rédaction d'un article paru dans Les Lettres françaises du 12 mars 1953, l'affaire du portrait de Staline par Picasso explique beaucoup de choses… Le lecteur intéressé pourra lire, dans le tome XII (1953-1956) de L'Œuvre poétique (Livre Club Diderot, 1980 pour ce tome) un dossier aussi complet que possible sur cette affaire du portrait (pp 472-500). Mais il y a plus et mieux (si l'on peut dire) : Éluard n'a jamais écrit une Ode à Staline. On peut trouver dans les Œuvres complètes d'Éluard (Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1968, pp 351-352) un poème intitulé Joseph Staline. C'est ainsi qu'est née la "légende". L'Ode à Staline se réduit sur internet à 12 vers de ce poème, bien réel, repris dans Hommages, une plaquette parue en 1950. Ces 12 vers correspondent aux vers 25 à 32 suivis des vers 15 à 18 du poème (sur le site de Ph Sollers - consulté le 12 décembre 2015 - qui présente, par ailleurs, le site Médiapart comme hitléro-trotskiste [ ! ] ). Mais sur d'autres sites, les vers 25 à 32 sont répétés avec une légère variante. Quant au second vers de Dauphin cité avant l'appel de note, il fait penser à celui d'Ossip Mendelstam : "Quand sa moustache rit, on dirait des cafards" (traduction française) dans un poème évoquant la vie en URSS sous Staline… Il faut rendre à César ce qui est à César… Même si le poème de Paul Éluard apparaît bien naïf aujourd'hui et inadmissible : rappelons que "ce poème est le commentaire que Paul Éluard interpréta lui-même pour le film L'Homme que nous aimons le plus, réalisé pour le 70ème anniversaire de Staline". Rappelons également que "le fragment qui va du 3ème vers de cette troisième strophe jusqu'au dernier vers de la quatrième (or dans l'édition de la Pléiade, le poème compte 5 sizains et 1 distique, d'où cette question : y a-t-il une erreur dans la note ?) strophe a été publié dans L'Humanité-Dimanche, en novembre 1949". (notes de la page 1125 de ce tome II des Œuvres complètes d'Éluard). D'où peut-être les copies fautives qu'on trouve sur internet, les animateurs de ces sites n'ayant pas pris la peine de lire Hommages, semble-t-il… En tout cas, la prétendue Ode à Staline ne correspond pas à cette dernière note ni au poème d'Hommages, il suffit de comparer les deux textes de Paul Éluard.

2. Aragon, Le Roman inachevé. In Œuvres Poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, tome II, p 252.

3. Étiemble, préface à Aragon, Le Roman inachevé, Poésie/Gallimard, 1966, p 9.

4. Idem, p 12

5. Il faut (re)lire l'étude de François Eychart, "L'Affaire des avions soviétiques en 1940" et ses annexes dans Les Annales de la Salaet n° 5 (2003), pp 134-155…

Dauphin ne paraît s'intéresser qu'au segment de la vie d'Aragon qui va de son adhésion au PCF jusqu'à l'écrasement de la Révolution de Budapest en 1956 par les forces armées soviétiques. C'est "oublier" le "Moscou la gâteuse" d'Aragon d'octobre 1924 (dans le pamphlet contre Anatole France, Un Cadavre, formule sur laquelle reviendra Aragon en janvier 1925 : "La Révolution russe ? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. À l'échelle des idées, c'est tout au plus une vague crise ministérielle") et son évolution qui commence (semble-t-il) avec la rédaction de La Nuit de Moscou… Toute la complexité des relations entre le surréalisme et le communisme est là, mais aussi toute la complexité d'Aragon. Du côté surréaliste, l'évolution ira jusqu'au trotskisme, du côté d'Aragon l'évolution conduira au communisme. Mais la deuxième guerre mondiale et le développement du stalinisme vont rebattre les cartes.

6. In Œuvres Poétiques complètes, tome II, p XIII.

7. Poésie Nationale : La querelle Pierre Garnier-Louis Aragon, in Faites Entrer L'Infini n° 39 (juin 2005), p 18.



Lectures

" Faire connaître la poésie hongroise en France, voici l’objet des Orphées du Danube. Christophe Dauphin et Anna Tüskés y ont réuni des textes de divers poètes ainsi qu’un choix de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés. D’aspect imposant, ce lourd volume de 458 pages propose en couverture de découvrir les visages de ceux qui ont porté la poésie hongroise, Jean Rousselot, Gyula Yllyés et Ladislas Gara, qui apparaissent au dessus d’une photo panoramique de Budapest.

Il s’agit d’identité, de donner visage et épaisseur topographique aux voix qui émaillent les pages de cette anthologie poétique. Ainsi l’horizon d’attente est-il clairement dessiné, et le lecteur ne s’y trompera pas, car il s’agit bien de pénétrer au cœur de la littérature hongroise du vingtième siècle, à travers la découverte de poètes qui ont contribué à façonner son histoire littéraire.

Précédant les textes de quelque douze poètes hongrois traduis par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot, une importante préface de Christophe Dauphin retrace le parcours historique, social et politique du pays, qui a mené à la constitution de l’univers poétique présenté dans ce recueil à travers les œuvres des auteurs qui y sont convoqués.

Enfin, les derniers chapitres sont consacrés à la correspondance de Jean Rousselot et Gyula Illyés, dans un choix de lettres annotées par Anna Tüskés.

La mise en perspective de l’œuvre des poètes présentés, replacés dans le contexte de   production des textes, ainsi que les considérations sur la traduction, offrent de véritables grilles de lecture, mais sont également prétexte à une interrogation sur la production de l’écrit littéraire. Faut-il le considérer comme un univers clos, conçu hors de toute motivation extérieure préexistant à sa production, ou bien faut-il le lire ainsi que l’émanation d’un contexte historique, social et politique coexistant.

Loin de prétendre répondre à cette problématique qui a animé bien des débats sur l’essence même de tout acte de création, le dialogisme qui s’instaure entre les différentes parties du recueil ouvre à de multiples questionnements.

Plus encore, l’extrême richesse des éléments agencés selon un dispositif qui enrichi la lecture de chacune des parties permet non seulement de découvrir ou de relire des poètes dont la langue porte haut l’essence de la poésie, mais, grâce à la coexistence du discours critique exégétique, d’en percevoir toute la dimension."

Carole MESROBIAN (cf. "Fil de lectures" in reocursaupoeme.fr, novembre 2016).

*

"C’est le traducteur hongrois Ladislas Gara qui, par sa rencontre avec Jean Rousselot en 1954, va initier une amitié franco-hongroise poétique au fort rayonnement. Grâce à lui, Jean Rousselot découvre la Hongrie, sa culture, sa poésie, ses poètes dont le premier d’entre les poètes hongrois de l’époque, Gyula Illyés.

Jean Rousselot et Ladislas Gara vont considérablement s’investir dans ce projet de partage auquel participeront, côté français, une cinquantaine de poètes et écrivains. Ladislas Gara traduira en français de nombreux poètes hongrois avec Jean Rousselot comme adaptateurs. Christophe Dauphin estime que ce travail de passeurs dans les deux sens est sans équivalent et reste tout à fait exceptionnel.

L’ouvrage est un livre de poésie mais une poésie que Christophe Dauphin et Anna Tüskés veulent inscrire dans les temps sombres et tumultueux qu’elle a traversés. Là encore, la poésie apparaît à la fois comme résistance et comme voie de liberté.

« Pendant de longs siècles, nous dit Christophe Dauphin, la Hongrie déchirée entre l’esclavage et la liberté, l’indépendance et l’assimilation, l’Est et l’Ouest, ne survécut que par sa langue qui reçut la mission redoutable de rester elle-même dépositaire de l’identité d’un peuple, tout en devenant lieu d’accueil et instrument d’acclimatation pour toute la culture occidentale, en dépit des aléas d’une histoire mouvementée. »

Les poètes hongrois de la seconde partie du XXe siècle n’ont pas seulement été confrontés au rideau de fer et à la dictature mais aussi à l’ignorance de l’Ouest, entre bêtise et préjugés, qui déconsidère ce petit pays qui a généré tant de grands poètes, et donc de penseurs ! Jean Rousselot et Ladislas Gara firent donc œuvre de réparation, réparation qui se poursuit aujourd’hui avec cet ouvrage qui rend compte de foisonnements multiples, celui des artistes hongrois à Paris, celui des traducteurs, créateurs de passerelles, parfois éphémères, parfois éternelles, celui des poètes d’une langue étonnante, source inépuisable du renouvellement de l’être. Aujourd’hui, la littérature et la poésie hongroise, non inféodées, apparaissent bien plus vivantes et rayonnantes que dans une France étriquée entre le littérairement correct et le carcan de la finance.

Dans la première partie de l’ouvrage, Christophe Dauphin fait revivre cette créativité exemplaire des artistes hongrois entre Seine et Danube, une créativité combattante qui, à Paris comme à Budapest, doit faire face à l’obscurantisme stalinien.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à douze poètes hongrois traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot : Mihály Vörösmarty, János Arany, Sándor Petőfi, Imre Madách, Endre Ady, Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, Lajos Kassák, Lőrinc Szabó, Attila József, Miklós Radnóti et Sándor Weöres. C’est souvent une poésie de sang, un cri qui se sait inaudible, sans concession envers le tragique, sans concession non plus envers la poésie elle-même.

Les troisième et quatrième parties du livre présentent les Poèmes hongrois de Jean Rousselot (1913 – 2004) et Sept poèmes de Gyula Illyés (1902 – 1983) après un bref portrait des deux hommes et une introduction à leurs œuvres respectives.

Voici un extrait de ce long poème d’Illyés, Une phrase sur la tyrannie, véritable manifeste, dont l’enregistrement par le poète lui-même fut diffusé sur les ondes en 1989 pour annoncer la fin de la république populaire de Hongrie :

La tyrannie, chez les tyrans,

ne se trouve pas seulement

dans le fusil des policiers,

dans le cachot des prisonniers ;

pas seulement dans l’in-pace

où les aveux sont arrachés,

ou dans la voix des porte-clefs

qui, la nuit, vient vous appeler ;

pas seulement dans le feu noir

du nuageux réquisitoire

et dans les « oui » du prévenu

ou le morse des détenus ;

pas seulement dans le glacial

verdict du mort du tribunal :

« vous êtes reconnus coupable ! »

Pas seulement dans l’implacable

« peloton, garde à vous ! » suivi

d’un roulement de tambour, puis

de la salve, et puis de la chute

d’un corps qu’aux voiries l’on culbute ;

(…)

elle est dans les plats, les assiettes,

dans ton nez, ta bouche, ta tête ;

c’est comme quand, par la fenêtre,

la puanteur des morts pénètre,

(ou bien, va voir ce qui se passe,

Peut-être une fuite de gaz ?) ;

Tu crois te parler, mais c’est elle

La tyrannie, qui t’interpelle !

Tu crois imaginer ? Lors même

elle est encor ta souveraine ;

ainsi de tout : la voie lactée

n’est plus qu’une plaine minée,

une frontière balayée

par le projecteur des douaniers ;

L’étoile ? un judas de cachot !

et les bivouacs d’astres, là-haut,

un immense camp de travail ;

la tyrannie où que tu ailles !

(…)

elle, en tout but que tu atteins !

elle, dans tous les lendemains !

elle encor qui te dévisage

dans ta pensée et dans ta glace ;

à quoi bon fuir ? Elle te tient !

et tu es ton propre gardien…

 Ce poème n’est pas seulement bouleversant par son rapport aux événements terribles que l’auteur et le peuple hongrois traversent alors, il l’est surtout parce qu’il énonce ce que nous ne voulons pas voir. Cela, la tyrannie, n’existe dehors que parce qu’elle est en nous au quotidien, dans nos identifications aliénantes et banales. Il ne peut y avoir de libération populaire si nous ne nous libérons pas d’abord de nous-mêmes. La poésie de Gyula Illyés présente une dimension à la fois intime et universelle dans un nouveau paradigme de dissidence.

La cinquième partie est une longue étude d’Anna Tüskés, Jean Rousselot et la poésie hongroise, qui évoque les liens de Jean Rousselot avec les poètes hongrois et son travail d’adaptateur d’après les traductions de Ladislas Gara. Il précède un ensemble important de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés qui témoignent de la construction d’une amitié profonde et de l’influence de cette amitié sur plusieurs décennies de littérature et de poésie.

Il s’agit d’un livre important, qui s’adresse à tous, à ceux qui souhaitent mieux comprendre les relations culturelles franco-hongroises, l’histoire de la Hongrie, à ceux qui désirent découvrir la poésie hongroise, ses singularités, ses saveurs, à ceux enfin qui veulent rester debout.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, novembre 2015).

*

" C'est une formidable somme qui est réunie dans ce volume fort de 450 pages. La problématique serait: quel rapport existe-t-il entre la France et la poésie hongroise ? Et les trois noms qui suivent le titre de l'ouvrage donnent les clés du livre: Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara. Le premier, écrivain de haute voltige, sera central dans ce jumelage poétique, le troisième essentiel pour transmettre et traduire en particulier le deuxième, grande figure de la poésie hongroise. Tout d'abord Christophe Dauphin dans un long essai, comme il a l'habitude, va rappeler l'histoire de la Hongrie, sur laquelle va se greffer sa poésie. Premier auteur tutélaire: Sandor Petofi au XIXe siècle, puis surtout Attila Jozsef qui séjourna plusieurs mois en France et Gyula Illyés qui passa quatre années de sa jeunesse sur l'ïle Saint-Louis. "C'est Paris qui a fait de moi un Hongrois", écrit-il. Christophe Dauphin rappelle en passant tout ce qu'on doit, au point de vue artistique à ce pays d'une dizaine de millions d'habitants: Brassaï et Robert Capa pour la photographie, pour la musique Béla Bartok et Joseph Kosma, par exemple...

Dans les années 1950-60, la poésie est très populaire, se vend bien, et même le compte d'auteur n'existe pas. 1956, la Révolution est écrasée à Budapest, suite à l'invasion soviétique (ce qui tend à diviser les poètes français), évènement qui fut occulté par la crise de Suez, concomittante. 1989, fin de la république populaire de Hongrie. Jean Rousselot va adapter des textes hongrois, traduits de manière brute par Ladislas Gara en français, en leur restituant grâce et qualité. Et en particulier les poèmes de Gyula Illyés, jusqu'à sa disparition en 1983. Ladislas Gara, né en 1904, va, de par son métier de journaliste, devenir une sorte de correspondant à Paris où il s'installe dès 1924. Il va se lier d'amitiés avec Gyula Illyés. Il sera résistant en 1942. En butte à diverses tracasseries, il se suicide en 1966. Sa page sur la traduction de la poésie hongroise en français est très éclairante dans le rapport complexe de ces deux langues. Elle précède dans une mini-anthologie onze poètes hongrois comme Petofi, Ady ou Jozsef. Jean Rousselot de son côté possède une oeuvre impressionnante, puisque dès 1946, il décide de vivre de sa plume; et sa poésie n'est qu'une partie de son oeuvre complète: "Je pourrais être le paveur des rues - Qui dans son sommeil examine encore - Les dents cariées de la ville..." Gyula Illyés est né en 1902  et va devenir le poète le plus important de sa génération. "Paysan du Danube", comme le surnomme Eluard, il va défendre les ouvriers agricoles. son poème le plus célèbre: "Une phrase sur la tyrannie", résonnera après l'écrasement de Budapest en 1956: "Maintenant je connais tout ce qui pique, mord, frappe en mon corps - la douleur allume en moi le chapelet de ses lampes. J'ai mal donc je suis."

Toute la seconde partie du livre, préparée par Anna Tüskés, montre à travers les nombreuses lettres que Jean Rousselot adresse à Gyula Illyés, l'amitié qui les lie, ainsi que leur famille respective, femmes et filles. Cette partie, que j'appréhendais comme plus ennuyeuse, s'est révélée au contraire très facile à lire, puisqu'on découvre une réelle intimité liant ces deux auteurs majuscules. Jean Rousselot disant en substance: "La Hongrie est ma deuxième patrie." On tire de la lecture de ce livre l'impression vivace qu'il y a eu un réel pont entre ces deux poésies apparemment éloignées, et qui, grâce à la conjugaison de ces trois poètes hors norme, semblent se jouer des frontières et des langues pour s'allier vers un échange fraternel et humain."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°168, décembre 2015).

*

"La littérature française, depuis le Siècle des Lumières, a toujours influencé la culture hongroise. L’une des plus belles preuves de ces liens, dans la deuxième moitié du 20e siècle, fut l’amitié sincère liant trois hommes, l’écrivain et traducteur Ladislas Gara et les deux grands poètes Gyula Illyés et Jean Rousselot. Christophe Dauphin, poète lui-même, directeur de la revue Les Hommes sans Épaules, secrétaire général de l’Académie Mallarmé et qui fut l’ami de Rousselot y a trouvé un très beau sujet, essais et poèmes à l’appui. Ainsi naquit sous sa plume et celle de l’historienne d’art Anna Tüskés, Les Orphées du Danube."

Institut Hongrois de Paris, janvier 2016).

*

" Christophe Dauphin (et c'est son droit) est violemment anticommuniste. Mais, dans les études de lui que j'ai lues, sa lecture de l'activité du parti communiste français est datée ou circonscrite historiquement. Et n'écrit-il pas vers 1995, dans un poème intitulé Lettre au camarade Dimitrov (repris dans Inventaire de l'ombre) : "Et ce con d'Aragon / Qui chante Staline et sa moustache d'urine", confondant, semble-t-il, Éluard qui aurait écrit une Ode à Staline et Aragon 1. Christophe Dauphin est né en 1968, c'est dire qu'il a baigné dès ses premières années dans l'après-mai 68 où il était de bon ton d'être anticommuniste… On voit aujourd'hui ce que sont devenus les enragés de Nanterre ! Christophe Dauphin fait d'Aragon un stalinien convaincu alors que dans Le Roman inachevé (publié en 1956), Aragon écrit : "On sourira de nous pour le meilleur de l'âme / On sourira de nous d'avoir aimé la flamme / Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment" 2. Contrairement à Étiemble qui écrit dans sa préface à ce recueil 3 : "En fait, mes réserves n'étaient pas que de rhétorique : procès de Moscou, réalisme-socialisme, Staline, Jdanov, m'avaient imposé de faire sécession. Mais au lieu de garder le jugement froid, je contaminais de griefs politiques le plaisir presque sans mélange que, ma poétique étant ce qu'elle est, j'aurais dû prendre  au Crève-Cœur…", Christophe Dauphin n'a pas dû lire avec attention Le Roman inachevé. Étiemble, en effet, voit combien Aragon se remet en question dans La Nuit de Moscou : "On sourira de nous… [etc]" ; Étiemble reprend les deux derniers vers du groupe de trois cité plus haut… Mais il faut lire attentivement cette préface dans laquelle Étiemble note : "J'ai cru longtemps qu'Aragon exerçait sans souffrir son magistère, qu'il mentait sans remords, qu'il jouait cyniquement le jeu de la puissance" 4  avant de citer à nouveau Aragon, comme indiqué ci-avant… Ce n'est donc pas sans circonspection que j'ai ouvert l'essai de Christophe Dauphin et Anna Tüskés, "Les Orphées du Danube".

             L'ouvrage est composé de six parties si l'on ne compte pas l'index :

- Christophe Dauphin présente tout d'abord le livre ;

- Douze poètes hongrois par Ladislas Gara, en fait un choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin et introduit par lui-même ;

- Les Poèmes hongrois de Jean Rousselot, présentés par le même Christophe Dauphin ;

- Sept poèmes de  Gyula Illyès, que choisit et présente Christophe Dauphin ;

- Jean Rousselot et la poésie hongroise par Anna Tüskés ;

- Les Lettres à Gyula Illyès de Jean Rousselot (et à quelques autres), édition établie et annotée par Anna Tüskés.

             La première partie, intitulée "La Poésie hongroise entre Seine et Danube", écrite par Christophe Dauphin est très intéressante par la connaissance de cette poésie et les aléas des relations entre poètes hongrois et français. Mais elle pêche diversement. Tout d'abord par son aspect trop détaillée qui submerge le lecteur de bonne volonté… Ensuite et surtout, par le portrait tracé d'Aragon. Si Louis Aragon (avec Éluard et Tzara) est présenté comme un vieil ami de Gyula Illyés, l'image qui se dégage globalement du portrait qu'en fait Christophe Dauphin est celui d'un stalinien pur et dur qui, "à l'instar de Guillevic [a] approuvé l'invasion soviétique et l'écrasement de la révolution de 56". C'est que Dauphin privilégie Jean Rousselot, "ancien trotskiste et toujours socialiste", un Rousselot qui sert de repoussoir à Aragon. Une citation, une seule : "Louis Aragon, qui a approuvé tous les actes de l'URSS depuis le pacte germano-soviétique, […], soutient l'intervention russe à Budapest" 5. Dauphin qui ne peut s'empêcher d'égratigner Aragon, Benjamin Péret à l'appui par une citation du Déshonneur des poètes… Dauphin qui oublie que le pamphlet de Benjamin Péret (publié en 1945) parle d'une "petite plaquette parue récemment à Rio de Janeiro" alors que L'Honneur des poètes paraissait clandestinement en 1943… et que Benjamin Péret présentait déjà à l'époque (1945) Aragon comme "habitué aux amens et à l'encensoir stalinien", expression que Dauphin emprunte à Benjamin Péret sans citer ses sources (p 68).  C'est oublier beaucoup de faits. Olivier Barbarant écrit en 2007, à l'année 1956 de la chronologie du tome II des Œuvres Poétiques complètes d'Aragon, que Les Lettres françaises publièrent un communiqué adressé au président Kadar lui demandant de protéger les écrivains hongrois menacés par la répression, que le même hebdomadaire publia fin novembre l'article d'Elsa Triolet rendant compte des choix faits par elle et Aragon et condamnant ceux qui veulent "tirer leur épingle du jeu quand amis et camarades subissent l'opprobre… Ne songeant à rien d'autre qu'à se disculper personnellement, qu'à se faire pardonner d'avoir cru". Le verbe croire fait écho à ces vers de La Nuit de Moscou : "Quoi je me suis trompé cent mille fois de route / Vous chantez les vertus négatives du doute / Vous vantez les chemins que la prudence suit…" Oui, relisons Olivier Barbarant qui note qu'Aragon durant l'année 1956 "se tient à l'écart des protestations, défend dans les discussions la ligne du parti et confie à sa poésie la recherche d'une expression pertinente de sa pensée" 6. Il faut (re)lire Le Roman inachevé, les choses sont beaucoup plus complexes …

             Les Douze poètes hongrois (traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot) sont précédés d'un Portait de Ladislas Gara en porteur de feu dû à Christophe Dauphin, Ladislas Gara étant le maître d'œuvre de l'Anthologie de la Poésie hongroise du XIIème siècle à nos jours (publiée en 1962). Ce portrait est plutôt hagiographique : Christophe Dauphin cite André Farkas qui écrit "Le 6 mars 2013 […] notre nouvelle Hongrie démocratique rachète la faute des trois régimes précédents"… Passons sur le terme faute qui sent l'eau bénite. S'il n'est pas question de nier ou de soutenir les erreurs de ces régimes ni ce qui s'est passé en 1956, on s'étonnera quand même de cette "nouvelle Hongrie démocratique" ! En 2013, c'est Viktor Orbán qui est premier ministre et la Hongrie est devenue un pays très conservateur, pour ne pas dire plus. Il faut attendre une note (en bas de la page 103) pour qu'il dise clairement que l'anthologie fut financée par une institution étasunienne  qui recevait des subsides de la CIA ! C'est ainsi que Rousselot, Éluard et Guillevic virent, à leur insu, leurs traductions éditées grâce à l'anticommunisme de la CIA ! Au travers de cette étude, c'est une conception de la traduction qui transparaît. Christophe Dauphin n'épargne pas au lecteur les rivalités et les jalousies des écrivains hongrois, l'exemple des relations entre Ladislas Gara, d'une part, et Tibor Déry ou Géza Ottlik, d'autre part, est exemplaire même si Dauphin avoue son ignorance quant à savoir s'il s'agissait là d'une instrumentalisation ou non…

            Le choix de textes de ces douze poètes est d'un intérêt historique certain mais ne rend pas compte de la richesse de la poésie hongroise puisqu'il ne donne à lire que des auteurs, pour la plupart, de la première moitié du XXèmesiècle. La lecture de l'anthologie de Gara demeure donc nécessaire (encore faut-il la trouver). Mais, l'écart entre la langue hongroise et la française étant ce qu'il est, on peut facilement imaginer la difficulté qui fut celle de Rousselot lors de son adaptation : les poèmes (de la p 117 à la p 156) sont souvent écrits en vers comptés, rimés ou assonancés : on  aurait aimé avoir sous les yeux la totalité de la postface de Gara à l'anthologie, "La traduction de la poésie hongroise et ses problèmes"

             Les troisième et quatrième parties sont consacrées à deux écrivains qui ont beaucoup donné à la littérature et à la poésie hongroise : l'un, en France, pour mieux faire connaître les poètes de ce petit pays, Jean Rousselot, et l'autre, en Hongrie, Gyula  Illyés… Dans les deux cas, Christophe Dauphin écrit une biographie des deux poètes (dans la droite ligne de ses précédents textes, jugements expéditifs contre Aragon en moins) avant de donner à lire un choix de leurs poèmes respectifs, les poèmes hongrois pour Rousselot et sept poèmes pour Illyés dont le célèbre Une phrase sur la tyrannie qu'on peut lire aujourd'hui en ayant présent à l'esprit la tyrannie du marché qui justifie toutes les entorses à la morale. L'Histoire s'invite dans ces poèmes, leur faisant courir le risque d'être parfois didactiques...

            La cinquième partie est un essai d'Anna Tüskés, "Jean Rousselot et la poésie hongroise", qui est en fait un mémoire écrit en 2004 à la fin de ses études universitaires. Le titre indique bien l'objet de ce mémoire. Anna Tüskés passe en revue tous les travaux de Jean Rousselot qui témoignent de son attachement à la culture hongroise en général et de la connaissance qu'il s'est donnée de la littérature de ce pays. La date charnière dans le travail de popularisation de la poésie hongroise en France de Rousselot semble bien être le décès de Ladislas Gara en 1966 : l'activité de Rousselot est intense avant 1966, mais après la disparition de Gara, "Rousselot n'a plus eu d'aide pour la traduction. Ses adaptations d'œuvres hongroises en français se sont raréfiées". Anna Tüskés met aussi en évidence le travail de Jean Rousselot pour rendre compte de l'intensité de la vie culturelle hongroise au milieu des années 60 et il n'est pas interdit de se demander s'il en toujours de même aujourd'hui. Autre point qui mérite d'être relevé dans l'étude d'Anna Tüskés, ce sont les réflexions de Rousselot sur les problèmes de la traduction de la poésie hongroise : Anna Tüskés n'hésite pas à donner un exemple de deux traductions différentes de la même strophe d'un poème de Vörösmary (pp 249 & 250). Ce qu'il faut surtout retenir, c'est le principe d'une traduction "pour le sens" par un traducteur maîtrisant les deux langues suivie d'une "adaptation" par un poète français. C'est ainsi que Guillevic fut particulièrement remarqué pour sa mise en français de poèmes hongrois, alors qu'il ignorait cette langue…. De même, Jean Rousselot s'étonne du tirage d'un recueil de poèmes en Hongrie (1200 exemplaires pour un débutant, 10000 pour un poète reconnu) alors qu'en France ce même tirage est ridiculement faible : qui s'est aligné sur qui en 2015 ? Cette étude est suivie des lettres de Rousselot à Gyula Illyés suivies de quelques missives adressées par le poète français à cinq autres hommes de lettres hongrois, l'étude s'appuyant aussi sur une analyse de certaines des lettres de Rousselot à Illyés… C'est la sixième partie de l'ouvrage. Les lettres et les cartes postales de Jean Rousselot à Gyula Illyés sont intéressantes car elles permettent de suivre le cheminement des travaux "hongrois" du poète français chez Gallimard, Seghers et autres éditeurs français au-delà de l'amitié, de l'affection entre les deux familles. Elles donnent aussi d'utiles renseignements sur le fonctionnement du système éditorial français : c'est ainsi qu'un éditeur veut bien réaliser un ouvrage à ses frais mais demande que l'auteur l'aide à le vendre !  Le texte de plus de cent lettres et cartes est ainsi donné à lire et offre d'utiles renseignements sur le travail de Jean Rousselot et sur l'édition de poésie en France…

             Pour conclure, il faut lire ce livre pour ce qu'il nous apprend sur les relations franco-hongroises au milieu du siècle dernier (jusqu'en 1966, date de la disparition de Gyula Illyés), sur les problèmes de traduction du hongrois… tout en se méfiant de l'image d'Aragon qui y est donnée. Si le stalinisme fut criminel, ce n'est pas une raison pour condamner tous ceux qui l'ont combattu après avoir découvert sa véritable nature, sans rien renier de leur engagement ni de leurs idées. Ce qu'oublie Dauphin, c'est ce qu'Aragon écrivait dans Le Roman inachevé ; c'est oublier encore qu'Aragon disait qu'il déchirait sa carte du parti le soir et la reprenait le lendemain matin ! Les choses pourraient être claires et cesseraient d'empoisonner la discussion et des textes dignes d'intérêt comme ceux qui sont contenus dans ce livre. Et puis, je ne peux m'empêcher de penser à ce que Pierre Garnier m'écrivait en 2004 : "… je ne veux pas me trouver classé avec les critiques venimeux d'Aragon (encore aujourd'hui, ce qui est extraordinaire, alors que l'URSS a disparu, que le communisme est à réinventer…) " 7. Mais je m'éloigne sans doute des Orphées du Danube… "

Lucien WASSELIN (cf. "Questionnements politiques et poétiques 2 "Les Orphées du Danube""  in www.recoursaupoem.fr, mars 2016).

Notes :

 1. In L'ombre que les loups emportent (Poèmes 1985-2000). Anthologie, Les Hommes sans Épaules éditions, 476 pages, 2012. (p 280).

Si la mort de Staline provoque chez Aragon la rédaction d'un article paru dans Les Lettres françaises du 12 mars 1953, l'affaire du portrait de Staline par Picasso explique beaucoup de choses… Le lecteur intéressé pourra lire, dans le tome XII (1953-1956) de L'Œuvre poétique (Livre Club Diderot, 1980 pour ce tome) un dossier aussi complet que possible sur cette affaire du portrait (pp 472-500). Mais il y a plus et mieux (si l'on peut dire) : Éluard n'a jamais écrit une Ode à Staline. On peut trouver dans les Œuvres complètes d'Éluard (Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1968, pp 351-352) un poème intitulé Joseph Staline. C'est ainsi qu'est née la "légende". L'Ode à Staline se réduit sur internet à 12 vers de ce poème, bien réel, repris dans Hommages, une plaquette parue en 1950. Ces 12 vers correspondent aux vers 25 à 32 suivis des vers 15 à 18 du poème (sur le site de Ph Sollers - consulté le 12 décembre 2015 - qui présente, par ailleurs, le site Médiapart comme hitléro-trotskiste [ ! ] ). Mais sur d'autres sites, les vers 25 à 32 sont répétés avec une légère variante. Quant au second vers de Dauphin cité avant l'appel de note, il fait penser à celui d'Ossip Mendelstam : "Quand sa moustache rit, on dirait des cafards" (traduction française) dans un poème évoquant la vie en URSS sous Staline… Il faut rendre à César ce qui est à César… Même si le poème de Paul Éluard apparaît bien naïf aujourd'hui et inadmissible : rappelons que "ce poème est le commentaire que Paul Éluard interpréta lui-même pour le film L'Homme que nous aimons le plus, réalisé pour le 70ème anniversaire de Staline". Rappelons également que "le fragment qui va du 3ème vers de cette troisième strophe jusqu'au dernier vers de la quatrième (or dans l'édition de la Pléiade, le poème compte 5 sizains et 1 distique, d'où cette question : y a-t-il une erreur dans la note ?) strophe a été publié dans L'Humanité-Dimanche, en novembre 1949". (notes de la page 1125 de ce tome II des Œuvres complètes d'Éluard). D'où peut-être les copies fautives qu'on trouve sur internet, les animateurs de ces sites n'ayant pas pris la peine de lire Hommages, semble-t-il… En tout cas, la prétendue Ode à Staline ne correspond pas à cette dernière note ni au poème d'Hommages, il suffit de comparer les deux textes de Paul Éluard.

2. Aragon, Le Roman inachevé. In Œuvres Poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, tome II, p 252.

3. Étiemble, préface à Aragon, Le Roman inachevé, Poésie/Gallimard, 1966, p 9.

4. Idem, p 12

5. Il faut (re)lire l'étude de François Eychart, "L'Affaire des avions soviétiques en 1940" et ses annexes dans Les Annales de la Salaet n° 5 (2003), pp 134-155…

Dauphin ne paraît s'intéresser qu'au segment de la vie d'Aragon qui va de son adhésion au PCF jusqu'à l'écrasement de la Révolution de Budapest en 1956 par les forces armées soviétiques. C'est "oublier" le "Moscou la gâteuse" d'Aragon d'octobre 1924 (dans le pamphlet contre Anatole France, Un Cadavre, formule sur laquelle reviendra Aragon en janvier 1925 : "La Révolution russe ? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. À l'échelle des idées, c'est tout au plus une vague crise ministérielle") et son évolution qui commence (semble-t-il) avec la rédaction de La Nuit de Moscou… Toute la complexité des relations entre le surréalisme et le communisme est là, mais aussi toute la complexité d'Aragon. Du côté surréaliste, l'évolution ira jusqu'au trotskisme, du côté d'Aragon l'évolution conduira au communisme. Mais la deuxième guerre mondiale et le développement du stalinisme vont rebattre les cartes.

6. In Œuvres Poétiques complètes, tome II, p XIII.

7. Poésie Nationale : La querelle Pierre Garnier-Louis Aragon, in Faites Entrer L'Infini n° 39 (juin 2005), p 18.



Lectures

" Faire connaître la poésie hongroise en France, voici l’objet des Orphées du Danube. Christophe Dauphin et Anna Tüskés y ont réuni des textes de divers poètes ainsi qu’un choix de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés. D’aspect imposant, ce lourd volume de 458 pages propose en couverture de découvrir les visages de ceux qui ont porté la poésie hongroise, Jean Rousselot, Gyula Yllyés et Ladislas Gara, qui apparaissent au dessus d’une photo panoramique de Budapest.

Il s’agit d’identité, de donner visage et épaisseur topographique aux voix qui émaillent les pages de cette anthologie poétique. Ainsi l’horizon d’attente est-il clairement dessiné, et le lecteur ne s’y trompera pas, car il s’agit bien de pénétrer au cœur de la littérature hongroise du vingtième siècle, à travers la découverte de poètes qui ont contribué à façonner son histoire littéraire.

Précédant les textes de quelque douze poètes hongrois traduis par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot, une importante préface de Christophe Dauphin retrace le parcours historique, social et politique du pays, qui a mené à la constitution de l’univers poétique présenté dans ce recueil à travers les œuvres des auteurs qui y sont convoqués.

Enfin, les derniers chapitres sont consacrés à la correspondance de Jean Rousselot et Gyula Illyés, dans un choix de lettres annotées par Anna Tüskés.

La mise en perspective de l’œuvre des poètes présentés, replacés dans le contexte de   production des textes, ainsi que les considérations sur la traduction, offrent de véritables grilles de lecture, mais sont également prétexte à une interrogation sur la production de l’écrit littéraire. Faut-il le considérer comme un univers clos, conçu hors de toute motivation extérieure préexistant à sa production, ou bien faut-il le lire ainsi que l’émanation d’un contexte historique, social et politique coexistant.

Loin de prétendre répondre à cette problématique qui a animé bien des débats sur l’essence même de tout acte de création, le dialogisme qui s’instaure entre les différentes parties du recueil ouvre à de multiples questionnements.

Plus encore, l’extrême richesse des éléments agencés selon un dispositif qui enrichi la lecture de chacune des parties permet non seulement de découvrir ou de relire des poètes dont la langue porte haut l’essence de la poésie, mais, grâce à la coexistence du discours critique exégétique, d’en percevoir toute la dimension."

Carole MESROBIAN (cf. "Fil de lectures" in reocursaupoeme.fr, novembre 2016).

*

"C’est le traducteur hongrois Ladislas Gara qui, par sa rencontre avec Jean Rousselot en 1954, va initier une amitié franco-hongroise poétique au fort rayonnement. Grâce à lui, Jean Rousselot découvre la Hongrie, sa culture, sa poésie, ses poètes dont le premier d’entre les poètes hongrois de l’époque, Gyula Illyés.

Jean Rousselot et Ladislas Gara vont considérablement s’investir dans ce projet de partage auquel participeront, côté français, une cinquantaine de poètes et écrivains. Ladislas Gara traduira en français de nombreux poètes hongrois avec Jean Rousselot comme adaptateurs. Christophe Dauphin estime que ce travail de passeurs dans les deux sens est sans équivalent et reste tout à fait exceptionnel.

L’ouvrage est un livre de poésie mais une poésie que Christophe Dauphin et Anna Tüskés veulent inscrire dans les temps sombres et tumultueux qu’elle a traversés. Là encore, la poésie apparaît à la fois comme résistance et comme voie de liberté.

« Pendant de longs siècles, nous dit Christophe Dauphin, la Hongrie déchirée entre l’esclavage et la liberté, l’indépendance et l’assimilation, l’Est et l’Ouest, ne survécut que par sa langue qui reçut la mission redoutable de rester elle-même dépositaire de l’identité d’un peuple, tout en devenant lieu d’accueil et instrument d’acclimatation pour toute la culture occidentale, en dépit des aléas d’une histoire mouvementée. »

Les poètes hongrois de la seconde partie du XXe siècle n’ont pas seulement été confrontés au rideau de fer et à la dictature mais aussi à l’ignorance de l’Ouest, entre bêtise et préjugés, qui déconsidère ce petit pays qui a généré tant de grands poètes, et donc de penseurs ! Jean Rousselot et Ladislas Gara firent donc œuvre de réparation, réparation qui se poursuit aujourd’hui avec cet ouvrage qui rend compte de foisonnements multiples, celui des artistes hongrois à Paris, celui des traducteurs, créateurs de passerelles, parfois éphémères, parfois éternelles, celui des poètes d’une langue étonnante, source inépuisable du renouvellement de l’être. Aujourd’hui, la littérature et la poésie hongroise, non inféodées, apparaissent bien plus vivantes et rayonnantes que dans une France étriquée entre le littérairement correct et le carcan de la finance.

Dans la première partie de l’ouvrage, Christophe Dauphin fait revivre cette créativité exemplaire des artistes hongrois entre Seine et Danube, une créativité combattante qui, à Paris comme à Budapest, doit faire face à l’obscurantisme stalinien.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à douze poètes hongrois traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot : Mihály Vörösmarty, János Arany, Sándor Petőfi, Imre Madách, Endre Ady, Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, Lajos Kassák, Lőrinc Szabó, Attila József, Miklós Radnóti et Sándor Weöres. C’est souvent une poésie de sang, un cri qui se sait inaudible, sans concession envers le tragique, sans concession non plus envers la poésie elle-même.

Les troisième et quatrième parties du livre présentent les Poèmes hongrois de Jean Rousselot (1913 – 2004) et Sept poèmes de Gyula Illyés (1902 – 1983) après un bref portrait des deux hommes et une introduction à leurs œuvres respectives.

Voici un extrait de ce long poème d’Illyés, Une phrase sur la tyrannie, véritable manifeste, dont l’enregistrement par le poète lui-même fut diffusé sur les ondes en 1989 pour annoncer la fin de la république populaire de Hongrie :

La tyrannie, chez les tyrans,

ne se trouve pas seulement

dans le fusil des policiers,

dans le cachot des prisonniers ;

pas seulement dans l’in-pace

où les aveux sont arrachés,

ou dans la voix des porte-clefs

qui, la nuit, vient vous appeler ;

pas seulement dans le feu noir

du nuageux réquisitoire

et dans les « oui » du prévenu

ou le morse des détenus ;

pas seulement dans le glacial

verdict du mort du tribunal :

« vous êtes reconnus coupable ! »

Pas seulement dans l’implacable

« peloton, garde à vous ! » suivi

d’un roulement de tambour, puis

de la salve, et puis de la chute

d’un corps qu’aux voiries l’on culbute ;

(…)

elle est dans les plats, les assiettes,

dans ton nez, ta bouche, ta tête ;

c’est comme quand, par la fenêtre,

la puanteur des morts pénètre,

(ou bien, va voir ce qui se passe,

Peut-être une fuite de gaz ?) ;

Tu crois te parler, mais c’est elle

La tyrannie, qui t’interpelle !

Tu crois imaginer ? Lors même

elle est encor ta souveraine ;

ainsi de tout : la voie lactée

n’est plus qu’une plaine minée,

une frontière balayée

par le projecteur des douaniers ;

L’étoile ? un judas de cachot !

et les bivouacs d’astres, là-haut,

un immense camp de travail ;

la tyrannie où que tu ailles !

(…)

elle, en tout but que tu atteins !

elle, dans tous les lendemains !

elle encor qui te dévisage

dans ta pensée et dans ta glace ;

à quoi bon fuir ? Elle te tient !

et tu es ton propre gardien…

 Ce poème n’est pas seulement bouleversant par son rapport aux événements terribles que l’auteur et le peuple hongrois traversent alors, il l’est surtout parce qu’il énonce ce que nous ne voulons pas voir. Cela, la tyrannie, n’existe dehors que parce qu’elle est en nous au quotidien, dans nos identifications aliénantes et banales. Il ne peut y avoir de libération populaire si nous ne nous libérons pas d’abord de nous-mêmes. La poésie de Gyula Illyés présente une dimension à la fois intime et universelle dans un nouveau paradigme de dissidence.

La cinquième partie est une longue étude d’Anna Tüskés, Jean Rousselot et la poésie hongroise, qui évoque les liens de Jean Rousselot avec les poètes hongrois et son travail d’adaptateur d’après les traductions de Ladislas Gara. Il précède un ensemble important de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés qui témoignent de la construction d’une amitié profonde et de l’influence de cette amitié sur plusieurs décennies de littérature et de poésie.

Il s’agit d’un livre important, qui s’adresse à tous, à ceux qui souhaitent mieux comprendre les relations culturelles franco-hongroises, l’histoire de la Hongrie, à ceux qui désirent découvrir la poésie hongroise, ses singularités, ses saveurs, à ceux enfin qui veulent rester debout.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, novembre 2015).

*

" C'est une formidable somme qui est réunie dans ce volume fort de 450 pages. La problématique serait: quel rapport existe-t-il entre la France et la poésie hongroise ? Et les trois noms qui suivent le titre de l'ouvrage donnent les clés du livre: Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara. Le premier, écrivain de haute voltige, sera central dans ce jumelage poétique, le troisième essentiel pour transmettre et traduire en particulier le deuxième, grande figure de la poésie hongroise. Tout d'abord Christophe Dauphin dans un long essai, comme il a l'habitude, va rappeler l'histoire de la Hongrie, sur laquelle va se greffer sa poésie. Premier auteur tutélaire: Sandor Petofi au XIXe siècle, puis surtout Attila Jozsef qui séjourna plusieurs mois en France et Gyula Illyés qui passa quatre années de sa jeunesse sur l'ïle Saint-Louis. "C'est Paris qui a fait de moi un Hongrois", écrit-il. Christophe Dauphin rappelle en passant tout ce qu'on doit, au point de vue artistique à ce pays d'une dizaine de millions d'habitants: Brassaï et Robert Capa pour la photographie, pour la musique Béla Bartok et Joseph Kosma, par exemple...

Dans les années 1950-60, la poésie est très populaire, se vend bien, et même le compte d'auteur n'existe pas. 1956, la Révolution est écrasée à Budapest, suite à l'invasion soviétique (ce qui tend à diviser les poètes français), évènement qui fut occulté par la crise de Suez, concomittante. 1989, fin de la république populaire de Hongrie. Jean Rousselot va adapter des textes hongrois, traduits de manière brute par Ladislas Gara en français, en leur restituant grâce et qualité. Et en particulier les poèmes de Gyula Illyés, jusqu'à sa disparition en 1983. Ladislas Gara, né en 1904, va, de par son métier de journaliste, devenir une sorte de correspondant à Paris où il s'installe dès 1924. Il va se lier d'amitiés avec Gyula Illyés. Il sera résistant en 1942. En butte à diverses tracasseries, il se suicide en 1966. Sa page sur la traduction de la poésie hongroise en français est très éclairante dans le rapport complexe de ces deux langues. Elle précède dans une mini-anthologie onze poètes hongrois comme Petofi, Ady ou Jozsef. Jean Rousselot de son côté possède une oeuvre impressionnante, puisque dès 1946, il décide de vivre de sa plume; et sa poésie n'est qu'une partie de son oeuvre complète: "Je pourrais être le paveur des rues - Qui dans son sommeil examine encore - Les dents cariées de la ville..." Gyula Illyés est né en 1902  et va devenir le poète le plus important de sa génération. "Paysan du Danube", comme le surnomme Eluard, il va défendre les ouvriers agricoles. son poème le plus célèbre: "Une phrase sur la tyrannie", résonnera après l'écrasement de Budapest en 1956: "Maintenant je connais tout ce qui pique, mord, frappe en mon corps - la douleur allume en moi le chapelet de ses lampes. J'ai mal donc je suis."

Toute la seconde partie du livre, préparée par Anna Tüskés, montre à travers les nombreuses lettres que Jean Rousselot adresse à Gyula Illyés, l'amitié qui les lie, ainsi que leur famille respective, femmes et filles. Cette partie, que j'appréhendais comme plus ennuyeuse, s'est révélée au contraire très facile à lire, puisqu'on découvre une réelle intimité liant ces deux auteurs majuscules. Jean Rousselot disant en substance: "La Hongrie est ma deuxième patrie." On tire de la lecture de ce livre l'impression vivace qu'il y a eu un réel pont entre ces deux poésies apparemment éloignées, et qui, grâce à la conjugaison de ces trois poètes hors norme, semblent se jouer des frontières et des langues pour s'allier vers un échange fraternel et humain."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°168, décembre 2015).

*

"La littérature française, depuis le Siècle des Lumières, a toujours influencé la culture hongroise. L’une des plus belles preuves de ces liens, dans la deuxième moitié du 20e siècle, fut l’amitié sincère liant trois hommes, l’écrivain et traducteur Ladislas Gara et les deux grands poètes Gyula Illyés et Jean Rousselot. Christophe Dauphin, poète lui-même, directeur de la revue Les Hommes sans Épaules, secrétaire général de l’Académie Mallarmé et qui fut l’ami de Rousselot y a trouvé un très beau sujet, essais et poèmes à l’appui. Ainsi naquit sous sa plume et celle de l’historienne d’art Anna Tüskés, Les Orphées du Danube."

Institut Hongrois de Paris, janvier 2016).

*

" Christophe Dauphin (et c'est son droit) est violemment anticommuniste. Mais, dans les études de lui que j'ai lues, sa lecture de l'activité du parti communiste français est datée ou circonscrite historiquement. Et n'écrit-il pas vers 1995, dans un poème intitulé Lettre au camarade Dimitrov (repris dans Inventaire de l'ombre) : "Et ce con d'Aragon / Qui chante Staline et sa moustache d'urine", confondant, semble-t-il, Éluard qui aurait écrit une Ode à Staline et Aragon 1. Christophe Dauphin est né en 1968, c'est dire qu'il a baigné dès ses premières années dans l'après-mai 68 où il était de bon ton d'être anticommuniste… On voit aujourd'hui ce que sont devenus les enragés de Nanterre ! Christophe Dauphin fait d'Aragon un stalinien convaincu alors que dans Le Roman inachevé (publié en 1956), Aragon écrit : "On sourira de nous pour le meilleur de l'âme / On sourira de nous d'avoir aimé la flamme / Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment" 2. Contrairement à Étiemble qui écrit dans sa préface à ce recueil 3 : "En fait, mes réserves n'étaient pas que de rhétorique : procès de Moscou, réalisme-socialisme, Staline, Jdanov, m'avaient imposé de faire sécession. Mais au lieu de garder le jugement froid, je contaminais de griefs politiques le plaisir presque sans mélange que, ma poétique étant ce qu'elle est, j'aurais dû prendre  au Crève-Cœur…", Christophe Dauphin n'a pas dû lire avec attention Le Roman inachevé. Étiemble, en effet, voit combien Aragon se remet en question dans La Nuit de Moscou : "On sourira de nous… [etc]" ; Étiemble reprend les deux derniers vers du groupe de trois cité plus haut… Mais il faut lire attentivement cette préface dans laquelle Étiemble note : "J'ai cru longtemps qu'Aragon exerçait sans souffrir son magistère, qu'il mentait sans remords, qu'il jouait cyniquement le jeu de la puissance" 4  avant de citer à nouveau Aragon, comme indiqué ci-avant… Ce n'est donc pas sans circonspection que j'ai ouvert l'essai de Christophe Dauphin et Anna Tüskés, "Les Orphées du Danube".

             L'ouvrage est composé de six parties si l'on ne compte pas l'index :

- Christophe Dauphin présente tout d'abord le livre ;

- Douze poètes hongrois par Ladislas Gara, en fait un choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin et introduit par lui-même ;

- Les Poèmes hongrois de Jean Rousselot, présentés par le même Christophe Dauphin ;

- Sept poèmes de  Gyula Illyès, que choisit et présente Christophe Dauphin ;

- Jean Rousselot et la poésie hongroise par Anna Tüskés ;

- Les Lettres à Gyula Illyès de Jean Rousselot (et à quelques autres), édition établie et annotée par Anna Tüskés.

             La première partie, intitulée "La Poésie hongroise entre Seine et Danube", écrite par Christophe Dauphin est très intéressante par la connaissance de cette poésie et les aléas des relations entre poètes hongrois et français. Mais elle pêche diversement. Tout d'abord par son aspect trop détaillée qui submerge le lecteur de bonne volonté… Ensuite et surtout, par le portrait tracé d'Aragon. Si Louis Aragon (avec Éluard et Tzara) est présenté comme un vieil ami de Gyula Illyés, l'image qui se dégage globalement du portrait qu'en fait Christophe Dauphin est celui d'un stalinien pur et dur qui, "à l'instar de Guillevic [a] approuvé l'invasion soviétique et l'écrasement de la révolution de 56". C'est que Dauphin privilégie Jean Rousselot, "ancien trotskiste et toujours socialiste", un Rousselot qui sert de repoussoir à Aragon. Une citation, une seule : "Louis Aragon, qui a approuvé tous les actes de l'URSS depuis le pacte germano-soviétique, […], soutient l'intervention russe à Budapest" 5. Dauphin qui ne peut s'empêcher d'égratigner Aragon, Benjamin Péret à l'appui par une citation du Déshonneur des poètes… Dauphin qui oublie que le pamphlet de Benjamin Péret (publié en 1945) parle d'une "petite plaquette parue récemment à Rio de Janeiro" alors que L'Honneur des poètes paraissait clandestinement en 1943… et que Benjamin Péret présentait déjà à l'époque (1945) Aragon comme "habitué aux amens et à l'encensoir stalinien", expression que Dauphin emprunte à Benjamin Péret sans citer ses sources (p 68).  C'est oublier beaucoup de faits. Olivier Barbarant écrit en 2007, à l'année 1956 de la chronologie du tome II des Œuvres Poétiques complètes d'Aragon, que Les Lettres françaises publièrent un communiqué adressé au président Kadar lui demandant de protéger les écrivains hongrois menacés par la répression, que le même hebdomadaire publia fin novembre l'article d'Elsa Triolet rendant compte des choix faits par elle et Aragon et condamnant ceux qui veulent "tirer leur épingle du jeu quand amis et camarades subissent l'opprobre… Ne songeant à rien d'autre qu'à se disculper personnellement, qu'à se faire pardonner d'avoir cru". Le verbe croire fait écho à ces vers de La Nuit de Moscou : "Quoi je me suis trompé cent mille fois de route / Vous chantez les vertus négatives du doute / Vous vantez les chemins que la prudence suit…" Oui, relisons Olivier Barbarant qui note qu'Aragon durant l'année 1956 "se tient à l'écart des protestations, défend dans les discussions la ligne du parti et confie à sa poésie la recherche d'une expression pertinente de sa pensée" 6. Il faut (re)lire Le Roman inachevé, les choses sont beaucoup plus complexes …

             Les Douze poètes hongrois (traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot) sont précédés d'un Portait de Ladislas Gara en porteur de feu dû à Christophe Dauphin, Ladislas Gara étant le maître d'œuvre de l'Anthologie de la Poésie hongroise du XIIème siècle à nos jours (publiée en 1962). Ce portrait est plutôt hagiographique : Christophe Dauphin cite André Farkas qui écrit "Le 6 mars 2013 […] notre nouvelle Hongrie démocratique rachète la faute des trois régimes précédents"… Passons sur le terme faute qui sent l'eau bénite. S'il n'est pas question de nier ou de soutenir les erreurs de ces régimes ni ce qui s'est passé en 1956, on s'étonnera quand même de cette "nouvelle Hongrie démocratique" ! En 2013, c'est Viktor Orbán qui est premier ministre et la Hongrie est devenue un pays très conservateur, pour ne pas dire plus. Il faut attendre une note (en bas de la page 103) pour qu'il dise clairement que l'anthologie fut financée par une institution étasunienne  qui recevait des subsides de la CIA ! C'est ainsi que Rousselot, Éluard et Guillevic virent, à leur insu, leurs traductions éditées grâce à l'anticommunisme de la CIA ! Au travers de cette étude, c'est une conception de la traduction qui transparaît. Christophe Dauphin n'épargne pas au lecteur les rivalités et les jalousies des écrivains hongrois, l'exemple des relations entre Ladislas Gara, d'une part, et Tibor Déry ou Géza Ottlik, d'autre part, est exemplaire même si Dauphin avoue son ignorance quant à savoir s'il s'agissait là d'une instrumentalisation ou non…

            Le choix de textes de ces douze poètes est d'un intérêt historique certain mais ne rend pas compte de la richesse de la poésie hongroise puisqu'il ne donne à lire que des auteurs, pour la plupart, de la première moitié du XXèmesiècle. La lecture de l'anthologie de Gara demeure donc nécessaire (encore faut-il la trouver). Mais, l'écart entre la langue hongroise et la française étant ce qu'il est, on peut facilement imaginer la difficulté qui fut celle de Rousselot lors de son adaptation : les poèmes (de la p 117 à la p 156) sont souvent écrits en vers comptés, rimés ou assonancés : on  aurait aimé avoir sous les yeux la totalité de la postface de Gara à l'anthologie, "La traduction de la poésie hongroise et ses problèmes"

             Les troisième et quatrième parties sont consacrées à deux écrivains qui ont beaucoup donné à la littérature et à la poésie hongroise : l'un, en France, pour mieux faire connaître les poètes de ce petit pays, Jean Rousselot, et l'autre, en Hongrie, Gyula  Illyés… Dans les deux cas, Christophe Dauphin écrit une biographie des deux poètes (dans la droite ligne de ses précédents textes, jugements expéditifs contre Aragon en moins) avant de donner à lire un choix de leurs poèmes respectifs, les poèmes hongrois pour Rousselot et sept poèmes pour Illyés dont le célèbre Une phrase sur la tyrannie qu'on peut lire aujourd'hui en ayant présent à l'esprit la tyrannie du marché qui justifie toutes les entorses à la morale. L'Histoire s'invite dans ces poèmes, leur faisant courir le risque d'être parfois didactiques...

            La cinquième partie est un essai d'Anna Tüskés, "Jean Rousselot et la poésie hongroise", qui est en fait un mémoire écrit en 2004 à la fin de ses études universitaires. Le titre indique bien l'objet de ce mémoire. Anna Tüskés passe en revue tous les travaux de Jean Rousselot qui témoignent de son attachement à la culture hongroise en général et de la connaissance qu'il s'est donnée de la littérature de ce pays. La date charnière dans le travail de popularisation de la poésie hongroise en France de Rousselot semble bien être le décès de Ladislas Gara en 1966 : l'activité de Rousselot est intense avant 1966, mais après la disparition de Gara, "Rousselot n'a plus eu d'aide pour la traduction. Ses adaptations d'œuvres hongroises en français se sont raréfiées". Anna Tüskés met aussi en évidence le travail de Jean Rousselot pour rendre compte de l'intensité de la vie culturelle hongroise au milieu des années 60 et il n'est pas interdit de se demander s'il en toujours de même aujourd'hui. Autre point qui mérite d'être relevé dans l'étude d'Anna Tüskés, ce sont les réflexions de Rousselot sur les problèmes de la traduction de la poésie hongroise : Anna Tüskés n'hésite pas à donner un exemple de deux traductions différentes de la même strophe d'un poème de Vörösmary (pp 249 & 250). Ce qu'il faut surtout retenir, c'est le principe d'une traduction "pour le sens" par un traducteur maîtrisant les deux langues suivie d'une "adaptation" par un poète français. C'est ainsi que Guillevic fut particulièrement remarqué pour sa mise en français de poèmes hongrois, alors qu'il ignorait cette langue…. De même, Jean Rousselot s'étonne du tirage d'un recueil de poèmes en Hongrie (1200 exemplaires pour un débutant, 10000 pour un poète reconnu) alors qu'en France ce même tirage est ridiculement faible : qui s'est aligné sur qui en 2015 ? Cette étude est suivie des lettres de Rousselot à Gyula Illyés suivies de quelques missives adressées par le poète français à cinq autres hommes de lettres hongrois, l'étude s'appuyant aussi sur une analyse de certaines des lettres de Rousselot à Illyés… C'est la sixième partie de l'ouvrage. Les lettres et les cartes postales de Jean Rousselot à Gyula Illyés sont intéressantes car elles permettent de suivre le cheminement des travaux "hongrois" du poète français chez Gallimard, Seghers et autres éditeurs français au-delà de l'amitié, de l'affection entre les deux familles. Elles donnent aussi d'utiles renseignements sur le fonctionnement du système éditorial français : c'est ainsi qu'un éditeur veut bien réaliser un ouvrage à ses frais mais demande que l'auteur l'aide à le vendre !  Le texte de plus de cent lettres et cartes est ainsi donné à lire et offre d'utiles renseignements sur le travail de Jean Rousselot et sur l'édition de poésie en France…

             Pour conclure, il faut lire ce livre pour ce qu'il nous apprend sur les relations franco-hongroises au milieu du siècle dernier (jusqu'en 1966, date de la disparition de Gyula Illyés), sur les problèmes de traduction du hongrois… tout en se méfiant de l'image d'Aragon qui y est donnée. Si le stalinisme fut criminel, ce n'est pas une raison pour condamner tous ceux qui l'ont combattu après avoir découvert sa véritable nature, sans rien renier de leur engagement ni de leurs idées. Ce qu'oublie Dauphin, c'est ce qu'Aragon écrivait dans Le Roman inachevé ; c'est oublier encore qu'Aragon disait qu'il déchirait sa carte du parti le soir et la reprenait le lendemain matin ! Les choses pourraient être claires et cesseraient d'empoisonner la discussion et des textes dignes d'intérêt comme ceux qui sont contenus dans ce livre. Et puis, je ne peux m'empêcher de penser à ce que Pierre Garnier m'écrivait en 2004 : "… je ne veux pas me trouver classé avec les critiques venimeux d'Aragon (encore aujourd'hui, ce qui est extraordinaire, alors que l'URSS a disparu, que le communisme est à réinventer…) " 7. Mais je m'éloigne sans doute des Orphées du Danube… "

Lucien WASSELIN (cf. "Questionnements politiques et poétiques 2 "Les Orphées du Danube""  in www.recoursaupoem.fr, mars 2016).

Notes :

 1. In L'ombre que les loups emportent (Poèmes 1985-2000). Anthologie, Les Hommes sans Épaules éditions, 476 pages, 2012. (p 280).

Si la mort de Staline provoque chez Aragon la rédaction d'un article paru dans Les Lettres françaises du 12 mars 1953, l'affaire du portrait de Staline par Picasso explique beaucoup de choses… Le lecteur intéressé pourra lire, dans le tome XII (1953-1956) de L'Œuvre poétique (Livre Club Diderot, 1980 pour ce tome) un dossier aussi complet que possible sur cette affaire du portrait (pp 472-500). Mais il y a plus et mieux (si l'on peut dire) : Éluard n'a jamais écrit une Ode à Staline. On peut trouver dans les Œuvres complètes d'Éluard (Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1968, pp 351-352) un poème intitulé Joseph Staline. C'est ainsi qu'est née la "légende". L'Ode à Staline se réduit sur internet à 12 vers de ce poème, bien réel, repris dans Hommages, une plaquette parue en 1950. Ces 12 vers correspondent aux vers 25 à 32 suivis des vers 15 à 18 du poème (sur le site de Ph Sollers - consulté le 12 décembre 2015 - qui présente, par ailleurs, le site Médiapart comme hitléro-trotskiste [ ! ] ). Mais sur d'autres sites, les vers 25 à 32 sont répétés avec une légère variante. Quant au second vers de Dauphin cité avant l'appel de note, il fait penser à celui d'Ossip Mendelstam : "Quand sa moustache rit, on dirait des cafards" (traduction française) dans un poème évoquant la vie en URSS sous Staline… Il faut rendre à César ce qui est à César… Même si le poème de Paul Éluard apparaît bien naïf aujourd'hui et inadmissible : rappelons que "ce poème est le commentaire que Paul Éluard interpréta lui-même pour le film L'Homme que nous aimons le plus, réalisé pour le 70ème anniversaire de Staline". Rappelons également que "le fragment qui va du 3ème vers de cette troisième strophe jusqu'au dernier vers de la quatrième (or dans l'édition de la Pléiade, le poème compte 5 sizains et 1 distique, d'où cette question : y a-t-il une erreur dans la note ?) strophe a été publié dans L'Humanité-Dimanche, en novembre 1949". (notes de la page 1125 de ce tome II des Œuvres complètes d'Éluard). D'où peut-être les copies fautives qu'on trouve sur internet, les animateurs de ces sites n'ayant pas pris la peine de lire Hommages, semble-t-il… En tout cas, la prétendue Ode à Staline ne correspond pas à cette dernière note ni au poème d'Hommages, il suffit de comparer les deux textes de Paul Éluard.

2. Aragon, Le Roman inachevé. In Œuvres Poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, tome II, p 252.

3. Étiemble, préface à Aragon, Le Roman inachevé, Poésie/Gallimard, 1966, p 9.

4. Idem, p 12

5. Il faut (re)lire l'étude de François Eychart, "L'Affaire des avions soviétiques en 1940" et ses annexes dans Les Annales de la Salaet n° 5 (2003), pp 134-155…

Dauphin ne paraît s'intéresser qu'au segment de la vie d'Aragon qui va de son adhésion au PCF jusqu'à l'écrasement de la Révolution de Budapest en 1956 par les forces armées soviétiques. C'est "oublier" le "Moscou la gâteuse" d'Aragon d'octobre 1924 (dans le pamphlet contre Anatole France, Un Cadavre, formule sur laquelle reviendra Aragon en janvier 1925 : "La Révolution russe ? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. À l'échelle des idées, c'est tout au plus une vague crise ministérielle") et son évolution qui commence (semble-t-il) avec la rédaction de La Nuit de Moscou… Toute la complexité des relations entre le surréalisme et le communisme est là, mais aussi toute la complexité d'Aragon. Du côté surréaliste, l'évolution ira jusqu'au trotskisme, du côté d'Aragon l'évolution conduira au communisme. Mais la deuxième guerre mondiale et le développement du stalinisme vont rebattre les cartes.

6. In Œuvres Poétiques complètes, tome II, p XIII.

7. Poésie Nationale : La querelle Pierre Garnier-Louis Aragon, in Faites Entrer L'Infini n° 39 (juin 2005), p 18.



Lectures

" Faire connaître la poésie hongroise en France, voici l’objet des Orphées du Danube. Christophe Dauphin et Anna Tüskés y ont réuni des textes de divers poètes ainsi qu’un choix de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés. D’aspect imposant, ce lourd volume de 458 pages propose en couverture de découvrir les visages de ceux qui ont porté la poésie hongroise, Jean Rousselot, Gyula Yllyés et Ladislas Gara, qui apparaissent au dessus d’une photo panoramique de Budapest.

Il s’agit d’identité, de donner visage et épaisseur topographique aux voix qui émaillent les pages de cette anthologie poétique. Ainsi l’horizon d’attente est-il clairement dessiné, et le lecteur ne s’y trompera pas, car il s’agit bien de pénétrer au cœur de la littérature hongroise du vingtième siècle, à travers la découverte de poètes qui ont contribué à façonner son histoire littéraire.

Précédant les textes de quelque douze poètes hongrois traduis par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot, une importante préface de Christophe Dauphin retrace le parcours historique, social et politique du pays, qui a mené à la constitution de l’univers poétique présenté dans ce recueil à travers les œuvres des auteurs qui y sont convoqués.

Enfin, les derniers chapitres sont consacrés à la correspondance de Jean Rousselot et Gyula Illyés, dans un choix de lettres annotées par Anna Tüskés.

La mise en perspective de l’œuvre des poètes présentés, replacés dans le contexte de   production des textes, ainsi que les considérations sur la traduction, offrent de véritables grilles de lecture, mais sont également prétexte à une interrogation sur la production de l’écrit littéraire. Faut-il le considérer comme un univers clos, conçu hors de toute motivation extérieure préexistant à sa production, ou bien faut-il le lire ainsi que l’émanation d’un contexte historique, social et politique coexistant.

Loin de prétendre répondre à cette problématique qui a animé bien des débats sur l’essence même de tout acte de création, le dialogisme qui s’instaure entre les différentes parties du recueil ouvre à de multiples questionnements.

Plus encore, l’extrême richesse des éléments agencés selon un dispositif qui enrichi la lecture de chacune des parties permet non seulement de découvrir ou de relire des poètes dont la langue porte haut l’essence de la poésie, mais, grâce à la coexistence du discours critique exégétique, d’en percevoir toute la dimension."

Carole MESROBIAN (cf. "Fil de lectures" in reocursaupoeme.fr, novembre 2016).

*

"C’est le traducteur hongrois Ladislas Gara qui, par sa rencontre avec Jean Rousselot en 1954, va initier une amitié franco-hongroise poétique au fort rayonnement. Grâce à lui, Jean Rousselot découvre la Hongrie, sa culture, sa poésie, ses poètes dont le premier d’entre les poètes hongrois de l’époque, Gyula Illyés.

Jean Rousselot et Ladislas Gara vont considérablement s’investir dans ce projet de partage auquel participeront, côté français, une cinquantaine de poètes et écrivains. Ladislas Gara traduira en français de nombreux poètes hongrois avec Jean Rousselot comme adaptateurs. Christophe Dauphin estime que ce travail de passeurs dans les deux sens est sans équivalent et reste tout à fait exceptionnel.

L’ouvrage est un livre de poésie mais une poésie que Christophe Dauphin et Anna Tüskés veulent inscrire dans les temps sombres et tumultueux qu’elle a traversés. Là encore, la poésie apparaît à la fois comme résistance et comme voie de liberté.

« Pendant de longs siècles, nous dit Christophe Dauphin, la Hongrie déchirée entre l’esclavage et la liberté, l’indépendance et l’assimilation, l’Est et l’Ouest, ne survécut que par sa langue qui reçut la mission redoutable de rester elle-même dépositaire de l’identité d’un peuple, tout en devenant lieu d’accueil et instrument d’acclimatation pour toute la culture occidentale, en dépit des aléas d’une histoire mouvementée. »

Les poètes hongrois de la seconde partie du XXe siècle n’ont pas seulement été confrontés au rideau de fer et à la dictature mais aussi à l’ignorance de l’Ouest, entre bêtise et préjugés, qui déconsidère ce petit pays qui a généré tant de grands poètes, et donc de penseurs ! Jean Rousselot et Ladislas Gara firent donc œuvre de réparation, réparation qui se poursuit aujourd’hui avec cet ouvrage qui rend compte de foisonnements multiples, celui des artistes hongrois à Paris, celui des traducteurs, créateurs de passerelles, parfois éphémères, parfois éternelles, celui des poètes d’une langue étonnante, source inépuisable du renouvellement de l’être. Aujourd’hui, la littérature et la poésie hongroise, non inféodées, apparaissent bien plus vivantes et rayonnantes que dans une France étriquée entre le littérairement correct et le carcan de la finance.

Dans la première partie de l’ouvrage, Christophe Dauphin fait revivre cette créativité exemplaire des artistes hongrois entre Seine et Danube, une créativité combattante qui, à Paris comme à Budapest, doit faire face à l’obscurantisme stalinien.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à douze poètes hongrois traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot : Mihály Vörösmarty, János Arany, Sándor Petőfi, Imre Madách, Endre Ady, Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, Lajos Kassák, Lőrinc Szabó, Attila József, Miklós Radnóti et Sándor Weöres. C’est souvent une poésie de sang, un cri qui se sait inaudible, sans concession envers le tragique, sans concession non plus envers la poésie elle-même.

Les troisième et quatrième parties du livre présentent les Poèmes hongrois de Jean Rousselot (1913 – 2004) et Sept poèmes de Gyula Illyés (1902 – 1983) après un bref portrait des deux hommes et une introduction à leurs œuvres respectives.

Voici un extrait de ce long poème d’Illyés, Une phrase sur la tyrannie, véritable manifeste, dont l’enregistrement par le poète lui-même fut diffusé sur les ondes en 1989 pour annoncer la fin de la république populaire de Hongrie :

La tyrannie, chez les tyrans,

ne se trouve pas seulement

dans le fusil des policiers,

dans le cachot des prisonniers ;

pas seulement dans l’in-pace

où les aveux sont arrachés,

ou dans la voix des porte-clefs

qui, la nuit, vient vous appeler ;

pas seulement dans le feu noir

du nuageux réquisitoire

et dans les « oui » du prévenu

ou le morse des détenus ;

pas seulement dans le glacial

verdict du mort du tribunal :

« vous êtes reconnus coupable ! »

Pas seulement dans l’implacable

« peloton, garde à vous ! » suivi

d’un roulement de tambour, puis

de la salve, et puis de la chute

d’un corps qu’aux voiries l’on culbute ;

(…)

elle est dans les plats, les assiettes,

dans ton nez, ta bouche, ta tête ;

c’est comme quand, par la fenêtre,

la puanteur des morts pénètre,

(ou bien, va voir ce qui se passe,

Peut-être une fuite de gaz ?) ;

Tu crois te parler, mais c’est elle

La tyrannie, qui t’interpelle !

Tu crois imaginer ? Lors même

elle est encor ta souveraine ;

ainsi de tout : la voie lactée

n’est plus qu’une plaine minée,

une frontière balayée

par le projecteur des douaniers ;

L’étoile ? un judas de cachot !

et les bivouacs d’astres, là-haut,

un immense camp de travail ;

la tyrannie où que tu ailles !

(…)

elle, en tout but que tu atteins !

elle, dans tous les lendemains !

elle encor qui te dévisage

dans ta pensée et dans ta glace ;

à quoi bon fuir ? Elle te tient !

et tu es ton propre gardien…

 Ce poème n’est pas seulement bouleversant par son rapport aux événements terribles que l’auteur et le peuple hongrois traversent alors, il l’est surtout parce qu’il énonce ce que nous ne voulons pas voir. Cela, la tyrannie, n’existe dehors que parce qu’elle est en nous au quotidien, dans nos identifications aliénantes et banales. Il ne peut y avoir de libération populaire si nous ne nous libérons pas d’abord de nous-mêmes. La poésie de Gyula Illyés présente une dimension à la fois intime et universelle dans un nouveau paradigme de dissidence.

La cinquième partie est une longue étude d’Anna Tüskés, Jean Rousselot et la poésie hongroise, qui évoque les liens de Jean Rousselot avec les poètes hongrois et son travail d’adaptateur d’après les traductions de Ladislas Gara. Il précède un ensemble important de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés qui témoignent de la construction d’une amitié profonde et de l’influence de cette amitié sur plusieurs décennies de littérature et de poésie.

Il s’agit d’un livre important, qui s’adresse à tous, à ceux qui souhaitent mieux comprendre les relations culturelles franco-hongroises, l’histoire de la Hongrie, à ceux qui désirent découvrir la poésie hongroise, ses singularités, ses saveurs, à ceux enfin qui veulent rester debout.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, novembre 2015).

*

" C'est une formidable somme qui est réunie dans ce volume fort de 450 pages. La problématique serait: quel rapport existe-t-il entre la France et la poésie hongroise ? Et les trois noms qui suivent le titre de l'ouvrage donnent les clés du livre: Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara. Le premier, écrivain de haute voltige, sera central dans ce jumelage poétique, le troisième essentiel pour transmettre et traduire en particulier le deuxième, grande figure de la poésie hongroise. Tout d'abord Christophe Dauphin dans un long essai, comme il a l'habitude, va rappeler l'histoire de la Hongrie, sur laquelle va se greffer sa poésie. Premier auteur tutélaire: Sandor Petofi au XIXe siècle, puis surtout Attila Jozsef qui séjourna plusieurs mois en France et Gyula Illyés qui passa quatre années de sa jeunesse sur l'ïle Saint-Louis. "C'est Paris qui a fait de moi un Hongrois", écrit-il. Christophe Dauphin rappelle en passant tout ce qu'on doit, au point de vue artistique à ce pays d'une dizaine de millions d'habitants: Brassaï et Robert Capa pour la photographie, pour la musique Béla Bartok et Joseph Kosma, par exemple...

Dans les années 1950-60, la poésie est très populaire, se vend bien, et même le compte d'auteur n'existe pas. 1956, la Révolution est écrasée à Budapest, suite à l'invasion soviétique (ce qui tend à diviser les poètes français), évènement qui fut occulté par la crise de Suez, concomittante. 1989, fin de la république populaire de Hongrie. Jean Rousselot va adapter des textes hongrois, traduits de manière brute par Ladislas Gara en français, en leur restituant grâce et qualité. Et en particulier les poèmes de Gyula Illyés, jusqu'à sa disparition en 1983. Ladislas Gara, né en 1904, va, de par son métier de journaliste, devenir une sorte de correspondant à Paris où il s'installe dès 1924. Il va se lier d'amitiés avec Gyula Illyés. Il sera résistant en 1942. En butte à diverses tracasseries, il se suicide en 1966. Sa page sur la traduction de la poésie hongroise en français est très éclairante dans le rapport complexe de ces deux langues. Elle précède dans une mini-anthologie onze poètes hongrois comme Petofi, Ady ou Jozsef. Jean Rousselot de son côté possède une oeuvre impressionnante, puisque dès 1946, il décide de vivre de sa plume; et sa poésie n'est qu'une partie de son oeuvre complète: "Je pourrais être le paveur des rues - Qui dans son sommeil examine encore - Les dents cariées de la ville..." Gyula Illyés est né en 1902  et va devenir le poète le plus important de sa génération. "Paysan du Danube", comme le surnomme Eluard, il va défendre les ouvriers agricoles. son poème le plus célèbre: "Une phrase sur la tyrannie", résonnera après l'écrasement de Budapest en 1956: "Maintenant je connais tout ce qui pique, mord, frappe en mon corps - la douleur allume en moi le chapelet de ses lampes. J'ai mal donc je suis."

Toute la seconde partie du livre, préparée par Anna Tüskés, montre à travers les nombreuses lettres que Jean Rousselot adresse à Gyula Illyés, l'amitié qui les lie, ainsi que leur famille respective, femmes et filles. Cette partie, que j'appréhendais comme plus ennuyeuse, s'est révélée au contraire très facile à lire, puisqu'on découvre une réelle intimité liant ces deux auteurs majuscules. Jean Rousselot disant en substance: "La Hongrie est ma deuxième patrie." On tire de la lecture de ce livre l'impression vivace qu'il y a eu un réel pont entre ces deux poésies apparemment éloignées, et qui, grâce à la conjugaison de ces trois poètes hors norme, semblent se jouer des frontières et des langues pour s'allier vers un échange fraternel et humain."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°168, décembre 2015).

*

"La littérature française, depuis le Siècle des Lumières, a toujours influencé la culture hongroise. L’une des plus belles preuves de ces liens, dans la deuxième moitié du 20e siècle, fut l’amitié sincère liant trois hommes, l’écrivain et traducteur Ladislas Gara et les deux grands poètes Gyula Illyés et Jean Rousselot. Christophe Dauphin, poète lui-même, directeur de la revue Les Hommes sans Épaules, secrétaire général de l’Académie Mallarmé et qui fut l’ami de Rousselot y a trouvé un très beau sujet, essais et poèmes à l’appui. Ainsi naquit sous sa plume et celle de l’historienne d’art Anna Tüskés, Les Orphées du Danube."

Institut Hongrois de Paris, janvier 2016).

*

" Christophe Dauphin (et c'est son droit) est violemment anticommuniste. Mais, dans les études de lui que j'ai lues, sa lecture de l'activité du parti communiste français est datée ou circonscrite historiquement. Et n'écrit-il pas vers 1995, dans un poème intitulé Lettre au camarade Dimitrov (repris dans Inventaire de l'ombre) : "Et ce con d'Aragon / Qui chante Staline et sa moustache d'urine", confondant, semble-t-il, Éluard qui aurait écrit une Ode à Staline et Aragon 1. Christophe Dauphin est né en 1968, c'est dire qu'il a baigné dès ses premières années dans l'après-mai 68 où il était de bon ton d'être anticommuniste… On voit aujourd'hui ce que sont devenus les enragés de Nanterre ! Christophe Dauphin fait d'Aragon un stalinien convaincu alors que dans Le Roman inachevé (publié en 1956), Aragon écrit : "On sourira de nous pour le meilleur de l'âme / On sourira de nous d'avoir aimé la flamme / Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment" 2. Contrairement à Étiemble qui écrit dans sa préface à ce recueil 3 : "En fait, mes réserves n'étaient pas que de rhétorique : procès de Moscou, réalisme-socialisme, Staline, Jdanov, m'avaient imposé de faire sécession. Mais au lieu de garder le jugement froid, je contaminais de griefs politiques le plaisir presque sans mélange que, ma poétique étant ce qu'elle est, j'aurais dû prendre  au Crève-Cœur…", Christophe Dauphin n'a pas dû lire avec attention Le Roman inachevé. Étiemble, en effet, voit combien Aragon se remet en question dans La Nuit de Moscou : "On sourira de nous… [etc]" ; Étiemble reprend les deux derniers vers du groupe de trois cité plus haut… Mais il faut lire attentivement cette préface dans laquelle Étiemble note : "J'ai cru longtemps qu'Aragon exerçait sans souffrir son magistère, qu'il mentait sans remords, qu'il jouait cyniquement le jeu de la puissance" 4  avant de citer à nouveau Aragon, comme indiqué ci-avant… Ce n'est donc pas sans circonspection que j'ai ouvert l'essai de Christophe Dauphin et Anna Tüskés, "Les Orphées du Danube".

             L'ouvrage est composé de six parties si l'on ne compte pas l'index :

- Christophe Dauphin présente tout d'abord le livre ;

- Douze poètes hongrois par Ladislas Gara, en fait un choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin et introduit par lui-même ;

- Les Poèmes hongrois de Jean Rousselot, présentés par le même Christophe Dauphin ;

- Sept poèmes de  Gyula Illyès, que choisit et présente Christophe Dauphin ;

- Jean Rousselot et la poésie hongroise par Anna Tüskés ;

- Les Lettres à Gyula Illyès de Jean Rousselot (et à quelques autres), édition établie et annotée par Anna Tüskés.

             La première partie, intitulée "La Poésie hongroise entre Seine et Danube", écrite par Christophe Dauphin est très intéressante par la connaissance de cette poésie et les aléas des relations entre poètes hongrois et français. Mais elle pêche diversement. Tout d'abord par son aspect trop détaillée qui submerge le lecteur de bonne volonté… Ensuite et surtout, par le portrait tracé d'Aragon. Si Louis Aragon (avec Éluard et Tzara) est présenté comme un vieil ami de Gyula Illyés, l'image qui se dégage globalement du portrait qu'en fait Christophe Dauphin est celui d'un stalinien pur et dur qui, "à l'instar de Guillevic [a] approuvé l'invasion soviétique et l'écrasement de la révolution de 56". C'est que Dauphin privilégie Jean Rousselot, "ancien trotskiste et toujours socialiste", un Rousselot qui sert de repoussoir à Aragon. Une citation, une seule : "Louis Aragon, qui a approuvé tous les actes de l'URSS depuis le pacte germano-soviétique, […], soutient l'intervention russe à Budapest" 5. Dauphin qui ne peut s'empêcher d'égratigner Aragon, Benjamin Péret à l'appui par une citation du Déshonneur des poètes… Dauphin qui oublie que le pamphlet de Benjamin Péret (publié en 1945) parle d'une "petite plaquette parue récemment à Rio de Janeiro" alors que L'Honneur des poètes paraissait clandestinement en 1943… et que Benjamin Péret présentait déjà à l'époque (1945) Aragon comme "habitué aux amens et à l'encensoir stalinien", expression que Dauphin emprunte à Benjamin Péret sans citer ses sources (p 68).  C'est oublier beaucoup de faits. Olivier Barbarant écrit en 2007, à l'année 1956 de la chronologie du tome II des Œuvres Poétiques complètes d'Aragon, que Les Lettres françaises publièrent un communiqué adressé au président Kadar lui demandant de protéger les écrivains hongrois menacés par la répression, que le même hebdomadaire publia fin novembre l'article d'Elsa Triolet rendant compte des choix faits par elle et Aragon et condamnant ceux qui veulent "tirer leur épingle du jeu quand amis et camarades subissent l'opprobre… Ne songeant à rien d'autre qu'à se disculper personnellement, qu'à se faire pardonner d'avoir cru". Le verbe croire fait écho à ces vers de La Nuit de Moscou : "Quoi je me suis trompé cent mille fois de route / Vous chantez les vertus négatives du doute / Vous vantez les chemins que la prudence suit…" Oui, relisons Olivier Barbarant qui note qu'Aragon durant l'année 1956 "se tient à l'écart des protestations, défend dans les discussions la ligne du parti et confie à sa poésie la recherche d'une expression pertinente de sa pensée" 6. Il faut (re)lire Le Roman inachevé, les choses sont beaucoup plus complexes …

             Les Douze poètes hongrois (traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot) sont précédés d'un Portait de Ladislas Gara en porteur de feu dû à Christophe Dauphin, Ladislas Gara étant le maître d'œuvre de l'Anthologie de la Poésie hongroise du XIIème siècle à nos jours (publiée en 1962). Ce portrait est plutôt hagiographique : Christophe Dauphin cite André Farkas qui écrit "Le 6 mars 2013 […] notre nouvelle Hongrie démocratique rachète la faute des trois régimes précédents"… Passons sur le terme faute qui sent l'eau bénite. S'il n'est pas question de nier ou de soutenir les erreurs de ces régimes ni ce qui s'est passé en 1956, on s'étonnera quand même de cette "nouvelle Hongrie démocratique" ! En 2013, c'est Viktor Orbán qui est premier ministre et la Hongrie est devenue un pays très conservateur, pour ne pas dire plus. Il faut attendre une note (en bas de la page 103) pour qu'il dise clairement que l'anthologie fut financée par une institution étasunienne  qui recevait des subsides de la CIA ! C'est ainsi que Rousselot, Éluard et Guillevic virent, à leur insu, leurs traductions éditées grâce à l'anticommunisme de la CIA ! Au travers de cette étude, c'est une conception de la traduction qui transparaît. Christophe Dauphin n'épargne pas au lecteur les rivalités et les jalousies des écrivains hongrois, l'exemple des relations entre Ladislas Gara, d'une part, et Tibor Déry ou Géza Ottlik, d'autre part, est exemplaire même si Dauphin avoue son ignorance quant à savoir s'il s'agissait là d'une instrumentalisation ou non…

            Le choix de textes de ces douze poètes est d'un intérêt historique certain mais ne rend pas compte de la richesse de la poésie hongroise puisqu'il ne donne à lire que des auteurs, pour la plupart, de la première moitié du XXèmesiècle. La lecture de l'anthologie de Gara demeure donc nécessaire (encore faut-il la trouver). Mais, l'écart entre la langue hongroise et la française étant ce qu'il est, on peut facilement imaginer la difficulté qui fut celle de Rousselot lors de son adaptation : les poèmes (de la p 117 à la p 156) sont souvent écrits en vers comptés, rimés ou assonancés : on  aurait aimé avoir sous les yeux la totalité de la postface de Gara à l'anthologie, "La traduction de la poésie hongroise et ses problèmes"

             Les troisième et quatrième parties sont consacrées à deux écrivains qui ont beaucoup donné à la littérature et à la poésie hongroise : l'un, en France, pour mieux faire connaître les poètes de ce petit pays, Jean Rousselot, et l'autre, en Hongrie, Gyula  Illyés… Dans les deux cas, Christophe Dauphin écrit une biographie des deux poètes (dans la droite ligne de ses précédents textes, jugements expéditifs contre Aragon en moins) avant de donner à lire un choix de leurs poèmes respectifs, les poèmes hongrois pour Rousselot et sept poèmes pour Illyés dont le célèbre Une phrase sur la tyrannie qu'on peut lire aujourd'hui en ayant présent à l'esprit la tyrannie du marché qui justifie toutes les entorses à la morale. L'Histoire s'invite dans ces poèmes, leur faisant courir le risque d'être parfois didactiques...

            La cinquième partie est un essai d'Anna Tüskés, "Jean Rousselot et la poésie hongroise", qui est en fait un mémoire écrit en 2004 à la fin de ses études universitaires. Le titre indique bien l'objet de ce mémoire. Anna Tüskés passe en revue tous les travaux de Jean Rousselot qui témoignent de son attachement à la culture hongroise en général et de la connaissance qu'il s'est donnée de la littérature de ce pays. La date charnière dans le travail de popularisation de la poésie hongroise en France de Rousselot semble bien être le décès de Ladislas Gara en 1966 : l'activité de Rousselot est intense avant 1966, mais après la disparition de Gara, "Rousselot n'a plus eu d'aide pour la traduction. Ses adaptations d'œuvres hongroises en français se sont raréfiées". Anna Tüskés met aussi en évidence le travail de Jean Rousselot pour rendre compte de l'intensité de la vie culturelle hongroise au milieu des années 60 et il n'est pas interdit de se demander s'il en toujours de même aujourd'hui. Autre point qui mérite d'être relevé dans l'étude d'Anna Tüskés, ce sont les réflexions de Rousselot sur les problèmes de la traduction de la poésie hongroise : Anna Tüskés n'hésite pas à donner un exemple de deux traductions différentes de la même strophe d'un poème de Vörösmary (pp 249 & 250). Ce qu'il faut surtout retenir, c'est le principe d'une traduction "pour le sens" par un traducteur maîtrisant les deux langues suivie d'une "adaptation" par un poète français. C'est ainsi que Guillevic fut particulièrement remarqué pour sa mise en français de poèmes hongrois, alors qu'il ignorait cette langue…. De même, Jean Rousselot s'étonne du tirage d'un recueil de poèmes en Hongrie (1200 exemplaires pour un débutant, 10000 pour un poète reconnu) alors qu'en France ce même tirage est ridiculement faible : qui s'est aligné sur qui en 2015 ? Cette étude est suivie des lettres de Rousselot à Gyula Illyés suivies de quelques missives adressées par le poète français à cinq autres hommes de lettres hongrois, l'étude s'appuyant aussi sur une analyse de certaines des lettres de Rousselot à Illyés… C'est la sixième partie de l'ouvrage. Les lettres et les cartes postales de Jean Rousselot à Gyula Illyés sont intéressantes car elles permettent de suivre le cheminement des travaux "hongrois" du poète français chez Gallimard, Seghers et autres éditeurs français au-delà de l'amitié, de l'affection entre les deux familles. Elles donnent aussi d'utiles renseignements sur le fonctionnement du système éditorial français : c'est ainsi qu'un éditeur veut bien réaliser un ouvrage à ses frais mais demande que l'auteur l'aide à le vendre !  Le texte de plus de cent lettres et cartes est ainsi donné à lire et offre d'utiles renseignements sur le travail de Jean Rousselot et sur l'édition de poésie en France…

             Pour conclure, il faut lire ce livre pour ce qu'il nous apprend sur les relations franco-hongroises au milieu du siècle dernier (jusqu'en 1966, date de la disparition de Gyula Illyés), sur les problèmes de traduction du hongrois… tout en se méfiant de l'image d'Aragon qui y est donnée. Si le stalinisme fut criminel, ce n'est pas une raison pour condamner tous ceux qui l'ont combattu après avoir découvert sa véritable nature, sans rien renier de leur engagement ni de leurs idées. Ce qu'oublie Dauphin, c'est ce qu'Aragon écrivait dans Le Roman inachevé ; c'est oublier encore qu'Aragon disait qu'il déchirait sa carte du parti le soir et la reprenait le lendemain matin ! Les choses pourraient être claires et cesseraient d'empoisonner la discussion et des textes dignes d'intérêt comme ceux qui sont contenus dans ce livre. Et puis, je ne peux m'empêcher de penser à ce que Pierre Garnier m'écrivait en 2004 : "… je ne veux pas me trouver classé avec les critiques venimeux d'Aragon (encore aujourd'hui, ce qui est extraordinaire, alors que l'URSS a disparu, que le communisme est à réinventer…) " 7. Mais je m'éloigne sans doute des Orphées du Danube… "

Lucien WASSELIN (cf. "Questionnements politiques et poétiques 2 "Les Orphées du Danube""  in www.recoursaupoem.fr, mars 2016).

Notes :

 1. In L'ombre que les loups emportent (Poèmes 1985-2000). Anthologie, Les Hommes sans Épaules éditions, 476 pages, 2012. (p 280).

Si la mort de Staline provoque chez Aragon la rédaction d'un article paru dans Les Lettres françaises du 12 mars 1953, l'affaire du portrait de Staline par Picasso explique beaucoup de choses… Le lecteur intéressé pourra lire, dans le tome XII (1953-1956) de L'Œuvre poétique (Livre Club Diderot, 1980 pour ce tome) un dossier aussi complet que possible sur cette affaire du portrait (pp 472-500). Mais il y a plus et mieux (si l'on peut dire) : Éluard n'a jamais écrit une Ode à Staline. On peut trouver dans les Œuvres complètes d'Éluard (Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1968, pp 351-352) un poème intitulé Joseph Staline. C'est ainsi qu'est née la "légende". L'Ode à Staline se réduit sur internet à 12 vers de ce poème, bien réel, repris dans Hommages, une plaquette parue en 1950. Ces 12 vers correspondent aux vers 25 à 32 suivis des vers 15 à 18 du poème (sur le site de Ph Sollers - consulté le 12 décembre 2015 - qui présente, par ailleurs, le site Médiapart comme hitléro-trotskiste [ ! ] ). Mais sur d'autres sites, les vers 25 à 32 sont répétés avec une légère variante. Quant au second vers de Dauphin cité avant l'appel de note, il fait penser à celui d'Ossip Mendelstam : "Quand sa moustache rit, on dirait des cafards" (traduction française) dans un poème évoquant la vie en URSS sous Staline… Il faut rendre à César ce qui est à César… Même si le poème de Paul Éluard apparaît bien naïf aujourd'hui et inadmissible : rappelons que "ce poème est le commentaire que Paul Éluard interpréta lui-même pour le film L'Homme que nous aimons le plus, réalisé pour le 70ème anniversaire de Staline". Rappelons également que "le fragment qui va du 3ème vers de cette troisième strophe jusqu'au dernier vers de la quatrième (or dans l'édition de la Pléiade, le poème compte 5 sizains et 1 distique, d'où cette question : y a-t-il une erreur dans la note ?) strophe a été publié dans L'Humanité-Dimanche, en novembre 1949". (notes de la page 1125 de ce tome II des Œuvres complètes d'Éluard). D'où peut-être les copies fautives qu'on trouve sur internet, les animateurs de ces sites n'ayant pas pris la peine de lire Hommages, semble-t-il… En tout cas, la prétendue Ode à Staline ne correspond pas à cette dernière note ni au poème d'Hommages, il suffit de comparer les deux textes de Paul Éluard.

2. Aragon, Le Roman inachevé. In Œuvres Poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, tome II, p 252.

3. Étiemble, préface à Aragon, Le Roman inachevé, Poésie/Gallimard, 1966, p 9.

4. Idem, p 12

5. Il faut (re)lire l'étude de François Eychart, "L'Affaire des avions soviétiques en 1940" et ses annexes dans Les Annales de la Salaet n° 5 (2003), pp 134-155…

Dauphin ne paraît s'intéresser qu'au segment de la vie d'Aragon qui va de son adhésion au PCF jusqu'à l'écrasement de la Révolution de Budapest en 1956 par les forces armées soviétiques. C'est "oublier" le "Moscou la gâteuse" d'Aragon d'octobre 1924 (dans le pamphlet contre Anatole France, Un Cadavre, formule sur laquelle reviendra Aragon en janvier 1925 : "La Révolution russe ? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. À l'échelle des idées, c'est tout au plus une vague crise ministérielle") et son évolution qui commence (semble-t-il) avec la rédaction de La Nuit de Moscou… Toute la complexité des relations entre le surréalisme et le communisme est là, mais aussi toute la complexité d'Aragon. Du côté surréaliste, l'évolution ira jusqu'au trotskisme, du côté d'Aragon l'évolution conduira au communisme. Mais la deuxième guerre mondiale et le développement du stalinisme vont rebattre les cartes.

6. In Œuvres Poétiques complètes, tome II, p XIII.

7. Poésie Nationale : La querelle Pierre Garnier-Louis Aragon, in Faites Entrer L'Infini n° 39 (juin 2005), p 18.



Lectures

" Faire connaître la poésie hongroise en France, voici l’objet des Orphées du Danube. Christophe Dauphin et Anna Tüskés y ont réuni des textes de divers poètes ainsi qu’un choix de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés. D’aspect imposant, ce lourd volume de 458 pages propose en couverture de découvrir les visages de ceux qui ont porté la poésie hongroise, Jean Rousselot, Gyula Yllyés et Ladislas Gara, qui apparaissent au dessus d’une photo panoramique de Budapest.

Il s’agit d’identité, de donner visage et épaisseur topographique aux voix qui émaillent les pages de cette anthologie poétique. Ainsi l’horizon d’attente est-il clairement dessiné, et le lecteur ne s’y trompera pas, car il s’agit bien de pénétrer au cœur de la littérature hongroise du vingtième siècle, à travers la découverte de poètes qui ont contribué à façonner son histoire littéraire.

Précédant les textes de quelque douze poètes hongrois traduis par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot, une importante préface de Christophe Dauphin retrace le parcours historique, social et politique du pays, qui a mené à la constitution de l’univers poétique présenté dans ce recueil à travers les œuvres des auteurs qui y sont convoqués.

Enfin, les derniers chapitres sont consacrés à la correspondance de Jean Rousselot et Gyula Illyés, dans un choix de lettres annotées par Anna Tüskés.

La mise en perspective de l’œuvre des poètes présentés, replacés dans le contexte de   production des textes, ainsi que les considérations sur la traduction, offrent de véritables grilles de lecture, mais sont également prétexte à une interrogation sur la production de l’écrit littéraire. Faut-il le considérer comme un univers clos, conçu hors de toute motivation extérieure préexistant à sa production, ou bien faut-il le lire ainsi que l’émanation d’un contexte historique, social et politique coexistant.

Loin de prétendre répondre à cette problématique qui a animé bien des débats sur l’essence même de tout acte de création, le dialogisme qui s’instaure entre les différentes parties du recueil ouvre à de multiples questionnements.

Plus encore, l’extrême richesse des éléments agencés selon un dispositif qui enrichi la lecture de chacune des parties permet non seulement de découvrir ou de relire des poètes dont la langue porte haut l’essence de la poésie, mais, grâce à la coexistence du discours critique exégétique, d’en percevoir toute la dimension."

Carole MESROBIAN (cf. "Fil de lectures" in reocursaupoeme.fr, novembre 2016).

*

"C’est le traducteur hongrois Ladislas Gara qui, par sa rencontre avec Jean Rousselot en 1954, va initier une amitié franco-hongroise poétique au fort rayonnement. Grâce à lui, Jean Rousselot découvre la Hongrie, sa culture, sa poésie, ses poètes dont le premier d’entre les poètes hongrois de l’époque, Gyula Illyés.

Jean Rousselot et Ladislas Gara vont considérablement s’investir dans ce projet de partage auquel participeront, côté français, une cinquantaine de poètes et écrivains. Ladislas Gara traduira en français de nombreux poètes hongrois avec Jean Rousselot comme adaptateurs. Christophe Dauphin estime que ce travail de passeurs dans les deux sens est sans équivalent et reste tout à fait exceptionnel.

L’ouvrage est un livre de poésie mais une poésie que Christophe Dauphin et Anna Tüskés veulent inscrire dans les temps sombres et tumultueux qu’elle a traversés. Là encore, la poésie apparaît à la fois comme résistance et comme voie de liberté.

« Pendant de longs siècles, nous dit Christophe Dauphin, la Hongrie déchirée entre l’esclavage et la liberté, l’indépendance et l’assimilation, l’Est et l’Ouest, ne survécut que par sa langue qui reçut la mission redoutable de rester elle-même dépositaire de l’identité d’un peuple, tout en devenant lieu d’accueil et instrument d’acclimatation pour toute la culture occidentale, en dépit des aléas d’une histoire mouvementée. »

Les poètes hongrois de la seconde partie du XXe siècle n’ont pas seulement été confrontés au rideau de fer et à la dictature mais aussi à l’ignorance de l’Ouest, entre bêtise et préjugés, qui déconsidère ce petit pays qui a généré tant de grands poètes, et donc de penseurs ! Jean Rousselot et Ladislas Gara firent donc œuvre de réparation, réparation qui se poursuit aujourd’hui avec cet ouvrage qui rend compte de foisonnements multiples, celui des artistes hongrois à Paris, celui des traducteurs, créateurs de passerelles, parfois éphémères, parfois éternelles, celui des poètes d’une langue étonnante, source inépuisable du renouvellement de l’être. Aujourd’hui, la littérature et la poésie hongroise, non inféodées, apparaissent bien plus vivantes et rayonnantes que dans une France étriquée entre le littérairement correct et le carcan de la finance.

Dans la première partie de l’ouvrage, Christophe Dauphin fait revivre cette créativité exemplaire des artistes hongrois entre Seine et Danube, une créativité combattante qui, à Paris comme à Budapest, doit faire face à l’obscurantisme stalinien.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à douze poètes hongrois traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot : Mihály Vörösmarty, János Arany, Sándor Petőfi, Imre Madách, Endre Ady, Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, Lajos Kassák, Lőrinc Szabó, Attila József, Miklós Radnóti et Sándor Weöres. C’est souvent une poésie de sang, un cri qui se sait inaudible, sans concession envers le tragique, sans concession non plus envers la poésie elle-même.

Les troisième et quatrième parties du livre présentent les Poèmes hongrois de Jean Rousselot (1913 – 2004) et Sept poèmes de Gyula Illyés (1902 – 1983) après un bref portrait des deux hommes et une introduction à leurs œuvres respectives.

Voici un extrait de ce long poème d’Illyés, Une phrase sur la tyrannie, véritable manifeste, dont l’enregistrement par le poète lui-même fut diffusé sur les ondes en 1989 pour annoncer la fin de la république populaire de Hongrie :

La tyrannie, chez les tyrans,

ne se trouve pas seulement

dans le fusil des policiers,

dans le cachot des prisonniers ;

pas seulement dans l’in-pace

où les aveux sont arrachés,

ou dans la voix des porte-clefs

qui, la nuit, vient vous appeler ;

pas seulement dans le feu noir

du nuageux réquisitoire

et dans les « oui » du prévenu

ou le morse des détenus ;

pas seulement dans le glacial

verdict du mort du tribunal :

« vous êtes reconnus coupable ! »

Pas seulement dans l’implacable

« peloton, garde à vous ! » suivi

d’un roulement de tambour, puis

de la salve, et puis de la chute

d’un corps qu’aux voiries l’on culbute ;

(…)

elle est dans les plats, les assiettes,

dans ton nez, ta bouche, ta tête ;

c’est comme quand, par la fenêtre,

la puanteur des morts pénètre,

(ou bien, va voir ce qui se passe,

Peut-être une fuite de gaz ?) ;

Tu crois te parler, mais c’est elle

La tyrannie, qui t’interpelle !

Tu crois imaginer ? Lors même

elle est encor ta souveraine ;

ainsi de tout : la voie lactée

n’est plus qu’une plaine minée,

une frontière balayée

par le projecteur des douaniers ;

L’étoile ? un judas de cachot !

et les bivouacs d’astres, là-haut,

un immense camp de travail ;

la tyrannie où que tu ailles !

(…)

elle, en tout but que tu atteins !

elle, dans tous les lendemains !

elle encor qui te dévisage

dans ta pensée et dans ta glace ;

à quoi bon fuir ? Elle te tient !

et tu es ton propre gardien…

 Ce poème n’est pas seulement bouleversant par son rapport aux événements terribles que l’auteur et le peuple hongrois traversent alors, il l’est surtout parce qu’il énonce ce que nous ne voulons pas voir. Cela, la tyrannie, n’existe dehors que parce qu’elle est en nous au quotidien, dans nos identifications aliénantes et banales. Il ne peut y avoir de libération populaire si nous ne nous libérons pas d’abord de nous-mêmes. La poésie de Gyula Illyés présente une dimension à la fois intime et universelle dans un nouveau paradigme de dissidence.

La cinquième partie est une longue étude d’Anna Tüskés, Jean Rousselot et la poésie hongroise, qui évoque les liens de Jean Rousselot avec les poètes hongrois et son travail d’adaptateur d’après les traductions de Ladislas Gara. Il précède un ensemble important de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés qui témoignent de la construction d’une amitié profonde et de l’influence de cette amitié sur plusieurs décennies de littérature et de poésie.

Il s’agit d’un livre important, qui s’adresse à tous, à ceux qui souhaitent mieux comprendre les relations culturelles franco-hongroises, l’histoire de la Hongrie, à ceux qui désirent découvrir la poésie hongroise, ses singularités, ses saveurs, à ceux enfin qui veulent rester debout.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, novembre 2015).

*

" C'est une formidable somme qui est réunie dans ce volume fort de 450 pages. La problématique serait: quel rapport existe-t-il entre la France et la poésie hongroise ? Et les trois noms qui suivent le titre de l'ouvrage donnent les clés du livre: Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara. Le premier, écrivain de haute voltige, sera central dans ce jumelage poétique, le troisième essentiel pour transmettre et traduire en particulier le deuxième, grande figure de la poésie hongroise. Tout d'abord Christophe Dauphin dans un long essai, comme il a l'habitude, va rappeler l'histoire de la Hongrie, sur laquelle va se greffer sa poésie. Premier auteur tutélaire: Sandor Petofi au XIXe siècle, puis surtout Attila Jozsef qui séjourna plusieurs mois en France et Gyula Illyés qui passa quatre années de sa jeunesse sur l'ïle Saint-Louis. "C'est Paris qui a fait de moi un Hongrois", écrit-il. Christophe Dauphin rappelle en passant tout ce qu'on doit, au point de vue artistique à ce pays d'une dizaine de millions d'habitants: Brassaï et Robert Capa pour la photographie, pour la musique Béla Bartok et Joseph Kosma, par exemple...

Dans les années 1950-60, la poésie est très populaire, se vend bien, et même le compte d'auteur n'existe pas. 1956, la Révolution est écrasée à Budapest, suite à l'invasion soviétique (ce qui tend à diviser les poètes français), évènement qui fut occulté par la crise de Suez, concomittante. 1989, fin de la république populaire de Hongrie. Jean Rousselot va adapter des textes hongrois, traduits de manière brute par Ladislas Gara en français, en leur restituant grâce et qualité. Et en particulier les poèmes de Gyula Illyés, jusqu'à sa disparition en 1983. Ladislas Gara, né en 1904, va, de par son métier de journaliste, devenir une sorte de correspondant à Paris où il s'installe dès 1924. Il va se lier d'amitiés avec Gyula Illyés. Il sera résistant en 1942. En butte à diverses tracasseries, il se suicide en 1966. Sa page sur la traduction de la poésie hongroise en français est très éclairante dans le rapport complexe de ces deux langues. Elle précède dans une mini-anthologie onze poètes hongrois comme Petofi, Ady ou Jozsef. Jean Rousselot de son côté possède une oeuvre impressionnante, puisque dès 1946, il décide de vivre de sa plume; et sa poésie n'est qu'une partie de son oeuvre complète: "Je pourrais être le paveur des rues - Qui dans son sommeil examine encore - Les dents cariées de la ville..." Gyula Illyés est né en 1902  et va devenir le poète le plus important de sa génération. "Paysan du Danube", comme le surnomme Eluard, il va défendre les ouvriers agricoles. son poème le plus célèbre: "Une phrase sur la tyrannie", résonnera après l'écrasement de Budapest en 1956: "Maintenant je connais tout ce qui pique, mord, frappe en mon corps - la douleur allume en moi le chapelet de ses lampes. J'ai mal donc je suis."

Toute la seconde partie du livre, préparée par Anna Tüskés, montre à travers les nombreuses lettres que Jean Rousselot adresse à Gyula Illyés, l'amitié qui les lie, ainsi que leur famille respective, femmes et filles. Cette partie, que j'appréhendais comme plus ennuyeuse, s'est révélée au contraire très facile à lire, puisqu'on découvre une réelle intimité liant ces deux auteurs majuscules. Jean Rousselot disant en substance: "La Hongrie est ma deuxième patrie." On tire de la lecture de ce livre l'impression vivace qu'il y a eu un réel pont entre ces deux poésies apparemment éloignées, et qui, grâce à la conjugaison de ces trois poètes hors norme, semblent se jouer des frontières et des langues pour s'allier vers un échange fraternel et humain."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°168, décembre 2015).

*

"La littérature française, depuis le Siècle des Lumières, a toujours influencé la culture hongroise. L’une des plus belles preuves de ces liens, dans la deuxième moitié du 20e siècle, fut l’amitié sincère liant trois hommes, l’écrivain et traducteur Ladislas Gara et les deux grands poètes Gyula Illyés et Jean Rousselot. Christophe Dauphin, poète lui-même, directeur de la revue Les Hommes sans Épaules, secrétaire général de l’Académie Mallarmé et qui fut l’ami de Rousselot y a trouvé un très beau sujet, essais et poèmes à l’appui. Ainsi naquit sous sa plume et celle de l’historienne d’art Anna Tüskés, Les Orphées du Danube."

Institut Hongrois de Paris, janvier 2016).

*

" Christophe Dauphin (et c'est son droit) est violemment anticommuniste. Mais, dans les études de lui que j'ai lues, sa lecture de l'activité du parti communiste français est datée ou circonscrite historiquement. Et n'écrit-il pas vers 1995, dans un poème intitulé Lettre au camarade Dimitrov (repris dans Inventaire de l'ombre) : "Et ce con d'Aragon / Qui chante Staline et sa moustache d'urine", confondant, semble-t-il, Éluard qui aurait écrit une Ode à Staline et Aragon 1. Christophe Dauphin est né en 1968, c'est dire qu'il a baigné dès ses premières années dans l'après-mai 68 où il était de bon ton d'être anticommuniste… On voit aujourd'hui ce que sont devenus les enragés de Nanterre ! Christophe Dauphin fait d'Aragon un stalinien convaincu alors que dans Le Roman inachevé (publié en 1956), Aragon écrit : "On sourira de nous pour le meilleur de l'âme / On sourira de nous d'avoir aimé la flamme / Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment" 2. Contrairement à Étiemble qui écrit dans sa préface à ce recueil 3 : "En fait, mes réserves n'étaient pas que de rhétorique : procès de Moscou, réalisme-socialisme, Staline, Jdanov, m'avaient imposé de faire sécession. Mais au lieu de garder le jugement froid, je contaminais de griefs politiques le plaisir presque sans mélange que, ma poétique étant ce qu'elle est, j'aurais dû prendre  au Crève-Cœur…", Christophe Dauphin n'a pas dû lire avec attention Le Roman inachevé. Étiemble, en effet, voit combien Aragon se remet en question dans La Nuit de Moscou : "On sourira de nous… [etc]" ; Étiemble reprend les deux derniers vers du groupe de trois cité plus haut… Mais il faut lire attentivement cette préface dans laquelle Étiemble note : "J'ai cru longtemps qu'Aragon exerçait sans souffrir son magistère, qu'il mentait sans remords, qu'il jouait cyniquement le jeu de la puissance" 4  avant de citer à nouveau Aragon, comme indiqué ci-avant… Ce n'est donc pas sans circonspection que j'ai ouvert l'essai de Christophe Dauphin et Anna Tüskés, "Les Orphées du Danube".

             L'ouvrage est composé de six parties si l'on ne compte pas l'index :

- Christophe Dauphin présente tout d'abord le livre ;

- Douze poètes hongrois par Ladislas Gara, en fait un choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin et introduit par lui-même ;

- Les Poèmes hongrois de Jean Rousselot, présentés par le même Christophe Dauphin ;

- Sept poèmes de  Gyula Illyès, que choisit et présente Christophe Dauphin ;

- Jean Rousselot et la poésie hongroise par Anna Tüskés ;

- Les Lettres à Gyula Illyès de Jean Rousselot (et à quelques autres), édition établie et annotée par Anna Tüskés.

             La première partie, intitulée "La Poésie hongroise entre Seine et Danube", écrite par Christophe Dauphin est très intéressante par la connaissance de cette poésie et les aléas des relations entre poètes hongrois et français. Mais elle pêche diversement. Tout d'abord par son aspect trop détaillée qui submerge le lecteur de bonne volonté… Ensuite et surtout, par le portrait tracé d'Aragon. Si Louis Aragon (avec Éluard et Tzara) est présenté comme un vieil ami de Gyula Illyés, l'image qui se dégage globalement du portrait qu'en fait Christophe Dauphin est celui d'un stalinien pur et dur qui, "à l'instar de Guillevic [a] approuvé l'invasion soviétique et l'écrasement de la révolution de 56". C'est que Dauphin privilégie Jean Rousselot, "ancien trotskiste et toujours socialiste", un Rousselot qui sert de repoussoir à Aragon. Une citation, une seule : "Louis Aragon, qui a approuvé tous les actes de l'URSS depuis le pacte germano-soviétique, […], soutient l'intervention russe à Budapest" 5. Dauphin qui ne peut s'empêcher d'égratigner Aragon, Benjamin Péret à l'appui par une citation du Déshonneur des poètes… Dauphin qui oublie que le pamphlet de Benjamin Péret (publié en 1945) parle d'une "petite plaquette parue récemment à Rio de Janeiro" alors que L'Honneur des poètes paraissait clandestinement en 1943… et que Benjamin Péret présentait déjà à l'époque (1945) Aragon comme "habitué aux amens et à l'encensoir stalinien", expression que Dauphin emprunte à Benjamin Péret sans citer ses sources (p 68).  C'est oublier beaucoup de faits. Olivier Barbarant écrit en 2007, à l'année 1956 de la chronologie du tome II des Œuvres Poétiques complètes d'Aragon, que Les Lettres françaises publièrent un communiqué adressé au président Kadar lui demandant de protéger les écrivains hongrois menacés par la répression, que le même hebdomadaire publia fin novembre l'article d'Elsa Triolet rendant compte des choix faits par elle et Aragon et condamnant ceux qui veulent "tirer leur épingle du jeu quand amis et camarades subissent l'opprobre… Ne songeant à rien d'autre qu'à se disculper personnellement, qu'à se faire pardonner d'avoir cru". Le verbe croire fait écho à ces vers de La Nuit de Moscou : "Quoi je me suis trompé cent mille fois de route / Vous chantez les vertus négatives du doute / Vous vantez les chemins que la prudence suit…" Oui, relisons Olivier Barbarant qui note qu'Aragon durant l'année 1956 "se tient à l'écart des protestations, défend dans les discussions la ligne du parti et confie à sa poésie la recherche d'une expression pertinente de sa pensée" 6. Il faut (re)lire Le Roman inachevé, les choses sont beaucoup plus complexes …

             Les Douze poètes hongrois (traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot) sont précédés d'un Portait de Ladislas Gara en porteur de feu dû à Christophe Dauphin, Ladislas Gara étant le maître d'œuvre de l'Anthologie de la Poésie hongroise du XIIème siècle à nos jours (publiée en 1962). Ce portrait est plutôt hagiographique : Christophe Dauphin cite André Farkas qui écrit "Le 6 mars 2013 […] notre nouvelle Hongrie démocratique rachète la faute des trois régimes précédents"… Passons sur le terme faute qui sent l'eau bénite. S'il n'est pas question de nier ou de soutenir les erreurs de ces régimes ni ce qui s'est passé en 1956, on s'étonnera quand même de cette "nouvelle Hongrie démocratique" ! En 2013, c'est Viktor Orbán qui est premier ministre et la Hongrie est devenue un pays très conservateur, pour ne pas dire plus. Il faut attendre une note (en bas de la page 103) pour qu'il dise clairement que l'anthologie fut financée par une institution étasunienne  qui recevait des subsides de la CIA ! C'est ainsi que Rousselot, Éluard et Guillevic virent, à leur insu, leurs traductions éditées grâce à l'anticommunisme de la CIA ! Au travers de cette étude, c'est une conception de la traduction qui transparaît. Christophe Dauphin n'épargne pas au lecteur les rivalités et les jalousies des écrivains hongrois, l'exemple des relations entre Ladislas Gara, d'une part, et Tibor Déry ou Géza Ottlik, d'autre part, est exemplaire même si Dauphin avoue son ignorance quant à savoir s'il s'agissait là d'une instrumentalisation ou non…

            Le choix de textes de ces douze poètes est d'un intérêt historique certain mais ne rend pas compte de la richesse de la poésie hongroise puisqu'il ne donne à lire que des auteurs, pour la plupart, de la première moitié du XXèmesiècle. La lecture de l'anthologie de Gara demeure donc nécessaire (encore faut-il la trouver). Mais, l'écart entre la langue hongroise et la française étant ce qu'il est, on peut facilement imaginer la difficulté qui fut celle de Rousselot lors de son adaptation : les poèmes (de la p 117 à la p 156) sont souvent écrits en vers comptés, rimés ou assonancés : on  aurait aimé avoir sous les yeux la totalité de la postface de Gara à l'anthologie, "La traduction de la poésie hongroise et ses problèmes"

             Les troisième et quatrième parties sont consacrées à deux écrivains qui ont beaucoup donné à la littérature et à la poésie hongroise : l'un, en France, pour mieux faire connaître les poètes de ce petit pays, Jean Rousselot, et l'autre, en Hongrie, Gyula  Illyés… Dans les deux cas, Christophe Dauphin écrit une biographie des deux poètes (dans la droite ligne de ses précédents textes, jugements expéditifs contre Aragon en moins) avant de donner à lire un choix de leurs poèmes respectifs, les poèmes hongrois pour Rousselot et sept poèmes pour Illyés dont le célèbre Une phrase sur la tyrannie qu'on peut lire aujourd'hui en ayant présent à l'esprit la tyrannie du marché qui justifie toutes les entorses à la morale. L'Histoire s'invite dans ces poèmes, leur faisant courir le risque d'être parfois didactiques...

            La cinquième partie est un essai d'Anna Tüskés, "Jean Rousselot et la poésie hongroise", qui est en fait un mémoire écrit en 2004 à la fin de ses études universitaires. Le titre indique bien l'objet de ce mémoire. Anna Tüskés passe en revue tous les travaux de Jean Rousselot qui témoignent de son attachement à la culture hongroise en général et de la connaissance qu'il s'est donnée de la littérature de ce pays. La date charnière dans le travail de popularisation de la poésie hongroise en France de Rousselot semble bien être le décès de Ladislas Gara en 1966 : l'activité de Rousselot est intense avant 1966, mais après la disparition de Gara, "Rousselot n'a plus eu d'aide pour la traduction. Ses adaptations d'œuvres hongroises en français se sont raréfiées". Anna Tüskés met aussi en évidence le travail de Jean Rousselot pour rendre compte de l'intensité de la vie culturelle hongroise au milieu des années 60 et il n'est pas interdit de se demander s'il en toujours de même aujourd'hui. Autre point qui mérite d'être relevé dans l'étude d'Anna Tüskés, ce sont les réflexions de Rousselot sur les problèmes de la traduction de la poésie hongroise : Anna Tüskés n'hésite pas à donner un exemple de deux traductions différentes de la même strophe d'un poème de Vörösmary (pp 249 & 250). Ce qu'il faut surtout retenir, c'est le principe d'une traduction "pour le sens" par un traducteur maîtrisant les deux langues suivie d'une "adaptation" par un poète français. C'est ainsi que Guillevic fut particulièrement remarqué pour sa mise en français de poèmes hongrois, alors qu'il ignorait cette langue…. De même, Jean Rousselot s'étonne du tirage d'un recueil de poèmes en Hongrie (1200 exemplaires pour un débutant, 10000 pour un poète reconnu) alors qu'en France ce même tirage est ridiculement faible : qui s'est aligné sur qui en 2015 ? Cette étude est suivie des lettres de Rousselot à Gyula Illyés suivies de quelques missives adressées par le poète français à cinq autres hommes de lettres hongrois, l'étude s'appuyant aussi sur une analyse de certaines des lettres de Rousselot à Illyés… C'est la sixième partie de l'ouvrage. Les lettres et les cartes postales de Jean Rousselot à Gyula Illyés sont intéressantes car elles permettent de suivre le cheminement des travaux "hongrois" du poète français chez Gallimard, Seghers et autres éditeurs français au-delà de l'amitié, de l'affection entre les deux familles. Elles donnent aussi d'utiles renseignements sur le fonctionnement du système éditorial français : c'est ainsi qu'un éditeur veut bien réaliser un ouvrage à ses frais mais demande que l'auteur l'aide à le vendre !  Le texte de plus de cent lettres et cartes est ainsi donné à lire et offre d'utiles renseignements sur le travail de Jean Rousselot et sur l'édition de poésie en France…

             Pour conclure, il faut lire ce livre pour ce qu'il nous apprend sur les relations franco-hongroises au milieu du siècle dernier (jusqu'en 1966, date de la disparition de Gyula Illyés), sur les problèmes de traduction du hongrois… tout en se méfiant de l'image d'Aragon qui y est donnée. Si le stalinisme fut criminel, ce n'est pas une raison pour condamner tous ceux qui l'ont combattu après avoir découvert sa véritable nature, sans rien renier de leur engagement ni de leurs idées. Ce qu'oublie Dauphin, c'est ce qu'Aragon écrivait dans Le Roman inachevé ; c'est oublier encore qu'Aragon disait qu'il déchirait sa carte du parti le soir et la reprenait le lendemain matin ! Les choses pourraient être claires et cesseraient d'empoisonner la discussion et des textes dignes d'intérêt comme ceux qui sont contenus dans ce livre. Et puis, je ne peux m'empêcher de penser à ce que Pierre Garnier m'écrivait en 2004 : "… je ne veux pas me trouver classé avec les critiques venimeux d'Aragon (encore aujourd'hui, ce qui est extraordinaire, alors que l'URSS a disparu, que le communisme est à réinventer…) " 7. Mais je m'éloigne sans doute des Orphées du Danube… "

Lucien WASSELIN (cf. "Questionnements politiques et poétiques 2 "Les Orphées du Danube""  in www.recoursaupoem.fr, mars 2016).

Notes :

 1. In L'ombre que les loups emportent (Poèmes 1985-2000). Anthologie, Les Hommes sans Épaules éditions, 476 pages, 2012. (p 280).

Si la mort de Staline provoque chez Aragon la rédaction d'un article paru dans Les Lettres françaises du 12 mars 1953, l'affaire du portrait de Staline par Picasso explique beaucoup de choses… Le lecteur intéressé pourra lire, dans le tome XII (1953-1956) de L'Œuvre poétique (Livre Club Diderot, 1980 pour ce tome) un dossier aussi complet que possible sur cette affaire du portrait (pp 472-500). Mais il y a plus et mieux (si l'on peut dire) : Éluard n'a jamais écrit une Ode à Staline. On peut trouver dans les Œuvres complètes d'Éluard (Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1968, pp 351-352) un poème intitulé Joseph Staline. C'est ainsi qu'est née la "légende". L'Ode à Staline se réduit sur internet à 12 vers de ce poème, bien réel, repris dans Hommages, une plaquette parue en 1950. Ces 12 vers correspondent aux vers 25 à 32 suivis des vers 15 à 18 du poème (sur le site de Ph Sollers - consulté le 12 décembre 2015 - qui présente, par ailleurs, le site Médiapart comme hitléro-trotskiste [ ! ] ). Mais sur d'autres sites, les vers 25 à 32 sont répétés avec une légère variante. Quant au second vers de Dauphin cité avant l'appel de note, il fait penser à celui d'Ossip Mendelstam : "Quand sa moustache rit, on dirait des cafards" (traduction française) dans un poème évoquant la vie en URSS sous Staline… Il faut rendre à César ce qui est à César… Même si le poème de Paul Éluard apparaît bien naïf aujourd'hui et inadmissible : rappelons que "ce poème est le commentaire que Paul Éluard interpréta lui-même pour le film L'Homme que nous aimons le plus, réalisé pour le 70ème anniversaire de Staline". Rappelons également que "le fragment qui va du 3ème vers de cette troisième strophe jusqu'au dernier vers de la quatrième (or dans l'édition de la Pléiade, le poème compte 5 sizains et 1 distique, d'où cette question : y a-t-il une erreur dans la note ?) strophe a été publié dans L'Humanité-Dimanche, en novembre 1949". (notes de la page 1125 de ce tome II des Œuvres complètes d'Éluard). D'où peut-être les copies fautives qu'on trouve sur internet, les animateurs de ces sites n'ayant pas pris la peine de lire Hommages, semble-t-il… En tout cas, la prétendue Ode à Staline ne correspond pas à cette dernière note ni au poème d'Hommages, il suffit de comparer les deux textes de Paul Éluard.

2. Aragon, Le Roman inachevé. In Œuvres Poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, tome II, p 252.

3. Étiemble, préface à Aragon, Le Roman inachevé, Poésie/Gallimard, 1966, p 9.

4. Idem, p 12

5. Il faut (re)lire l'étude de François Eychart, "L'Affaire des avions soviétiques en 1940" et ses annexes dans Les Annales de la Salaet n° 5 (2003), pp 134-155…

Dauphin ne paraît s'intéresser qu'au segment de la vie d'Aragon qui va de son adhésion au PCF jusqu'à l'écrasement de la Révolution de Budapest en 1956 par les forces armées soviétiques. C'est "oublier" le "Moscou la gâteuse" d'Aragon d'octobre 1924 (dans le pamphlet contre Anatole France, Un Cadavre, formule sur laquelle reviendra Aragon en janvier 1925 : "La Révolution russe ? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. À l'échelle des idées, c'est tout au plus une vague crise ministérielle") et son évolution qui commence (semble-t-il) avec la rédaction de La Nuit de Moscou… Toute la complexité des relations entre le surréalisme et le communisme est là, mais aussi toute la complexité d'Aragon. Du côté surréaliste, l'évolution ira jusqu'au trotskisme, du côté d'Aragon l'évolution conduira au communisme. Mais la deuxième guerre mondiale et le développement du stalinisme vont rebattre les cartes.

6. In Œuvres Poétiques complètes, tome II, p XIII.

7. Poésie Nationale : La querelle Pierre Garnier-Louis Aragon, in Faites Entrer L'Infini n° 39 (juin 2005), p 18.



Lectures

" Faire connaître la poésie hongroise en France, voici l’objet des Orphées du Danube. Christophe Dauphin et Anna Tüskés y ont réuni des textes de divers poètes ainsi qu’un choix de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés. D’aspect imposant, ce lourd volume de 458 pages propose en couverture de découvrir les visages de ceux qui ont porté la poésie hongroise, Jean Rousselot, Gyula Yllyés et Ladislas Gara, qui apparaissent au dessus d’une photo panoramique de Budapest.

Il s’agit d’identité, de donner visage et épaisseur topographique aux voix qui émaillent les pages de cette anthologie poétique. Ainsi l’horizon d’attente est-il clairement dessiné, et le lecteur ne s’y trompera pas, car il s’agit bien de pénétrer au cœur de la littérature hongroise du vingtième siècle, à travers la découverte de poètes qui ont contribué à façonner son histoire littéraire.

Précédant les textes de quelque douze poètes hongrois traduis par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot, une importante préface de Christophe Dauphin retrace le parcours historique, social et politique du pays, qui a mené à la constitution de l’univers poétique présenté dans ce recueil à travers les œuvres des auteurs qui y sont convoqués.

Enfin, les derniers chapitres sont consacrés à la correspondance de Jean Rousselot et Gyula Illyés, dans un choix de lettres annotées par Anna Tüskés.

La mise en perspective de l’œuvre des poètes présentés, replacés dans le contexte de   production des textes, ainsi que les considérations sur la traduction, offrent de véritables grilles de lecture, mais sont également prétexte à une interrogation sur la production de l’écrit littéraire. Faut-il le considérer comme un univers clos, conçu hors de toute motivation extérieure préexistant à sa production, ou bien faut-il le lire ainsi que l’émanation d’un contexte historique, social et politique coexistant.

Loin de prétendre répondre à cette problématique qui a animé bien des débats sur l’essence même de tout acte de création, le dialogisme qui s’instaure entre les différentes parties du recueil ouvre à de multiples questionnements.

Plus encore, l’extrême richesse des éléments agencés selon un dispositif qui enrichi la lecture de chacune des parties permet non seulement de découvrir ou de relire des poètes dont la langue porte haut l’essence de la poésie, mais, grâce à la coexistence du discours critique exégétique, d’en percevoir toute la dimension."

Carole MESROBIAN (cf. "Fil de lectures" in reocursaupoeme.fr, novembre 2016).

*

"C’est le traducteur hongrois Ladislas Gara qui, par sa rencontre avec Jean Rousselot en 1954, va initier une amitié franco-hongroise poétique au fort rayonnement. Grâce à lui, Jean Rousselot découvre la Hongrie, sa culture, sa poésie, ses poètes dont le premier d’entre les poètes hongrois de l’époque, Gyula Illyés.

Jean Rousselot et Ladislas Gara vont considérablement s’investir dans ce projet de partage auquel participeront, côté français, une cinquantaine de poètes et écrivains. Ladislas Gara traduira en français de nombreux poètes hongrois avec Jean Rousselot comme adaptateurs. Christophe Dauphin estime que ce travail de passeurs dans les deux sens est sans équivalent et reste tout à fait exceptionnel.

L’ouvrage est un livre de poésie mais une poésie que Christophe Dauphin et Anna Tüskés veulent inscrire dans les temps sombres et tumultueux qu’elle a traversés. Là encore, la poésie apparaît à la fois comme résistance et comme voie de liberté.

« Pendant de longs siècles, nous dit Christophe Dauphin, la Hongrie déchirée entre l’esclavage et la liberté, l’indépendance et l’assimilation, l’Est et l’Ouest, ne survécut que par sa langue qui reçut la mission redoutable de rester elle-même dépositaire de l’identité d’un peuple, tout en devenant lieu d’accueil et instrument d’acclimatation pour toute la culture occidentale, en dépit des aléas d’une histoire mouvementée. »

Les poètes hongrois de la seconde partie du XXe siècle n’ont pas seulement été confrontés au rideau de fer et à la dictature mais aussi à l’ignorance de l’Ouest, entre bêtise et préjugés, qui déconsidère ce petit pays qui a généré tant de grands poètes, et donc de penseurs ! Jean Rousselot et Ladislas Gara firent donc œuvre de réparation, réparation qui se poursuit aujourd’hui avec cet ouvrage qui rend compte de foisonnements multiples, celui des artistes hongrois à Paris, celui des traducteurs, créateurs de passerelles, parfois éphémères, parfois éternelles, celui des poètes d’une langue étonnante, source inépuisable du renouvellement de l’être. Aujourd’hui, la littérature et la poésie hongroise, non inféodées, apparaissent bien plus vivantes et rayonnantes que dans une France étriquée entre le littérairement correct et le carcan de la finance.

Dans la première partie de l’ouvrage, Christophe Dauphin fait revivre cette créativité exemplaire des artistes hongrois entre Seine et Danube, une créativité combattante qui, à Paris comme à Budapest, doit faire face à l’obscurantisme stalinien.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à douze poètes hongrois traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot : Mihály Vörösmarty, János Arany, Sándor Petőfi, Imre Madách, Endre Ady, Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, Lajos Kassák, Lőrinc Szabó, Attila József, Miklós Radnóti et Sándor Weöres. C’est souvent une poésie de sang, un cri qui se sait inaudible, sans concession envers le tragique, sans concession non plus envers la poésie elle-même.

Les troisième et quatrième parties du livre présentent les Poèmes hongrois de Jean Rousselot (1913 – 2004) et Sept poèmes de Gyula Illyés (1902 – 1983) après un bref portrait des deux hommes et une introduction à leurs œuvres respectives.

Voici un extrait de ce long poème d’Illyés, Une phrase sur la tyrannie, véritable manifeste, dont l’enregistrement par le poète lui-même fut diffusé sur les ondes en 1989 pour annoncer la fin de la république populaire de Hongrie :

La tyrannie, chez les tyrans,

ne se trouve pas seulement

dans le fusil des policiers,

dans le cachot des prisonniers ;

pas seulement dans l’in-pace

où les aveux sont arrachés,

ou dans la voix des porte-clefs

qui, la nuit, vient vous appeler ;

pas seulement dans le feu noir

du nuageux réquisitoire

et dans les « oui » du prévenu

ou le morse des détenus ;

pas seulement dans le glacial

verdict du mort du tribunal :

« vous êtes reconnus coupable ! »

Pas seulement dans l’implacable

« peloton, garde à vous ! » suivi

d’un roulement de tambour, puis

de la salve, et puis de la chute

d’un corps qu’aux voiries l’on culbute ;

(…)

elle est dans les plats, les assiettes,

dans ton nez, ta bouche, ta tête ;

c’est comme quand, par la fenêtre,

la puanteur des morts pénètre,

(ou bien, va voir ce qui se passe,

Peut-être une fuite de gaz ?) ;

Tu crois te parler, mais c’est elle

La tyrannie, qui t’interpelle !

Tu crois imaginer ? Lors même

elle est encor ta souveraine ;

ainsi de tout : la voie lactée

n’est plus qu’une plaine minée,

une frontière balayée

par le projecteur des douaniers ;

L’étoile ? un judas de cachot !

et les bivouacs d’astres, là-haut,

un immense camp de travail ;

la tyrannie où que tu ailles !

(…)

elle, en tout but que tu atteins !

elle, dans tous les lendemains !

elle encor qui te dévisage

dans ta pensée et dans ta glace ;

à quoi bon fuir ? Elle te tient !

et tu es ton propre gardien…

 Ce poème n’est pas seulement bouleversant par son rapport aux événements terribles que l’auteur et le peuple hongrois traversent alors, il l’est surtout parce qu’il énonce ce que nous ne voulons pas voir. Cela, la tyrannie, n’existe dehors que parce qu’elle est en nous au quotidien, dans nos identifications aliénantes et banales. Il ne peut y avoir de libération populaire si nous ne nous libérons pas d’abord de nous-mêmes. La poésie de Gyula Illyés présente une dimension à la fois intime et universelle dans un nouveau paradigme de dissidence.

La cinquième partie est une longue étude d’Anna Tüskés, Jean Rousselot et la poésie hongroise, qui évoque les liens de Jean Rousselot avec les poètes hongrois et son travail d’adaptateur d’après les traductions de Ladislas Gara. Il précède un ensemble important de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés qui témoignent de la construction d’une amitié profonde et de l’influence de cette amitié sur plusieurs décennies de littérature et de poésie.

Il s’agit d’un livre important, qui s’adresse à tous, à ceux qui souhaitent mieux comprendre les relations culturelles franco-hongroises, l’histoire de la Hongrie, à ceux qui désirent découvrir la poésie hongroise, ses singularités, ses saveurs, à ceux enfin qui veulent rester debout.

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, novembre 2015).

*

" C'est une formidable somme qui est réunie dans ce volume fort de 450 pages. La problématique serait: quel rapport existe-t-il entre la France et la poésie hongroise ? Et les trois noms qui suivent le titre de l'ouvrage donnent les clés du livre: Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara. Le premier, écrivain de haute voltige, sera central dans ce jumelage poétique, le troisième essentiel pour transmettre et traduire en particulier le deuxième, grande figure de la poésie hongroise. Tout d'abord Christophe Dauphin dans un long essai, comme il a l'habitude, va rappeler l'histoire de la Hongrie, sur laquelle va se greffer sa poésie. Premier auteur tutélaire: Sandor Petofi au XIXe siècle, puis surtout Attila Jozsef qui séjourna plusieurs mois en France et Gyula Illyés qui passa quatre années de sa jeunesse sur l'ïle Saint-Louis. "C'est Paris qui a fait de moi un Hongrois", écrit-il. Christophe Dauphin rappelle en passant tout ce qu'on doit, au point de vue artistique à ce pays d'une dizaine de millions d'habitants: Brassaï et Robert Capa pour la photographie, pour la musique Béla Bartok et Joseph Kosma, par exemple...

Dans les années 1950-60, la poésie est très populaire, se vend bien, et même le compte d'auteur n'existe pas. 1956, la Révolution est écrasée à Budapest, suite à l'invasion soviétique (ce qui tend à diviser les poètes français), évènement qui fut occulté par la crise de Suez, concomittante. 1989, fin de la république populaire de Hongrie. Jean Rousselot va adapter des textes hongrois, traduits de manière brute par Ladislas Gara en français, en leur restituant grâce et qualité. Et en particulier les poèmes de Gyula Illyés, jusqu'à sa disparition en 1983. Ladislas Gara, né en 1904, va, de par son métier de journaliste, devenir une sorte de correspondant à Paris où il s'installe dès 1924. Il va se lier d'amitiés avec Gyula Illyés. Il sera résistant en 1942. En butte à diverses tracasseries, il se suicide en 1966. Sa page sur la traduction de la poésie hongroise en français est très éclairante dans le rapport complexe de ces deux langues. Elle précède dans une mini-anthologie onze poètes hongrois comme Petofi, Ady ou Jozsef. Jean Rousselot de son côté possède une oeuvre impressionnante, puisque dès 1946, il décide de vivre de sa plume; et sa poésie n'est qu'une partie de son oeuvre complète: "Je pourrais être le paveur des rues - Qui dans son sommeil examine encore - Les dents cariées de la ville..." Gyula Illyés est né en 1902  et va devenir le poète le plus important de sa génération. "Paysan du Danube", comme le surnomme Eluard, il va défendre les ouvriers agricoles. son poème le plus célèbre: "Une phrase sur la tyrannie", résonnera après l'écrasement de Budapest en 1956: "Maintenant je connais tout ce qui pique, mord, frappe en mon corps - la douleur allume en moi le chapelet de ses lampes. J'ai mal donc je suis."

Toute la seconde partie du livre, préparée par Anna Tüskés, montre à travers les nombreuses lettres que Jean Rousselot adresse à Gyula Illyés, l'amitié qui les lie, ainsi que leur famille respective, femmes et filles. Cette partie, que j'appréhendais comme plus ennuyeuse, s'est révélée au contraire très facile à lire, puisqu'on découvre une réelle intimité liant ces deux auteurs majuscules. Jean Rousselot disant en substance: "La Hongrie est ma deuxième patrie." On tire de la lecture de ce livre l'impression vivace qu'il y a eu un réel pont entre ces deux poésies apparemment éloignées, et qui, grâce à la conjugaison de ces trois poètes hors norme, semblent se jouer des frontières et des langues pour s'allier vers un échange fraternel et humain."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°168, décembre 2015).

*

"La littérature française, depuis le Siècle des Lumières, a toujours influencé la culture hongroise. L’une des plus belles preuves de ces liens, dans la deuxième moitié du 20e siècle, fut l’amitié sincère liant trois hommes, l’écrivain et traducteur Ladislas Gara et les deux grands poètes Gyula Illyés et Jean Rousselot. Christophe Dauphin, poète lui-même, directeur de la revue Les Hommes sans Épaules, secrétaire général de l’Académie Mallarmé et qui fut l’ami de Rousselot y a trouvé un très beau sujet, essais et poèmes à l’appui. Ainsi naquit sous sa plume et celle de l’historienne d’art Anna Tüskés, Les Orphées du Danube."

Institut Hongrois de Paris, janvier 2016).

*

" Christophe Dauphin (et c'est son droit) est violemment anticommuniste. Mais, dans les études de lui que j'ai lues, sa lecture de l'activité du parti communiste français est datée ou circonscrite historiquement. Et n'écrit-il pas vers 1995, dans un poème intitulé Lettre au camarade Dimitrov (repris dans Inventaire de l'ombre) : "Et ce con d'Aragon / Qui chante Staline et sa moustache d'urine", confondant, semble-t-il, Éluard qui aurait écrit une Ode à Staline et Aragon 1. Christophe Dauphin est né en 1968, c'est dire qu'il a baigné dès ses premières années dans l'après-mai 68 où il était de bon ton d'être anticommuniste… On voit aujourd'hui ce que sont devenus les enragés de Nanterre ! Christophe Dauphin fait d'Aragon un stalinien convaincu alors que dans Le Roman inachevé (publié en 1956), Aragon écrit : "On sourira de nous pour le meilleur de l'âme / On sourira de nous d'avoir aimé la flamme / Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment" 2. Contrairement à Étiemble qui écrit dans sa préface à ce recueil 3 : "En fait, mes réserves n'étaient pas que de rhétorique : procès de Moscou, réalisme-socialisme, Staline, Jdanov, m'avaient imposé de faire sécession. Mais au lieu de garder le jugement froid, je contaminais de griefs politiques le plaisir presque sans mélange que, ma poétique étant ce qu'elle est, j'aurais dû prendre  au Crève-Cœur…", Christophe Dauphin n'a pas dû lire avec attention Le Roman inachevé. Étiemble, en effet, voit combien Aragon se remet en question dans La Nuit de Moscou : "On sourira de nous… [etc]" ; Étiemble reprend les deux derniers vers du groupe de trois cité plus haut… Mais il faut lire attentivement cette préface dans laquelle Étiemble note : "J'ai cru longtemps qu'Aragon exerçait sans souffrir son magistère, qu'il mentait sans remords, qu'il jouait cyniquement le jeu de la puissance" 4  avant de citer à nouveau Aragon, comme indiqué ci-avant… Ce n'est donc pas sans circonspection que j'ai ouvert l'essai de Christophe Dauphin et Anna Tüskés, "Les Orphées du Danube".

             L'ouvrage est composé de six parties si l'on ne compte pas l'index :

- Christophe Dauphin présente tout d'abord le livre ;

- Douze poètes hongrois par Ladislas Gara, en fait un choix de poèmes opéré par Christophe Dauphin et introduit par lui-même ;

- Les Poèmes hongrois de Jean Rousselot, présentés par le même Christophe Dauphin ;

- Sept poèmes de  Gyula Illyès, que choisit et présente Christophe Dauphin ;

- Jean Rousselot et la poésie hongroise par Anna Tüskés ;

- Les Lettres à Gyula Illyès de Jean Rousselot (et à quelques autres), édition établie et annotée par Anna Tüskés.

             La première partie, intitulée "La Poésie hongroise entre Seine et Danube", écrite par Christophe Dauphin est très intéressante par la connaissance de cette poésie et les aléas des relations entre poètes hongrois et français. Mais elle pêche diversement. Tout d'abord par son aspect trop détaillée qui submerge le lecteur de bonne volonté… Ensuite et surtout, par le portrait tracé d'Aragon. Si Louis Aragon (avec Éluard et Tzara) est présenté comme un vieil ami de Gyula Illyés, l'image qui se dégage globalement du portrait qu'en fait Christophe Dauphin est celui d'un stalinien pur et dur qui, "à l'instar de Guillevic [a] approuvé l'invasion soviétique et l'écrasement de la révolution de 56". C'est que Dauphin privilégie Jean Rousselot, "ancien trotskiste et toujours socialiste", un Rousselot qui sert de repoussoir à Aragon. Une citation, une seule : "Louis Aragon, qui a approuvé tous les actes de l'URSS depuis le pacte germano-soviétique, […], soutient l'intervention russe à Budapest" 5. Dauphin qui ne peut s'empêcher d'égratigner Aragon, Benjamin Péret à l'appui par une citation du Déshonneur des poètes… Dauphin qui oublie que le pamphlet de Benjamin Péret (publié en 1945) parle d'une "petite plaquette parue récemment à Rio de Janeiro" alors que L'Honneur des poètes paraissait clandestinement en 1943… et que Benjamin Péret présentait déjà à l'époque (1945) Aragon comme "habitué aux amens et à l'encensoir stalinien", expression que Dauphin emprunte à Benjamin Péret sans citer ses sources (p 68).  C'est oublier beaucoup de faits. Olivier Barbarant écrit en 2007, à l'année 1956 de la chronologie du tome II des Œuvres Poétiques complètes d'Aragon, que Les Lettres françaises publièrent un communiqué adressé au président Kadar lui demandant de protéger les écrivains hongrois menacés par la répression, que le même hebdomadaire publia fin novembre l'article d'Elsa Triolet rendant compte des choix faits par elle et Aragon et condamnant ceux qui veulent "tirer leur épingle du jeu quand amis et camarades subissent l'opprobre… Ne songeant à rien d'autre qu'à se disculper personnellement, qu'à se faire pardonner d'avoir cru". Le verbe croire fait écho à ces vers de La Nuit de Moscou : "Quoi je me suis trompé cent mille fois de route / Vous chantez les vertus négatives du doute / Vous vantez les chemins que la prudence suit…" Oui, relisons Olivier Barbarant qui note qu'Aragon durant l'année 1956 "se tient à l'écart des protestations, défend dans les discussions la ligne du parti et confie à sa poésie la recherche d'une expression pertinente de sa pensée" 6. Il faut (re)lire Le Roman inachevé, les choses sont beaucoup plus complexes …

             Les Douze poètes hongrois (traduits par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot) sont précédés d'un Portait de Ladislas Gara en porteur de feu dû à Christophe Dauphin, Ladislas Gara étant le maître d'œuvre de l'Anthologie de la Poésie hongroise du XIIème siècle à nos jours (publiée en 1962). Ce portrait est plutôt hagiographique : Christophe Dauphin cite André Farkas qui écrit "Le 6 mars 2013 […] notre nouvelle Hongrie démocratique rachète la faute des trois régimes précédents"… Passons sur le terme faute qui sent l'eau bénite. S'il n'est pas question de nier ou de soutenir les erreurs de ces régimes ni ce qui s'est passé en 1956, on s'étonnera quand même de cette "nouvelle Hongrie démocratique" ! En 2013, c'est Viktor Orbán qui est premier ministre et la Hongrie est devenue un pays très conservateur, pour ne pas dire plus. Il faut attendre une note (en bas de la page 103) pour qu'il dise clairement que l'anthologie fut financée par une institution étasunienne  qui recevait des subsides de la CIA ! C'est ainsi que Rousselot, Éluard et Guillevic virent, à leur insu, leurs traductions éditées grâce à l'anticommunisme de la CIA ! Au travers de cette étude, c'est une conception de la traduction qui transparaît. Christophe Dauphin n'épargne pas au lecteur les rivalités et les jalousies des écrivains hongrois, l'exemple des relations entre Ladislas Gara, d'une part, et Tibor Déry ou Géza Ottlik, d'autre part, est exemplaire même si Dauphin avoue son ignorance quant à savoir s'il s'agissait là d'une instrumentalisation ou non…

            Le choix de textes de ces douze poètes est d'un intérêt historique certain mais ne rend pas compte de la richesse de la poésie hongroise puisqu'il ne donne à lire que des auteurs, pour la plupart, de la première moitié du XXèmesiècle. La lecture de l'anthologie de Gara demeure donc nécessaire (encore faut-il la trouver). Mais, l'écart entre la langue hongroise et la française étant ce qu'il est, on peut facilement imaginer la difficulté qui fut celle de Rousselot lors de son adaptation : les poèmes (de la p 117 à la p 156) sont souvent écrits en vers comptés, rimés ou assonancés : on  aurait aimé avoir sous les yeux la totalité de la postface de Gara à l'anthologie, "La traduction de la poésie hongroise et ses problèmes"

             Les troisième et quatrième parties sont consacrées à deux écrivains qui ont beaucoup donné à la littérature et à la poésie hongroise : l'un, en France, pour mieux faire connaître les poètes de ce petit pays, Jean Rousselot, et l'autre, en Hongrie, Gyula  Illyés… Dans les deux cas, Christophe Dauphin écrit une biographie des deux poètes (dans la droite ligne de ses précédents textes, jugements expéditifs contre Aragon en moins) avant de donner à lire un choix de leurs poèmes respectifs, les poèmes hongrois pour Rousselot et sept poèmes pour Illyés dont le célèbre Une phrase sur la tyrannie qu'on peut lire aujourd'hui en ayant présent à l'esprit la tyrannie du marché qui justifie toutes les entorses à la morale. L'Histoire s'invite dans ces poèmes, leur faisant courir le risque d'être parfois didactiques...

            La cinquième partie est un essai d'Anna Tüskés, "Jean Rousselot et la poésie hongroise", qui est en fait un mémoire écrit en 2004 à la fin de ses études universitaires. Le titre indique bien l'objet de ce mémoire. Anna Tüskés passe en revue tous les travaux de Jean Rousselot qui témoignent de son attachement à la culture hongroise en général et de la connaissance qu'il s'est donnée de la littérature de ce pays. La date charnière dans le travail de popularisation de la poésie hongroise en France de Rousselot semble bien être le décès de Ladislas Gara en 1966 : l'activité de Rousselot est intense avant 1966, mais après la disparition de Gara, "Rousselot n'a plus eu d'aide pour la traduction. Ses adaptations d'œuvres hongroises en français se sont raréfiées". Anna Tüskés met aussi en évidence le travail de Jean Rousselot pour rendre compte de l'intensité de la vie culturelle hongroise au milieu des années 60 et il n'est pas interdit de se demander s'il en toujours de même aujourd'hui. Autre point qui mérite d'être relevé dans l'étude d'Anna Tüskés, ce sont les réflexions de Rousselot sur les problèmes de la traduction de la poésie hongroise : Anna Tüskés n'hésite pas à donner un exemple de deux traductions différentes de la même strophe d'un poème de Vörösmary (pp 249 & 250). Ce qu'il faut surtout retenir, c'est le principe d'une traduction "pour le sens" par un traducteur maîtrisant les deux langues suivie d'une "adaptation" par un poète français. C'est ainsi que Guillevic fut particulièrement remarqué pour sa mise en français de poèmes hongrois, alors qu'il ignorait cette langue…. De même, Jean Rousselot s'étonne du tirage d'un recueil de poèmes en Hongrie (1200 exemplaires pour un débutant, 10000 pour un poète reconnu) alors qu'en France ce même tirage est ridiculement faible : qui s'est aligné sur qui en 2015 ? Cette étude est suivie des lettres de Rousselot à Gyula Illyés suivies de quelques missives adressées par le poète français à cinq autres hommes de lettres hongrois, l'étude s'appuyant aussi sur une analyse de certaines des lettres de Rousselot à Illyés… C'est la sixième partie de l'ouvrage. Les lettres et les cartes postales de Jean Rousselot à Gyula Illyés sont intéressantes car elles permettent de suivre le cheminement des travaux "hongrois" du poète français chez Gallimard, Seghers et autres éditeurs français au-delà de l'amitié, de l'affection entre les deux familles. Elles donnent aussi d'utiles renseignements sur le fonctionnement du système éditorial français : c'est ainsi qu'un éditeur veut bien réaliser un ouvrage à ses frais mais demande que l'auteur l'aide à le vendre !  Le texte de plus de cent lettres et cartes est ainsi donné à lire et offre d'utiles renseignements sur le travail de Jean Rousselot et sur l'édition de poésie en France…

             Pour conclure, il faut lire ce livre pour ce qu'il nous apprend sur les relations franco-hongroises au milieu du siècle dernier (jusqu'en 1966, date de la disparition de Gyula Illyés), sur les problèmes de traduction du hongrois… tout en se méfiant de l'image d'Aragon qui y est donnée. Si le stalinisme fut criminel, ce n'est pas une raison pour condamner tous ceux qui l'ont combattu après avoir découvert sa véritable nature, sans rien renier de leur engagement ni de leurs idées. Ce qu'oublie Dauphin, c'est ce qu'Aragon écrivait dans Le Roman inachevé ; c'est oublier encore qu'Aragon disait qu'il déchirait sa carte du parti le soir et la reprenait le lendemain matin ! Les choses pourraient être claires et cesseraient d'empoisonner la discussion et des textes dignes d'intérêt comme ceux qui sont contenus dans ce livre. Et puis, je ne peux m'empêcher de penser à ce que Pierre Garnier m'écrivait en 2004 : "… je ne veux pas me trouver classé avec les critiques venimeux d'Aragon (encore aujourd'hui, ce qui est extraordinaire, alors que l'URSS a disparu, que le communisme est à réinventer…) " 7. Mais je m'éloigne sans doute des Orphées du Danube… "

Lucien WASSELIN (cf. "Questionnements politiques et poétiques 2 "Les Orphées du Danube""  in www.recoursaupoem.fr, mars 2016).

Notes :

 1. In L'ombre que les loups emportent (Poèmes 1985-2000). Anthologie, Les Hommes sans Épaules éditions, 476 pages, 2012. (p 280).

Si la mort de Staline provoque chez Aragon la rédaction d'un article paru dans Les Lettres françaises du 12 mars 1953, l'affaire du portrait de Staline par Picasso explique beaucoup de choses… Le lecteur intéressé pourra lire, dans le tome XII (1953-1956) de L'Œuvre poétique (Livre Club Diderot, 1980 pour ce tome) un dossier aussi complet que possible sur cette affaire du portrait (pp 472-500). Mais il y a plus et mieux (si l'on peut dire) : Éluard n'a jamais écrit une Ode à Staline. On peut trouver dans les Œuvres complètes d'Éluard (Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1968, pp 351-352) un poème intitulé Joseph Staline. C'est ainsi qu'est née la "légende". L'Ode à Staline se réduit sur internet à 12 vers de ce poème, bien réel, repris dans Hommages, une plaquette parue en 1950. Ces 12 vers correspondent aux vers 25 à 32 suivis des vers 15 à 18 du poème (sur le site de Ph Sollers - consulté le 12 décembre 2015 - qui présente, par ailleurs, le site Médiapart comme hitléro-trotskiste [ ! ] ). Mais sur d'autres sites, les vers 25 à 32 sont répétés avec une légère variante. Quant au second vers de Dauphin cité avant l'appel de note, il fait penser à celui d'Ossip Mendelstam : "Quand sa moustache rit, on dirait des cafards" (traduction française) dans un poème évoquant la vie en URSS sous Staline… Il faut rendre à César ce qui est à César… Même si le poème de Paul Éluard apparaît bien naïf aujourd'hui et inadmissible : rappelons que "ce poème est le commentaire que Paul Éluard interpréta lui-même pour le film L'Homme que nous aimons le plus, réalisé pour le 70ème anniversaire de Staline". Rappelons également que "le fragment qui va du 3ème vers de cette troisième strophe jusqu'au dernier vers de la quatrième (or dans l'édition de la Pléiade, le poème compte 5 sizains et 1 distique, d'où cette question : y a-t-il une erreur dans la note ?) strophe a été publié dans L'Humanité-Dimanche, en novembre 1949". (notes de la page 1125 de ce tome II des Œuvres complètes d'Éluard). D'où peut-être les copies fautives qu'on trouve sur internet, les animateurs de ces sites n'ayant pas pris la peine de lire Hommages, semble-t-il… En tout cas, la prétendue Ode à Staline ne correspond pas à cette dernière note ni au poème d'Hommages, il suffit de comparer les deux textes de Paul Éluard.

2. Aragon, Le Roman inachevé. In Œuvres Poétiques complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, tome II, p 252.

3. Étiemble, préface à Aragon, Le Roman inachevé, Poésie/Gallimard, 1966, p 9.

4. Idem, p 12

5. Il faut (re)lire l'étude de François Eychart, "L'Affaire des avions soviétiques en 1940" et ses annexes dans Les Annales de la Salaet n° 5 (2003), pp 134-155…

Dauphin ne paraît s'intéresser qu'au segment de la vie d'Aragon qui va de son adhésion au PCF jusqu'à l'écrasement de la Révolution de Budapest en 1956 par les forces armées soviétiques. C'est "oublier" le "Moscou la gâteuse" d'Aragon d'octobre 1924 (dans le pamphlet contre Anatole France, Un Cadavre, formule sur laquelle reviendra Aragon en janvier 1925 : "La Révolution russe ? Vous ne m'empêcherez pas de hausser les épaules. À l'échelle des idées, c'est tout au plus une vague crise ministérielle") et son évolution qui commence (semble-t-il) avec la rédaction de La Nuit de Moscou… Toute la complexité des relations entre le surréalisme et le communisme est là, mais aussi toute la complexité d'Aragon. Du côté surréaliste, l'évolution ira jusqu'au trotskisme, du côté d'Aragon l'évolution conduira au communisme. Mais la deuxième guerre mondiale et le développement du stalinisme vont rebattre les cartes.

6. In Œuvres Poétiques complètes, tome II, p XIII.

7. Poésie Nationale : La querelle Pierre Garnier-Louis Aragon, in Faites Entrer L'Infini n° 39 (juin 2005), p 18.







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