Dans la presse

 

Tri par numéro de revue
A-Z  /   Z-A
Tri par date
 

Page : <>

1998 – À propos du numéro 3/4

   « Un superbe numéro double qui est consacré à la première série des HSE, qui vit le jour à Avignon de 1953 à 1956. Outre la qualité des textes critiques et des poèmes, c’est aussi l’occasion, ici, de redécouvrir une des aventures et des époques cruciales de la poésie contemporaine… C’est riche de poésie de révolte et d’amour. Et si ces poètes comptent maintenant pour une bonne partie parmi nos meilleurs poètes, ce n’est pas un hasard. A dévorer d’un bout à l’autre. »
    Jacques Simonomis (Le Cri d’os n°23/24, juillet 1998).



1998 – À propos du numéro 3/4

   « Un superbe numéro double qui est consacré à la première série des HSE, qui vit le jour à Avignon de 1953 à 1956. Outre la qualité des textes critiques et des poèmes, c’est aussi l’occasion, ici, de redécouvrir une des aventures et des époques cruciales de la poésie contemporaine… C’est riche de poésie de révolte et d’amour. Et si ces poètes comptent maintenant pour une bonne partie parmi nos meilleurs poètes, ce n’est pas un hasard. A dévorer d’un bout à l’autre. »
    Jacques Simonomis (Le Cri d’os n°23/24, juillet 1998).




Lectures critiques :

Le numéro 51 débute par une triste nouvelle, « La disparition d’Elodia Turki, notre Femme sans Épaules et de cœur ». Nous avons déjà évoqué le talent et l’œuvre d’Elodia Turki dans La Lettre du Crocodile. Voici quelques mots extraits du bel hommage de l’équipe des HSE à Elodia : « L’œuvre d’Elodia est un inlassable chant d’amour aérien, dont certaines pièces n’auraient sans doute pas été renié par Hâfez, le grand maître de la poésie persane, lui-même. Langage épuré, image sensuelle et soigneusement ciselée, vocabulaire précis ; chez Elodia, l’amour côtoie le doute, la solitude, l’attente, l’absence et le questionnement de soi. »

Et quelques mots d’Elodia Turki qui démontrent son intuition de l’essence :

 

Le monde à travers moi se crée

Si je vis Tu existes

Et Tu meurs si je meurs

A l’intérieur de moi

un domaine effrayant

martèle mes secondes

 

J’ai recousu l’entaille

enfermé ce moteur et ma peur

et dans le lisse et la beauté

de mes masques

 

J’ai chanté !

 

Un sommaire foisonnant dont le dossier est consacré à Pierre Boujut qui fonda en 1946 et anima la revue La Tour du Feu, Revue internationale de création poétique, résolument optimiste opposé à l’existentialisme et à toute forme de nihilisme. « Si vous n’aimez pas la vie, n’en dégoûtez pas les autres. Si votre existence n’a pas de sens, ne généralisez pas. » dit Pierre Boujut, ou encore : « A contre destin, sois toi. » La revue est poétique et politique : « Tout impérialisme – capitalisme ou égalitaire – écrit-il, est abject et absurde. Il s’agit de recréer une mentalité de paix et d’arracher les peuples aux envoûtements guerriers que certains se plaisent encore à pratiquer. »

Pendant trois décennies, la revue va célébrer la vie, la créativité, la fraternité, l’amitié… Les poètes se rendent à Jarnac, où Pierre Boujut demeure, pour participer à ce mouvement humaniste et libertaire. Jusqu’à cent poètes, témoigne son fils, participent à ces rencontres.

Christophe Dauphin rappelle les « sacrements » de la revue : « 1/ Le sacrement du divorce, c’est-à-dire la désertion ; le droit de refuser ce que notre conscience réprouve. 2/ Le sacrement de la canonisation, le droit de dresser des statues aux amis et le devoir de le faire pendant qu’ils sont encore vivants. 3/ Le sacrement de l’illumination, c’est-à-dire de l’instant béni de la création qui met le poète en communion avec l’univers. Le quatrième sacrement aurait pu être le sacrement de la contradiction, tellement celle-ci (la contradiction) est au cœur des débats du groupe. »

Cette revue, conservée précieusement par ceux qui ont su se la procurer, fut marquante pour beaucoup. Pierre Boujut a lui-même publié une vingtaine de recueils de poésie. Voici un poème extrait de La vie sans recours (1958), véritable profession de foi.

 

Le baptême du poète

 

Il s’est jeté au feu avec nous

et maintenant il ne pourra plus

retourner chez les serpents

chez les glissants, chez les rampants

chez les fuyants entre deux eaux.

 

Il a la marque sur son front

il a la fièvre dans ces veines

et sur ses lèvres dévorantes

il a posé le pur charbon.

 

Quoi qu’il arrive à son navire

quoi qu’il décide en son sommeil

il est signé de notre amour

il est choisi pour un bonheur

qui s’élève à notre horizon

et le compas des solitudes

n’aura plus centre en son cœur.

 

Ô mes amis, plus haut que moi

formons l’essaim de vérité

et sans redouter les prophètes

écouter naître le passage

de l’arbre à l’hirondelle

de l’étoile au poème

et de la Tour de Feu au retour éternel.

 

« La poésie est un moyen de salut individuel et de transformation à la fois magique et révolutionnaire du monde, nous dit encore Christophe Dauphin. Qu’après avoir sauvé le poète, elle soit capable de sauver d’autres hommes, voilà pour Pierre Boujut le plus sûr critère de sa valeur. Pour lui, les poètes sont des prophètes, non pas des meneurs. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, avril 2021).

*

Tout d’abord signaler que ce numéro du premier semestre 2021 est dédié à une grande poétesse disparue en 2020 à qui il rend hommage, Elodia Turki, dont ces quelques mots introduisent le volume :

« Je n’accorde à rien ni à personne le droit de ressentir à ma place… »

« Quand le cœur devient l’unique occupant d’un corps et se pend au gibet de sa gorge, se fait lourd, outre veloutée et tiède qui menace de choir… alors la main spontanément se tend, s’arrondit pour recevoir, protéger, caresser, protéger, aimer. Et cette émotion suspendue, le temps d’un étonnement, comme un éclair domestiqué, abrite et habite, Hôte absolu, l’Autre, dans une reconnaissance éperdue. »

Elodia Turki, Inédits.

Ce volume, comme les autres, est une somme inouïe avec cette fois-ci pour thématique “La poésie et les assises du feu”. Dans son édito Christophe Dauphin évoque Pierre Chabert et La revue La tour de feu, “fédération de tempéraments, c’est à dire d’hommes-symboles”. Suivent les portraits de ces Porteurs de feu : Edmond Humeau évoqué par Paul Farellier et René de Obaldia par Christophe Dauphin. Une longue présentation, contextuelle autant que littéraire précède de long extraits des œuvres de ces deux poètes. Remarquable déjà.

“Une voix un œuvre” est une des rubriques habituelles de la revue. Elle nous présente Les univers imaginaires de Matei Visniec, puis place au dossier La poésie et les assises du feu. Pierre Boujut et la tour de feu, présenté par Christophe Dauphin, accompagné par un poème de Claude Roy. Un panorama aussi bien historique que didactique, et de nombreux poèmes sont là pour accompagner le propos.

Adrian Miatlev fait suite à Pierre Boujut. Dans un article “la mémoire, la poésie”, Christophe Dauphin évoque la vie et le “feu” qui a tracé le chemin du poème pour cet homme dont l’œuvre est révélée par ces pages riches et denses.

Les articles ainsi que le dossier proposé dans ce numéro sont ponctués par des poèmes d’auteurs qui s’inscrivent dans la rubrique “Ainsi furent les WAH 1, 2, puis 3, car ces plages poétiques ponctuent le volume. Des auteurs comme  Alain Breton, Odile Conseil, Paul Roddie, Michel Lamart, Béatrice Pailler, Claire Boitel, Alain Brissiaud, Anne Barbusse, et d’autres,  enrichissent cette somme à chaque fois impressionnante. 350 pages pour ce n° 51, où le lecteur peut découvrir des auteurs, mais aussi parcourir des étendues immenses de poésie, de mondes poétiques, de lieux où se sont écrites les pages de l’histoire d’une littérature dont Les Hommes sans épaules témoignent tant il est vrai que cette revue est le lieu d’une parole exégétique sans pour autant perturber la réception des œuvres qui sont présentées par les propos qui guident la lecture plutôt qu’ils n’en restreignent la réception.

Des notes de lecture ainsi qu’une rubrique “Infos/echos” et “Tribune” viennent clore cet impressionnant volume.

Carole MESROBIAN (in recousraupoeme.fr, 6 avril 2021).

*

« Comme n’importe quelle production humaine, la poésie a sa grande Histoire, son mainstream et ses ruisselets. Ces courants du 20èmesiècle c’est ce à quoi s’attachent de nombreux numéros de Les Hommes sans Épaules.

Ainsi dans ce n°51, Edmond Humeau (1907-1998), poète bouillant, fermement engagé : L’horrible exécution des deux anarchistes me serre la gorge… - … j’implore la force de regarder en face les corps des suppliciés et l’âme des bourreaux, mais à l’écriture angevine : La porte des morts baille – Bayez bouillez bêlez – La mort est à ma taille.

Ainsi le bouillant Pierre Boujut (1913-2011), présenté par Christophe Dauphin. L’unique vrai célèbre de Jarnac, le pacifiste mordicus. Le moteur acharné de La Tour de Feu (127 numéros d’une revue dont Christophe Dauphin dit qu’elle n’est pas jetable) avec affiché dans son bureau : « Ni dieu ni maître, mais Simone ». Pourfendeur des Barthes, des Prigent, « une bande d’abrutis en veston, professeurs de quelque chose, héritiers de quelque chose, directeurs de quelque chose… »

Une brève sélection de poèmes de Boujut suit (dont celui-ci dédié à Georges Cathalo) : J’ai toujours cherché le poème parfait – celui qui déclenche – le fait par le mot – celui qui suscite – le feu par le son – l’avalanche au cri – l’âme à la maison – Celui dont le poids est égal à soi – celui dont le bruit augmente le sens – qui appelle un homme – et réveille un dieu.

Dans ce même numéro, René de Obaldia, Adrian Miatlev -compagnon de La Tour de Feu, présenté par Christophe Dauphin) et des vivants : Béatrice Pailler, Odile Conseil, Alain Brissiaud, Claire Boitel, Anne Barbusse, Hervé Delabarre, Facinet Cissé, Elodia Turki, le roumain Matei Visniec… et de nombreuses lectures-critiques ».

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°186, septembre 2021).

*

De cette copieuse revue semestrielle de 350 pages dont il est impossible de rendre compte de toutes les facettes, je retiens le dossier préparé par Christophe Dauphin sur la revue devenue une référence pour les revuistes, La Tour de feu, au tirage allant de 1.000 à  3.000 exemplaires selon les numéros.Fondée en 1946 à Jarnac en Charente, loin des cénacles parisiens, par Pierre Boujut qui la dirigea pendant 35 ans, la revue fut le « bouilllon de cultures et d’idées » d’un groupe d’amis qui avaient une vision non-conformiste de la création poétique, dans l’indifférence aux questions esthétiques et linguistiques alors à la mode.

Elle eut d’emblée une dimension internationaliste « de cœur comme de pensée » et un engagement pacifiste. Outre Pierre Boujut, « poète et tonnelier », le dossier s’attarde sur quelques figures et compagnons de la revue : Edmond Humeau, Claude Roy et Adrian Miatlev.   

La revue rend aussi un hommage à Elodia Turki, membre active de sa rédaction et poète, décédée en 2020. Pour clore le numéro, Christophe Dauphin consacre une « tribune » salutaire à Samuel Paty, professeur de collège assassiné par un islamiste. Il retrace minutieusement la chronologie des faits, de la « campagne dénigrante » qui a attisé la haine sur les réseaux sociaux à l’horreur absolue, le meurtre par décapitation. Il inclut la tragédie de ce qui n’est pas un fait divers, dans la longue série d’assassinats et d’attentats trop vite oubliés, perpétrés par les islamistes dans une logique suprématiste.

S’interrogeant sur les conditions d’enseignement devenues aujourd’hui difficiles et sur l’absence de soutien dans un climat délétère de complaisance et de  lâcheté ambiante,  il reprend les propos tenus dans le journal Libération en 2006 par le poète franco-tunisien Abdelwahad Medded  (décédé en 2012) affirmant avec lucidité, arguments à l’appui, que « l’islamisme est un fascisme ». « Moins que jamais il faut se taire » : c’est ce précieux conseil d’Abdelwahad Medded que Christophe Dauphin a entrepris de suivre ici.  

Marie-Josée Christien (in revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage" n°27, 2021).

 



Lectures critiques :

Le numéro 51 débute par une triste nouvelle, « La disparition d’Elodia Turki, notre Femme sans Épaules et de cœur ». Nous avons déjà évoqué le talent et l’œuvre d’Elodia Turki dans La Lettre du Crocodile. Voici quelques mots extraits du bel hommage de l’équipe des HSE à Elodia : « L’œuvre d’Elodia est un inlassable chant d’amour aérien, dont certaines pièces n’auraient sans doute pas été renié par Hâfez, le grand maître de la poésie persane, lui-même. Langage épuré, image sensuelle et soigneusement ciselée, vocabulaire précis ; chez Elodia, l’amour côtoie le doute, la solitude, l’attente, l’absence et le questionnement de soi. »

Et quelques mots d’Elodia Turki qui démontrent son intuition de l’essence :

 

Le monde à travers moi se crée

Si je vis Tu existes

Et Tu meurs si je meurs

A l’intérieur de moi

un domaine effrayant

martèle mes secondes

 

J’ai recousu l’entaille

enfermé ce moteur et ma peur

et dans le lisse et la beauté

de mes masques

 

J’ai chanté !

 

Un sommaire foisonnant dont le dossier est consacré à Pierre Boujut qui fonda en 1946 et anima la revue La Tour du Feu, Revue internationale de création poétique, résolument optimiste opposé à l’existentialisme et à toute forme de nihilisme. « Si vous n’aimez pas la vie, n’en dégoûtez pas les autres. Si votre existence n’a pas de sens, ne généralisez pas. » dit Pierre Boujut, ou encore : « A contre destin, sois toi. » La revue est poétique et politique : « Tout impérialisme – capitalisme ou égalitaire – écrit-il, est abject et absurde. Il s’agit de recréer une mentalité de paix et d’arracher les peuples aux envoûtements guerriers que certains se plaisent encore à pratiquer. »

Pendant trois décennies, la revue va célébrer la vie, la créativité, la fraternité, l’amitié… Les poètes se rendent à Jarnac, où Pierre Boujut demeure, pour participer à ce mouvement humaniste et libertaire. Jusqu’à cent poètes, témoigne son fils, participent à ces rencontres.

Christophe Dauphin rappelle les « sacrements » de la revue : « 1/ Le sacrement du divorce, c’est-à-dire la désertion ; le droit de refuser ce que notre conscience réprouve. 2/ Le sacrement de la canonisation, le droit de dresser des statues aux amis et le devoir de le faire pendant qu’ils sont encore vivants. 3/ Le sacrement de l’illumination, c’est-à-dire de l’instant béni de la création qui met le poète en communion avec l’univers. Le quatrième sacrement aurait pu être le sacrement de la contradiction, tellement celle-ci (la contradiction) est au cœur des débats du groupe. »

Cette revue, conservée précieusement par ceux qui ont su se la procurer, fut marquante pour beaucoup. Pierre Boujut a lui-même publié une vingtaine de recueils de poésie. Voici un poème extrait de La vie sans recours (1958), véritable profession de foi.

 

Le baptême du poète

 

Il s’est jeté au feu avec nous

et maintenant il ne pourra plus

retourner chez les serpents

chez les glissants, chez les rampants

chez les fuyants entre deux eaux.

 

Il a la marque sur son front

il a la fièvre dans ces veines

et sur ses lèvres dévorantes

il a posé le pur charbon.

 

Quoi qu’il arrive à son navire

quoi qu’il décide en son sommeil

il est signé de notre amour

il est choisi pour un bonheur

qui s’élève à notre horizon

et le compas des solitudes

n’aura plus centre en son cœur.

 

Ô mes amis, plus haut que moi

formons l’essaim de vérité

et sans redouter les prophètes

écouter naître le passage

de l’arbre à l’hirondelle

de l’étoile au poème

et de la Tour de Feu au retour éternel.

 

« La poésie est un moyen de salut individuel et de transformation à la fois magique et révolutionnaire du monde, nous dit encore Christophe Dauphin. Qu’après avoir sauvé le poète, elle soit capable de sauver d’autres hommes, voilà pour Pierre Boujut le plus sûr critère de sa valeur. Pour lui, les poètes sont des prophètes, non pas des meneurs. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, avril 2021).

*

Tout d’abord signaler que ce numéro du premier semestre 2021 est dédié à une grande poétesse disparue en 2020 à qui il rend hommage, Elodia Turki, dont ces quelques mots introduisent le volume :

« Je n’accorde à rien ni à personne le droit de ressentir à ma place… »

« Quand le cœur devient l’unique occupant d’un corps et se pend au gibet de sa gorge, se fait lourd, outre veloutée et tiède qui menace de choir… alors la main spontanément se tend, s’arrondit pour recevoir, protéger, caresser, protéger, aimer. Et cette émotion suspendue, le temps d’un étonnement, comme un éclair domestiqué, abrite et habite, Hôte absolu, l’Autre, dans une reconnaissance éperdue. »

Elodia Turki, Inédits.

Ce volume, comme les autres, est une somme inouïe avec cette fois-ci pour thématique “La poésie et les assises du feu”. Dans son édito Christophe Dauphin évoque Pierre Chabert et La revue La tour de feu, “fédération de tempéraments, c’est à dire d’hommes-symboles”. Suivent les portraits de ces Porteurs de feu : Edmond Humeau évoqué par Paul Farellier et René de Obaldia par Christophe Dauphin. Une longue présentation, contextuelle autant que littéraire précède de long extraits des œuvres de ces deux poètes. Remarquable déjà.

“Une voix un œuvre” est une des rubriques habituelles de la revue. Elle nous présente Les univers imaginaires de Matei Visniec, puis place au dossier La poésie et les assises du feu. Pierre Boujut et la tour de feu, présenté par Christophe Dauphin, accompagné par un poème de Claude Roy. Un panorama aussi bien historique que didactique, et de nombreux poèmes sont là pour accompagner le propos.

Adrian Miatlev fait suite à Pierre Boujut. Dans un article “la mémoire, la poésie”, Christophe Dauphin évoque la vie et le “feu” qui a tracé le chemin du poème pour cet homme dont l’œuvre est révélée par ces pages riches et denses.

Les articles ainsi que le dossier proposé dans ce numéro sont ponctués par des poèmes d’auteurs qui s’inscrivent dans la rubrique “Ainsi furent les WAH 1, 2, puis 3, car ces plages poétiques ponctuent le volume. Des auteurs comme  Alain Breton, Odile Conseil, Paul Roddie, Michel Lamart, Béatrice Pailler, Claire Boitel, Alain Brissiaud, Anne Barbusse, et d’autres,  enrichissent cette somme à chaque fois impressionnante. 350 pages pour ce n° 51, où le lecteur peut découvrir des auteurs, mais aussi parcourir des étendues immenses de poésie, de mondes poétiques, de lieux où se sont écrites les pages de l’histoire d’une littérature dont Les Hommes sans épaules témoignent tant il est vrai que cette revue est le lieu d’une parole exégétique sans pour autant perturber la réception des œuvres qui sont présentées par les propos qui guident la lecture plutôt qu’ils n’en restreignent la réception.

Des notes de lecture ainsi qu’une rubrique “Infos/echos” et “Tribune” viennent clore cet impressionnant volume.

Carole MESROBIAN (in recousraupoeme.fr, 6 avril 2021).

*

« Comme n’importe quelle production humaine, la poésie a sa grande Histoire, son mainstream et ses ruisselets. Ces courants du 20èmesiècle c’est ce à quoi s’attachent de nombreux numéros de Les Hommes sans Épaules.

Ainsi dans ce n°51, Edmond Humeau (1907-1998), poète bouillant, fermement engagé : L’horrible exécution des deux anarchistes me serre la gorge… - … j’implore la force de regarder en face les corps des suppliciés et l’âme des bourreaux, mais à l’écriture angevine : La porte des morts baille – Bayez bouillez bêlez – La mort est à ma taille.

Ainsi le bouillant Pierre Boujut (1913-2011), présenté par Christophe Dauphin. L’unique vrai célèbre de Jarnac, le pacifiste mordicus. Le moteur acharné de La Tour de Feu (127 numéros d’une revue dont Christophe Dauphin dit qu’elle n’est pas jetable) avec affiché dans son bureau : « Ni dieu ni maître, mais Simone ». Pourfendeur des Barthes, des Prigent, « une bande d’abrutis en veston, professeurs de quelque chose, héritiers de quelque chose, directeurs de quelque chose… »

Une brève sélection de poèmes de Boujut suit (dont celui-ci dédié à Georges Cathalo) : J’ai toujours cherché le poème parfait – celui qui déclenche – le fait par le mot – celui qui suscite – le feu par le son – l’avalanche au cri – l’âme à la maison – Celui dont le poids est égal à soi – celui dont le bruit augmente le sens – qui appelle un homme – et réveille un dieu.

Dans ce même numéro, René de Obaldia, Adrian Miatlev -compagnon de La Tour de Feu, présenté par Christophe Dauphin) et des vivants : Béatrice Pailler, Odile Conseil, Alain Brissiaud, Claire Boitel, Anne Barbusse, Hervé Delabarre, Facinet Cissé, Elodia Turki, le roumain Matei Visniec… et de nombreuses lectures-critiques ».

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°186, septembre 2021).

*

De cette copieuse revue semestrielle de 350 pages dont il est impossible de rendre compte de toutes les facettes, je retiens le dossier préparé par Christophe Dauphin sur la revue devenue une référence pour les revuistes, La Tour de feu, au tirage allant de 1.000 à  3.000 exemplaires selon les numéros.Fondée en 1946 à Jarnac en Charente, loin des cénacles parisiens, par Pierre Boujut qui la dirigea pendant 35 ans, la revue fut le « bouilllon de cultures et d’idées » d’un groupe d’amis qui avaient une vision non-conformiste de la création poétique, dans l’indifférence aux questions esthétiques et linguistiques alors à la mode.

Elle eut d’emblée une dimension internationaliste « de cœur comme de pensée » et un engagement pacifiste. Outre Pierre Boujut, « poète et tonnelier », le dossier s’attarde sur quelques figures et compagnons de la revue : Edmond Humeau, Claude Roy et Adrian Miatlev.   

La revue rend aussi un hommage à Elodia Turki, membre active de sa rédaction et poète, décédée en 2020. Pour clore le numéro, Christophe Dauphin consacre une « tribune » salutaire à Samuel Paty, professeur de collège assassiné par un islamiste. Il retrace minutieusement la chronologie des faits, de la « campagne dénigrante » qui a attisé la haine sur les réseaux sociaux à l’horreur absolue, le meurtre par décapitation. Il inclut la tragédie de ce qui n’est pas un fait divers, dans la longue série d’assassinats et d’attentats trop vite oubliés, perpétrés par les islamistes dans une logique suprématiste.

S’interrogeant sur les conditions d’enseignement devenues aujourd’hui difficiles et sur l’absence de soutien dans un climat délétère de complaisance et de  lâcheté ambiante,  il reprend les propos tenus dans le journal Libération en 2006 par le poète franco-tunisien Abdelwahad Medded  (décédé en 2012) affirmant avec lucidité, arguments à l’appui, que « l’islamisme est un fascisme ». « Moins que jamais il faut se taire » : c’est ce précieux conseil d’Abdelwahad Medded que Christophe Dauphin a entrepris de suivre ici.  

Marie-Josée Christien (in revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage" n°27, 2021).

 



Lectures critiques :

Le numéro 51 débute par une triste nouvelle, « La disparition d’Elodia Turki, notre Femme sans Épaules et de cœur ». Nous avons déjà évoqué le talent et l’œuvre d’Elodia Turki dans La Lettre du Crocodile. Voici quelques mots extraits du bel hommage de l’équipe des HSE à Elodia : « L’œuvre d’Elodia est un inlassable chant d’amour aérien, dont certaines pièces n’auraient sans doute pas été renié par Hâfez, le grand maître de la poésie persane, lui-même. Langage épuré, image sensuelle et soigneusement ciselée, vocabulaire précis ; chez Elodia, l’amour côtoie le doute, la solitude, l’attente, l’absence et le questionnement de soi. »

Et quelques mots d’Elodia Turki qui démontrent son intuition de l’essence :

 

Le monde à travers moi se crée

Si je vis Tu existes

Et Tu meurs si je meurs

A l’intérieur de moi

un domaine effrayant

martèle mes secondes

 

J’ai recousu l’entaille

enfermé ce moteur et ma peur

et dans le lisse et la beauté

de mes masques

 

J’ai chanté !

 

Un sommaire foisonnant dont le dossier est consacré à Pierre Boujut qui fonda en 1946 et anima la revue La Tour du Feu, Revue internationale de création poétique, résolument optimiste opposé à l’existentialisme et à toute forme de nihilisme. « Si vous n’aimez pas la vie, n’en dégoûtez pas les autres. Si votre existence n’a pas de sens, ne généralisez pas. » dit Pierre Boujut, ou encore : « A contre destin, sois toi. » La revue est poétique et politique : « Tout impérialisme – capitalisme ou égalitaire – écrit-il, est abject et absurde. Il s’agit de recréer une mentalité de paix et d’arracher les peuples aux envoûtements guerriers que certains se plaisent encore à pratiquer. »

Pendant trois décennies, la revue va célébrer la vie, la créativité, la fraternité, l’amitié… Les poètes se rendent à Jarnac, où Pierre Boujut demeure, pour participer à ce mouvement humaniste et libertaire. Jusqu’à cent poètes, témoigne son fils, participent à ces rencontres.

Christophe Dauphin rappelle les « sacrements » de la revue : « 1/ Le sacrement du divorce, c’est-à-dire la désertion ; le droit de refuser ce que notre conscience réprouve. 2/ Le sacrement de la canonisation, le droit de dresser des statues aux amis et le devoir de le faire pendant qu’ils sont encore vivants. 3/ Le sacrement de l’illumination, c’est-à-dire de l’instant béni de la création qui met le poète en communion avec l’univers. Le quatrième sacrement aurait pu être le sacrement de la contradiction, tellement celle-ci (la contradiction) est au cœur des débats du groupe. »

Cette revue, conservée précieusement par ceux qui ont su se la procurer, fut marquante pour beaucoup. Pierre Boujut a lui-même publié une vingtaine de recueils de poésie. Voici un poème extrait de La vie sans recours (1958), véritable profession de foi.

 

Le baptême du poète

 

Il s’est jeté au feu avec nous

et maintenant il ne pourra plus

retourner chez les serpents

chez les glissants, chez les rampants

chez les fuyants entre deux eaux.

 

Il a la marque sur son front

il a la fièvre dans ces veines

et sur ses lèvres dévorantes

il a posé le pur charbon.

 

Quoi qu’il arrive à son navire

quoi qu’il décide en son sommeil

il est signé de notre amour

il est choisi pour un bonheur

qui s’élève à notre horizon

et le compas des solitudes

n’aura plus centre en son cœur.

 

Ô mes amis, plus haut que moi

formons l’essaim de vérité

et sans redouter les prophètes

écouter naître le passage

de l’arbre à l’hirondelle

de l’étoile au poème

et de la Tour de Feu au retour éternel.

 

« La poésie est un moyen de salut individuel et de transformation à la fois magique et révolutionnaire du monde, nous dit encore Christophe Dauphin. Qu’après avoir sauvé le poète, elle soit capable de sauver d’autres hommes, voilà pour Pierre Boujut le plus sûr critère de sa valeur. Pour lui, les poètes sont des prophètes, non pas des meneurs. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, avril 2021).

*

Tout d’abord signaler que ce numéro du premier semestre 2021 est dédié à une grande poétesse disparue en 2020 à qui il rend hommage, Elodia Turki, dont ces quelques mots introduisent le volume :

« Je n’accorde à rien ni à personne le droit de ressentir à ma place… »

« Quand le cœur devient l’unique occupant d’un corps et se pend au gibet de sa gorge, se fait lourd, outre veloutée et tiède qui menace de choir… alors la main spontanément se tend, s’arrondit pour recevoir, protéger, caresser, protéger, aimer. Et cette émotion suspendue, le temps d’un étonnement, comme un éclair domestiqué, abrite et habite, Hôte absolu, l’Autre, dans une reconnaissance éperdue. »

Elodia Turki, Inédits.

Ce volume, comme les autres, est une somme inouïe avec cette fois-ci pour thématique “La poésie et les assises du feu”. Dans son édito Christophe Dauphin évoque Pierre Chabert et La revue La tour de feu, “fédération de tempéraments, c’est à dire d’hommes-symboles”. Suivent les portraits de ces Porteurs de feu : Edmond Humeau évoqué par Paul Farellier et René de Obaldia par Christophe Dauphin. Une longue présentation, contextuelle autant que littéraire précède de long extraits des œuvres de ces deux poètes. Remarquable déjà.

“Une voix un œuvre” est une des rubriques habituelles de la revue. Elle nous présente Les univers imaginaires de Matei Visniec, puis place au dossier La poésie et les assises du feu. Pierre Boujut et la tour de feu, présenté par Christophe Dauphin, accompagné par un poème de Claude Roy. Un panorama aussi bien historique que didactique, et de nombreux poèmes sont là pour accompagner le propos.

Adrian Miatlev fait suite à Pierre Boujut. Dans un article “la mémoire, la poésie”, Christophe Dauphin évoque la vie et le “feu” qui a tracé le chemin du poème pour cet homme dont l’œuvre est révélée par ces pages riches et denses.

Les articles ainsi que le dossier proposé dans ce numéro sont ponctués par des poèmes d’auteurs qui s’inscrivent dans la rubrique “Ainsi furent les WAH 1, 2, puis 3, car ces plages poétiques ponctuent le volume. Des auteurs comme  Alain Breton, Odile Conseil, Paul Roddie, Michel Lamart, Béatrice Pailler, Claire Boitel, Alain Brissiaud, Anne Barbusse, et d’autres,  enrichissent cette somme à chaque fois impressionnante. 350 pages pour ce n° 51, où le lecteur peut découvrir des auteurs, mais aussi parcourir des étendues immenses de poésie, de mondes poétiques, de lieux où se sont écrites les pages de l’histoire d’une littérature dont Les Hommes sans épaules témoignent tant il est vrai que cette revue est le lieu d’une parole exégétique sans pour autant perturber la réception des œuvres qui sont présentées par les propos qui guident la lecture plutôt qu’ils n’en restreignent la réception.

Des notes de lecture ainsi qu’une rubrique “Infos/echos” et “Tribune” viennent clore cet impressionnant volume.

Carole MESROBIAN (in recousraupoeme.fr, 6 avril 2021).

*

« Comme n’importe quelle production humaine, la poésie a sa grande Histoire, son mainstream et ses ruisselets. Ces courants du 20èmesiècle c’est ce à quoi s’attachent de nombreux numéros de Les Hommes sans Épaules.

Ainsi dans ce n°51, Edmond Humeau (1907-1998), poète bouillant, fermement engagé : L’horrible exécution des deux anarchistes me serre la gorge… - … j’implore la force de regarder en face les corps des suppliciés et l’âme des bourreaux, mais à l’écriture angevine : La porte des morts baille – Bayez bouillez bêlez – La mort est à ma taille.

Ainsi le bouillant Pierre Boujut (1913-2011), présenté par Christophe Dauphin. L’unique vrai célèbre de Jarnac, le pacifiste mordicus. Le moteur acharné de La Tour de Feu (127 numéros d’une revue dont Christophe Dauphin dit qu’elle n’est pas jetable) avec affiché dans son bureau : « Ni dieu ni maître, mais Simone ». Pourfendeur des Barthes, des Prigent, « une bande d’abrutis en veston, professeurs de quelque chose, héritiers de quelque chose, directeurs de quelque chose… »

Une brève sélection de poèmes de Boujut suit (dont celui-ci dédié à Georges Cathalo) : J’ai toujours cherché le poème parfait – celui qui déclenche – le fait par le mot – celui qui suscite – le feu par le son – l’avalanche au cri – l’âme à la maison – Celui dont le poids est égal à soi – celui dont le bruit augmente le sens – qui appelle un homme – et réveille un dieu.

Dans ce même numéro, René de Obaldia, Adrian Miatlev -compagnon de La Tour de Feu, présenté par Christophe Dauphin) et des vivants : Béatrice Pailler, Odile Conseil, Alain Brissiaud, Claire Boitel, Anne Barbusse, Hervé Delabarre, Facinet Cissé, Elodia Turki, le roumain Matei Visniec… et de nombreuses lectures-critiques ».

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°186, septembre 2021).

*

De cette copieuse revue semestrielle de 350 pages dont il est impossible de rendre compte de toutes les facettes, je retiens le dossier préparé par Christophe Dauphin sur la revue devenue une référence pour les revuistes, La Tour de feu, au tirage allant de 1.000 à  3.000 exemplaires selon les numéros.Fondée en 1946 à Jarnac en Charente, loin des cénacles parisiens, par Pierre Boujut qui la dirigea pendant 35 ans, la revue fut le « bouilllon de cultures et d’idées » d’un groupe d’amis qui avaient une vision non-conformiste de la création poétique, dans l’indifférence aux questions esthétiques et linguistiques alors à la mode.

Elle eut d’emblée une dimension internationaliste « de cœur comme de pensée » et un engagement pacifiste. Outre Pierre Boujut, « poète et tonnelier », le dossier s’attarde sur quelques figures et compagnons de la revue : Edmond Humeau, Claude Roy et Adrian Miatlev.   

La revue rend aussi un hommage à Elodia Turki, membre active de sa rédaction et poète, décédée en 2020. Pour clore le numéro, Christophe Dauphin consacre une « tribune » salutaire à Samuel Paty, professeur de collège assassiné par un islamiste. Il retrace minutieusement la chronologie des faits, de la « campagne dénigrante » qui a attisé la haine sur les réseaux sociaux à l’horreur absolue, le meurtre par décapitation. Il inclut la tragédie de ce qui n’est pas un fait divers, dans la longue série d’assassinats et d’attentats trop vite oubliés, perpétrés par les islamistes dans une logique suprématiste.

S’interrogeant sur les conditions d’enseignement devenues aujourd’hui difficiles et sur l’absence de soutien dans un climat délétère de complaisance et de  lâcheté ambiante,  il reprend les propos tenus dans le journal Libération en 2006 par le poète franco-tunisien Abdelwahad Medded  (décédé en 2012) affirmant avec lucidité, arguments à l’appui, que « l’islamisme est un fascisme ». « Moins que jamais il faut se taire » : c’est ce précieux conseil d’Abdelwahad Medded que Christophe Dauphin a entrepris de suivre ici.  

Marie-Josée Christien (in revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage" n°27, 2021).

 




A propos du numéro 44 :

"Les Hommes sans Epaules, une revue qui doit être présente dans votre bibliothèque !

Une livraison semestrielle de qualité, des articles de fond, des prises de position intelligentes, des poèmes à lire et relire. loin du tapage, diurne et nocturne, dont peuvent s'entourer ceux qui se veulent les créateurs d'aujourd'hui. Eux qui, à l'égal de certaines installations picturales, installent leurs textes dans le règne de sdécibels, des sexes branlants et autres impuissances... à être.

Sous les yeux, le numéro 44 des HSE, avec un dossier central consacré à "Nikolaï Prorokov et les poètes russes du dégel", sous la responsabilité d'Olga Medvedkova et Karel Hadek. Mais qui est donc ce Nikolaï Prorokov dont je n'avais personnellement jamais entendu parler ? Christophe Dauphin, qui le présente, nous dit qu'il est né en 1945 et qu'il s'est suicidé en 1972, à l'âge donc de vingt-sept ans, sans jamais avoir publié de son vivant. Quant au "dégel", il désigne une période qui se situe peu après la mort de Staline (1953) et où les portes d'une certaine liberté retrouvée semblent s'ouvrir ou plus exactement s'entrouvrir... pour peu de temps. Christophe Dauphin situe parfaitement l'époque et les mouvements politiques ou littéraires qui entourent cette date. 

On apprend ainsi que Prorokov se situe du côté des acméistes dont les deux grandes figures sont Anna Akhmatova et Ossip Mandelstam. Les acméistes, et je cite Dauphin, "revendiquent l'utilisation d'un langage simple et concret pour porter à son apogée la dimension poétique du quotidien... Le poète acméiste veut poser un regard neuf sur le monde et exige plus de rigueur."

"Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1972, écrit Olga Medvedkova, un grand et beau jeune homme âge de 27 ans saute par la fenêtre d'un appartement communautaire moscovite... il meurt quelques heures plus tard à l'hôpital." Evoquant sa poésie toute dévolue à la liberté, Medvedkova nous explique que ses "thèmes ne s'offrent qu'au regard attentif, s'enferment dans une opacité, repoussent  ceux qui sont habitués à la littérature des mots d'ordre. Parfois semi-abstraits, ces poèmes sont semblables à la première abstraction de Kandinsky: la syntaxe est brisée..."

Prorokov, un poète qu'il nous est donné de lire pour la première fois et qui illustre bien mon sentiment: si, comme l'écrivait Yves Bonnefoy, "la poésie moderne est loin de ses demeures possibles", les vrais poètes sont peut-être là, loin du brouhaha de la foule et des cracheurs de feu ou d'invectives, tapis dans l'indifférence d'une société où les paillettes et les coups de gueule "faceboochiens" de tous poils, semblent, hélas, dominer l'esprit et le temps.

Non, ce n’est pas l’heure

d’affermir les paroles par l’amour

et de bâtir le quartier de cartes,

où les rois –

sont d’escaliers les marches,

et les dames – des portes.

 

Cette flatteuse démarche

je la répudie avec douleur.

 

Je sais,

ce n’est pas l’heure,

on ne me croira pas.

 

Nikolaï PROROKOV (1967)


Les Hommes sans Epaules, 
ce sont aussi des dossiers sur Gaston Miron ou Alexandre Voisard, des poèmes d'Evtouchenko dont l'un des textes publiés, "Conversation", se termine ainsi (et fait écho à ma réflexion) : "Je pense à la honte - de nos descendants, - quand, réglant son compte à la turpitude, - ils se souviendront - de ces temps étranges..."

Evtouchenko est mort le 1er avril 2017."

Yves NAMUR (in Le Journal des poètes n°1, 2018, Belgique).

*

"La revue Les Hommes sans Épaules est une revue pleine et complexe. Pleine avec ses 336 pages, cela se conçoit. Complexe, ce numéro en particulier en est la preuve. Puisque son contenu suit plusieurs pistes, reprise tout au long de son cours pour certaine. Et la matière en son entier reste diverse et riche, comme le sommaire touffu en atteste, courant de la première à la quatrième de couverture. Indéniablement, l’axe principal se situe autour de la poésie russe contemporaine, pour rester large avec la découverte d’un poète ignoré jusqu’à présent que les HSE révèlent au grand jour : Nikolaï Prorokov.

Christophe Dauphin lui consacre en effet son éditorial. Le contexte ? Une URSS en « plein Dégel », après la mort de Staline en 1953, jusqu’à la prise en main du pouvoir par Brejnev, en 1964, ce qui correspond exactement à la période Khroutchtchev, plus « ouverte ». Auparavant, la littérature russe baigne dans le réalisme socialiste. Malheur à tous ceux qui ne veulent pas y adhérer : Essenine se suicide en 1925, Maïakovski en 1930. Goulag et mort en détention pour d’autres… Prorokov est l’héritier de Boulgakov (Maître et Marguerite) condamné à écrire pour son tiroir, comme l’écrit joliment l’animateur des HSE.

Vient un peu plus loin dans le cours du numéro le dossier à proprement parler de la livraison, consacré à Nikolaï Prorokov, par Olga Medvedkova. Elle relate les étapes de sa vie si brève entre sa naissance à Mourmansk en 1945 et sa défenestration en 1972, à Moscou. Il a fallu attendre 45 ans pour que ses poèmes enfermés dans une chemise voient le jour. Par les veines vrillées des sentiers, / par les opulentes rues moscovites, / les passants déambulent et mendient / quelque rumeur, des miettes de l’on-dit. D’autres poètes russes du Dégel sont présentés comme Andreï Voznessenski, Anatoli Naïman, Viktor Sosnora Je caresse des éperviers comme un bosquet de soldats / hérissés de baïonnettes !, Bella Akhmadoulina, Boris Pasternak qui refusa le Prix Nobel en 1958 et Iossif Brodski, condamné en 1964 à cinq ans de déportation et Prix Nobel en 1987, et en tête Evgueni Evtouchenko auquel Christophe Dauphin consacre en outre une étude. Né en 1933, près du lac Baïkal, Mon professeur de poétique, ce fut tout d’abord la taïga, mi-intellectuel mi-paysan, qualifié de poète de la déstalinisation, lecteur devant des foules immenses aussi bien en Russie qu’aux Etats-Unis, Evtouchenko fut le chef de file des poètes du Dégel. J’erre au fond de l’Egypte en un temps très lointain, / J’agonise pendu aux branches d’une croix. / Voyez, je porte encore la marque de ses clous. / Dreyfus, me semble-t-il, / c’est moi… (Babi-Yar, 1961 poème dénonçant l'antisémitisme, composé en symphonie par Chostakovitch). Evgueni Evtouchenko est mort durant la confection de cette livraison le 1er avril 2017.

Pour suivre un article sur Maïakovski par Iouri Annenkov, épuisé depuis 1958. Géant de près de deux mètres, Maïakovski bénéficie de deux coups de pouce retentissants, l’un par Gorki, l’autre par Lénine. L’auteur raconte ses différentes rencontres à Paris. Jusqu’à son suicide en 1930. Je suis quitte de la vie. / Inutile de faire le compte des souffrances, des soucis et querelles. / Vivez heureux.

Iouri Annenkov fait ensuite l’objet d’un portrait par Christophe Dauphin, surtout en tant que peintre proche du futurisme, cubisme, voire expressionnisme et abstraction. Il est vrai que les portraits proposés de Trotsky, Meyerhold, Gorki ou Pasternak sont proches de la caricature, et de ce fait très modernes. Iouri Annenkov est mort en 1974 à Paris. Puis Daniil Harms, poète, chef de file de l’Obériou, ultime groupe moderniste russe. Il meurt épuisé, affamé en 1942.

On passe sans transition, c’est aussi la marque de fabrication des revues, à aujourd’hui, à l’Ukraine et à une Femen : Oksana Shachko. Christophe Dauphin rappelle les grands devanciers comme Chevtchenko ou Makhno avant d’en venir aux premières manifestations des Femen qui obligeront celles-ci à s’exiler. Ce que fait Oksana Shachko en France, où prenant quelque distance avec les féministes françaises, elle se consacrera à la peinture d’icônes, art très précis et méticuleux, qu’elle détournera avec des symboles modernes, opposés au sacré d’origine.
Article de Branko Aleksić sur Ivo Andrić, poète bosniaque, prix Nobel en 1961, avec extrait de son discours à Stockholm : …le conteur et son œuvre ne servent à rien s’ils ne servent pas à l’homme et à l’humanité.

Pour en revenir aux HSE, hommage est rendu à deux collaboratrices de la revue décédées cet été : Jocelyne Curtil et Marie-Christine Brière. Puis deux dossiers consacrés à Gaston Miron, le grand poète québécois Je suis sur la place publique avec les miens / la poésie n’a pas à rougir de moi… et Alexandre Voisard par Christophe Dauphin, poète suisse du haut lyrisme : que chacun de tes gestes soit souverain / comme le poème de l’insecte sous l’écorce. Il dit aussi : « … le projet romanesque s’appuie sur une certaine structure. La poésie est démunie. Elle n’est pas dans la démonstration. »
Enfin des pages sont offertes à plusieurs auteurs remarquables : Annie Salager, Jean-Claude Tardif, Daniel Abel, Frédéric Tison, Eric Chassefière, Nicolas Rouzet et Aurélie Delcros. Ne pas omettre les fortes notes de lecture, plusieurs en rapport avec le thème principal de la livraison.

Il ne doit pas être facile pour l’animateur de mettre tout cela en page, ou « en musique ». Qu’on se rassure, en rendre compte n’est pas plus aisé ! En tout cas, un numéro « formidable », comme à chaque fois.

Jacques MORIN (cf. « La revue du mois », in dechargelarevue.com, octobre 2017).

*

Совсем другого рода книга, но тоже связанная с советским поэтическим андерграундом. Если в исследовании Конакова речь идет о вполне себе классиках, то покончивший с собой в 1972 году Николай Пророков — фигура, полностью выпавшая из истории литературы. Первая небольшая публикация поэта случилась полгода назад, теперь вышло полное собрание его текстов. Такие открытия всегда увлекают. Они вновь проявляют двоякую природу литературного андерграунда — одновременно системы связей, незримых институций, в которых создавались судьбы и репутации, и просто общности всех ищущих и пишущих на русском языке. Пророков принадлежал второй, но не первой. Его тексты моментально узнаются как поэзия 60-х — с общими для времени интонациями, влечениями и влияниями. Однако у него не было литературных знакомств — не было людей, которые сделали бы его талантливые стихи частью общей литературной жизни поколения. Были бурная богемная молодость, относительно успешная карьера на радио, семейные и любовные драмы, смерть в эталонно-романтические 27 лет. И были стихи: частью — обыкновенно подростково-восторженные, частью — очень особенные и, скажем так, трезвые. Главное свойство его поэзии: она зависает между двумя полюсами — навязчивой фантазией о большой культуре, заклинаниями великих (лейтмотив — воображаемая полулюбовная связь с Ахматовой) и абсолютно частным, не видимым никому делом. Пророков становится настоящим поэтом именно тогда, когда говорит ни с кем и понимает, что его никто не слышит. Сложно не фантазировать о том, как сложился бы его путь, если бы у этих стихов нашлись понимающие читатели помимо нескольких близких друзей автора. С другой стороны, эфемерная красота этого маленького корпуса стихотворений именно в том, что они располагаются как бы на самом краю литературности. Там, где стихи — только естественная потребность говорить.

"Под вечер шамкали / шаги соседей, / и запах щей, / как свежий ветер, / врывался в комнату, / чтоб волосы трепать / и путать мысли. / Под фонарем / ершист и светел / отрезок дерева в окне. / Назавтра / щей не стало — / прокисли. / Но свежий ветерок рассольника / все так же волосы трепал / и путал мысли".

Издательство Культурный слой (in Kommersant, Mocou, novembre 2017).

*

Les Hommes sans épaules, cahiers littéraires semestriels dirigés par Christophe Dauphin, ne s’appréhendent pas comme une revue. A mi-chemin entre le livre et  le périodique, cette magnifique publication propose certes des articles. Mais le paratexte et le format proposés apparentent cette belle réalisation au volume d’un livre, souvent conséquent (336 pages pour ce numéro 44) plutôt qu’à une revue.

Le propos varie aussi de celui d’une revue classique. Suivant un groupement thématique, Les Hommes sans épaules recensent au sommaire du dossier proposé à chaque numéro des auteurs et leurs œuvres, connus et moins connus, qui s’y apparentent. Suivant à chaque fois la même mise en œuvre, les extraits sont précédés par un discours critique qui fait office d’introduction. Ce dispositif permet d’envisager le texte et son auteur dans une globalité signifiante, car sont évoqués les contextes historiques et culturels qui ont sous-tendu leurs productions. Ces introductions sont d’une rare qualité, car le comité de rédaction laisse la parole à des spécialistes du thème choisi. Le lecteur a donc le plaisir de pouvoir découvrir à la fois une époque, un contexte, des auteurs et des productions savamment choisies.

En manière d’avant propos, Christophe Dauphin propose, pour chaque numéro, un éditorial. Ce numéro 44, consacré à Nikolaï PROROKOV et aux « Poètes russes du Dégel », est précédé d’une introduction chapeautée par deux épigraphes. L’une est une citation tirée de Littérature et révolution, de Léon Trotsky, l’autre convoque Karl Marx, avec des lignes tirées du Débat sur la liberté de la presse. Le ton du propos, intitulé La Poésie n’est pas au service d’une classe, est donné.  Ces deux références soutiennent les lignes de Christophe Dauphin qui nous rappelle que la poésie est universelle, qu’elle transcendance les contingences historiques et politiques. Noms et parcours de vie de poètes pour exemples, il nous montre que nombre d’entre eux ont péri à cause de leurs écrits. Ces références, des hommes héroïques, nous rappellent que la liberté est avant tout celle de créer, celle de pouvoir s’exprimer. Le directeur des Hommes sans Epaules nous rappelle que cette période du « Dégel » est le terreau d’une production poétique abondante, mais majoritairement étouffée et passée sous silence. Autant de noms auxquels la revue rend hommage, d’œuvres mises en lumière, de parcours de vie bien souvent écourtés par le fait d’avoir osé être poète. Replacées dans le contexte historique et politique de l’époque, brillamment évoqué par l’auteur de cet éditorial, ces figures marquantes de la poésie russe sont convoquées dans une perspective marxiste et littéraire. Ainsi s’expliquent les mouvements et les écoles qui ont pris racine dans ce contexte particulier, ainsi que la posture de chacun. Et le point commun, qui est celui de ne jamais cesser de vouloir résister, sert de fil directeur à cette belle recension. 

A ce titre, le dossier central, consacré à Nikolaï Prorokov, est représentatif de cette posture de résistance et de sacrifice pour la liberté. La présence de ce poète ainsi que le caractère inédit des textes proposés est mis en exergue dans l’introduction. Cette présentation ainsi que le choix des extraits sont l’œuvre d’Olga MEDVEDKOVA et de Karel HADEK.  Ce dossier est accompagné d’articles et de citations d’œuvres d’autres poètes de cette époque, tels qu’Evgueni EVTOUCHENKO, Andreï VOZNESSENSKI, Anatoli NAÏMAN, Viktor SOSNORA, Bella AKHMADOULINA, Boris PASTERNAK et Iossof BRODSKI . Le paratexte qui présente chaque auteur et les productions publiées est toujours riche et guide le lecteur dans son appréhension globale de l’oeuvre.

A ces groupements thématiques se joignent des rubriques : « Le Document des HSE » que ce numéro consacre à Maïakovski dans un article intitulé « Maïakovski inconnu » signé par Iouri Annenkov ; « Le portrait des HSE » dédié cette fois-ci à Iouri Annenkov et signé Christophe Dauphin ; « Le peintre des HSE », Oksana Shachko ; « Les pages des HSE » qui proposent une série de productions de poètes de tous horizons. Ces index et les auteurs et artistes qui y sont mis à l’honneur sont toujours accompagnés d’une introduction qui présente et situe les éléments proposés.

Peut-on alors parler encore de revue. Oui, certainement, car il s’agit bien d’une publication périodique spécialisée dans un domaine précis. Mais la qualité des éléments paratextuels, la diversité des références proposées et leur mise en perspective font des Hommes sans Épaules un document d’une grande richesse. La thématique abordée fait l’objet d’un travail explicatif conséquent, tout comme chaque rubrique. Le lecteur peut alors situer ce qu’il découvre. Sans jamais orienter sa lecture, Les Hommes sans Épaules lui offre la possibilité d’appréhender une époque, une œuvre, un auteur, une problématique, en lui permettant de se forger une opinion, et en lui offrant les outils nécessaires à une compréhension approfondie et autonome des domaines abordés.

Enfin, les pages liminaires de ce numéro 44 mettent à l’honneur deux « Femmes sans épaules », Jocelyne Curtil et Marie-Christine Brière, disparues cette année. Hommage émouvant auquel se joint l’équipe de Recours au Poème qui salue, tout comme le rappelle le comité de rédaction des HSE, l’importance de l’œuvre de chacune d’entre elles.

Carole MESROBIAN (cf. "Revue des revues" in www.recoursaupoeme.fr ).

*

"Nikolaï Prorokov et les poètes russes du Dégel; Les HSE n°44; prenez le temps de parcourir ce numéro exceptionnel."

Jean-Pierre LESIEUR ( in Comme en poésie n°72, décembre 2017).

*

« En cette période singulière où les violences faites aux femmes apparaissent au grand jour dans toutes leurs insupportables étendues et intensités, le comité de rédaction des HSE ouvre ce numéro 44 par un hommage aux Femmes sans Epaules, rendant hommage à deux femmes, poétesses et plus, récemment disparues : Jocelyn Curtil et Marie-Christine Brière qui, toutes les deux, en leur propre style, luttèrent pour la liberté des femmes et pour la liberté de tous, contre toutes les formes d’oppression.

 Le dossier est consacré cette fois à Nikolaï Prorokov (1945 – 1972), poète russe totalement inconnu qui sort ainsi de l’ombre avec ce numéro des HSE. Il trouve ainsi sa place aux côtés des grands poètes, régulièrement célébrés, du « Dégel », période de libéralisation de la littérature soviétique qui débute en 1954  –  1956. C’est, après la mort de Staline, toute la vie de l’esprit qui reprend dans la zone d’influence soviétique même si elle reste sous contrôle, la répression contre la Révolution hongroise en fut la démonstration. Le silence s’impose rapidement à ceux qui ne veulent pas collaborer, victimes d’une censure implacable. Mais la créativité souterraine se déploie malgré tout.

Nikolaï Prorokov tient une place à part au milieu de ces silencieux de talent. Il semble toutefois influencé par le symbolisme et par un mouvement poétique opposé, fondé en 1913 par Nikolaï Goumilev, l’acméisme, qui dénonce l’occultisme et la religiosité du mouvement symboliste. C’est Olga Medvedkova, qui connut Nikolaï Prorokov quand elle était enfant, qui dresse le portrait de ce « poète oublié de l’underground moscovite », évoque sa rencontre avec Mikhaï Boulgakov, son « irruption » dans la poésie, une poésie qu’il veut sans la moindre compromission, sans détour, sans recul :

« Ses mots à lui, nous dit Olga Medvedkova, se veulent gestes, aussi vrais et crus que brusques, aussi peu « littéraires », polis. Ils ne simplifient pas, ne flattent aucun ego. Ses mots à lui ne sont ni sentimentaux ni narcissiques. En mélangeant les registres de langage, ses poèmes ne s’offrent qu’au regard attentif, s’enferment dans une opacité, repoussent ceux qui sont habitués à la littérature des mots d’ordre. Parfois semi-abstraits, ces poèmes sont semblables à la première abstraction de Kandinsky : la syntaxe est brisée, on devine la trame narrative mais on reçoit surtout la décharge d’une vision. »

« C’est, dit-elle encore, en tant que poète lyrique – qui métaphysiquement – est du côté de ce qui vit, du non-fini – que Nikolaï se trouve du côté des tristes (alors que le régime exalte l’enthousiasme), des vieilles et des laides, des chers infirmes et tendres gueux », de ceux qui marchent les pieds nus sur la glace et à qui les pères – « vieillards robustes honnis » – ne pardonneront jamais la moindre défaillance. Cet épithète d’« honni » (ottorzhennyj) est l’une des plus grinçantes dans sa poésie ; les pères ne sont pas honnis par les gens mais par la vie elle-même ; ce sont des morts-vivants, des loups garous. »

 La charogne

 Remuez les doigts d’un cadavre,

Arrangez les cheveux de ses mains,

Joignez ses paumes en haut-parleur,

Criez à sa place par sa voix.

 

Déambulez avec ses pieds

Comme s’il avançait lui-même.

Battez vos ennemis de ses poings,

Comme il se doit, comme on aime.

 

Si quelqu’un s’est trompé quelque part,

Secouez sa tête en désapprouvant.

Et au bout de trois minutes

On croira le cadavre vivant.

 

En confondant la mort et la vie,

Vous allez y croire vous aussi.

                               Poème de Nikolaï Prorokov

Ce numéro exceptionnel, consacré à cet Est si proche, est riche d’autres rencontres, depuis Evtouchenko jusqu’aux Femen : Editorial : « La Poésie n’est pas au service d’une classe », par Christophe DAUPHIN –  Les Porteurs de feu : Gaston MIRON, par Jean BRETON, Frédéric Jacques TEMPLE, Christophe DAUPHIN, Alexandre VOISARD, par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Gaston MIRON, Alexandre VOISARD – Ainsi furent les Wah : Poèmes de Annie SALAGER, Jean-Claude TARDIF, Daniel ABEL, Frédéric TISON, Eric CHASSEFIERE, Nicolas ROUZET, Aurélie DELCROS – Dossier : « Nikolaï PROROKOV & les poètes russes du Dégel », par Olga MEDVEDKOVA, Karel HADEK, Poèmes de Nikolaï PROROKOV, Evgueni EVTOUCHENKO, Andreï VOZNESSENSKI, Anatoli NAÏMAN, Viktor SOSNORA, Bella AKHMADOULINA, Boris PASTERNAK, Iossif BRODSKI – Une voix, une oeuvre: « Evgueni EVTOUCHENKO », par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Evgueni EVTOUCHENKO – Le Document des HSE : « MAÏAKOVSKI inconnu », par Iouri ANNENKOV, Poèmes de Vladimir MAIAKOVSKI
– Le Portrait des HSE : « Iouri ANNENKOV, le peintre et ses rencontres », par Christophe DAUPHIN, avec des textes de Iouri ANNENKOV – La Mémoire, la poésie : « Daniil HARMS, poète obériou à Leningrad », par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Daniil HARMS – Le peintre des HSE : « Oksana SHACHKO, la feuille d’or de la révolution », par Christophe DAUPHIN, avec des textes de Oksana SHACHKO, Taras CHEVTCHENKO, FEMEN – Dans les cheveux d’Aoun : « Les papillons noirs d’Ivo ANDRIC », par Branko ALEKSIC, avec des textes de Ivo ANDRIC –Les Pages des HSE : Poèmes de Elodia TURKI, Paul FARELLIER, Alain BRETON, Christophe DAUPHIN – etc. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, novembre 2017).

*

" Sous la houlette très professionnelle de Christophe Dauphin, ces cahiers littéraires proposent toujours des sommaires originaux. La revue s’ouvre sur un vibrant hommage à une trinité subversive : Thérèse Plantier, Jocelyne Curtil et Marie-Christine Brière. S’en suit un éditorial de 16 pages où il est rappelé que « la poésie n’est pas au service d’une classe ». Dauphin y évoque la figure trop méconnue de Nikolaï Prorokov (1945-1972) ainsi que ceux que l’on nomma « les poètes du dégel » après la mort de Staline en 1953. Aussi intense que bref, ce dégel a permis l’éclosion de talents originaux et de poètes courageux tels que Brodski, Pasternak, Evtouchenko ou Voznessenski. Le remarquable travail de recherche de Karel Hadek permet à chacun de trouver de bons repères pour une lecture efficace au fil d’un riche dossier de plus de 140 pages.
Signalons également les focus éclairants sur deux « porteurs de feu » qu’il est urgent de relire : le Canadien Gaston Miron et le Suisse Alexandre Voisard. Puis le chapitre « ainsi furent les wah » ouvre ses pages à sept excellents poètes contemporains parmi lesquels Eric Chassefière et Jean-Claude Tardif. Enfin, comme toujours avec les HSE, l’ouverture aux autres se poursuit à travers différentes formes d’expression poétique ou d’abondantes notes de lecture. "

Georges CATHALO (cf. "Lectures flash 2018" in  revue-texture.fr, janvier 2018).



A propos du numéro 44 :

"Les Hommes sans Epaules, une revue qui doit être présente dans votre bibliothèque !

Une livraison semestrielle de qualité, des articles de fond, des prises de position intelligentes, des poèmes à lire et relire. loin du tapage, diurne et nocturne, dont peuvent s'entourer ceux qui se veulent les créateurs d'aujourd'hui. Eux qui, à l'égal de certaines installations picturales, installent leurs textes dans le règne de sdécibels, des sexes branlants et autres impuissances... à être.

Sous les yeux, le numéro 44 des HSE, avec un dossier central consacré à "Nikolaï Prorokov et les poètes russes du dégel", sous la responsabilité d'Olga Medvedkova et Karel Hadek. Mais qui est donc ce Nikolaï Prorokov dont je n'avais personnellement jamais entendu parler ? Christophe Dauphin, qui le présente, nous dit qu'il est né en 1945 et qu'il s'est suicidé en 1972, à l'âge donc de vingt-sept ans, sans jamais avoir publié de son vivant. Quant au "dégel", il désigne une période qui se situe peu après la mort de Staline (1953) et où les portes d'une certaine liberté retrouvée semblent s'ouvrir ou plus exactement s'entrouvrir... pour peu de temps. Christophe Dauphin situe parfaitement l'époque et les mouvements politiques ou littéraires qui entourent cette date. 

On apprend ainsi que Prorokov se situe du côté des acméistes dont les deux grandes figures sont Anna Akhmatova et Ossip Mandelstam. Les acméistes, et je cite Dauphin, "revendiquent l'utilisation d'un langage simple et concret pour porter à son apogée la dimension poétique du quotidien... Le poète acméiste veut poser un regard neuf sur le monde et exige plus de rigueur."

"Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1972, écrit Olga Medvedkova, un grand et beau jeune homme âge de 27 ans saute par la fenêtre d'un appartement communautaire moscovite... il meurt quelques heures plus tard à l'hôpital." Evoquant sa poésie toute dévolue à la liberté, Medvedkova nous explique que ses "thèmes ne s'offrent qu'au regard attentif, s'enferment dans une opacité, repoussent  ceux qui sont habitués à la littérature des mots d'ordre. Parfois semi-abstraits, ces poèmes sont semblables à la première abstraction de Kandinsky: la syntaxe est brisée..."

Prorokov, un poète qu'il nous est donné de lire pour la première fois et qui illustre bien mon sentiment: si, comme l'écrivait Yves Bonnefoy, "la poésie moderne est loin de ses demeures possibles", les vrais poètes sont peut-être là, loin du brouhaha de la foule et des cracheurs de feu ou d'invectives, tapis dans l'indifférence d'une société où les paillettes et les coups de gueule "faceboochiens" de tous poils, semblent, hélas, dominer l'esprit et le temps.

Non, ce n’est pas l’heure

d’affermir les paroles par l’amour

et de bâtir le quartier de cartes,

où les rois –

sont d’escaliers les marches,

et les dames – des portes.

 

Cette flatteuse démarche

je la répudie avec douleur.

 

Je sais,

ce n’est pas l’heure,

on ne me croira pas.

 

Nikolaï PROROKOV (1967)


Les Hommes sans Epaules, 
ce sont aussi des dossiers sur Gaston Miron ou Alexandre Voisard, des poèmes d'Evtouchenko dont l'un des textes publiés, "Conversation", se termine ainsi (et fait écho à ma réflexion) : "Je pense à la honte - de nos descendants, - quand, réglant son compte à la turpitude, - ils se souviendront - de ces temps étranges..."

Evtouchenko est mort le 1er avril 2017."

Yves NAMUR (in Le Journal des poètes n°1, 2018, Belgique).

*

"La revue Les Hommes sans Épaules est une revue pleine et complexe. Pleine avec ses 336 pages, cela se conçoit. Complexe, ce numéro en particulier en est la preuve. Puisque son contenu suit plusieurs pistes, reprise tout au long de son cours pour certaine. Et la matière en son entier reste diverse et riche, comme le sommaire touffu en atteste, courant de la première à la quatrième de couverture. Indéniablement, l’axe principal se situe autour de la poésie russe contemporaine, pour rester large avec la découverte d’un poète ignoré jusqu’à présent que les HSE révèlent au grand jour : Nikolaï Prorokov.

Christophe Dauphin lui consacre en effet son éditorial. Le contexte ? Une URSS en « plein Dégel », après la mort de Staline en 1953, jusqu’à la prise en main du pouvoir par Brejnev, en 1964, ce qui correspond exactement à la période Khroutchtchev, plus « ouverte ». Auparavant, la littérature russe baigne dans le réalisme socialiste. Malheur à tous ceux qui ne veulent pas y adhérer : Essenine se suicide en 1925, Maïakovski en 1930. Goulag et mort en détention pour d’autres… Prorokov est l’héritier de Boulgakov (Maître et Marguerite) condamné à écrire pour son tiroir, comme l’écrit joliment l’animateur des HSE.

Vient un peu plus loin dans le cours du numéro le dossier à proprement parler de la livraison, consacré à Nikolaï Prorokov, par Olga Medvedkova. Elle relate les étapes de sa vie si brève entre sa naissance à Mourmansk en 1945 et sa défenestration en 1972, à Moscou. Il a fallu attendre 45 ans pour que ses poèmes enfermés dans une chemise voient le jour. Par les veines vrillées des sentiers, / par les opulentes rues moscovites, / les passants déambulent et mendient / quelque rumeur, des miettes de l’on-dit. D’autres poètes russes du Dégel sont présentés comme Andreï Voznessenski, Anatoli Naïman, Viktor Sosnora Je caresse des éperviers comme un bosquet de soldats / hérissés de baïonnettes !, Bella Akhmadoulina, Boris Pasternak qui refusa le Prix Nobel en 1958 et Iossif Brodski, condamné en 1964 à cinq ans de déportation et Prix Nobel en 1987, et en tête Evgueni Evtouchenko auquel Christophe Dauphin consacre en outre une étude. Né en 1933, près du lac Baïkal, Mon professeur de poétique, ce fut tout d’abord la taïga, mi-intellectuel mi-paysan, qualifié de poète de la déstalinisation, lecteur devant des foules immenses aussi bien en Russie qu’aux Etats-Unis, Evtouchenko fut le chef de file des poètes du Dégel. J’erre au fond de l’Egypte en un temps très lointain, / J’agonise pendu aux branches d’une croix. / Voyez, je porte encore la marque de ses clous. / Dreyfus, me semble-t-il, / c’est moi… (Babi-Yar, 1961 poème dénonçant l'antisémitisme, composé en symphonie par Chostakovitch). Evgueni Evtouchenko est mort durant la confection de cette livraison le 1er avril 2017.

Pour suivre un article sur Maïakovski par Iouri Annenkov, épuisé depuis 1958. Géant de près de deux mètres, Maïakovski bénéficie de deux coups de pouce retentissants, l’un par Gorki, l’autre par Lénine. L’auteur raconte ses différentes rencontres à Paris. Jusqu’à son suicide en 1930. Je suis quitte de la vie. / Inutile de faire le compte des souffrances, des soucis et querelles. / Vivez heureux.

Iouri Annenkov fait ensuite l’objet d’un portrait par Christophe Dauphin, surtout en tant que peintre proche du futurisme, cubisme, voire expressionnisme et abstraction. Il est vrai que les portraits proposés de Trotsky, Meyerhold, Gorki ou Pasternak sont proches de la caricature, et de ce fait très modernes. Iouri Annenkov est mort en 1974 à Paris. Puis Daniil Harms, poète, chef de file de l’Obériou, ultime groupe moderniste russe. Il meurt épuisé, affamé en 1942.

On passe sans transition, c’est aussi la marque de fabrication des revues, à aujourd’hui, à l’Ukraine et à une Femen : Oksana Shachko. Christophe Dauphin rappelle les grands devanciers comme Chevtchenko ou Makhno avant d’en venir aux premières manifestations des Femen qui obligeront celles-ci à s’exiler. Ce que fait Oksana Shachko en France, où prenant quelque distance avec les féministes françaises, elle se consacrera à la peinture d’icônes, art très précis et méticuleux, qu’elle détournera avec des symboles modernes, opposés au sacré d’origine.
Article de Branko Aleksić sur Ivo Andrić, poète bosniaque, prix Nobel en 1961, avec extrait de son discours à Stockholm : …le conteur et son œuvre ne servent à rien s’ils ne servent pas à l’homme et à l’humanité.

Pour en revenir aux HSE, hommage est rendu à deux collaboratrices de la revue décédées cet été : Jocelyne Curtil et Marie-Christine Brière. Puis deux dossiers consacrés à Gaston Miron, le grand poète québécois Je suis sur la place publique avec les miens / la poésie n’a pas à rougir de moi… et Alexandre Voisard par Christophe Dauphin, poète suisse du haut lyrisme : que chacun de tes gestes soit souverain / comme le poème de l’insecte sous l’écorce. Il dit aussi : « … le projet romanesque s’appuie sur une certaine structure. La poésie est démunie. Elle n’est pas dans la démonstration. »
Enfin des pages sont offertes à plusieurs auteurs remarquables : Annie Salager, Jean-Claude Tardif, Daniel Abel, Frédéric Tison, Eric Chassefière, Nicolas Rouzet et Aurélie Delcros. Ne pas omettre les fortes notes de lecture, plusieurs en rapport avec le thème principal de la livraison.

Il ne doit pas être facile pour l’animateur de mettre tout cela en page, ou « en musique ». Qu’on se rassure, en rendre compte n’est pas plus aisé ! En tout cas, un numéro « formidable », comme à chaque fois.

Jacques MORIN (cf. « La revue du mois », in dechargelarevue.com, octobre 2017).

*

Совсем другого рода книга, но тоже связанная с советским поэтическим андерграундом. Если в исследовании Конакова речь идет о вполне себе классиках, то покончивший с собой в 1972 году Николай Пророков — фигура, полностью выпавшая из истории литературы. Первая небольшая публикация поэта случилась полгода назад, теперь вышло полное собрание его текстов. Такие открытия всегда увлекают. Они вновь проявляют двоякую природу литературного андерграунда — одновременно системы связей, незримых институций, в которых создавались судьбы и репутации, и просто общности всех ищущих и пишущих на русском языке. Пророков принадлежал второй, но не первой. Его тексты моментально узнаются как поэзия 60-х — с общими для времени интонациями, влечениями и влияниями. Однако у него не было литературных знакомств — не было людей, которые сделали бы его талантливые стихи частью общей литературной жизни поколения. Были бурная богемная молодость, относительно успешная карьера на радио, семейные и любовные драмы, смерть в эталонно-романтические 27 лет. И были стихи: частью — обыкновенно подростково-восторженные, частью — очень особенные и, скажем так, трезвые. Главное свойство его поэзии: она зависает между двумя полюсами — навязчивой фантазией о большой культуре, заклинаниями великих (лейтмотив — воображаемая полулюбовная связь с Ахматовой) и абсолютно частным, не видимым никому делом. Пророков становится настоящим поэтом именно тогда, когда говорит ни с кем и понимает, что его никто не слышит. Сложно не фантазировать о том, как сложился бы его путь, если бы у этих стихов нашлись понимающие читатели помимо нескольких близких друзей автора. С другой стороны, эфемерная красота этого маленького корпуса стихотворений именно в том, что они располагаются как бы на самом краю литературности. Там, где стихи — только естественная потребность говорить.

"Под вечер шамкали / шаги соседей, / и запах щей, / как свежий ветер, / врывался в комнату, / чтоб волосы трепать / и путать мысли. / Под фонарем / ершист и светел / отрезок дерева в окне. / Назавтра / щей не стало — / прокисли. / Но свежий ветерок рассольника / все так же волосы трепал / и путал мысли".

Издательство Культурный слой (in Kommersant, Mocou, novembre 2017).

*

Les Hommes sans épaules, cahiers littéraires semestriels dirigés par Christophe Dauphin, ne s’appréhendent pas comme une revue. A mi-chemin entre le livre et  le périodique, cette magnifique publication propose certes des articles. Mais le paratexte et le format proposés apparentent cette belle réalisation au volume d’un livre, souvent conséquent (336 pages pour ce numéro 44) plutôt qu’à une revue.

Le propos varie aussi de celui d’une revue classique. Suivant un groupement thématique, Les Hommes sans épaules recensent au sommaire du dossier proposé à chaque numéro des auteurs et leurs œuvres, connus et moins connus, qui s’y apparentent. Suivant à chaque fois la même mise en œuvre, les extraits sont précédés par un discours critique qui fait office d’introduction. Ce dispositif permet d’envisager le texte et son auteur dans une globalité signifiante, car sont évoqués les contextes historiques et culturels qui ont sous-tendu leurs productions. Ces introductions sont d’une rare qualité, car le comité de rédaction laisse la parole à des spécialistes du thème choisi. Le lecteur a donc le plaisir de pouvoir découvrir à la fois une époque, un contexte, des auteurs et des productions savamment choisies.

En manière d’avant propos, Christophe Dauphin propose, pour chaque numéro, un éditorial. Ce numéro 44, consacré à Nikolaï PROROKOV et aux « Poètes russes du Dégel », est précédé d’une introduction chapeautée par deux épigraphes. L’une est une citation tirée de Littérature et révolution, de Léon Trotsky, l’autre convoque Karl Marx, avec des lignes tirées du Débat sur la liberté de la presse. Le ton du propos, intitulé La Poésie n’est pas au service d’une classe, est donné.  Ces deux références soutiennent les lignes de Christophe Dauphin qui nous rappelle que la poésie est universelle, qu’elle transcendance les contingences historiques et politiques. Noms et parcours de vie de poètes pour exemples, il nous montre que nombre d’entre eux ont péri à cause de leurs écrits. Ces références, des hommes héroïques, nous rappellent que la liberté est avant tout celle de créer, celle de pouvoir s’exprimer. Le directeur des Hommes sans Epaules nous rappelle que cette période du « Dégel » est le terreau d’une production poétique abondante, mais majoritairement étouffée et passée sous silence. Autant de noms auxquels la revue rend hommage, d’œuvres mises en lumière, de parcours de vie bien souvent écourtés par le fait d’avoir osé être poète. Replacées dans le contexte historique et politique de l’époque, brillamment évoqué par l’auteur de cet éditorial, ces figures marquantes de la poésie russe sont convoquées dans une perspective marxiste et littéraire. Ainsi s’expliquent les mouvements et les écoles qui ont pris racine dans ce contexte particulier, ainsi que la posture de chacun. Et le point commun, qui est celui de ne jamais cesser de vouloir résister, sert de fil directeur à cette belle recension. 

A ce titre, le dossier central, consacré à Nikolaï Prorokov, est représentatif de cette posture de résistance et de sacrifice pour la liberté. La présence de ce poète ainsi que le caractère inédit des textes proposés est mis en exergue dans l’introduction. Cette présentation ainsi que le choix des extraits sont l’œuvre d’Olga MEDVEDKOVA et de Karel HADEK.  Ce dossier est accompagné d’articles et de citations d’œuvres d’autres poètes de cette époque, tels qu’Evgueni EVTOUCHENKO, Andreï VOZNESSENSKI, Anatoli NAÏMAN, Viktor SOSNORA, Bella AKHMADOULINA, Boris PASTERNAK et Iossof BRODSKI . Le paratexte qui présente chaque auteur et les productions publiées est toujours riche et guide le lecteur dans son appréhension globale de l’oeuvre.

A ces groupements thématiques se joignent des rubriques : « Le Document des HSE » que ce numéro consacre à Maïakovski dans un article intitulé « Maïakovski inconnu » signé par Iouri Annenkov ; « Le portrait des HSE » dédié cette fois-ci à Iouri Annenkov et signé Christophe Dauphin ; « Le peintre des HSE », Oksana Shachko ; « Les pages des HSE » qui proposent une série de productions de poètes de tous horizons. Ces index et les auteurs et artistes qui y sont mis à l’honneur sont toujours accompagnés d’une introduction qui présente et situe les éléments proposés.

Peut-on alors parler encore de revue. Oui, certainement, car il s’agit bien d’une publication périodique spécialisée dans un domaine précis. Mais la qualité des éléments paratextuels, la diversité des références proposées et leur mise en perspective font des Hommes sans Épaules un document d’une grande richesse. La thématique abordée fait l’objet d’un travail explicatif conséquent, tout comme chaque rubrique. Le lecteur peut alors situer ce qu’il découvre. Sans jamais orienter sa lecture, Les Hommes sans Épaules lui offre la possibilité d’appréhender une époque, une œuvre, un auteur, une problématique, en lui permettant de se forger une opinion, et en lui offrant les outils nécessaires à une compréhension approfondie et autonome des domaines abordés.

Enfin, les pages liminaires de ce numéro 44 mettent à l’honneur deux « Femmes sans épaules », Jocelyne Curtil et Marie-Christine Brière, disparues cette année. Hommage émouvant auquel se joint l’équipe de Recours au Poème qui salue, tout comme le rappelle le comité de rédaction des HSE, l’importance de l’œuvre de chacune d’entre elles.

Carole MESROBIAN (cf. "Revue des revues" in www.recoursaupoeme.fr ).

*

"Nikolaï Prorokov et les poètes russes du Dégel; Les HSE n°44; prenez le temps de parcourir ce numéro exceptionnel."

Jean-Pierre LESIEUR ( in Comme en poésie n°72, décembre 2017).

*

« En cette période singulière où les violences faites aux femmes apparaissent au grand jour dans toutes leurs insupportables étendues et intensités, le comité de rédaction des HSE ouvre ce numéro 44 par un hommage aux Femmes sans Epaules, rendant hommage à deux femmes, poétesses et plus, récemment disparues : Jocelyn Curtil et Marie-Christine Brière qui, toutes les deux, en leur propre style, luttèrent pour la liberté des femmes et pour la liberté de tous, contre toutes les formes d’oppression.

 Le dossier est consacré cette fois à Nikolaï Prorokov (1945 – 1972), poète russe totalement inconnu qui sort ainsi de l’ombre avec ce numéro des HSE. Il trouve ainsi sa place aux côtés des grands poètes, régulièrement célébrés, du « Dégel », période de libéralisation de la littérature soviétique qui débute en 1954  –  1956. C’est, après la mort de Staline, toute la vie de l’esprit qui reprend dans la zone d’influence soviétique même si elle reste sous contrôle, la répression contre la Révolution hongroise en fut la démonstration. Le silence s’impose rapidement à ceux qui ne veulent pas collaborer, victimes d’une censure implacable. Mais la créativité souterraine se déploie malgré tout.

Nikolaï Prorokov tient une place à part au milieu de ces silencieux de talent. Il semble toutefois influencé par le symbolisme et par un mouvement poétique opposé, fondé en 1913 par Nikolaï Goumilev, l’acméisme, qui dénonce l’occultisme et la religiosité du mouvement symboliste. C’est Olga Medvedkova, qui connut Nikolaï Prorokov quand elle était enfant, qui dresse le portrait de ce « poète oublié de l’underground moscovite », évoque sa rencontre avec Mikhaï Boulgakov, son « irruption » dans la poésie, une poésie qu’il veut sans la moindre compromission, sans détour, sans recul :

« Ses mots à lui, nous dit Olga Medvedkova, se veulent gestes, aussi vrais et crus que brusques, aussi peu « littéraires », polis. Ils ne simplifient pas, ne flattent aucun ego. Ses mots à lui ne sont ni sentimentaux ni narcissiques. En mélangeant les registres de langage, ses poèmes ne s’offrent qu’au regard attentif, s’enferment dans une opacité, repoussent ceux qui sont habitués à la littérature des mots d’ordre. Parfois semi-abstraits, ces poèmes sont semblables à la première abstraction de Kandinsky : la syntaxe est brisée, on devine la trame narrative mais on reçoit surtout la décharge d’une vision. »

« C’est, dit-elle encore, en tant que poète lyrique – qui métaphysiquement – est du côté de ce qui vit, du non-fini – que Nikolaï se trouve du côté des tristes (alors que le régime exalte l’enthousiasme), des vieilles et des laides, des chers infirmes et tendres gueux », de ceux qui marchent les pieds nus sur la glace et à qui les pères – « vieillards robustes honnis » – ne pardonneront jamais la moindre défaillance. Cet épithète d’« honni » (ottorzhennyj) est l’une des plus grinçantes dans sa poésie ; les pères ne sont pas honnis par les gens mais par la vie elle-même ; ce sont des morts-vivants, des loups garous. »

 La charogne

 Remuez les doigts d’un cadavre,

Arrangez les cheveux de ses mains,

Joignez ses paumes en haut-parleur,

Criez à sa place par sa voix.

 

Déambulez avec ses pieds

Comme s’il avançait lui-même.

Battez vos ennemis de ses poings,

Comme il se doit, comme on aime.

 

Si quelqu’un s’est trompé quelque part,

Secouez sa tête en désapprouvant.

Et au bout de trois minutes

On croira le cadavre vivant.

 

En confondant la mort et la vie,

Vous allez y croire vous aussi.

                               Poème de Nikolaï Prorokov

Ce numéro exceptionnel, consacré à cet Est si proche, est riche d’autres rencontres, depuis Evtouchenko jusqu’aux Femen : Editorial : « La Poésie n’est pas au service d’une classe », par Christophe DAUPHIN –  Les Porteurs de feu : Gaston MIRON, par Jean BRETON, Frédéric Jacques TEMPLE, Christophe DAUPHIN, Alexandre VOISARD, par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Gaston MIRON, Alexandre VOISARD – Ainsi furent les Wah : Poèmes de Annie SALAGER, Jean-Claude TARDIF, Daniel ABEL, Frédéric TISON, Eric CHASSEFIERE, Nicolas ROUZET, Aurélie DELCROS – Dossier : « Nikolaï PROROKOV & les poètes russes du Dégel », par Olga MEDVEDKOVA, Karel HADEK, Poèmes de Nikolaï PROROKOV, Evgueni EVTOUCHENKO, Andreï VOZNESSENSKI, Anatoli NAÏMAN, Viktor SOSNORA, Bella AKHMADOULINA, Boris PASTERNAK, Iossif BRODSKI – Une voix, une oeuvre: « Evgueni EVTOUCHENKO », par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Evgueni EVTOUCHENKO – Le Document des HSE : « MAÏAKOVSKI inconnu », par Iouri ANNENKOV, Poèmes de Vladimir MAIAKOVSKI
– Le Portrait des HSE : « Iouri ANNENKOV, le peintre et ses rencontres », par Christophe DAUPHIN, avec des textes de Iouri ANNENKOV – La Mémoire, la poésie : « Daniil HARMS, poète obériou à Leningrad », par Christophe DAUPHIN, Poèmes de Daniil HARMS – Le peintre des HSE : « Oksana SHACHKO, la feuille d’or de la révolution », par Christophe DAUPHIN, avec des textes de Oksana SHACHKO, Taras CHEVTCHENKO, FEMEN – Dans les cheveux d’Aoun : « Les papillons noirs d’Ivo ANDRIC », par Branko ALEKSIC, avec des textes de Ivo ANDRIC –Les Pages des HSE : Poèmes de Elodia TURKI, Paul FARELLIER, Alain BRETON, Christophe DAUPHIN – etc. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, novembre 2017).

*

" Sous la houlette très professionnelle de Christophe Dauphin, ces cahiers littéraires proposent toujours des sommaires originaux. La revue s’ouvre sur un vibrant hommage à une trinité subversive : Thérèse Plantier, Jocelyne Curtil et Marie-Christine Brière. S’en suit un éditorial de 16 pages où il est rappelé que « la poésie n’est pas au service d’une classe ». Dauphin y évoque la figure trop méconnue de Nikolaï Prorokov (1945-1972) ainsi que ceux que l’on nomma « les poètes du dégel » après la mort de Staline en 1953. Aussi intense que bref, ce dégel a permis l’éclosion de talents originaux et de poètes courageux tels que Brodski, Pasternak, Evtouchenko ou Voznessenski. Le remarquable travail de recherche de Karel Hadek permet à chacun de trouver de bons repères pour une lecture efficace au fil d’un riche dossier de plus de 140 pages.
Signalons également les focus éclairants sur deux « porteurs de feu » qu’il est urgent de relire : le Canadien Gaston Miron et le Suisse Alexandre Voisard. Puis le chapitre « ainsi furent les wah » ouvre ses pages à sept excellents poètes contemporains parmi lesquels Eric Chassefière et Jean-Claude Tardif. Enfin, comme toujours avec les HSE, l’ouverture aux autres se poursuit à travers différentes formes d’expression poétique ou d’abondantes notes de lecture. "

Georges CATHALO (cf. "Lectures flash 2018" in  revue-texture.fr, janvier 2018).




2003 - À propos du numéro 15

     « Nous avons fait l’historique de cette revue dans Multiples n°54, reparlé d’elle dans Multiples n°61, au temps où elle faisait 120 pages et où Alain Castets tentait de regrouper les forces poétiques. Tout allait enfin changer (HSE n°12). Mais la rupture d’avec ce polémiste à tout crin intervient au n°15. Les racontars vont bon train. Aussi les HSE se coupent de ce poète et de son association « Clarté Poésie ». Fin du rêve de puissance. La revue n’en conserve pas moins sa bonne mine, je veux parler de son épaisseur (elle passe de 120 à 160 p.) et de sa qualité. Elle atteint même une sorte de perfection dans l’équilibre, honorant à la fois les grands noms un peu oubliés et les petits jeunes dont s’occupe le vaillant Christophe Dauphin… Les Hommes sans Épaules, une revue de poids. »
    Henri Heurtebise (Multiples n°65, septembre 2004).

    « Les Hommes sans Épaules, c’est plein de bons auteurs. »
    Christian Degoutte (Verso n°118, septembre 2004).

    « Un très beau numéro (n°15) de la nouvelle série avec un dossier « Les Poètes dans la guerre »… Les HSE ont 50 ans. Christophe Dauphin nous dit que les HSE furent au côté de Guy Chambelland pour la création d’une autre revue de grande qualité « Le Pont de l’Epée ». Saluons avec les HSE, la mémoire de Guy Chambelland. A lire avec bonheur, un bonheur qui relève de l’aventure éveillée de la poésie contemporaine. »
    Jean-Pierre Védrines (Souffles n°203/204, 2004).

    « Les Hommes sans Épaules n°15. Un sommaire vraiment époustouflant. »
    Yves Artufel (Gros Textes n° 40, printemps 2004).




Lectures :

LA REVUE DU MOIS DE MAI 2023, C’EST : Les Hommes sans Épaules n° 55

On a une somme ! Près de 350 pages, consacrée aux poètes de l’Est (de la France), entre Alsace et Lorraine. Tous les auteurs importants alsaciens et lorrains sont recensés dans ce volume. Tous avec une notice biographique et bibliographique large et soignée.

Chaque fois, on rentre dans un destin, une histoire, pour ne pas dire hors norme, on va dire étonnante. Ces vies de poètes si différents défilent et on y trouve chaque fois un intérêt renouvelé. Parfois aussi on est un peu déçu par les textes joints et proposés, peut-être insuffisamment nombreux ou reflétant des époques même récentes un peu dépassées ou des styles relativement datés. Mais j’ai tout lu d’un bout à l’autre en me régalant. Il faut bien avouer qu’il y a là un particularisme spécifique entre une histoire avec un basculement de nationalités entre 1871 et 1919, puis entre 1940 et 1945 d’un côté et de l’autre consécutivement une langue tiraillée entre français et allemand.

Pour prendre les grands aînés : Jean Hans Arp parle trois langues dans son enfance, avec l’alsacien. Il est aussi bien poète que sculpteur et fera partie du groupe fondateur du mouvement Dada. Les oignons se lèvent de leurs chaises / et dansent aussi rouge que si l’on gantait le jus des nains… Second « porteur de feu » : Yvan Goll, seul représentant de l’expressionnisme en France. Il s’opposera à Breton qui défend écriture automatique et récits de rêves contre une pensée où la raison intervient davantage. Il a inventé le Réisme. À noter, comme le souligne Christophe Dauphin, que son œuvre en France n’est plus du tout éditée. De lunes à lunes / se tendent les courroies de transmission / Soleil sur monocycle / au vélodrome astronomique / poursuis ton handicap…

Suivent ensuite Charles Guérin, poète symboliste, franc-tireur, avec un focus sur le maître verrier Emile Gallé. René Schickele, « général des pacifistes », Claire Goll, à la vie exaltante, Nathan Katz et un second focus sur les « Malgré nous ». Puis Henri Thomas qui pense que « le roman est lié à la vie alors que la poésie est liée au langage. Déclenchement d’une action contre déclenchement d’une harmonie ». La Bastille a des aubes froides / La neige y fait des taches noires.

Le grand Jean-Paul de Dadelsen dont le maître livre est « Jonas ». Claude Vigée disparu en 2020 à l’âge de 99 ans. Il ne nous reste pas un endroit pour tomber. Daniel Abel, son amitié avec André Breton, son lyrisme teinté de merveilleux. Jean-Claude Walter publié par Rougerie. Jacques Simonomis, revuiste de « Soleil des Loups » avec Jean Chatard et du « Cri d’os » : Des terres attendent / serrées dans tes poches / rapetassées d’étoiles filantes / d’éclisses de soleil / avec sous ton mouchoir / la mer qui vaut le coup…

Le dossier central est consacré à Richard Rognet par Paul Farellier : l’enfant s’est retrouvé / prisonnier de la vie, sentinelle d’un territoire / qui ne s’est pas livré. Autre dossier : Maxime Alexandre par Karel Hadek. Il a connu une vie passionnante, rencontre avec Aragon, rupture avec le surréalisme, communisme, expérience catholique…

Joseph Paul Schneider, Roland Reutenauer et Jean-Paul Klée, qu’on adore : « la matière verbale s’est emparée de ma pauvre personne ». Autant de livres édités que d’inédits. Avec un focus sur le Struthof où son père est mort par Christophe Dauphin et des dessins d’Henri Gayot. Enfin Germain Roesz à la fois peintre, poète et éditeur des « Lieux-Dits ». Gérard Pfister et les éditions Arfuyen…

Enfin Ernest de Gengenbach par César Birène, sous-titre : « Satan dans les Vosges ». Une vie incroyable qui mériterait un film. Il est exclu du groupe surréaliste en 1930, y opposant politique et ésotérisme. Prêtre défroqué, a collectionné les « bienfaitrices »…

À noter encore René Char, Christophe Dauphin et Marc Patin, les critiques…

Un numéro passionnant.

Jacques MORIN (in www.dechargelarevue.com, 1er mai 2023)

*

Les Poètes de l’Est dans les Hommes sans Epaules

Christophe Dauphin a voulu ce numéro consacré aux poètes de l’Est, de l’Est de la France, autour de l’Alsace et de la Lorraine, à l’identité marquée et souvent douloureuse. Le dernier numéro consacré aux poètes de cette terre pourtant propice à la création datait de 1972. Il était grand temps. Dans ce numéro de Poésie 1, le n°26, la question alsacienne était présente, celles aussi de la langue, de la guerre, de l’occupation allemande, de l’annexion, etc. Christophe Dauphin prend le temps de rappeler les traumatismes, les blessures non cicatrisées qui immanquablement, consciemment ou non, orientent encore la chanson du poète de l’Est même si la Lorraine et les Vosges relèvent d’autres particularismes que l’Alsace. Si le destin n’est pas commun, il est bien partagé.

Deux porteurs de feu sont présents dans ce volume, Jean Hans Arp et Yvan Goll.

« Jean Hans Harp, nous dit Christophe Dauphin, n’est pas seulement le plus grand artiste sculpteur et poète alsacien, mais aussi, avec Francis Picabia, le plus grand peintre-poète du XXe siècle. Les deux sont issus du sulfureux et subversif mouvement Dada. Il y a donc une injustice à voir son œuvre plastique magnifique occulter son œuvre poétique, qui ne l’est pas moins, magnifique. »

Les HSE nous introduisent ainsi à la poésie du strasbourgeois qui disait de sa sculpture « C’est de la poésie faite avec les moyens plastiques ». L’œuvre poétique de Arp dépasse son expression poétique, elle-même remarquable, pour embrasser toute sa création.

 

Extrait de « Sophie rêvait Sophie Peignait Sophie dansait » :

 

Tu rêvais d’étoiles ailées,

de fleurs qui cajolent les fleurs

sur les lèvres de l’infini,

de sources de lumière qui s’épanouissent,

d’éclosions symétriques,

de soies respirantes,

de sciences sereines,

loin des maisons aux mille dards,

aux prosternations de déserts naïfs,

parmi mille miracles débraillés.

Tu rêvais de ce qui repose dans l’immuable de la clarté.

Tu peignais une rose dévoilée ;

un bouquet d’ondes,

 un cristal vivant.

Yvan Goll (1891-1950) est vosgien. Il laissa une œuvre considérable en allemand, français et anglais. Si la poésie tient dans son œuvre la place essentielle, il s’intéressa aussi au roman, au théâtre, à l’opéra, rédigea des essais, des anthologies et assura des traductions. S’il est connu et reconnue en Allemagne, il est totalement oublié en France, malheureusement. Ce « Jean sans Terre » devenu par la poésie homme complet, homme universel, mérite pourtant une attention très particulière. Les HsE nous offrent donc la possibilité de découvrir pour la plupart d’entre nous un poète exceptionnel et parfois visionnaire.

 

Extrait de « Amérique » (in Elégie de Lackawanna, 1944) :

 

Amérique aux yeux de mercure et d’oranges

Amérique au crâne rempli de fourmis et de comètes rouges

Amérique qui cours et qui n’habites

Que des villes défaillantes sur les dunes

Halte ! Halte ! sur les boomerangs de tes highways

Halte ! devant tes totems d’essence

Dont les yeux de tabac et de pétrole

Clignent sous la dune d’anis

Halte ! te dis-je, car dans ton dos cavale l’avenir

Et le regard sacrificateur de l’Indien

Fait tourner à l’envers les roues de ton soleil

Les roues rutilantes de tes iris ferrugineux

Et les dollars de on chariot roulant à l’infini

Amérique prends garde aux venins verts du lierre indien

Aux plumes de coqs déjà plantées dans ton échine

Prends garde au triangle de l’oiseau nickelé

J’entends tes fleuves frapper leurs écailles de cuivre

Et les oreilles de tes moules emplies

Du suicide éternel des eaux et de la créature

 

Bien d’autres poètes de l’Est sont présents dans ces pages, notamment Richard Rognet longuement présenté par Paul Farellier et le toujours aussi étonnant Ernest de Gengenbach, abbé saisi et déchiré entre dieu et diable par sa rencontre avec le surréalisme.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 13 juin 2023).

*

La belle revue pilotée depuis 1997 par Christophe Dauphin parait deux fois l’an, en mars et en octobre, proposant 350 pages de poésie venue de tous les coins du monde. Cette troisième série, qui en est aujourd’hui à son numéro 55, a été précédée d’une première, initiée par Jean Breton, qui parut à Avignon puis à Paris de 1953 à 1956 (neuf numéros), puis d’une seconde, sous la direction d’Alain Breton, publiée à Paris de 1991 à 1994 (onze numéros).

Les Hommes sans Épaules est le nom d’une tribu dans le roman Le félin géant de J.-H. Rosny aîné, ainsi que le rappelle l’extrait du roman placé en quatrième de couverture, hommes que ne charge aucun fardeau, « hommes de la tête aux pieds, sans épaules mais entiers, c’est-à-dire avouant nos faiblesses et nos forces, [qui] célébrons encore le rêve, l’amitié de l’homme et de la nature ». Un historique très complet de la création et de l’évolution des Hommes sans Épaules est retracé par Christophe Dauphin à l’occasion des 70 ans de la revue, dans un Salut aux riverains de 2023 qui fait écho à l’Appel aux riverains de 1953, le manifeste des Hommes sans Épaules, dans lequel Jean Breton écrivait : « La poésie ne saurait se définir par sa mise en forme, puisqu’elle échappe à son propre moule pour se répandre et se communiquer. Elle est cette rumeur qui précède toute convention esthétique ; domptée, mise au pas ou libérée selon une technique personnelle à chaque poète, elle court sa chance, à ses risques et périls ; elle s’offre à la rencontre, au dialogue… Notre revue est un lieu de rencontres. Nous ouvrirons les portes, les laissant battantes, nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète… ».

Ce numéro 55 des HSE est consacré aux poètes de l’Est de la France : Alsace, Lorraine et Vosges. Nous renvoyons le lecteur à la présentation qu’en fait Christophe Dauphin sur le site de la revue, à partir du voyage qu’il a réalisé dans ces régions durant l’été 2021. Il y détaille notamment le contexte alsacien, avec la longue occupation allemande (1871-1918), le tiraillement entre deux langues, le sentiment de dépossession d’une culture proprement alsacienne, ni française, ni allemande, ainsi que l’exprime le dessinateur Tomi Ungerer : « En Alsace, j’ai été élevé entre deux arrogances, allemande et française. Les Français et les Allemands sont pour moi des occupants. Psychologiquement, la France a commis sur mon pays un assassinat culturel difficile à pardonner, car il m’a coûté très cher. À l’école, c’était deux heures de retenue ou une baffe dans la gueule pour un mot d’alsacien… Avec les nazis on n’avait pas le droit de parler le français, et avec les Français on pouvait être puni pour un mot d’allemand ou d’alsacien... ». Contexte difficile pour les poètes que ce bilinguisme de fait, tant la langue dans laquelle est écrite le poème est constitutive de sa musique, qui touche autant à la forme qu’au fond. Les deux Porteurs de feu (poètes jugés majeurs du siècle écoulé, placés à la une de chaque numéro de la revue), sont pour ce numéro l’alsacien Jean Hans Arp, le célèbre peintre et sculpteur cofondateur du mouvement Dada, dont on sait moins qu’il fut aussi un grand poète, et le poète vosgiens Yvan Goll. Les deux hommes maitrisaient aussi bien le français que l’allemand, et ont écrit dans les deux langues. Citons le poème intitulé Tu étais claire et calme de Arp, pictural et lumineux, dans lequel il parle de sa compagne Sophie Taeuber, également peintre et sculptrice : « Tu étais claire et calme. / Près de toi la vie était douce. / Quand les nuages voulaient couvrir le ciel / tu les écartais de ton regard. // Tu regardais avec calme et soin. / Tu regardais soigneusement le monde, / la terre, / les coquilles au bord de la mer, / tes pinceaux, / tes couleurs. // Tu peignais le bouquet de la lumière / qui croissait, / s’élargissait, / s’épanouissait / sans cesse sur ton cœur clair. / Tu peignais la rose de douceur. / Tu peignais la source d’étoile. » De Goll, ce poème sombre, Ta lampe de deuil, extrait du recueil Traumkraut, traduit en français par sa femme Claire Goll (L’herbe du songe), écrit à l’hôpital de Strasbourg tandis qu’il luttait contre la leucémie, qui dit la souffrance de l’exil loin du pays natal (c’est en exil aux États-Unis, où il passe de nombreuses années, de 1939 à 1947, qu’il apprend en 1945 sa leucémie, dont il décèdera cinq ans plus tard) : « Ta lampe de deuil, bien-aimée / Brille vers moi à travers tous les lointains / Comme les yeux rougis des étoiles tourmentées // J'ai bu les timbales de vins fatals / Quand j'étais solitaire / Et exilé de ton vignoble // Pourquoi le soleil bruit-il plus doré / Quand je ferme les yeux / Et pourquoi ton sang bat-il en moi plus violemment // Si toi qui m'es ravie / Tu ne m'appelles plus qu'avec des bras de brume ? ».

Les auteurs recensés dans ce volume, comme dans tous les autres, font l’objet de notices biobibliographique particulièrement riches et soignées. Douze poètes alsaciens sont présents dans ce numéro 55. Outre Arp, on peut lire Maxime Alexandre, poète juif alsacien surréaliste communiste puis chrétien, Nathan Katz, poète dialectal méconnu, à tort, hors de sa région, le météore Jean-Paul de Dadelsen, Claude Vigée, Joseph Paul Schneider, Jean-Claude Walter, Roland Reutenauer, l’enfant terrible Jean-Paul Klée, Jacques Simonomis le poète du Cri d’os, le peintre-poète strasbourgeois Germain Roesz et Gérard Pfister, poète qui a aussi développé un impressionnant catalogue éditorial chez Arfuyen. Parmi les poètes lorrains et vosgiens, outre Yvan Goll, figurent dans ce numéro le symboliste Charles Guérin, notamment autour de sa passion pour l’Alsacienne Jeanne Bucher, appelée à devenir l’une des grandes figures de l’art moderne, Daniel Abel, très marqué par le surréalisme, Serge Basso de March, l’abbé Ernest de Gengenbach, Henri Thomas, proche d’Artaud et de Gide. La rubrique Une voix, une œuvre, proposée par Karel Hadek, est consacrée à Maxime Alexandre, né en 1899 et mort en 1976. C’est par l’intermédiaire d’Aragon, rencontré dans un café de Strasbourg, qu’il rejoint à Paris le groupe surréaliste autour d’André Breton, dont il fréquente les réunions jusqu’en 1932. Il pose dès 1927 la question d’un rapprochement avec le parti communiste, Aragon adhérant précisément la même année au parti, adhésion qui le conduira à une rupture officielle avec Breton et les surréalistes. Traumatisé par la guerre et l’holocauste, qui lui faire prendre conscience de sa judéité, Alexandre se convertit en 1949 au catholicisme sous le parrainage de Paul Claudel, conversion dont il reviendra, « étranger parmi les surréalistes, étranger parmi les communistes (et les athées), étranger parmi ses compatriotes, étranger parmi ses coreligionnaires… », éternel solitaire, tel le mendiant d’un poème extrait du recueil Le juif errant :

J’ai longé les routes sans dormir

J’ai offert mon visage aux nuits

Une branche verte m’a dit de pleurer

Le songe de l’eau m’a fait boire

 

C’est la soif de l’homme

Qui n’a pas de bornes

La soif de l’homme

Dans le sable des routes

 

C’est la faim de l’homme

Qui n’a pas de bornes

Comme l’aile de l’oiseau

Sous le vent des mers

 

J’ai gémi dans le sable rouge

J’ai parlé au sable du désert

Un souffle ardent m’a répondu

Le vent a soulevé le feu du ciel

[…]

C’est à Richard Rognet, poète vosgien resté toute sa vie attaché à sa terre, et Porteur de Feu des Hommes sans Épaules (n°33, 2012), qu’est consacré le dossier central sous la houlette de Paul Farellier, qui écrit notamment, concernant cette poésie : « Il en émane – dans ses registres opposés : d’un côté l’obscur, l’âpre et le voilé, et de l’autre, la douceur du regard, la clarté sensitive – quelque chose comme d’une âme souffrante et illuminée. L’unité de cette œuvre tient moins à la pure qualité formelle, jamais relâchée, de la chose écrite, qu’à la conjonction « astrale » qui s’y révèle d’un élan du vivre sous la fascination de la mort et d’un désir de se surmonter vers l’inaccessible ». Pour Christophe Dauphin, toujours à propos de Rognet : « Le poème se situe ici à la lisière du monde, du temps, du dehors et du dedans, du lointain et du proche, « là où la vie ne – distingue plus ce que tu vois dehors de ce qui – vibre en toi, comme le lieu parfait de ta naissance. » Là, ou le brin d’herbe incarne tout le cosmos, en équilibre sur la foudre, le poème et la tombe : Aujourd’hui, au déclin – de ma vie trop visible, - j’étrangle mon poème : - je veux voir l’intérieur, - les passagers confus – qui me frôlent, se taisent. Le poète ne soulève pas seulement le temps, il le secoue comme une nappe, faisant alors ruisseler, vallées, fleurs, enfance, et émotions toujours (rien n’est gratuit dans sa poésie) entre les herbes drues et les tendres, l’arbre et les pierres entre les doigts du jour ». Citons un extrait des cinq poèmes inédits de Richard Rognet présentés dans le dossier central, qui dit la présence caressante de la nature : « Pourtant, les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes.  Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces massues, les parfums altérés, les traces que laisse derrière elle une nuit de larmes. Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que celles que dispense un ciel subrepticement dégagé, je les voyais comme l’étrave d’un vent réconfortant préparant le passage d’une joie franche, à hauteur d’homme – ô les abris rêvés sous d’inimitables voix ! et ces baisers qui traversent l’obscurité comme une eau dévalant les montagnes en grésillant sur les pierres ! / Revenons aux oiseaux, à la place qu’ils ont partagée avec celle des branches où murmure, longtemps après leur envol, la paix d’un matin propice aux interrogations du réveil ou celle, non moins pénétrante, d’un soir qui bouge à peine devant les filets de la nuit ».

César Birène consacre une rubrique intitulée Satan, la poésie, à Ernest de Gengenbach, qui alors qu’il était au séminaire pour devenir prêtre, a connu une expérience amoureuse avec une comédienne. Dénoncé et chassé du séminaire, le jeune homme, très perturbé, a la révélation du surréalisme et rencontre Breton, qui publie de lui une lettre dans La révolution surréaliste d’octobre 1925, lettre où Gengenbach écrit notamment : « J’ai trop subi l’empreinte sacerdotale pour pouvoir être heureux dans le monde… Je tombai dans la neurasthénie aiguë et la dépression mélancolique et devins nihiliste, ayant complètement perdu la foi, mais restant néanmoins attaché à la douce figure du Christ si pure, et si indulgente. J’ai maudit tous ceux qui, prêtres, moines, évêques, ont brisé mon avenir parce que j’étais obsédé par la femme, et qu’un prêtre ne doit pas penser à la femme. Race de misogynes, de sépulcres blanchis, squelettes déambulants !... Ah ! si le Christ revenait ! ». Breton rompra plus tard avec le personnage, qui se déclarera « surréaliste sataniste », et mènera une vie marquée au sceau d’une schizophrénie tous azimuths, « sans cesse écartelé entre vie mondaine et vie mystique, christianisme et surréalisme, religieux et profane, Dieu et Diable, chair et mysticisme, péchés et repentirs, hystérie et duperie, liaisons sulfureuses et saintes femmes », qui le conduira à de fréquents séjours en hôpital psychiatrique sur la fin de sa vie. Des poèmes du recueil Satan à Paris, publié en 1927, sont proposés, dont voici un extrait significatif : « Figures de pénombre / en frou-frou de surplis / tes prêtres fureteurs aux écoutes de buanderie / sont aux aguets derrière la grille / du confessionnal / pour absoudre les cochonneries / de l’homme triste animal / après le coït. / Embusqués dans le tribunal guérite / ils se tortillent comme des chenilles / à l’audition des épopées paroissiales ! ».

Les pages libres des HSE présentent quelques poèmes de René Char, Jean Breton et des membres du comité de rédaction de la revue. Puis vient la rubrique Avec la moelle des arbres consacrée aux notes de lecture, rédigées ici par Odile Cohen-Abbas, André-Louis Aliamet et Christophe Dauphin. Le numéro se clôt avec quelques informations relatives à la vie de la revue et des poètes qui l’animent : un recueil de Odile Cohen-Abbas publié par les HSE (La Face proscrite) ; la disparition du poète et romancier chilien Luis Mizon, qui dit notamment de la poésie : « Ce qui est propre à la poésie, c’est de donner matière à l’invisible, d’incarner l’âme étrangère du langage, de se laisser habiter dans la lecture par l’âme d’autrui » ; un hommage à deux poétesses récemment disparues, l’ardéchoise et militante féministe Alice Colanis, proche de Gisèle Halimi et de Simone de Beauvoir, et Jacquette Reboul, qui disait de ses livres de poésie : « je renais de chaque livre, plus riche de ce voyage intérieur, de ce long fil de mots déroulés du profond de moi-même. La souffrance de l’écriture est oubliée. Ne restent que la plénitude de son accomplissement et, jaillie du silence originel, la parole de cristal » ; la libération du poète palestinien Ashraf Fayad, emprisonné depuis plus de huit ans en Arabie Saoudite ; un compte rendu de la présence des HSE au salon de la revue 2022 ; un texte s’opposant à la démolition de la maison de Paul Éluard dans le Val d’Oise. Un contenu très riche, pour une revue à la vocation encyclopédique à n’en pas douter parmi les plus intéressantes dans le paysage poétique français d’aujourd’hui.

L'abonnement annuel (deux numéros) se fait à l'adresse suivante : Les Hommes sans Épaules éditions, 8, rue Charles Moiroud, 95440 Ecouen, France. Ce, par chèque d'un montant de 30 € (Soutien 50 €) à l’ordre de Les Hommes sans Épaules éditions, après avoir renseigné le bon de commande, à télécharger et imprimer.

 Éric Chassefière (in francopolis.net, mai, juin 2023)

*

Ce numéro de la revue Les Hommes sans Épaules, qui ne compte pas moins de 346 pages, ressemble plus à une monographie qu’à un numéro de revue. la thématique principale tourne autour de Richard Rognet et des poètes de l’Est, de l’Alsace et de la Lorraine.

Christophe Dauphin nous fait découvrir Jean Hans Arp, le sculpteur, mais aussi le peintre-poète qui a recours à l’écriture automatique : « C’est dans le rêve que j’ai appris à écrire et c’est bien plus tard que j’ai appris à lire… - Sous les redents des falaises – et sur l’hermine des plages – Papillonnaient tes gants de corolle – Ton chapeau de nuage – ton ombre d’ailes blanches. »

Autre grande voix de la poésie contemporaine : Claude Vigée, pour lequel la poésie sera celle de l’exil. Ainsi en témoigne cet extrait : « Les choses continuent : mais dans l’œil des maisons – que nous hantent partout des têtes inconnues – Nos lèvres sans écho sont deux ailes sauvages – Qui voudraient s’envoler lointaines dans l’espace. »

Et puis Jacques Simonomis fut aussi l’un de ces poètes de l’Est. C’était un colosse à l’écriture incisive : « Prends la route – engrosse-la – Des terres attendent – Serrées dans te poches – rapetassées d’étoiles filantes – d’éclisses de soleil. »  

Richard Rognet est également à l’honneur dans ce numéro. Sa poésie est empreinte de solitude intérieure. Il s’agit d’une poésie de l’abîme. L’auteur a essayé de dompter ses démons intérieurs : « vivre… - dans la sombre – matière du silence – que dis-je du -silence – vivre de – l’abîme en soi. » le poète a reçu en 2002 le grand prix de poésie de la Société des Gens de Lettres. Six poèmes inédits ont été publiés dans cette livraison. Parmi ceux-ci, voici un extrait : « Pourtant les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes. Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces massues, les parfums altérés, els traces que laisse derrière elle, une nuit de larmes. »

Marie-Laure ANDRE-BOURGUET (in revue Poésie sur Seine, septembre 2023).

*

Les numéros de la revue semestrielle Les Hommes sans Épaules pourraient aisément composer une encyclopédie de la poésie contemporaine du monde entier. Quand Christophe Dauphin s’intéresse à la poésie d’un continent, d’un pays, d’une région ou d’une culture particulière, il l’étudie à fond et avec passion, faisant appel à ses meilleurs connaisseurs.

Cette livraison est consacrée aux « Poètes de l’Est », autour de l’Alsace, de la lorraine et des Vosges, « trop méconnus comme la riche culture et al souvent terrible histoire de ces terres ».

Le sommaire est si foisonnant qu’il est impossible de tout mentionner. Des douze poètes dont il a particulièrement étudie le parcours et l’œuvre, outre le discret Richard Rognet à qui Paul Farellier consacre un important dossier, citons le peintre-poète-sculpteur Jean Hans Arp, Yvan Goll ( dont on se souvient aujourd’hui grâce au prix de poésie à son nom), Henri Thomas, bien connu en Bretagne, Jacques Simonomis, le poète animateur de la revue Le Cri d’os, Claude Vigée, à l’œuvre universelle, les toujours parmi nous et actifs Roland Reutenauer, fidèle aux éditions Rougerie, l’insurgé Jean-Paul Klée, le surréaliste Daniel Abel (que j’ai découvert dans les revues IHV et Hôtel Ouistiti), Gérard Pfister, fondateur et responsable des éditions Arfuyen, Germain Roesz, également peintre et créateur des éditions Lieux-Dits.

Marie-Josée CHRISTIEN (in revue Spered Gouez n°29, octobre 2023).

*

De numéro en numéro, la revue Les Hommes sans Épaules voyage la France (en alternance avec le monde dans d’autres numéros). Donc, après la Normandie du n°52, voici l’Est (disons pas le Grand-Est, je sais que ça en défrise pas mal) : l’Alsace et les Vosges, la Lorraine, sont dans le numéro 55.

On y retrouve toutes les célébrités « mortes » (que vous avez déjà bien lues) : Jean Hans Arp, Claire Goll, Yvan Goll, Henri Thomas, Claude Vigée, J.-P. de Dadelsen… les célébrités inconnues : Nathan Katz, et les célébrités vivantes : le discret Joseph-Paul Schneider : Je retourne à ma forêt – A mes arbres, à mes mots – A cette plume qui est la serpe – J’élague – Ligne après ligne – Aube après aube – L’arbre du poème… Jean-Claude Walter (ce livre connu (de moi, pardon !) Le sismographe appliqué) : On vous plante un arbre dans le cœur, en avant marche, le temps est venu, le temps de quoi, peu importe, l’essentiel est d’avancer… Roland Reutenauer, le tonitruant Jean-Paul Klée : jusqu’au silence des radios – écrasé de bonheur sous la lampe – je relis l’analyse de vigée – en pensant à toi – à ton sexe – inconnu… Germain Roesz (que l’on connaît mieux comme éditeur, Les Lieux-Dits) : dans la grisaille perlée – grelots de nuits empierrées – les galets charrient – la vase blanchâtre – aux écumes disjointes – Les ombres traversent l’eau – Le fleuve est sombre – dans le débris des bombes – un enfant court – de ruine en ruine – Un cyan – fréon rusé…

En vrai, le grand invité du numéro EST, c’est Richard Rognet (nombreux livres chez Gallimard) : un dossier critique de Paul Farellier. De livre en livre, l’œuvre de Richard Rognet est une longue missive ininterrompue qui traverse le temps. De Rognet on lit aussi six poèmes inédits, D’Un bout à l’autre du monde : Pourtant les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes. Je croyais en eux… - … Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que celles que dispense un ciel subrepticement dégagé… On reconnait sa souplesse quasi classique. Plein d’autres trucs dans ce numéro 55. Pensez, 350 pages !!!

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°195, décembre 2023).



Lectures :

LA REVUE DU MOIS DE MAI 2023, C’EST : Les Hommes sans Épaules n° 55

On a une somme ! Près de 350 pages, consacrée aux poètes de l’Est (de la France), entre Alsace et Lorraine. Tous les auteurs importants alsaciens et lorrains sont recensés dans ce volume. Tous avec une notice biographique et bibliographique large et soignée.

Chaque fois, on rentre dans un destin, une histoire, pour ne pas dire hors norme, on va dire étonnante. Ces vies de poètes si différents défilent et on y trouve chaque fois un intérêt renouvelé. Parfois aussi on est un peu déçu par les textes joints et proposés, peut-être insuffisamment nombreux ou reflétant des époques même récentes un peu dépassées ou des styles relativement datés. Mais j’ai tout lu d’un bout à l’autre en me régalant. Il faut bien avouer qu’il y a là un particularisme spécifique entre une histoire avec un basculement de nationalités entre 1871 et 1919, puis entre 1940 et 1945 d’un côté et de l’autre consécutivement une langue tiraillée entre français et allemand.

Pour prendre les grands aînés : Jean Hans Arp parle trois langues dans son enfance, avec l’alsacien. Il est aussi bien poète que sculpteur et fera partie du groupe fondateur du mouvement Dada. Les oignons se lèvent de leurs chaises / et dansent aussi rouge que si l’on gantait le jus des nains… Second « porteur de feu » : Yvan Goll, seul représentant de l’expressionnisme en France. Il s’opposera à Breton qui défend écriture automatique et récits de rêves contre une pensée où la raison intervient davantage. Il a inventé le Réisme. À noter, comme le souligne Christophe Dauphin, que son œuvre en France n’est plus du tout éditée. De lunes à lunes / se tendent les courroies de transmission / Soleil sur monocycle / au vélodrome astronomique / poursuis ton handicap…

Suivent ensuite Charles Guérin, poète symboliste, franc-tireur, avec un focus sur le maître verrier Emile Gallé. René Schickele, « général des pacifistes », Claire Goll, à la vie exaltante, Nathan Katz et un second focus sur les « Malgré nous ». Puis Henri Thomas qui pense que « le roman est lié à la vie alors que la poésie est liée au langage. Déclenchement d’une action contre déclenchement d’une harmonie ». La Bastille a des aubes froides / La neige y fait des taches noires.

Le grand Jean-Paul de Dadelsen dont le maître livre est « Jonas ». Claude Vigée disparu en 2020 à l’âge de 99 ans. Il ne nous reste pas un endroit pour tomber. Daniel Abel, son amitié avec André Breton, son lyrisme teinté de merveilleux. Jean-Claude Walter publié par Rougerie. Jacques Simonomis, revuiste de « Soleil des Loups » avec Jean Chatard et du « Cri d’os » : Des terres attendent / serrées dans tes poches / rapetassées d’étoiles filantes / d’éclisses de soleil / avec sous ton mouchoir / la mer qui vaut le coup…

Le dossier central est consacré à Richard Rognet par Paul Farellier : l’enfant s’est retrouvé / prisonnier de la vie, sentinelle d’un territoire / qui ne s’est pas livré. Autre dossier : Maxime Alexandre par Karel Hadek. Il a connu une vie passionnante, rencontre avec Aragon, rupture avec le surréalisme, communisme, expérience catholique…

Joseph Paul Schneider, Roland Reutenauer et Jean-Paul Klée, qu’on adore : « la matière verbale s’est emparée de ma pauvre personne ». Autant de livres édités que d’inédits. Avec un focus sur le Struthof où son père est mort par Christophe Dauphin et des dessins d’Henri Gayot. Enfin Germain Roesz à la fois peintre, poète et éditeur des « Lieux-Dits ». Gérard Pfister et les éditions Arfuyen…

Enfin Ernest de Gengenbach par César Birène, sous-titre : « Satan dans les Vosges ». Une vie incroyable qui mériterait un film. Il est exclu du groupe surréaliste en 1930, y opposant politique et ésotérisme. Prêtre défroqué, a collectionné les « bienfaitrices »…

À noter encore René Char, Christophe Dauphin et Marc Patin, les critiques…

Un numéro passionnant.

Jacques MORIN (in www.dechargelarevue.com, 1er mai 2023)

*

Les Poètes de l’Est dans les Hommes sans Epaules

Christophe Dauphin a voulu ce numéro consacré aux poètes de l’Est, de l’Est de la France, autour de l’Alsace et de la Lorraine, à l’identité marquée et souvent douloureuse. Le dernier numéro consacré aux poètes de cette terre pourtant propice à la création datait de 1972. Il était grand temps. Dans ce numéro de Poésie 1, le n°26, la question alsacienne était présente, celles aussi de la langue, de la guerre, de l’occupation allemande, de l’annexion, etc. Christophe Dauphin prend le temps de rappeler les traumatismes, les blessures non cicatrisées qui immanquablement, consciemment ou non, orientent encore la chanson du poète de l’Est même si la Lorraine et les Vosges relèvent d’autres particularismes que l’Alsace. Si le destin n’est pas commun, il est bien partagé.

Deux porteurs de feu sont présents dans ce volume, Jean Hans Arp et Yvan Goll.

« Jean Hans Harp, nous dit Christophe Dauphin, n’est pas seulement le plus grand artiste sculpteur et poète alsacien, mais aussi, avec Francis Picabia, le plus grand peintre-poète du XXe siècle. Les deux sont issus du sulfureux et subversif mouvement Dada. Il y a donc une injustice à voir son œuvre plastique magnifique occulter son œuvre poétique, qui ne l’est pas moins, magnifique. »

Les HSE nous introduisent ainsi à la poésie du strasbourgeois qui disait de sa sculpture « C’est de la poésie faite avec les moyens plastiques ». L’œuvre poétique de Arp dépasse son expression poétique, elle-même remarquable, pour embrasser toute sa création.

 

Extrait de « Sophie rêvait Sophie Peignait Sophie dansait » :

 

Tu rêvais d’étoiles ailées,

de fleurs qui cajolent les fleurs

sur les lèvres de l’infini,

de sources de lumière qui s’épanouissent,

d’éclosions symétriques,

de soies respirantes,

de sciences sereines,

loin des maisons aux mille dards,

aux prosternations de déserts naïfs,

parmi mille miracles débraillés.

Tu rêvais de ce qui repose dans l’immuable de la clarté.

Tu peignais une rose dévoilée ;

un bouquet d’ondes,

 un cristal vivant.

Yvan Goll (1891-1950) est vosgien. Il laissa une œuvre considérable en allemand, français et anglais. Si la poésie tient dans son œuvre la place essentielle, il s’intéressa aussi au roman, au théâtre, à l’opéra, rédigea des essais, des anthologies et assura des traductions. S’il est connu et reconnue en Allemagne, il est totalement oublié en France, malheureusement. Ce « Jean sans Terre » devenu par la poésie homme complet, homme universel, mérite pourtant une attention très particulière. Les HsE nous offrent donc la possibilité de découvrir pour la plupart d’entre nous un poète exceptionnel et parfois visionnaire.

 

Extrait de « Amérique » (in Elégie de Lackawanna, 1944) :

 

Amérique aux yeux de mercure et d’oranges

Amérique au crâne rempli de fourmis et de comètes rouges

Amérique qui cours et qui n’habites

Que des villes défaillantes sur les dunes

Halte ! Halte ! sur les boomerangs de tes highways

Halte ! devant tes totems d’essence

Dont les yeux de tabac et de pétrole

Clignent sous la dune d’anis

Halte ! te dis-je, car dans ton dos cavale l’avenir

Et le regard sacrificateur de l’Indien

Fait tourner à l’envers les roues de ton soleil

Les roues rutilantes de tes iris ferrugineux

Et les dollars de on chariot roulant à l’infini

Amérique prends garde aux venins verts du lierre indien

Aux plumes de coqs déjà plantées dans ton échine

Prends garde au triangle de l’oiseau nickelé

J’entends tes fleuves frapper leurs écailles de cuivre

Et les oreilles de tes moules emplies

Du suicide éternel des eaux et de la créature

 

Bien d’autres poètes de l’Est sont présents dans ces pages, notamment Richard Rognet longuement présenté par Paul Farellier et le toujours aussi étonnant Ernest de Gengenbach, abbé saisi et déchiré entre dieu et diable par sa rencontre avec le surréalisme.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 13 juin 2023).

*

La belle revue pilotée depuis 1997 par Christophe Dauphin parait deux fois l’an, en mars et en octobre, proposant 350 pages de poésie venue de tous les coins du monde. Cette troisième série, qui en est aujourd’hui à son numéro 55, a été précédée d’une première, initiée par Jean Breton, qui parut à Avignon puis à Paris de 1953 à 1956 (neuf numéros), puis d’une seconde, sous la direction d’Alain Breton, publiée à Paris de 1991 à 1994 (onze numéros).

Les Hommes sans Épaules est le nom d’une tribu dans le roman Le félin géant de J.-H. Rosny aîné, ainsi que le rappelle l’extrait du roman placé en quatrième de couverture, hommes que ne charge aucun fardeau, « hommes de la tête aux pieds, sans épaules mais entiers, c’est-à-dire avouant nos faiblesses et nos forces, [qui] célébrons encore le rêve, l’amitié de l’homme et de la nature ». Un historique très complet de la création et de l’évolution des Hommes sans Épaules est retracé par Christophe Dauphin à l’occasion des 70 ans de la revue, dans un Salut aux riverains de 2023 qui fait écho à l’Appel aux riverains de 1953, le manifeste des Hommes sans Épaules, dans lequel Jean Breton écrivait : « La poésie ne saurait se définir par sa mise en forme, puisqu’elle échappe à son propre moule pour se répandre et se communiquer. Elle est cette rumeur qui précède toute convention esthétique ; domptée, mise au pas ou libérée selon une technique personnelle à chaque poète, elle court sa chance, à ses risques et périls ; elle s’offre à la rencontre, au dialogue… Notre revue est un lieu de rencontres. Nous ouvrirons les portes, les laissant battantes, nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète… ».

Ce numéro 55 des HSE est consacré aux poètes de l’Est de la France : Alsace, Lorraine et Vosges. Nous renvoyons le lecteur à la présentation qu’en fait Christophe Dauphin sur le site de la revue, à partir du voyage qu’il a réalisé dans ces régions durant l’été 2021. Il y détaille notamment le contexte alsacien, avec la longue occupation allemande (1871-1918), le tiraillement entre deux langues, le sentiment de dépossession d’une culture proprement alsacienne, ni française, ni allemande, ainsi que l’exprime le dessinateur Tomi Ungerer : « En Alsace, j’ai été élevé entre deux arrogances, allemande et française. Les Français et les Allemands sont pour moi des occupants. Psychologiquement, la France a commis sur mon pays un assassinat culturel difficile à pardonner, car il m’a coûté très cher. À l’école, c’était deux heures de retenue ou une baffe dans la gueule pour un mot d’alsacien… Avec les nazis on n’avait pas le droit de parler le français, et avec les Français on pouvait être puni pour un mot d’allemand ou d’alsacien... ». Contexte difficile pour les poètes que ce bilinguisme de fait, tant la langue dans laquelle est écrite le poème est constitutive de sa musique, qui touche autant à la forme qu’au fond. Les deux Porteurs de feu (poètes jugés majeurs du siècle écoulé, placés à la une de chaque numéro de la revue), sont pour ce numéro l’alsacien Jean Hans Arp, le célèbre peintre et sculpteur cofondateur du mouvement Dada, dont on sait moins qu’il fut aussi un grand poète, et le poète vosgiens Yvan Goll. Les deux hommes maitrisaient aussi bien le français que l’allemand, et ont écrit dans les deux langues. Citons le poème intitulé Tu étais claire et calme de Arp, pictural et lumineux, dans lequel il parle de sa compagne Sophie Taeuber, également peintre et sculptrice : « Tu étais claire et calme. / Près de toi la vie était douce. / Quand les nuages voulaient couvrir le ciel / tu les écartais de ton regard. // Tu regardais avec calme et soin. / Tu regardais soigneusement le monde, / la terre, / les coquilles au bord de la mer, / tes pinceaux, / tes couleurs. // Tu peignais le bouquet de la lumière / qui croissait, / s’élargissait, / s’épanouissait / sans cesse sur ton cœur clair. / Tu peignais la rose de douceur. / Tu peignais la source d’étoile. » De Goll, ce poème sombre, Ta lampe de deuil, extrait du recueil Traumkraut, traduit en français par sa femme Claire Goll (L’herbe du songe), écrit à l’hôpital de Strasbourg tandis qu’il luttait contre la leucémie, qui dit la souffrance de l’exil loin du pays natal (c’est en exil aux États-Unis, où il passe de nombreuses années, de 1939 à 1947, qu’il apprend en 1945 sa leucémie, dont il décèdera cinq ans plus tard) : « Ta lampe de deuil, bien-aimée / Brille vers moi à travers tous les lointains / Comme les yeux rougis des étoiles tourmentées // J'ai bu les timbales de vins fatals / Quand j'étais solitaire / Et exilé de ton vignoble // Pourquoi le soleil bruit-il plus doré / Quand je ferme les yeux / Et pourquoi ton sang bat-il en moi plus violemment // Si toi qui m'es ravie / Tu ne m'appelles plus qu'avec des bras de brume ? ».

Les auteurs recensés dans ce volume, comme dans tous les autres, font l’objet de notices biobibliographique particulièrement riches et soignées. Douze poètes alsaciens sont présents dans ce numéro 55. Outre Arp, on peut lire Maxime Alexandre, poète juif alsacien surréaliste communiste puis chrétien, Nathan Katz, poète dialectal méconnu, à tort, hors de sa région, le météore Jean-Paul de Dadelsen, Claude Vigée, Joseph Paul Schneider, Jean-Claude Walter, Roland Reutenauer, l’enfant terrible Jean-Paul Klée, Jacques Simonomis le poète du Cri d’os, le peintre-poète strasbourgeois Germain Roesz et Gérard Pfister, poète qui a aussi développé un impressionnant catalogue éditorial chez Arfuyen. Parmi les poètes lorrains et vosgiens, outre Yvan Goll, figurent dans ce numéro le symboliste Charles Guérin, notamment autour de sa passion pour l’Alsacienne Jeanne Bucher, appelée à devenir l’une des grandes figures de l’art moderne, Daniel Abel, très marqué par le surréalisme, Serge Basso de March, l’abbé Ernest de Gengenbach, Henri Thomas, proche d’Artaud et de Gide. La rubrique Une voix, une œuvre, proposée par Karel Hadek, est consacrée à Maxime Alexandre, né en 1899 et mort en 1976. C’est par l’intermédiaire d’Aragon, rencontré dans un café de Strasbourg, qu’il rejoint à Paris le groupe surréaliste autour d’André Breton, dont il fréquente les réunions jusqu’en 1932. Il pose dès 1927 la question d’un rapprochement avec le parti communiste, Aragon adhérant précisément la même année au parti, adhésion qui le conduira à une rupture officielle avec Breton et les surréalistes. Traumatisé par la guerre et l’holocauste, qui lui faire prendre conscience de sa judéité, Alexandre se convertit en 1949 au catholicisme sous le parrainage de Paul Claudel, conversion dont il reviendra, « étranger parmi les surréalistes, étranger parmi les communistes (et les athées), étranger parmi ses compatriotes, étranger parmi ses coreligionnaires… », éternel solitaire, tel le mendiant d’un poème extrait du recueil Le juif errant :

J’ai longé les routes sans dormir

J’ai offert mon visage aux nuits

Une branche verte m’a dit de pleurer

Le songe de l’eau m’a fait boire

 

C’est la soif de l’homme

Qui n’a pas de bornes

La soif de l’homme

Dans le sable des routes

 

C’est la faim de l’homme

Qui n’a pas de bornes

Comme l’aile de l’oiseau

Sous le vent des mers

 

J’ai gémi dans le sable rouge

J’ai parlé au sable du désert

Un souffle ardent m’a répondu

Le vent a soulevé le feu du ciel

[…]

C’est à Richard Rognet, poète vosgien resté toute sa vie attaché à sa terre, et Porteur de Feu des Hommes sans Épaules (n°33, 2012), qu’est consacré le dossier central sous la houlette de Paul Farellier, qui écrit notamment, concernant cette poésie : « Il en émane – dans ses registres opposés : d’un côté l’obscur, l’âpre et le voilé, et de l’autre, la douceur du regard, la clarté sensitive – quelque chose comme d’une âme souffrante et illuminée. L’unité de cette œuvre tient moins à la pure qualité formelle, jamais relâchée, de la chose écrite, qu’à la conjonction « astrale » qui s’y révèle d’un élan du vivre sous la fascination de la mort et d’un désir de se surmonter vers l’inaccessible ». Pour Christophe Dauphin, toujours à propos de Rognet : « Le poème se situe ici à la lisière du monde, du temps, du dehors et du dedans, du lointain et du proche, « là où la vie ne – distingue plus ce que tu vois dehors de ce qui – vibre en toi, comme le lieu parfait de ta naissance. » Là, ou le brin d’herbe incarne tout le cosmos, en équilibre sur la foudre, le poème et la tombe : Aujourd’hui, au déclin – de ma vie trop visible, - j’étrangle mon poème : - je veux voir l’intérieur, - les passagers confus – qui me frôlent, se taisent. Le poète ne soulève pas seulement le temps, il le secoue comme une nappe, faisant alors ruisseler, vallées, fleurs, enfance, et émotions toujours (rien n’est gratuit dans sa poésie) entre les herbes drues et les tendres, l’arbre et les pierres entre les doigts du jour ». Citons un extrait des cinq poèmes inédits de Richard Rognet présentés dans le dossier central, qui dit la présence caressante de la nature : « Pourtant, les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes.  Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces massues, les parfums altérés, les traces que laisse derrière elle une nuit de larmes. Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que celles que dispense un ciel subrepticement dégagé, je les voyais comme l’étrave d’un vent réconfortant préparant le passage d’une joie franche, à hauteur d’homme – ô les abris rêvés sous d’inimitables voix ! et ces baisers qui traversent l’obscurité comme une eau dévalant les montagnes en grésillant sur les pierres ! / Revenons aux oiseaux, à la place qu’ils ont partagée avec celle des branches où murmure, longtemps après leur envol, la paix d’un matin propice aux interrogations du réveil ou celle, non moins pénétrante, d’un soir qui bouge à peine devant les filets de la nuit ».

César Birène consacre une rubrique intitulée Satan, la poésie, à Ernest de Gengenbach, qui alors qu’il était au séminaire pour devenir prêtre, a connu une expérience amoureuse avec une comédienne. Dénoncé et chassé du séminaire, le jeune homme, très perturbé, a la révélation du surréalisme et rencontre Breton, qui publie de lui une lettre dans La révolution surréaliste d’octobre 1925, lettre où Gengenbach écrit notamment : « J’ai trop subi l’empreinte sacerdotale pour pouvoir être heureux dans le monde… Je tombai dans la neurasthénie aiguë et la dépression mélancolique et devins nihiliste, ayant complètement perdu la foi, mais restant néanmoins attaché à la douce figure du Christ si pure, et si indulgente. J’ai maudit tous ceux qui, prêtres, moines, évêques, ont brisé mon avenir parce que j’étais obsédé par la femme, et qu’un prêtre ne doit pas penser à la femme. Race de misogynes, de sépulcres blanchis, squelettes déambulants !... Ah ! si le Christ revenait ! ». Breton rompra plus tard avec le personnage, qui se déclarera « surréaliste sataniste », et mènera une vie marquée au sceau d’une schizophrénie tous azimuths, « sans cesse écartelé entre vie mondaine et vie mystique, christianisme et surréalisme, religieux et profane, Dieu et Diable, chair et mysticisme, péchés et repentirs, hystérie et duperie, liaisons sulfureuses et saintes femmes », qui le conduira à de fréquents séjours en hôpital psychiatrique sur la fin de sa vie. Des poèmes du recueil Satan à Paris, publié en 1927, sont proposés, dont voici un extrait significatif : « Figures de pénombre / en frou-frou de surplis / tes prêtres fureteurs aux écoutes de buanderie / sont aux aguets derrière la grille / du confessionnal / pour absoudre les cochonneries / de l’homme triste animal / après le coït. / Embusqués dans le tribunal guérite / ils se tortillent comme des chenilles / à l’audition des épopées paroissiales ! ».

Les pages libres des HSE présentent quelques poèmes de René Char, Jean Breton et des membres du comité de rédaction de la revue. Puis vient la rubrique Avec la moelle des arbres consacrée aux notes de lecture, rédigées ici par Odile Cohen-Abbas, André-Louis Aliamet et Christophe Dauphin. Le numéro se clôt avec quelques informations relatives à la vie de la revue et des poètes qui l’animent : un recueil de Odile Cohen-Abbas publié par les HSE (La Face proscrite) ; la disparition du poète et romancier chilien Luis Mizon, qui dit notamment de la poésie : « Ce qui est propre à la poésie, c’est de donner matière à l’invisible, d’incarner l’âme étrangère du langage, de se laisser habiter dans la lecture par l’âme d’autrui » ; un hommage à deux poétesses récemment disparues, l’ardéchoise et militante féministe Alice Colanis, proche de Gisèle Halimi et de Simone de Beauvoir, et Jacquette Reboul, qui disait de ses livres de poésie : « je renais de chaque livre, plus riche de ce voyage intérieur, de ce long fil de mots déroulés du profond de moi-même. La souffrance de l’écriture est oubliée. Ne restent que la plénitude de son accomplissement et, jaillie du silence originel, la parole de cristal » ; la libération du poète palestinien Ashraf Fayad, emprisonné depuis plus de huit ans en Arabie Saoudite ; un compte rendu de la présence des HSE au salon de la revue 2022 ; un texte s’opposant à la démolition de la maison de Paul Éluard dans le Val d’Oise. Un contenu très riche, pour une revue à la vocation encyclopédique à n’en pas douter parmi les plus intéressantes dans le paysage poétique français d’aujourd’hui.

L'abonnement annuel (deux numéros) se fait à l'adresse suivante : Les Hommes sans Épaules éditions, 8, rue Charles Moiroud, 95440 Ecouen, France. Ce, par chèque d'un montant de 30 € (Soutien 50 €) à l’ordre de Les Hommes sans Épaules éditions, après avoir renseigné le bon de commande, à télécharger et imprimer.

 Éric Chassefière (in francopolis.net, mai, juin 2023)

*

Ce numéro de la revue Les Hommes sans Épaules, qui ne compte pas moins de 346 pages, ressemble plus à une monographie qu’à un numéro de revue. la thématique principale tourne autour de Richard Rognet et des poètes de l’Est, de l’Alsace et de la Lorraine.

Christophe Dauphin nous fait découvrir Jean Hans Arp, le sculpteur, mais aussi le peintre-poète qui a recours à l’écriture automatique : « C’est dans le rêve que j’ai appris à écrire et c’est bien plus tard que j’ai appris à lire… - Sous les redents des falaises – et sur l’hermine des plages – Papillonnaient tes gants de corolle – Ton chapeau de nuage – ton ombre d’ailes blanches. »

Autre grande voix de la poésie contemporaine : Claude Vigée, pour lequel la poésie sera celle de l’exil. Ainsi en témoigne cet extrait : « Les choses continuent : mais dans l’œil des maisons – que nous hantent partout des têtes inconnues – Nos lèvres sans écho sont deux ailes sauvages – Qui voudraient s’envoler lointaines dans l’espace. »

Et puis Jacques Simonomis fut aussi l’un de ces poètes de l’Est. C’était un colosse à l’écriture incisive : « Prends la route – engrosse-la – Des terres attendent – Serrées dans te poches – rapetassées d’étoiles filantes – d’éclisses de soleil. »  

Richard Rognet est également à l’honneur dans ce numéro. Sa poésie est empreinte de solitude intérieure. Il s’agit d’une poésie de l’abîme. L’auteur a essayé de dompter ses démons intérieurs : « vivre… - dans la sombre – matière du silence – que dis-je du -silence – vivre de – l’abîme en soi. » le poète a reçu en 2002 le grand prix de poésie de la Société des Gens de Lettres. Six poèmes inédits ont été publiés dans cette livraison. Parmi ceux-ci, voici un extrait : « Pourtant les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes. Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces massues, les parfums altérés, els traces que laisse derrière elle, une nuit de larmes. »

Marie-Laure ANDRE-BOURGUET (in revue Poésie sur Seine, septembre 2023).

*

Les numéros de la revue semestrielle Les Hommes sans Épaules pourraient aisément composer une encyclopédie de la poésie contemporaine du monde entier. Quand Christophe Dauphin s’intéresse à la poésie d’un continent, d’un pays, d’une région ou d’une culture particulière, il l’étudie à fond et avec passion, faisant appel à ses meilleurs connaisseurs.

Cette livraison est consacrée aux « Poètes de l’Est », autour de l’Alsace, de la lorraine et des Vosges, « trop méconnus comme la riche culture et al souvent terrible histoire de ces terres ».

Le sommaire est si foisonnant qu’il est impossible de tout mentionner. Des douze poètes dont il a particulièrement étudie le parcours et l’œuvre, outre le discret Richard Rognet à qui Paul Farellier consacre un important dossier, citons le peintre-poète-sculpteur Jean Hans Arp, Yvan Goll ( dont on se souvient aujourd’hui grâce au prix de poésie à son nom), Henri Thomas, bien connu en Bretagne, Jacques Simonomis, le poète animateur de la revue Le Cri d’os, Claude Vigée, à l’œuvre universelle, les toujours parmi nous et actifs Roland Reutenauer, fidèle aux éditions Rougerie, l’insurgé Jean-Paul Klée, le surréaliste Daniel Abel (que j’ai découvert dans les revues IHV et Hôtel Ouistiti), Gérard Pfister, fondateur et responsable des éditions Arfuyen, Germain Roesz, également peintre et créateur des éditions Lieux-Dits.

Marie-Josée CHRISTIEN (in revue Spered Gouez n°29, octobre 2023).

*

De numéro en numéro, la revue Les Hommes sans Épaules voyage la France (en alternance avec le monde dans d’autres numéros). Donc, après la Normandie du n°52, voici l’Est (disons pas le Grand-Est, je sais que ça en défrise pas mal) : l’Alsace et les Vosges, la Lorraine, sont dans le numéro 55.

On y retrouve toutes les célébrités « mortes » (que vous avez déjà bien lues) : Jean Hans Arp, Claire Goll, Yvan Goll, Henri Thomas, Claude Vigée, J.-P. de Dadelsen… les célébrités inconnues : Nathan Katz, et les célébrités vivantes : le discret Joseph-Paul Schneider : Je retourne à ma forêt – A mes arbres, à mes mots – A cette plume qui est la serpe – J’élague – Ligne après ligne – Aube après aube – L’arbre du poème… Jean-Claude Walter (ce livre connu (de moi, pardon !) Le sismographe appliqué) : On vous plante un arbre dans le cœur, en avant marche, le temps est venu, le temps de quoi, peu importe, l’essentiel est d’avancer… Roland Reutenauer, le tonitruant Jean-Paul Klée : jusqu’au silence des radios – écrasé de bonheur sous la lampe – je relis l’analyse de vigée – en pensant à toi – à ton sexe – inconnu… Germain Roesz (que l’on connaît mieux comme éditeur, Les Lieux-Dits) : dans la grisaille perlée – grelots de nuits empierrées – les galets charrient – la vase blanchâtre – aux écumes disjointes – Les ombres traversent l’eau – Le fleuve est sombre – dans le débris des bombes – un enfant court – de ruine en ruine – Un cyan – fréon rusé…

En vrai, le grand invité du numéro EST, c’est Richard Rognet (nombreux livres chez Gallimard) : un dossier critique de Paul Farellier. De livre en livre, l’œuvre de Richard Rognet est une longue missive ininterrompue qui traverse le temps. De Rognet on lit aussi six poèmes inédits, D’Un bout à l’autre du monde : Pourtant les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes. Je croyais en eux… - … Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que celles que dispense un ciel subrepticement dégagé… On reconnait sa souplesse quasi classique. Plein d’autres trucs dans ce numéro 55. Pensez, 350 pages !!!

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°195, décembre 2023).



Lectures :

LA REVUE DU MOIS DE MAI 2023, C’EST : Les Hommes sans Épaules n° 55

On a une somme ! Près de 350 pages, consacrée aux poètes de l’Est (de la France), entre Alsace et Lorraine. Tous les auteurs importants alsaciens et lorrains sont recensés dans ce volume. Tous avec une notice biographique et bibliographique large et soignée.

Chaque fois, on rentre dans un destin, une histoire, pour ne pas dire hors norme, on va dire étonnante. Ces vies de poètes si différents défilent et on y trouve chaque fois un intérêt renouvelé. Parfois aussi on est un peu déçu par les textes joints et proposés, peut-être insuffisamment nombreux ou reflétant des époques même récentes un peu dépassées ou des styles relativement datés. Mais j’ai tout lu d’un bout à l’autre en me régalant. Il faut bien avouer qu’il y a là un particularisme spécifique entre une histoire avec un basculement de nationalités entre 1871 et 1919, puis entre 1940 et 1945 d’un côté et de l’autre consécutivement une langue tiraillée entre français et allemand.

Pour prendre les grands aînés : Jean Hans Arp parle trois langues dans son enfance, avec l’alsacien. Il est aussi bien poète que sculpteur et fera partie du groupe fondateur du mouvement Dada. Les oignons se lèvent de leurs chaises / et dansent aussi rouge que si l’on gantait le jus des nains… Second « porteur de feu » : Yvan Goll, seul représentant de l’expressionnisme en France. Il s’opposera à Breton qui défend écriture automatique et récits de rêves contre une pensée où la raison intervient davantage. Il a inventé le Réisme. À noter, comme le souligne Christophe Dauphin, que son œuvre en France n’est plus du tout éditée. De lunes à lunes / se tendent les courroies de transmission / Soleil sur monocycle / au vélodrome astronomique / poursuis ton handicap…

Suivent ensuite Charles Guérin, poète symboliste, franc-tireur, avec un focus sur le maître verrier Emile Gallé. René Schickele, « général des pacifistes », Claire Goll, à la vie exaltante, Nathan Katz et un second focus sur les « Malgré nous ». Puis Henri Thomas qui pense que « le roman est lié à la vie alors que la poésie est liée au langage. Déclenchement d’une action contre déclenchement d’une harmonie ». La Bastille a des aubes froides / La neige y fait des taches noires.

Le grand Jean-Paul de Dadelsen dont le maître livre est « Jonas ». Claude Vigée disparu en 2020 à l’âge de 99 ans. Il ne nous reste pas un endroit pour tomber. Daniel Abel, son amitié avec André Breton, son lyrisme teinté de merveilleux. Jean-Claude Walter publié par Rougerie. Jacques Simonomis, revuiste de « Soleil des Loups » avec Jean Chatard et du « Cri d’os » : Des terres attendent / serrées dans tes poches / rapetassées d’étoiles filantes / d’éclisses de soleil / avec sous ton mouchoir / la mer qui vaut le coup…

Le dossier central est consacré à Richard Rognet par Paul Farellier : l’enfant s’est retrouvé / prisonnier de la vie, sentinelle d’un territoire / qui ne s’est pas livré. Autre dossier : Maxime Alexandre par Karel Hadek. Il a connu une vie passionnante, rencontre avec Aragon, rupture avec le surréalisme, communisme, expérience catholique…

Joseph Paul Schneider, Roland Reutenauer et Jean-Paul Klée, qu’on adore : « la matière verbale s’est emparée de ma pauvre personne ». Autant de livres édités que d’inédits. Avec un focus sur le Struthof où son père est mort par Christophe Dauphin et des dessins d’Henri Gayot. Enfin Germain Roesz à la fois peintre, poète et éditeur des « Lieux-Dits ». Gérard Pfister et les éditions Arfuyen…

Enfin Ernest de Gengenbach par César Birène, sous-titre : « Satan dans les Vosges ». Une vie incroyable qui mériterait un film. Il est exclu du groupe surréaliste en 1930, y opposant politique et ésotérisme. Prêtre défroqué, a collectionné les « bienfaitrices »…

À noter encore René Char, Christophe Dauphin et Marc Patin, les critiques…

Un numéro passionnant.

Jacques MORIN (in www.dechargelarevue.com, 1er mai 2023)

*

Les Poètes de l’Est dans les Hommes sans Epaules

Christophe Dauphin a voulu ce numéro consacré aux poètes de l’Est, de l’Est de la France, autour de l’Alsace et de la Lorraine, à l’identité marquée et souvent douloureuse. Le dernier numéro consacré aux poètes de cette terre pourtant propice à la création datait de 1972. Il était grand temps. Dans ce numéro de Poésie 1, le n°26, la question alsacienne était présente, celles aussi de la langue, de la guerre, de l’occupation allemande, de l’annexion, etc. Christophe Dauphin prend le temps de rappeler les traumatismes, les blessures non cicatrisées qui immanquablement, consciemment ou non, orientent encore la chanson du poète de l’Est même si la Lorraine et les Vosges relèvent d’autres particularismes que l’Alsace. Si le destin n’est pas commun, il est bien partagé.

Deux porteurs de feu sont présents dans ce volume, Jean Hans Arp et Yvan Goll.

« Jean Hans Harp, nous dit Christophe Dauphin, n’est pas seulement le plus grand artiste sculpteur et poète alsacien, mais aussi, avec Francis Picabia, le plus grand peintre-poète du XXe siècle. Les deux sont issus du sulfureux et subversif mouvement Dada. Il y a donc une injustice à voir son œuvre plastique magnifique occulter son œuvre poétique, qui ne l’est pas moins, magnifique. »

Les HSE nous introduisent ainsi à la poésie du strasbourgeois qui disait de sa sculpture « C’est de la poésie faite avec les moyens plastiques ». L’œuvre poétique de Arp dépasse son expression poétique, elle-même remarquable, pour embrasser toute sa création.

 

Extrait de « Sophie rêvait Sophie Peignait Sophie dansait » :

 

Tu rêvais d’étoiles ailées,

de fleurs qui cajolent les fleurs

sur les lèvres de l’infini,

de sources de lumière qui s’épanouissent,

d’éclosions symétriques,

de soies respirantes,

de sciences sereines,

loin des maisons aux mille dards,

aux prosternations de déserts naïfs,

parmi mille miracles débraillés.

Tu rêvais de ce qui repose dans l’immuable de la clarté.

Tu peignais une rose dévoilée ;

un bouquet d’ondes,

 un cristal vivant.

Yvan Goll (1891-1950) est vosgien. Il laissa une œuvre considérable en allemand, français et anglais. Si la poésie tient dans son œuvre la place essentielle, il s’intéressa aussi au roman, au théâtre, à l’opéra, rédigea des essais, des anthologies et assura des traductions. S’il est connu et reconnue en Allemagne, il est totalement oublié en France, malheureusement. Ce « Jean sans Terre » devenu par la poésie homme complet, homme universel, mérite pourtant une attention très particulière. Les HsE nous offrent donc la possibilité de découvrir pour la plupart d’entre nous un poète exceptionnel et parfois visionnaire.

 

Extrait de « Amérique » (in Elégie de Lackawanna, 1944) :

 

Amérique aux yeux de mercure et d’oranges

Amérique au crâne rempli de fourmis et de comètes rouges

Amérique qui cours et qui n’habites

Que des villes défaillantes sur les dunes

Halte ! Halte ! sur les boomerangs de tes highways

Halte ! devant tes totems d’essence

Dont les yeux de tabac et de pétrole

Clignent sous la dune d’anis

Halte ! te dis-je, car dans ton dos cavale l’avenir

Et le regard sacrificateur de l’Indien

Fait tourner à l’envers les roues de ton soleil

Les roues rutilantes de tes iris ferrugineux

Et les dollars de on chariot roulant à l’infini

Amérique prends garde aux venins verts du lierre indien

Aux plumes de coqs déjà plantées dans ton échine

Prends garde au triangle de l’oiseau nickelé

J’entends tes fleuves frapper leurs écailles de cuivre

Et les oreilles de tes moules emplies

Du suicide éternel des eaux et de la créature

 

Bien d’autres poètes de l’Est sont présents dans ces pages, notamment Richard Rognet longuement présenté par Paul Farellier et le toujours aussi étonnant Ernest de Gengenbach, abbé saisi et déchiré entre dieu et diable par sa rencontre avec le surréalisme.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 13 juin 2023).

*

La belle revue pilotée depuis 1997 par Christophe Dauphin parait deux fois l’an, en mars et en octobre, proposant 350 pages de poésie venue de tous les coins du monde. Cette troisième série, qui en est aujourd’hui à son numéro 55, a été précédée d’une première, initiée par Jean Breton, qui parut à Avignon puis à Paris de 1953 à 1956 (neuf numéros), puis d’une seconde, sous la direction d’Alain Breton, publiée à Paris de 1991 à 1994 (onze numéros).

Les Hommes sans Épaules est le nom d’une tribu dans le roman Le félin géant de J.-H. Rosny aîné, ainsi que le rappelle l’extrait du roman placé en quatrième de couverture, hommes que ne charge aucun fardeau, « hommes de la tête aux pieds, sans épaules mais entiers, c’est-à-dire avouant nos faiblesses et nos forces, [qui] célébrons encore le rêve, l’amitié de l’homme et de la nature ». Un historique très complet de la création et de l’évolution des Hommes sans Épaules est retracé par Christophe Dauphin à l’occasion des 70 ans de la revue, dans un Salut aux riverains de 2023 qui fait écho à l’Appel aux riverains de 1953, le manifeste des Hommes sans Épaules, dans lequel Jean Breton écrivait : « La poésie ne saurait se définir par sa mise en forme, puisqu’elle échappe à son propre moule pour se répandre et se communiquer. Elle est cette rumeur qui précède toute convention esthétique ; domptée, mise au pas ou libérée selon une technique personnelle à chaque poète, elle court sa chance, à ses risques et périls ; elle s’offre à la rencontre, au dialogue… Notre revue est un lieu de rencontres. Nous ouvrirons les portes, les laissant battantes, nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète… ».

Ce numéro 55 des HSE est consacré aux poètes de l’Est de la France : Alsace, Lorraine et Vosges. Nous renvoyons le lecteur à la présentation qu’en fait Christophe Dauphin sur le site de la revue, à partir du voyage qu’il a réalisé dans ces régions durant l’été 2021. Il y détaille notamment le contexte alsacien, avec la longue occupation allemande (1871-1918), le tiraillement entre deux langues, le sentiment de dépossession d’une culture proprement alsacienne, ni française, ni allemande, ainsi que l’exprime le dessinateur Tomi Ungerer : « En Alsace, j’ai été élevé entre deux arrogances, allemande et française. Les Français et les Allemands sont pour moi des occupants. Psychologiquement, la France a commis sur mon pays un assassinat culturel difficile à pardonner, car il m’a coûté très cher. À l’école, c’était deux heures de retenue ou une baffe dans la gueule pour un mot d’alsacien… Avec les nazis on n’avait pas le droit de parler le français, et avec les Français on pouvait être puni pour un mot d’allemand ou d’alsacien... ». Contexte difficile pour les poètes que ce bilinguisme de fait, tant la langue dans laquelle est écrite le poème est constitutive de sa musique, qui touche autant à la forme qu’au fond. Les deux Porteurs de feu (poètes jugés majeurs du siècle écoulé, placés à la une de chaque numéro de la revue), sont pour ce numéro l’alsacien Jean Hans Arp, le célèbre peintre et sculpteur cofondateur du mouvement Dada, dont on sait moins qu’il fut aussi un grand poète, et le poète vosgiens Yvan Goll. Les deux hommes maitrisaient aussi bien le français que l’allemand, et ont écrit dans les deux langues. Citons le poème intitulé Tu étais claire et calme de Arp, pictural et lumineux, dans lequel il parle de sa compagne Sophie Taeuber, également peintre et sculptrice : « Tu étais claire et calme. / Près de toi la vie était douce. / Quand les nuages voulaient couvrir le ciel / tu les écartais de ton regard. // Tu regardais avec calme et soin. / Tu regardais soigneusement le monde, / la terre, / les coquilles au bord de la mer, / tes pinceaux, / tes couleurs. // Tu peignais le bouquet de la lumière / qui croissait, / s’élargissait, / s’épanouissait / sans cesse sur ton cœur clair. / Tu peignais la rose de douceur. / Tu peignais la source d’étoile. » De Goll, ce poème sombre, Ta lampe de deuil, extrait du recueil Traumkraut, traduit en français par sa femme Claire Goll (L’herbe du songe), écrit à l’hôpital de Strasbourg tandis qu’il luttait contre la leucémie, qui dit la souffrance de l’exil loin du pays natal (c’est en exil aux États-Unis, où il passe de nombreuses années, de 1939 à 1947, qu’il apprend en 1945 sa leucémie, dont il décèdera cinq ans plus tard) : « Ta lampe de deuil, bien-aimée / Brille vers moi à travers tous les lointains / Comme les yeux rougis des étoiles tourmentées // J'ai bu les timbales de vins fatals / Quand j'étais solitaire / Et exilé de ton vignoble // Pourquoi le soleil bruit-il plus doré / Quand je ferme les yeux / Et pourquoi ton sang bat-il en moi plus violemment // Si toi qui m'es ravie / Tu ne m'appelles plus qu'avec des bras de brume ? ».

Les auteurs recensés dans ce volume, comme dans tous les autres, font l’objet de notices biobibliographique particulièrement riches et soignées. Douze poètes alsaciens sont présents dans ce numéro 55. Outre Arp, on peut lire Maxime Alexandre, poète juif alsacien surréaliste communiste puis chrétien, Nathan Katz, poète dialectal méconnu, à tort, hors de sa région, le météore Jean-Paul de Dadelsen, Claude Vigée, Joseph Paul Schneider, Jean-Claude Walter, Roland Reutenauer, l’enfant terrible Jean-Paul Klée, Jacques Simonomis le poète du Cri d’os, le peintre-poète strasbourgeois Germain Roesz et Gérard Pfister, poète qui a aussi développé un impressionnant catalogue éditorial chez Arfuyen. Parmi les poètes lorrains et vosgiens, outre Yvan Goll, figurent dans ce numéro le symboliste Charles Guérin, notamment autour de sa passion pour l’Alsacienne Jeanne Bucher, appelée à devenir l’une des grandes figures de l’art moderne, Daniel Abel, très marqué par le surréalisme, Serge Basso de March, l’abbé Ernest de Gengenbach, Henri Thomas, proche d’Artaud et de Gide. La rubrique Une voix, une œuvre, proposée par Karel Hadek, est consacrée à Maxime Alexandre, né en 1899 et mort en 1976. C’est par l’intermédiaire d’Aragon, rencontré dans un café de Strasbourg, qu’il rejoint à Paris le groupe surréaliste autour d’André Breton, dont il fréquente les réunions jusqu’en 1932. Il pose dès 1927 la question d’un rapprochement avec le parti communiste, Aragon adhérant précisément la même année au parti, adhésion qui le conduira à une rupture officielle avec Breton et les surréalistes. Traumatisé par la guerre et l’holocauste, qui lui faire prendre conscience de sa judéité, Alexandre se convertit en 1949 au catholicisme sous le parrainage de Paul Claudel, conversion dont il reviendra, « étranger parmi les surréalistes, étranger parmi les communistes (et les athées), étranger parmi ses compatriotes, étranger parmi ses coreligionnaires… », éternel solitaire, tel le mendiant d’un poème extrait du recueil Le juif errant :

J’ai longé les routes sans dormir

J’ai offert mon visage aux nuits

Une branche verte m’a dit de pleurer

Le songe de l’eau m’a fait boire

 

C’est la soif de l’homme

Qui n’a pas de bornes

La soif de l’homme

Dans le sable des routes

 

C’est la faim de l’homme

Qui n’a pas de bornes

Comme l’aile de l’oiseau

Sous le vent des mers

 

J’ai gémi dans le sable rouge

J’ai parlé au sable du désert

Un souffle ardent m’a répondu

Le vent a soulevé le feu du ciel

[…]

C’est à Richard Rognet, poète vosgien resté toute sa vie attaché à sa terre, et Porteur de Feu des Hommes sans Épaules (n°33, 2012), qu’est consacré le dossier central sous la houlette de Paul Farellier, qui écrit notamment, concernant cette poésie : « Il en émane – dans ses registres opposés : d’un côté l’obscur, l’âpre et le voilé, et de l’autre, la douceur du regard, la clarté sensitive – quelque chose comme d’une âme souffrante et illuminée. L’unité de cette œuvre tient moins à la pure qualité formelle, jamais relâchée, de la chose écrite, qu’à la conjonction « astrale » qui s’y révèle d’un élan du vivre sous la fascination de la mort et d’un désir de se surmonter vers l’inaccessible ». Pour Christophe Dauphin, toujours à propos de Rognet : « Le poème se situe ici à la lisière du monde, du temps, du dehors et du dedans, du lointain et du proche, « là où la vie ne – distingue plus ce que tu vois dehors de ce qui – vibre en toi, comme le lieu parfait de ta naissance. » Là, ou le brin d’herbe incarne tout le cosmos, en équilibre sur la foudre, le poème et la tombe : Aujourd’hui, au déclin – de ma vie trop visible, - j’étrangle mon poème : - je veux voir l’intérieur, - les passagers confus – qui me frôlent, se taisent. Le poète ne soulève pas seulement le temps, il le secoue comme une nappe, faisant alors ruisseler, vallées, fleurs, enfance, et émotions toujours (rien n’est gratuit dans sa poésie) entre les herbes drues et les tendres, l’arbre et les pierres entre les doigts du jour ». Citons un extrait des cinq poèmes inédits de Richard Rognet présentés dans le dossier central, qui dit la présence caressante de la nature : « Pourtant, les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes.  Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces massues, les parfums altérés, les traces que laisse derrière elle une nuit de larmes. Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que celles que dispense un ciel subrepticement dégagé, je les voyais comme l’étrave d’un vent réconfortant préparant le passage d’une joie franche, à hauteur d’homme – ô les abris rêvés sous d’inimitables voix ! et ces baisers qui traversent l’obscurité comme une eau dévalant les montagnes en grésillant sur les pierres ! / Revenons aux oiseaux, à la place qu’ils ont partagée avec celle des branches où murmure, longtemps après leur envol, la paix d’un matin propice aux interrogations du réveil ou celle, non moins pénétrante, d’un soir qui bouge à peine devant les filets de la nuit ».

César Birène consacre une rubrique intitulée Satan, la poésie, à Ernest de Gengenbach, qui alors qu’il était au séminaire pour devenir prêtre, a connu une expérience amoureuse avec une comédienne. Dénoncé et chassé du séminaire, le jeune homme, très perturbé, a la révélation du surréalisme et rencontre Breton, qui publie de lui une lettre dans La révolution surréaliste d’octobre 1925, lettre où Gengenbach écrit notamment : « J’ai trop subi l’empreinte sacerdotale pour pouvoir être heureux dans le monde… Je tombai dans la neurasthénie aiguë et la dépression mélancolique et devins nihiliste, ayant complètement perdu la foi, mais restant néanmoins attaché à la douce figure du Christ si pure, et si indulgente. J’ai maudit tous ceux qui, prêtres, moines, évêques, ont brisé mon avenir parce que j’étais obsédé par la femme, et qu’un prêtre ne doit pas penser à la femme. Race de misogynes, de sépulcres blanchis, squelettes déambulants !... Ah ! si le Christ revenait ! ». Breton rompra plus tard avec le personnage, qui se déclarera « surréaliste sataniste », et mènera une vie marquée au sceau d’une schizophrénie tous azimuths, « sans cesse écartelé entre vie mondaine et vie mystique, christianisme et surréalisme, religieux et profane, Dieu et Diable, chair et mysticisme, péchés et repentirs, hystérie et duperie, liaisons sulfureuses et saintes femmes », qui le conduira à de fréquents séjours en hôpital psychiatrique sur la fin de sa vie. Des poèmes du recueil Satan à Paris, publié en 1927, sont proposés, dont voici un extrait significatif : « Figures de pénombre / en frou-frou de surplis / tes prêtres fureteurs aux écoutes de buanderie / sont aux aguets derrière la grille / du confessionnal / pour absoudre les cochonneries / de l’homme triste animal / après le coït. / Embusqués dans le tribunal guérite / ils se tortillent comme des chenilles / à l’audition des épopées paroissiales ! ».

Les pages libres des HSE présentent quelques poèmes de René Char, Jean Breton et des membres du comité de rédaction de la revue. Puis vient la rubrique Avec la moelle des arbres consacrée aux notes de lecture, rédigées ici par Odile Cohen-Abbas, André-Louis Aliamet et Christophe Dauphin. Le numéro se clôt avec quelques informations relatives à la vie de la revue et des poètes qui l’animent : un recueil de Odile Cohen-Abbas publié par les HSE (La Face proscrite) ; la disparition du poète et romancier chilien Luis Mizon, qui dit notamment de la poésie : « Ce qui est propre à la poésie, c’est de donner matière à l’invisible, d’incarner l’âme étrangère du langage, de se laisser habiter dans la lecture par l’âme d’autrui » ; un hommage à deux poétesses récemment disparues, l’ardéchoise et militante féministe Alice Colanis, proche de Gisèle Halimi et de Simone de Beauvoir, et Jacquette Reboul, qui disait de ses livres de poésie : « je renais de chaque livre, plus riche de ce voyage intérieur, de ce long fil de mots déroulés du profond de moi-même. La souffrance de l’écriture est oubliée. Ne restent que la plénitude de son accomplissement et, jaillie du silence originel, la parole de cristal » ; la libération du poète palestinien Ashraf Fayad, emprisonné depuis plus de huit ans en Arabie Saoudite ; un compte rendu de la présence des HSE au salon de la revue 2022 ; un texte s’opposant à la démolition de la maison de Paul Éluard dans le Val d’Oise. Un contenu très riche, pour une revue à la vocation encyclopédique à n’en pas douter parmi les plus intéressantes dans le paysage poétique français d’aujourd’hui.

L'abonnement annuel (deux numéros) se fait à l'adresse suivante : Les Hommes sans Épaules éditions, 8, rue Charles Moiroud, 95440 Ecouen, France. Ce, par chèque d'un montant de 30 € (Soutien 50 €) à l’ordre de Les Hommes sans Épaules éditions, après avoir renseigné le bon de commande, à télécharger et imprimer.

 Éric Chassefière (in francopolis.net, mai, juin 2023)

*

Ce numéro de la revue Les Hommes sans Épaules, qui ne compte pas moins de 346 pages, ressemble plus à une monographie qu’à un numéro de revue. la thématique principale tourne autour de Richard Rognet et des poètes de l’Est, de l’Alsace et de la Lorraine.

Christophe Dauphin nous fait découvrir Jean Hans Arp, le sculpteur, mais aussi le peintre-poète qui a recours à l’écriture automatique : « C’est dans le rêve que j’ai appris à écrire et c’est bien plus tard que j’ai appris à lire… - Sous les redents des falaises – et sur l’hermine des plages – Papillonnaient tes gants de corolle – Ton chapeau de nuage – ton ombre d’ailes blanches. »

Autre grande voix de la poésie contemporaine : Claude Vigée, pour lequel la poésie sera celle de l’exil. Ainsi en témoigne cet extrait : « Les choses continuent : mais dans l’œil des maisons – que nous hantent partout des têtes inconnues – Nos lèvres sans écho sont deux ailes sauvages – Qui voudraient s’envoler lointaines dans l’espace. »

Et puis Jacques Simonomis fut aussi l’un de ces poètes de l’Est. C’était un colosse à l’écriture incisive : « Prends la route – engrosse-la – Des terres attendent – Serrées dans te poches – rapetassées d’étoiles filantes – d’éclisses de soleil. »  

Richard Rognet est également à l’honneur dans ce numéro. Sa poésie est empreinte de solitude intérieure. Il s’agit d’une poésie de l’abîme. L’auteur a essayé de dompter ses démons intérieurs : « vivre… - dans la sombre – matière du silence – que dis-je du -silence – vivre de – l’abîme en soi. » le poète a reçu en 2002 le grand prix de poésie de la Société des Gens de Lettres. Six poèmes inédits ont été publiés dans cette livraison. Parmi ceux-ci, voici un extrait : « Pourtant les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes. Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces massues, les parfums altérés, els traces que laisse derrière elle, une nuit de larmes. »

Marie-Laure ANDRE-BOURGUET (in revue Poésie sur Seine, septembre 2023).

*

Les numéros de la revue semestrielle Les Hommes sans Épaules pourraient aisément composer une encyclopédie de la poésie contemporaine du monde entier. Quand Christophe Dauphin s’intéresse à la poésie d’un continent, d’un pays, d’une région ou d’une culture particulière, il l’étudie à fond et avec passion, faisant appel à ses meilleurs connaisseurs.

Cette livraison est consacrée aux « Poètes de l’Est », autour de l’Alsace, de la lorraine et des Vosges, « trop méconnus comme la riche culture et al souvent terrible histoire de ces terres ».

Le sommaire est si foisonnant qu’il est impossible de tout mentionner. Des douze poètes dont il a particulièrement étudie le parcours et l’œuvre, outre le discret Richard Rognet à qui Paul Farellier consacre un important dossier, citons le peintre-poète-sculpteur Jean Hans Arp, Yvan Goll ( dont on se souvient aujourd’hui grâce au prix de poésie à son nom), Henri Thomas, bien connu en Bretagne, Jacques Simonomis, le poète animateur de la revue Le Cri d’os, Claude Vigée, à l’œuvre universelle, les toujours parmi nous et actifs Roland Reutenauer, fidèle aux éditions Rougerie, l’insurgé Jean-Paul Klée, le surréaliste Daniel Abel (que j’ai découvert dans les revues IHV et Hôtel Ouistiti), Gérard Pfister, fondateur et responsable des éditions Arfuyen, Germain Roesz, également peintre et créateur des éditions Lieux-Dits.

Marie-Josée CHRISTIEN (in revue Spered Gouez n°29, octobre 2023).

*

De numéro en numéro, la revue Les Hommes sans Épaules voyage la France (en alternance avec le monde dans d’autres numéros). Donc, après la Normandie du n°52, voici l’Est (disons pas le Grand-Est, je sais que ça en défrise pas mal) : l’Alsace et les Vosges, la Lorraine, sont dans le numéro 55.

On y retrouve toutes les célébrités « mortes » (que vous avez déjà bien lues) : Jean Hans Arp, Claire Goll, Yvan Goll, Henri Thomas, Claude Vigée, J.-P. de Dadelsen… les célébrités inconnues : Nathan Katz, et les célébrités vivantes : le discret Joseph-Paul Schneider : Je retourne à ma forêt – A mes arbres, à mes mots – A cette plume qui est la serpe – J’élague – Ligne après ligne – Aube après aube – L’arbre du poème… Jean-Claude Walter (ce livre connu (de moi, pardon !) Le sismographe appliqué) : On vous plante un arbre dans le cœur, en avant marche, le temps est venu, le temps de quoi, peu importe, l’essentiel est d’avancer… Roland Reutenauer, le tonitruant Jean-Paul Klée : jusqu’au silence des radios – écrasé de bonheur sous la lampe – je relis l’analyse de vigée – en pensant à toi – à ton sexe – inconnu… Germain Roesz (que l’on connaît mieux comme éditeur, Les Lieux-Dits) : dans la grisaille perlée – grelots de nuits empierrées – les galets charrient – la vase blanchâtre – aux écumes disjointes – Les ombres traversent l’eau – Le fleuve est sombre – dans le débris des bombes – un enfant court – de ruine en ruine – Un cyan – fréon rusé…

En vrai, le grand invité du numéro EST, c’est Richard Rognet (nombreux livres chez Gallimard) : un dossier critique de Paul Farellier. De livre en livre, l’œuvre de Richard Rognet est une longue missive ininterrompue qui traverse le temps. De Rognet on lit aussi six poèmes inédits, D’Un bout à l’autre du monde : Pourtant les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes. Je croyais en eux… - … Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que celles que dispense un ciel subrepticement dégagé… On reconnait sa souplesse quasi classique. Plein d’autres trucs dans ce numéro 55. Pensez, 350 pages !!!

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°195, décembre 2023).



Lectures :

LA REVUE DU MOIS DE MAI 2023, C’EST : Les Hommes sans Épaules n° 55

On a une somme ! Près de 350 pages, consacrée aux poètes de l’Est (de la France), entre Alsace et Lorraine. Tous les auteurs importants alsaciens et lorrains sont recensés dans ce volume. Tous avec une notice biographique et bibliographique large et soignée.

Chaque fois, on rentre dans un destin, une histoire, pour ne pas dire hors norme, on va dire étonnante. Ces vies de poètes si différents défilent et on y trouve chaque fois un intérêt renouvelé. Parfois aussi on est un peu déçu par les textes joints et proposés, peut-être insuffisamment nombreux ou reflétant des époques même récentes un peu dépassées ou des styles relativement datés. Mais j’ai tout lu d’un bout à l’autre en me régalant. Il faut bien avouer qu’il y a là un particularisme spécifique entre une histoire avec un basculement de nationalités entre 1871 et 1919, puis entre 1940 et 1945 d’un côté et de l’autre consécutivement une langue tiraillée entre français et allemand.

Pour prendre les grands aînés : Jean Hans Arp parle trois langues dans son enfance, avec l’alsacien. Il est aussi bien poète que sculpteur et fera partie du groupe fondateur du mouvement Dada. Les oignons se lèvent de leurs chaises / et dansent aussi rouge que si l’on gantait le jus des nains… Second « porteur de feu » : Yvan Goll, seul représentant de l’expressionnisme en France. Il s’opposera à Breton qui défend écriture automatique et récits de rêves contre une pensée où la raison intervient davantage. Il a inventé le Réisme. À noter, comme le souligne Christophe Dauphin, que son œuvre en France n’est plus du tout éditée. De lunes à lunes / se tendent les courroies de transmission / Soleil sur monocycle / au vélodrome astronomique / poursuis ton handicap…

Suivent ensuite Charles Guérin, poète symboliste, franc-tireur, avec un focus sur le maître verrier Emile Gallé. René Schickele, « général des pacifistes », Claire Goll, à la vie exaltante, Nathan Katz et un second focus sur les « Malgré nous ». Puis Henri Thomas qui pense que « le roman est lié à la vie alors que la poésie est liée au langage. Déclenchement d’une action contre déclenchement d’une harmonie ». La Bastille a des aubes froides / La neige y fait des taches noires.

Le grand Jean-Paul de Dadelsen dont le maître livre est « Jonas ». Claude Vigée disparu en 2020 à l’âge de 99 ans. Il ne nous reste pas un endroit pour tomber. Daniel Abel, son amitié avec André Breton, son lyrisme teinté de merveilleux. Jean-Claude Walter publié par Rougerie. Jacques Simonomis, revuiste de « Soleil des Loups » avec Jean Chatard et du « Cri d’os » : Des terres attendent / serrées dans tes poches / rapetassées d’étoiles filantes / d’éclisses de soleil / avec sous ton mouchoir / la mer qui vaut le coup…

Le dossier central est consacré à Richard Rognet par Paul Farellier : l’enfant s’est retrouvé / prisonnier de la vie, sentinelle d’un territoire / qui ne s’est pas livré. Autre dossier : Maxime Alexandre par Karel Hadek. Il a connu une vie passionnante, rencontre avec Aragon, rupture avec le surréalisme, communisme, expérience catholique…

Joseph Paul Schneider, Roland Reutenauer et Jean-Paul Klée, qu’on adore : « la matière verbale s’est emparée de ma pauvre personne ». Autant de livres édités que d’inédits. Avec un focus sur le Struthof où son père est mort par Christophe Dauphin et des dessins d’Henri Gayot. Enfin Germain Roesz à la fois peintre, poète et éditeur des « Lieux-Dits ». Gérard Pfister et les éditions Arfuyen…

Enfin Ernest de Gengenbach par César Birène, sous-titre : « Satan dans les Vosges ». Une vie incroyable qui mériterait un film. Il est exclu du groupe surréaliste en 1930, y opposant politique et ésotérisme. Prêtre défroqué, a collectionné les « bienfaitrices »…

À noter encore René Char, Christophe Dauphin et Marc Patin, les critiques…

Un numéro passionnant.

Jacques MORIN (in www.dechargelarevue.com, 1er mai 2023)

*

Les Poètes de l’Est dans les Hommes sans Epaules

Christophe Dauphin a voulu ce numéro consacré aux poètes de l’Est, de l’Est de la France, autour de l’Alsace et de la Lorraine, à l’identité marquée et souvent douloureuse. Le dernier numéro consacré aux poètes de cette terre pourtant propice à la création datait de 1972. Il était grand temps. Dans ce numéro de Poésie 1, le n°26, la question alsacienne était présente, celles aussi de la langue, de la guerre, de l’occupation allemande, de l’annexion, etc. Christophe Dauphin prend le temps de rappeler les traumatismes, les blessures non cicatrisées qui immanquablement, consciemment ou non, orientent encore la chanson du poète de l’Est même si la Lorraine et les Vosges relèvent d’autres particularismes que l’Alsace. Si le destin n’est pas commun, il est bien partagé.

Deux porteurs de feu sont présents dans ce volume, Jean Hans Arp et Yvan Goll.

« Jean Hans Harp, nous dit Christophe Dauphin, n’est pas seulement le plus grand artiste sculpteur et poète alsacien, mais aussi, avec Francis Picabia, le plus grand peintre-poète du XXe siècle. Les deux sont issus du sulfureux et subversif mouvement Dada. Il y a donc une injustice à voir son œuvre plastique magnifique occulter son œuvre poétique, qui ne l’est pas moins, magnifique. »

Les HSE nous introduisent ainsi à la poésie du strasbourgeois qui disait de sa sculpture « C’est de la poésie faite avec les moyens plastiques ». L’œuvre poétique de Arp dépasse son expression poétique, elle-même remarquable, pour embrasser toute sa création.

 

Extrait de « Sophie rêvait Sophie Peignait Sophie dansait » :

 

Tu rêvais d’étoiles ailées,

de fleurs qui cajolent les fleurs

sur les lèvres de l’infini,

de sources de lumière qui s’épanouissent,

d’éclosions symétriques,

de soies respirantes,

de sciences sereines,

loin des maisons aux mille dards,

aux prosternations de déserts naïfs,

parmi mille miracles débraillés.

Tu rêvais de ce qui repose dans l’immuable de la clarté.

Tu peignais une rose dévoilée ;

un bouquet d’ondes,

 un cristal vivant.

Yvan Goll (1891-1950) est vosgien. Il laissa une œuvre considérable en allemand, français et anglais. Si la poésie tient dans son œuvre la place essentielle, il s’intéressa aussi au roman, au théâtre, à l’opéra, rédigea des essais, des anthologies et assura des traductions. S’il est connu et reconnue en Allemagne, il est totalement oublié en France, malheureusement. Ce « Jean sans Terre » devenu par la poésie homme complet, homme universel, mérite pourtant une attention très particulière. Les HsE nous offrent donc la possibilité de découvrir pour la plupart d’entre nous un poète exceptionnel et parfois visionnaire.

 

Extrait de « Amérique » (in Elégie de Lackawanna, 1944) :

 

Amérique aux yeux de mercure et d’oranges

Amérique au crâne rempli de fourmis et de comètes rouges

Amérique qui cours et qui n’habites

Que des villes défaillantes sur les dunes

Halte ! Halte ! sur les boomerangs de tes highways

Halte ! devant tes totems d’essence

Dont les yeux de tabac et de pétrole

Clignent sous la dune d’anis

Halte ! te dis-je, car dans ton dos cavale l’avenir

Et le regard sacrificateur de l’Indien

Fait tourner à l’envers les roues de ton soleil

Les roues rutilantes de tes iris ferrugineux

Et les dollars de on chariot roulant à l’infini

Amérique prends garde aux venins verts du lierre indien

Aux plumes de coqs déjà plantées dans ton échine

Prends garde au triangle de l’oiseau nickelé

J’entends tes fleuves frapper leurs écailles de cuivre

Et les oreilles de tes moules emplies

Du suicide éternel des eaux et de la créature

 

Bien d’autres poètes de l’Est sont présents dans ces pages, notamment Richard Rognet longuement présenté par Paul Farellier et le toujours aussi étonnant Ernest de Gengenbach, abbé saisi et déchiré entre dieu et diable par sa rencontre avec le surréalisme.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 13 juin 2023).

*

La belle revue pilotée depuis 1997 par Christophe Dauphin parait deux fois l’an, en mars et en octobre, proposant 350 pages de poésie venue de tous les coins du monde. Cette troisième série, qui en est aujourd’hui à son numéro 55, a été précédée d’une première, initiée par Jean Breton, qui parut à Avignon puis à Paris de 1953 à 1956 (neuf numéros), puis d’une seconde, sous la direction d’Alain Breton, publiée à Paris de 1991 à 1994 (onze numéros).

Les Hommes sans Épaules est le nom d’une tribu dans le roman Le félin géant de J.-H. Rosny aîné, ainsi que le rappelle l’extrait du roman placé en quatrième de couverture, hommes que ne charge aucun fardeau, « hommes de la tête aux pieds, sans épaules mais entiers, c’est-à-dire avouant nos faiblesses et nos forces, [qui] célébrons encore le rêve, l’amitié de l’homme et de la nature ». Un historique très complet de la création et de l’évolution des Hommes sans Épaules est retracé par Christophe Dauphin à l’occasion des 70 ans de la revue, dans un Salut aux riverains de 2023 qui fait écho à l’Appel aux riverains de 1953, le manifeste des Hommes sans Épaules, dans lequel Jean Breton écrivait : « La poésie ne saurait se définir par sa mise en forme, puisqu’elle échappe à son propre moule pour se répandre et se communiquer. Elle est cette rumeur qui précède toute convention esthétique ; domptée, mise au pas ou libérée selon une technique personnelle à chaque poète, elle court sa chance, à ses risques et périls ; elle s’offre à la rencontre, au dialogue… Notre revue est un lieu de rencontres. Nous ouvrirons les portes, les laissant battantes, nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète… ».

Ce numéro 55 des HSE est consacré aux poètes de l’Est de la France : Alsace, Lorraine et Vosges. Nous renvoyons le lecteur à la présentation qu’en fait Christophe Dauphin sur le site de la revue, à partir du voyage qu’il a réalisé dans ces régions durant l’été 2021. Il y détaille notamment le contexte alsacien, avec la longue occupation allemande (1871-1918), le tiraillement entre deux langues, le sentiment de dépossession d’une culture proprement alsacienne, ni française, ni allemande, ainsi que l’exprime le dessinateur Tomi Ungerer : « En Alsace, j’ai été élevé entre deux arrogances, allemande et française. Les Français et les Allemands sont pour moi des occupants. Psychologiquement, la France a commis sur mon pays un assassinat culturel difficile à pardonner, car il m’a coûté très cher. À l’école, c’était deux heures de retenue ou une baffe dans la gueule pour un mot d’alsacien… Avec les nazis on n’avait pas le droit de parler le français, et avec les Français on pouvait être puni pour un mot d’allemand ou d’alsacien... ». Contexte difficile pour les poètes que ce bilinguisme de fait, tant la langue dans laquelle est écrite le poème est constitutive de sa musique, qui touche autant à la forme qu’au fond. Les deux Porteurs de feu (poètes jugés majeurs du siècle écoulé, placés à la une de chaque numéro de la revue), sont pour ce numéro l’alsacien Jean Hans Arp, le célèbre peintre et sculpteur cofondateur du mouvement Dada, dont on sait moins qu’il fut aussi un grand poète, et le poète vosgiens Yvan Goll. Les deux hommes maitrisaient aussi bien le français que l’allemand, et ont écrit dans les deux langues. Citons le poème intitulé Tu étais claire et calme de Arp, pictural et lumineux, dans lequel il parle de sa compagne Sophie Taeuber, également peintre et sculptrice : « Tu étais claire et calme. / Près de toi la vie était douce. / Quand les nuages voulaient couvrir le ciel / tu les écartais de ton regard. // Tu regardais avec calme et soin. / Tu regardais soigneusement le monde, / la terre, / les coquilles au bord de la mer, / tes pinceaux, / tes couleurs. // Tu peignais le bouquet de la lumière / qui croissait, / s’élargissait, / s’épanouissait / sans cesse sur ton cœur clair. / Tu peignais la rose de douceur. / Tu peignais la source d’étoile. » De Goll, ce poème sombre, Ta lampe de deuil, extrait du recueil Traumkraut, traduit en français par sa femme Claire Goll (L’herbe du songe), écrit à l’hôpital de Strasbourg tandis qu’il luttait contre la leucémie, qui dit la souffrance de l’exil loin du pays natal (c’est en exil aux États-Unis, où il passe de nombreuses années, de 1939 à 1947, qu’il apprend en 1945 sa leucémie, dont il décèdera cinq ans plus tard) : « Ta lampe de deuil, bien-aimée / Brille vers moi à travers tous les lointains / Comme les yeux rougis des étoiles tourmentées // J'ai bu les timbales de vins fatals / Quand j'étais solitaire / Et exilé de ton vignoble // Pourquoi le soleil bruit-il plus doré / Quand je ferme les yeux / Et pourquoi ton sang bat-il en moi plus violemment // Si toi qui m'es ravie / Tu ne m'appelles plus qu'avec des bras de brume ? ».

Les auteurs recensés dans ce volume, comme dans tous les autres, font l’objet de notices biobibliographique particulièrement riches et soignées. Douze poètes alsaciens sont présents dans ce numéro 55. Outre Arp, on peut lire Maxime Alexandre, poète juif alsacien surréaliste communiste puis chrétien, Nathan Katz, poète dialectal méconnu, à tort, hors de sa région, le météore Jean-Paul de Dadelsen, Claude Vigée, Joseph Paul Schneider, Jean-Claude Walter, Roland Reutenauer, l’enfant terrible Jean-Paul Klée, Jacques Simonomis le poète du Cri d’os, le peintre-poète strasbourgeois Germain Roesz et Gérard Pfister, poète qui a aussi développé un impressionnant catalogue éditorial chez Arfuyen. Parmi les poètes lorrains et vosgiens, outre Yvan Goll, figurent dans ce numéro le symboliste Charles Guérin, notamment autour de sa passion pour l’Alsacienne Jeanne Bucher, appelée à devenir l’une des grandes figures de l’art moderne, Daniel Abel, très marqué par le surréalisme, Serge Basso de March, l’abbé Ernest de Gengenbach, Henri Thomas, proche d’Artaud et de Gide. La rubrique Une voix, une œuvre, proposée par Karel Hadek, est consacrée à Maxime Alexandre, né en 1899 et mort en 1976. C’est par l’intermédiaire d’Aragon, rencontré dans un café de Strasbourg, qu’il rejoint à Paris le groupe surréaliste autour d’André Breton, dont il fréquente les réunions jusqu’en 1932. Il pose dès 1927 la question d’un rapprochement avec le parti communiste, Aragon adhérant précisément la même année au parti, adhésion qui le conduira à une rupture officielle avec Breton et les surréalistes. Traumatisé par la guerre et l’holocauste, qui lui faire prendre conscience de sa judéité, Alexandre se convertit en 1949 au catholicisme sous le parrainage de Paul Claudel, conversion dont il reviendra, « étranger parmi les surréalistes, étranger parmi les communistes (et les athées), étranger parmi ses compatriotes, étranger parmi ses coreligionnaires… », éternel solitaire, tel le mendiant d’un poème extrait du recueil Le juif errant :

J’ai longé les routes sans dormir

J’ai offert mon visage aux nuits

Une branche verte m’a dit de pleurer

Le songe de l’eau m’a fait boire

 

C’est la soif de l’homme

Qui n’a pas de bornes

La soif de l’homme

Dans le sable des routes

 

C’est la faim de l’homme

Qui n’a pas de bornes

Comme l’aile de l’oiseau

Sous le vent des mers

 

J’ai gémi dans le sable rouge

J’ai parlé au sable du désert

Un souffle ardent m’a répondu

Le vent a soulevé le feu du ciel

[…]

C’est à Richard Rognet, poète vosgien resté toute sa vie attaché à sa terre, et Porteur de Feu des Hommes sans Épaules (n°33, 2012), qu’est consacré le dossier central sous la houlette de Paul Farellier, qui écrit notamment, concernant cette poésie : « Il en émane – dans ses registres opposés : d’un côté l’obscur, l’âpre et le voilé, et de l’autre, la douceur du regard, la clarté sensitive – quelque chose comme d’une âme souffrante et illuminée. L’unité de cette œuvre tient moins à la pure qualité formelle, jamais relâchée, de la chose écrite, qu’à la conjonction « astrale » qui s’y révèle d’un élan du vivre sous la fascination de la mort et d’un désir de se surmonter vers l’inaccessible ». Pour Christophe Dauphin, toujours à propos de Rognet : « Le poème se situe ici à la lisière du monde, du temps, du dehors et du dedans, du lointain et du proche, « là où la vie ne – distingue plus ce que tu vois dehors de ce qui – vibre en toi, comme le lieu parfait de ta naissance. » Là, ou le brin d’herbe incarne tout le cosmos, en équilibre sur la foudre, le poème et la tombe : Aujourd’hui, au déclin – de ma vie trop visible, - j’étrangle mon poème : - je veux voir l’intérieur, - les passagers confus – qui me frôlent, se taisent. Le poète ne soulève pas seulement le temps, il le secoue comme une nappe, faisant alors ruisseler, vallées, fleurs, enfance, et émotions toujours (rien n’est gratuit dans sa poésie) entre les herbes drues et les tendres, l’arbre et les pierres entre les doigts du jour ». Citons un extrait des cinq poèmes inédits de Richard Rognet présentés dans le dossier central, qui dit la présence caressante de la nature : « Pourtant, les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes.  Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces massues, les parfums altérés, les traces que laisse derrière elle une nuit de larmes. Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que celles que dispense un ciel subrepticement dégagé, je les voyais comme l’étrave d’un vent réconfortant préparant le passage d’une joie franche, à hauteur d’homme – ô les abris rêvés sous d’inimitables voix ! et ces baisers qui traversent l’obscurité comme une eau dévalant les montagnes en grésillant sur les pierres ! / Revenons aux oiseaux, à la place qu’ils ont partagée avec celle des branches où murmure, longtemps après leur envol, la paix d’un matin propice aux interrogations du réveil ou celle, non moins pénétrante, d’un soir qui bouge à peine devant les filets de la nuit ».

César Birène consacre une rubrique intitulée Satan, la poésie, à Ernest de Gengenbach, qui alors qu’il était au séminaire pour devenir prêtre, a connu une expérience amoureuse avec une comédienne. Dénoncé et chassé du séminaire, le jeune homme, très perturbé, a la révélation du surréalisme et rencontre Breton, qui publie de lui une lettre dans La révolution surréaliste d’octobre 1925, lettre où Gengenbach écrit notamment : « J’ai trop subi l’empreinte sacerdotale pour pouvoir être heureux dans le monde… Je tombai dans la neurasthénie aiguë et la dépression mélancolique et devins nihiliste, ayant complètement perdu la foi, mais restant néanmoins attaché à la douce figure du Christ si pure, et si indulgente. J’ai maudit tous ceux qui, prêtres, moines, évêques, ont brisé mon avenir parce que j’étais obsédé par la femme, et qu’un prêtre ne doit pas penser à la femme. Race de misogynes, de sépulcres blanchis, squelettes déambulants !... Ah ! si le Christ revenait ! ». Breton rompra plus tard avec le personnage, qui se déclarera « surréaliste sataniste », et mènera une vie marquée au sceau d’une schizophrénie tous azimuths, « sans cesse écartelé entre vie mondaine et vie mystique, christianisme et surréalisme, religieux et profane, Dieu et Diable, chair et mysticisme, péchés et repentirs, hystérie et duperie, liaisons sulfureuses et saintes femmes », qui le conduira à de fréquents séjours en hôpital psychiatrique sur la fin de sa vie. Des poèmes du recueil Satan à Paris, publié en 1927, sont proposés, dont voici un extrait significatif : « Figures de pénombre / en frou-frou de surplis / tes prêtres fureteurs aux écoutes de buanderie / sont aux aguets derrière la grille / du confessionnal / pour absoudre les cochonneries / de l’homme triste animal / après le coït. / Embusqués dans le tribunal guérite / ils se tortillent comme des chenilles / à l’audition des épopées paroissiales ! ».

Les pages libres des HSE présentent quelques poèmes de René Char, Jean Breton et des membres du comité de rédaction de la revue. Puis vient la rubrique Avec la moelle des arbres consacrée aux notes de lecture, rédigées ici par Odile Cohen-Abbas, André-Louis Aliamet et Christophe Dauphin. Le numéro se clôt avec quelques informations relatives à la vie de la revue et des poètes qui l’animent : un recueil de Odile Cohen-Abbas publié par les HSE (La Face proscrite) ; la disparition du poète et romancier chilien Luis Mizon, qui dit notamment de la poésie : « Ce qui est propre à la poésie, c’est de donner matière à l’invisible, d’incarner l’âme étrangère du langage, de se laisser habiter dans la lecture par l’âme d’autrui » ; un hommage à deux poétesses récemment disparues, l’ardéchoise et militante féministe Alice Colanis, proche de Gisèle Halimi et de Simone de Beauvoir, et Jacquette Reboul, qui disait de ses livres de poésie : « je renais de chaque livre, plus riche de ce voyage intérieur, de ce long fil de mots déroulés du profond de moi-même. La souffrance de l’écriture est oubliée. Ne restent que la plénitude de son accomplissement et, jaillie du silence originel, la parole de cristal » ; la libération du poète palestinien Ashraf Fayad, emprisonné depuis plus de huit ans en Arabie Saoudite ; un compte rendu de la présence des HSE au salon de la revue 2022 ; un texte s’opposant à la démolition de la maison de Paul Éluard dans le Val d’Oise. Un contenu très riche, pour une revue à la vocation encyclopédique à n’en pas douter parmi les plus intéressantes dans le paysage poétique français d’aujourd’hui.

L'abonnement annuel (deux numéros) se fait à l'adresse suivante : Les Hommes sans Épaules éditions, 8, rue Charles Moiroud, 95440 Ecouen, France. Ce, par chèque d'un montant de 30 € (Soutien 50 €) à l’ordre de Les Hommes sans Épaules éditions, après avoir renseigné le bon de commande, à télécharger et imprimer.

 Éric Chassefière (in francopolis.net, mai, juin 2023)

*

Ce numéro de la revue Les Hommes sans Épaules, qui ne compte pas moins de 346 pages, ressemble plus à une monographie qu’à un numéro de revue. la thématique principale tourne autour de Richard Rognet et des poètes de l’Est, de l’Alsace et de la Lorraine.

Christophe Dauphin nous fait découvrir Jean Hans Arp, le sculpteur, mais aussi le peintre-poète qui a recours à l’écriture automatique : « C’est dans le rêve que j’ai appris à écrire et c’est bien plus tard que j’ai appris à lire… - Sous les redents des falaises – et sur l’hermine des plages – Papillonnaient tes gants de corolle – Ton chapeau de nuage – ton ombre d’ailes blanches. »

Autre grande voix de la poésie contemporaine : Claude Vigée, pour lequel la poésie sera celle de l’exil. Ainsi en témoigne cet extrait : « Les choses continuent : mais dans l’œil des maisons – que nous hantent partout des têtes inconnues – Nos lèvres sans écho sont deux ailes sauvages – Qui voudraient s’envoler lointaines dans l’espace. »

Et puis Jacques Simonomis fut aussi l’un de ces poètes de l’Est. C’était un colosse à l’écriture incisive : « Prends la route – engrosse-la – Des terres attendent – Serrées dans te poches – rapetassées d’étoiles filantes – d’éclisses de soleil. »  

Richard Rognet est également à l’honneur dans ce numéro. Sa poésie est empreinte de solitude intérieure. Il s’agit d’une poésie de l’abîme. L’auteur a essayé de dompter ses démons intérieurs : « vivre… - dans la sombre – matière du silence – que dis-je du -silence – vivre de – l’abîme en soi. » le poète a reçu en 2002 le grand prix de poésie de la Société des Gens de Lettres. Six poèmes inédits ont été publiés dans cette livraison. Parmi ceux-ci, voici un extrait : « Pourtant les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes. Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces massues, les parfums altérés, els traces que laisse derrière elle, une nuit de larmes. »

Marie-Laure ANDRE-BOURGUET (in revue Poésie sur Seine, septembre 2023).

*

Les numéros de la revue semestrielle Les Hommes sans Épaules pourraient aisément composer une encyclopédie de la poésie contemporaine du monde entier. Quand Christophe Dauphin s’intéresse à la poésie d’un continent, d’un pays, d’une région ou d’une culture particulière, il l’étudie à fond et avec passion, faisant appel à ses meilleurs connaisseurs.

Cette livraison est consacrée aux « Poètes de l’Est », autour de l’Alsace, de la lorraine et des Vosges, « trop méconnus comme la riche culture et al souvent terrible histoire de ces terres ».

Le sommaire est si foisonnant qu’il est impossible de tout mentionner. Des douze poètes dont il a particulièrement étudie le parcours et l’œuvre, outre le discret Richard Rognet à qui Paul Farellier consacre un important dossier, citons le peintre-poète-sculpteur Jean Hans Arp, Yvan Goll ( dont on se souvient aujourd’hui grâce au prix de poésie à son nom), Henri Thomas, bien connu en Bretagne, Jacques Simonomis, le poète animateur de la revue Le Cri d’os, Claude Vigée, à l’œuvre universelle, les toujours parmi nous et actifs Roland Reutenauer, fidèle aux éditions Rougerie, l’insurgé Jean-Paul Klée, le surréaliste Daniel Abel (que j’ai découvert dans les revues IHV et Hôtel Ouistiti), Gérard Pfister, fondateur et responsable des éditions Arfuyen, Germain Roesz, également peintre et créateur des éditions Lieux-Dits.

Marie-Josée CHRISTIEN (in revue Spered Gouez n°29, octobre 2023).

*

De numéro en numéro, la revue Les Hommes sans Épaules voyage la France (en alternance avec le monde dans d’autres numéros). Donc, après la Normandie du n°52, voici l’Est (disons pas le Grand-Est, je sais que ça en défrise pas mal) : l’Alsace et les Vosges, la Lorraine, sont dans le numéro 55.

On y retrouve toutes les célébrités « mortes » (que vous avez déjà bien lues) : Jean Hans Arp, Claire Goll, Yvan Goll, Henri Thomas, Claude Vigée, J.-P. de Dadelsen… les célébrités inconnues : Nathan Katz, et les célébrités vivantes : le discret Joseph-Paul Schneider : Je retourne à ma forêt – A mes arbres, à mes mots – A cette plume qui est la serpe – J’élague – Ligne après ligne – Aube après aube – L’arbre du poème… Jean-Claude Walter (ce livre connu (de moi, pardon !) Le sismographe appliqué) : On vous plante un arbre dans le cœur, en avant marche, le temps est venu, le temps de quoi, peu importe, l’essentiel est d’avancer… Roland Reutenauer, le tonitruant Jean-Paul Klée : jusqu’au silence des radios – écrasé de bonheur sous la lampe – je relis l’analyse de vigée – en pensant à toi – à ton sexe – inconnu… Germain Roesz (que l’on connaît mieux comme éditeur, Les Lieux-Dits) : dans la grisaille perlée – grelots de nuits empierrées – les galets charrient – la vase blanchâtre – aux écumes disjointes – Les ombres traversent l’eau – Le fleuve est sombre – dans le débris des bombes – un enfant court – de ruine en ruine – Un cyan – fréon rusé…

En vrai, le grand invité du numéro EST, c’est Richard Rognet (nombreux livres chez Gallimard) : un dossier critique de Paul Farellier. De livre en livre, l’œuvre de Richard Rognet est une longue missive ininterrompue qui traverse le temps. De Rognet on lit aussi six poèmes inédits, D’Un bout à l’autre du monde : Pourtant les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants subtils et vigoureux les roses défaillantes. Je croyais en eux… - … Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que celles que dispense un ciel subrepticement dégagé… On reconnait sa souplesse quasi classique. Plein d’autres trucs dans ce numéro 55. Pensez, 350 pages !!!

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°195, décembre 2023).




Lectures :

LES HSE ET LA VALEUR DE LA POÉSIE CHILIENNE

Les Hommes sans Épaules consacre son 45e numéro à la poésie chilienne. C’est l’aventure intellectuelle et poétique d’un peu plus d’un siècle qui s’y lit, passionnément.

La poésie chilienne s’attache, semble nous dire Christophe Dauphin, à ses contingences propres. À son histoire coloniale tout d’abord, à la conquête espagnole et à l’asservissement des peuples autochtones, au basculement violent dans un autre ordre. Mais elle s’inscrit également dans une spatialité, une réalité physique, des contrastes évidents. Dans sa préface du dossier du 45enuméro des Hommes sans Épaules, il nous rappelle la formulation qu’emprunta Pablo Neruda pour dire la naissance d’une poésie nationale : « La poésie du Chili émergea comme une fleur rouge du combat livré par une race qui fut décimée mais ne se rendit pas au formidable ennemi. C’est alors que ce petit pays acquit sa voix propre. Et cette voix se répercute sur les neiges andines et les écumes infinies du grand océan. » Et qu’elle est mal-connue, comme sa pluralité s’éclipse derrière quelques astres tonitruants, imposants, quasi monstrueux.

Il y a d’abord le grand Neruda, presque trop grand, débordant, un peu mégalomane, aux formules habiles et lyriques qui prend toute la place, ou qui voudrait la prendre. Celui qui affirme, se voulant « barde d’utilité publique », qu’il veut « faire office de garde-frein, de maître berger, de maître d’œuvre, de laboureur, de gazier, ou de simple bagarreur de régiment capable d’en découdre à coups de poing ou de cracher du feu par les narines », se rêve en étendard ou en héraut d’un peuple entier. On oublie que tous ne furent pas dans sa ligne, au premier rang desquels le truculent et tonitruant Pablo de Rokha ou le très altier Vicente Huidobro qui se fâchèrent souvent avec lui. Ils sont les poètes majeurs du premier quart du XXe siècle ceux qui structurent, avec Gabriela Mistral, la poésie chilienne, sans aucun doute l’une des plus fortes et des plus cosmopolites de son époque en Amérique du Sud et que nous avons en grande partie oubliée.

Car derrières les quelques astres qui éblouissent, tout un fourmillement de poètes mérite d’être redécouverts, relus, mis en avant. C’est ce à quoi s’emploie le très bon dossier de ce numéro qui présente pour chaque poète un court texte de présentation et un choix d’extraits exemplaires. On lira quelques vers très beaux d’Alberto Baeza Flores (1914-1998) sur Valparaiso :

Tu as été pour ma vie la fenêtre secrète, ouverte sur

           l’aventure.

Je suis descendu de ma capitale aux larges épaules,

           poussée par tant de cordillères.

J’ai parcouru ta couronne de collines, tes labyrinthes de

            rues et de réverbères

à l’arrière du pont d’un navire fantastique de rêves,

et au bout de ta voix était l’aube.

Ou bien, assurément du grand antipoète, Nicanor Parra, à mon avis le plus grand, le plus drôle, le plus lucide peut-être, le plus modeste en tout cas.

Christophe Dauphin dans une présentation synthétique d’une trentaine de pages retrace plus d’un siècle de production poétique : de l’impact du surréalisme, des différents mouvements, des concurrences et des relations compliquées entre des personnalités très fortes. Il explique clairement comment les mouvements se frottent les uns aux autres, s’incarnent dans des revues – Mandrágora, Boletín surrealista, Leitmotiv – plus ou moins éphémères, assez clairement l’histoire des avant-gardes, des relations cosmopolites avec Breton ou l’influence de Jarry, Péret ou encore Césaire sur les travaux des poètes chiliens. On y découvrira les élans du modernisme, le groupe de Los Diez, le créationnisme ou l’imaginisme. Il resitue très bien ces mouvements, ce fourmillement dans le contexte politique et l’évolution de la société chilienne. Jusqu’à la charnière de l’élection de Salvador Allende et du coup militaire qui porte au pouvoir Augusto Pinochet.

Car, on le sent, c’est cette période qui l’émeut plus – il la relie à sa biographie personnelle, à sa jeunesse en banlieue parisienne, à ses amitiés avec les jeunes exilés chiliens qui y débarquèrent après l’instauration de la dictature –, cet enjeu central de l’exil, du retour, de la circulation des histoires et des identités, la manière dont tout ceci s’extravase. En lisant la petite anthologie qui poussera nombre de lecteurs à aller y voir de plus près, on découvre des poètes comme Waldo Rojas ou Rodrigo Verdugo Pizarro, on se rappellera que Roberto Bolaño a produit une œuvre poétique importante dont la plus grande part demeure inédite, malgré la parution il y a quelques années de son recueil Trois, chez Bourgois, en 2012.

En lisant ce dossier intitulé « Le temps des brasiers » – probablement en hommage au film documentaire de Fernando Ezequiel Solanas (El hora de los horno, 1968) –, on relira de la poésie en même temps qu’une histoire, celle de dés-exilés, de sans-terre qui sont de quelque part, « ce pays qui a des poètes comme la mer a des vagues », on en saisira la puissance d’invention, la continuité intellectuelle, la cohérence utopique, l’énergie verbale qui coïncide toujours avec la vie collective, la passion politique, le traumatisme d’une nation. Donner accès, ouvrir les yeux et les oreilles sur de pareils poètes, du passé comme d’aujourd’hui, est une entreprise louable, forte, nécessaire probablement. On espère qu’elle aura quelque écho, que des yeux attentifs se pencheront sur l’Altazor, qu’on lira Nicodemes Guzmán, Juan Godoy ou Volodia Teitelboim, qu’on se frottera à un lyrisme bien singulier, qu’on entendra la valeur d’une poésie, oui, sa valeur.

Hugo PRADELLE (in entrevues.org, le journal des revues culturelles, 31 mai 2018).

*

"Chaque nouvelle livraison de cette revue semestrielle est d’une richesse inouïe tant sur le plan des découvertes et des confirmations que sur celui des informations dans le domaine de la poésie. Christophe Dauphin dirige de main de maître cette publication en sélectionnant et coordonnant articles et poèmes.

Son long éditorial enflammé ouvre la voie et donne envie de se plonger dans ce qui constitue sur 135 pages le dossier principal intitulé « Poètes chiliens contemporains, Le temps des brasiers ». Il s’agit d’un large choix de 17 poètes chiliens contemporains parmi lesquels deux Prix Nobel : Gabriela Mistral et Pablo Neruda. Ce choix va du prolifique Luis Mizon au jeune Patricio Sanchez Rojas et du novateur Vicente Huidobro au chanteur martyr Victor Jara.

Les Porteurs de feu de ce numéro sont le poète-prêtre révolutionnaire nicaraguayen Ernesto Cardenal et le poète-médecin éditeur belge Yves Namur.

Quant aux neuf Wah sélectionnés, ils sont le miroir d’une diversité et d’une richesse qui ne se dément pas. Évoquons enfin la soixantaine de pages finales qui propose des articles, des informations et des chroniques.

Tous les numéros de la 3° série des Hommes sans Épaules constituent, au fil des années, un riche panorama des poésies mondiales. "

Georges CATHALO (cf. Lecture flash 2018 in revue-texture.fr, 27 avril 2018).

*

Encore une très belle livrai­son que ce numé­ro 45 des Hommes sans Epaules, qui nous offre ce que nous pou­vons sans hési­ta­tion appe­ler une antho­lo­gie des poètes Chiliens contem­po­rains. Accompagné et gui­dé par un para­texte impor­tant comme à l’habitude, le lec­teur est invi­té à décou­vrir quelques uns des noms par­mi les plus repré­sen­ta­tifs du genre : Vicente Huidobor, Pablo de Rokha, Pablo Neruda, Alberto Beaza Flores, Gonzalo Rojas, Patricio Sanchez Rojas et bien d’autres.

Ce dos­sier est pré­cé­dé d’une intro­duc­tion signée par Christophe Dauphin, qui dans son édi­to­rial retrace le pano­ra­ma his­to­rique et social qui a pré­si­dé aux pro­duc­tions pro­po­sées : « Lettre du pays qui a des poètes comme la mer a des vagues ».

Les rubriques habi­tuelles entourent ce dos­sier : le lec­teur y décou­vri­ra tout un appa­reil cri­tique, « Avec la moelle des arbres » dont les auteurs ne sont autres qu’Odile Cohen-Abbas, Henri Béhar, César Birène, Karel Hadek, Paul Farellier et Claude Argès. Des infor­ma­tions qui recensent aus­si les évé­ne­ments qui ont eu lieu autour de la poé­sie figurent en fin de volume : un compte ren­du du 27ème salon de la revue, de la ren­contre avec Frédéric Tison qui a eu lieu à Saint Mandé en novembre 2017, et bien d’autres encore.

Enfin, ce numé­ro du pre­mier semestre 2018 nous pro­pose des textes d’Yves Namur, d’Emmanuelle Le Cam, de Gabriel Henry, et d’autres poètes contem­po­rains de tous hori­zons.

Fidèle à sa ligne édi­to­riale et à sa poli­tique qui est d’offrir au lec­teur une plu­ra­li­té d’outils afin de gui­der sa lec­ture sans jamais en orien­ter la récep­tion, ce numé­ro 45 des Hommes sans Epaules est dans la lignée de ceux qui l’ont pré­cé­dé. Il pro­pose une rare épais­seur, non seule­ment en terme de volume, annon­cia­teur d’un conte­nu riche et diver­si­fié, mais aus­si en terme d’analyses visant à enri­chir l’appréhension d’une lit­té­ra­ture tou­jours don­née à décou­vrir dans la glo­ba­li­té des élé­ments contex­tuels qui ont pré­si­dés à sa pro­duc­tion. La liber­té de décou­vrir de nou­veaux auteurs, de nou­veaux hori­zons poé­tiques est ici encore sou­te­nue par une contex­tua­li­sa­tion dont le lec­teur sau­ra s’emparer pour rece­voir dans toutes leurs dimen­sions les pages de cette revue.

Carole MESROBIAN (cf. Revue des revues in recoursaupoeme.fr, 5 mai 2018).

*

" Les revues ouvrent un espace de réflexion politique, offrent des possibles d’engagement. On y est lucide, en colère. Ainsi, la remarquable revue XXI propose une série de dossiers passionnants qui s’inscrivent dans la longue durée, La Revue du crieur poursuit son travail original pour promouvoir une réflexion de gauche dans le monde d’aujourd’hui, alors que Les Hommes sans Épaules nous rappelle l’histoire douloureuse des exilés chiliens tout en brossant un magnifique panorama de la poésie de ce bout du continent américain.

Ceux, encore trop nombreux, qui ne connaîtraient pas Les Hommes sans Épaules, une revue poétique qui a démarré dans les années 1950 à Avignon et redémarré en 1991 en restant sous l’égide de Rosny aîné (auteur du Félin géant), peuvent et doivent commencer par le numéro en cours qui offre un aperçu substantiel de la poésie contemporaine chilienne et la contextualise, ce qui reste indispensable. L’article de fond de Christian Dauphin, par ailleurs directeur de la publication, tient sa ligne qui cherche l’homme derrière la poésie, l’étincelle derrière la forme.

Sa contribution, intitulée « L’Heure des brasiers » (comme le film de Solanas en 1968), comporte un important dossier sur les exilés de 1973. Avec le groupe des Quilapayun, alors en tournée en France et considérés comme des ambassadeurs d’Allende, ils se retrouvèrent dans le même immeuble de Colombes et cette condensation géographique, leur impact culturel adossé au support des maisons de la culture en France, ont modifié notre rapport à l’hispanité d’autant que les dictatures du Cône Sud ne cessaient d’accroître le nombre d’exilés. Plus de 10 à 15 000 personnes, qui, pour presque un tiers, sont reparties lorsque la démocratie revint. Ces figures de l’adaptation et de la mélancolie ne sont pas homogènes, même en cas de malheur commun. Le dossier de poésie contemporaine permet de suivre toutes les positions humaines, mais aussi la difficulté de la situation de dés-exilés de ceux qui ont choisi le retour. Les jeunes embarqués dans une identité duelle n’ont pas davantage vécu sur un lit de roses.

On peut être désarçonné quand de la poésie n’est pas éditée en bilingue mais la variété de tons et de couleurs, de rythmes et de registres, donne une présence et une actualité qui sortent tous ces auteurs transatlantiques d’un trop lointain Pacifique. Le Chili tout entier est bien « ce pays qui a des poètes comme la mer a des vagues », une formule qui désigne l’île de Pâques dont l’article liminaire rappelle comment disparurent sans faire de bruit, dans la déréliction totale de l’infériorisation, les derniers qui en savaient le sens.

On pourra y lire aussi un peu de Gabriela Mistral et de Pablo Neruda, de Huidobro comme de poètes contemporains tels Waldo Rojas et Rocío Durán-Barba, y découvrir bien d’autres noms trop méconnus. Bref, le volume qui comporte aussi ses rubriques habituelles,  des inédits de jeunes poètes, des notes de lecture, fera référence. "

Ma. B (in en-attendant-nadeau.fr, 2018).

*

« Valparaiso, tu étais le filet où vont s’engloutir des étoiles – poissons de brume et de fumée, yeux pleins de nostalgie des voyages impossibles – Tu as été pour ma vie la fenêtre secrète, ouverture sur l’aventure… », Alberto Baeza Flores, dans Les Hommes sans Epaules, qui consacrent presque cent-cinquante pages de son numéro 45, à la poésie chilienne, présentée historiquement et géographiquement par Christophe Dauphin. Entre la première nommée, Gabriela Mistral (née en 1887) et le quarantenaire Rodrigo Verdugo Pizarro, toutes les célébrités (car s’en sont) de la poésie chilienne sont là : Pablo Neruda, Vicente Huidobro, Luis Mizon, Nicanor Parra, Roberto Bolano : « il m’a été impossible de fermer les yeux et ne pas voir cet étrange spectacle, étrange et lent… - des milliers de jeunes gens comme moi, glabres – ou barbus, mais latino-américains tous – joue contre joue avec la mort. » Il y a aussi de quoi faire des découvertes : Alberto Baeza Flores, Gonzalo Rojas, Waldo Rojas… N’ont pas étét oubliés les chnateurs Victor Jara et Quilapayun… Autrement, le numéro s’ouvre sur un autre latino-américain, Ernesto Cardenal (qui n’a pas lu sa formidable « Oraison pour Marylin Monroe » ?) et par Yves Namur : « Rien - Si ce n’est peut-être la mer qu’on voit danser – Dans un poème… – Et de l’autre côté… - Une femme qui dit des je t’aime aux oiseaux – Et aux hommes qui s’envolent par hasard ou simple distraction. » La partie centrale du numéro est une anthologie d’inédits (Emmanuelle Le Cam, François H. Charvet, Adeline Baldacchino…). J’en retiens aussi l’écriture vigoureuse de Marie Murski : « des siècles qu’on te le dit ! -Mais as-tu seulement un nom – petite sœur des grandes batailles – des fers à repasser les immortelles fœtus après fœtus. Encore un numéro marquant, je trouve, des Hommes sans Epaules. »

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°174, septembre 2018).

*



"L’éditorial de Christophe Dauphin, véritable introduction au dossier « Le temps des brasiers », permet de comprendre les particularités historiques et géographiques du Chili « qui concentre une bonne partie des climats de la planète ». On comprend pourquoi la poésie y « demeure l’un des moyens d’expression les plus créatifs ». Le dossier, très complet, présente les poètes connus ici (Pablo Neruda, Victor Jara),  sans oublier les autres. " 

Marie-Josée Christien (rubrique "Revues d'ailleurs", in n°24 de la revue Spered Gouez, 2018).

*

"Un dossier consacré à la poésie chilienne contemporaine resituée dans son contexte historique et politique suivi d'une anthologie qui reprend entre autres des textes de Roberto Bolano, Antonio Skarmeta ou encore de Luis Sepulveda."

Electre, Livres Hebdo, 2018.





Lectures :

LES HSE ET LA VALEUR DE LA POÉSIE CHILIENNE

Les Hommes sans Épaules consacre son 45e numéro à la poésie chilienne. C’est l’aventure intellectuelle et poétique d’un peu plus d’un siècle qui s’y lit, passionnément.

La poésie chilienne s’attache, semble nous dire Christophe Dauphin, à ses contingences propres. À son histoire coloniale tout d’abord, à la conquête espagnole et à l’asservissement des peuples autochtones, au basculement violent dans un autre ordre. Mais elle s’inscrit également dans une spatialité, une réalité physique, des contrastes évidents. Dans sa préface du dossier du 45enuméro des Hommes sans Épaules, il nous rappelle la formulation qu’emprunta Pablo Neruda pour dire la naissance d’une poésie nationale : « La poésie du Chili émergea comme une fleur rouge du combat livré par une race qui fut décimée mais ne se rendit pas au formidable ennemi. C’est alors que ce petit pays acquit sa voix propre. Et cette voix se répercute sur les neiges andines et les écumes infinies du grand océan. » Et qu’elle est mal-connue, comme sa pluralité s’éclipse derrière quelques astres tonitruants, imposants, quasi monstrueux.

Il y a d’abord le grand Neruda, presque trop grand, débordant, un peu mégalomane, aux formules habiles et lyriques qui prend toute la place, ou qui voudrait la prendre. Celui qui affirme, se voulant « barde d’utilité publique », qu’il veut « faire office de garde-frein, de maître berger, de maître d’œuvre, de laboureur, de gazier, ou de simple bagarreur de régiment capable d’en découdre à coups de poing ou de cracher du feu par les narines », se rêve en étendard ou en héraut d’un peuple entier. On oublie que tous ne furent pas dans sa ligne, au premier rang desquels le truculent et tonitruant Pablo de Rokha ou le très altier Vicente Huidobro qui se fâchèrent souvent avec lui. Ils sont les poètes majeurs du premier quart du XXe siècle ceux qui structurent, avec Gabriela Mistral, la poésie chilienne, sans aucun doute l’une des plus fortes et des plus cosmopolites de son époque en Amérique du Sud et que nous avons en grande partie oubliée.

Car derrières les quelques astres qui éblouissent, tout un fourmillement de poètes mérite d’être redécouverts, relus, mis en avant. C’est ce à quoi s’emploie le très bon dossier de ce numéro qui présente pour chaque poète un court texte de présentation et un choix d’extraits exemplaires. On lira quelques vers très beaux d’Alberto Baeza Flores (1914-1998) sur Valparaiso :

Tu as été pour ma vie la fenêtre secrète, ouverte sur

           l’aventure.

Je suis descendu de ma capitale aux larges épaules,

           poussée par tant de cordillères.

J’ai parcouru ta couronne de collines, tes labyrinthes de

            rues et de réverbères

à l’arrière du pont d’un navire fantastique de rêves,

et au bout de ta voix était l’aube.

Ou bien, assurément du grand antipoète, Nicanor Parra, à mon avis le plus grand, le plus drôle, le plus lucide peut-être, le plus modeste en tout cas.

Christophe Dauphin dans une présentation synthétique d’une trentaine de pages retrace plus d’un siècle de production poétique : de l’impact du surréalisme, des différents mouvements, des concurrences et des relations compliquées entre des personnalités très fortes. Il explique clairement comment les mouvements se frottent les uns aux autres, s’incarnent dans des revues – Mandrágora, Boletín surrealista, Leitmotiv – plus ou moins éphémères, assez clairement l’histoire des avant-gardes, des relations cosmopolites avec Breton ou l’influence de Jarry, Péret ou encore Césaire sur les travaux des poètes chiliens. On y découvrira les élans du modernisme, le groupe de Los Diez, le créationnisme ou l’imaginisme. Il resitue très bien ces mouvements, ce fourmillement dans le contexte politique et l’évolution de la société chilienne. Jusqu’à la charnière de l’élection de Salvador Allende et du coup militaire qui porte au pouvoir Augusto Pinochet.

Car, on le sent, c’est cette période qui l’émeut plus – il la relie à sa biographie personnelle, à sa jeunesse en banlieue parisienne, à ses amitiés avec les jeunes exilés chiliens qui y débarquèrent après l’instauration de la dictature –, cet enjeu central de l’exil, du retour, de la circulation des histoires et des identités, la manière dont tout ceci s’extravase. En lisant la petite anthologie qui poussera nombre de lecteurs à aller y voir de plus près, on découvre des poètes comme Waldo Rojas ou Rodrigo Verdugo Pizarro, on se rappellera que Roberto Bolaño a produit une œuvre poétique importante dont la plus grande part demeure inédite, malgré la parution il y a quelques années de son recueil Trois, chez Bourgois, en 2012.

En lisant ce dossier intitulé « Le temps des brasiers » – probablement en hommage au film documentaire de Fernando Ezequiel Solanas (El hora de los horno, 1968) –, on relira de la poésie en même temps qu’une histoire, celle de dés-exilés, de sans-terre qui sont de quelque part, « ce pays qui a des poètes comme la mer a des vagues », on en saisira la puissance d’invention, la continuité intellectuelle, la cohérence utopique, l’énergie verbale qui coïncide toujours avec la vie collective, la passion politique, le traumatisme d’une nation. Donner accès, ouvrir les yeux et les oreilles sur de pareils poètes, du passé comme d’aujourd’hui, est une entreprise louable, forte, nécessaire probablement. On espère qu’elle aura quelque écho, que des yeux attentifs se pencheront sur l’Altazor, qu’on lira Nicodemes Guzmán, Juan Godoy ou Volodia Teitelboim, qu’on se frottera à un lyrisme bien singulier, qu’on entendra la valeur d’une poésie, oui, sa valeur.

Hugo PRADELLE (in entrevues.org, le journal des revues culturelles, 31 mai 2018).

*

"Chaque nouvelle livraison de cette revue semestrielle est d’une richesse inouïe tant sur le plan des découvertes et des confirmations que sur celui des informations dans le domaine de la poésie. Christophe Dauphin dirige de main de maître cette publication en sélectionnant et coordonnant articles et poèmes.

Son long éditorial enflammé ouvre la voie et donne envie de se plonger dans ce qui constitue sur 135 pages le dossier principal intitulé « Poètes chiliens contemporains, Le temps des brasiers ». Il s’agit d’un large choix de 17 poètes chiliens contemporains parmi lesquels deux Prix Nobel : Gabriela Mistral et Pablo Neruda. Ce choix va du prolifique Luis Mizon au jeune Patricio Sanchez Rojas et du novateur Vicente Huidobro au chanteur martyr Victor Jara.

Les Porteurs de feu de ce numéro sont le poète-prêtre révolutionnaire nicaraguayen Ernesto Cardenal et le poète-médecin éditeur belge Yves Namur.

Quant aux neuf Wah sélectionnés, ils sont le miroir d’une diversité et d’une richesse qui ne se dément pas. Évoquons enfin la soixantaine de pages finales qui propose des articles, des informations et des chroniques.

Tous les numéros de la 3° série des Hommes sans Épaules constituent, au fil des années, un riche panorama des poésies mondiales. "

Georges CATHALO (cf. Lecture flash 2018 in revue-texture.fr, 27 avril 2018).

*

Encore une très belle livrai­son que ce numé­ro 45 des Hommes sans Epaules, qui nous offre ce que nous pou­vons sans hési­ta­tion appe­ler une antho­lo­gie des poètes Chiliens contem­po­rains. Accompagné et gui­dé par un para­texte impor­tant comme à l’habitude, le lec­teur est invi­té à décou­vrir quelques uns des noms par­mi les plus repré­sen­ta­tifs du genre : Vicente Huidobor, Pablo de Rokha, Pablo Neruda, Alberto Beaza Flores, Gonzalo Rojas, Patricio Sanchez Rojas et bien d’autres.

Ce dos­sier est pré­cé­dé d’une intro­duc­tion signée par Christophe Dauphin, qui dans son édi­to­rial retrace le pano­ra­ma his­to­rique et social qui a pré­si­dé aux pro­duc­tions pro­po­sées : « Lettre du pays qui a des poètes comme la mer a des vagues ».

Les rubriques habi­tuelles entourent ce dos­sier : le lec­teur y décou­vri­ra tout un appa­reil cri­tique, « Avec la moelle des arbres » dont les auteurs ne sont autres qu’Odile Cohen-Abbas, Henri Béhar, César Birène, Karel Hadek, Paul Farellier et Claude Argès. Des infor­ma­tions qui recensent aus­si les évé­ne­ments qui ont eu lieu autour de la poé­sie figurent en fin de volume : un compte ren­du du 27ème salon de la revue, de la ren­contre avec Frédéric Tison qui a eu lieu à Saint Mandé en novembre 2017, et bien d’autres encore.

Enfin, ce numé­ro du pre­mier semestre 2018 nous pro­pose des textes d’Yves Namur, d’Emmanuelle Le Cam, de Gabriel Henry, et d’autres poètes contem­po­rains de tous hori­zons.

Fidèle à sa ligne édi­to­riale et à sa poli­tique qui est d’offrir au lec­teur une plu­ra­li­té d’outils afin de gui­der sa lec­ture sans jamais en orien­ter la récep­tion, ce numé­ro 45 des Hommes sans Epaules est dans la lignée de ceux qui l’ont pré­cé­dé. Il pro­pose une rare épais­seur, non seule­ment en terme de volume, annon­cia­teur d’un conte­nu riche et diver­si­fié, mais aus­si en terme d’analyses visant à enri­chir l’appréhension d’une lit­té­ra­ture tou­jours don­née à décou­vrir dans la glo­ba­li­té des élé­ments contex­tuels qui ont pré­si­dés à sa pro­duc­tion. La liber­té de décou­vrir de nou­veaux auteurs, de nou­veaux hori­zons poé­tiques est ici encore sou­te­nue par une contex­tua­li­sa­tion dont le lec­teur sau­ra s’emparer pour rece­voir dans toutes leurs dimen­sions les pages de cette revue.

Carole MESROBIAN (cf. Revue des revues in recoursaupoeme.fr, 5 mai 2018).

*

" Les revues ouvrent un espace de réflexion politique, offrent des possibles d’engagement. On y est lucide, en colère. Ainsi, la remarquable revue XXI propose une série de dossiers passionnants qui s’inscrivent dans la longue durée, La Revue du crieur poursuit son travail original pour promouvoir une réflexion de gauche dans le monde d’aujourd’hui, alors que Les Hommes sans Épaules nous rappelle l’histoire douloureuse des exilés chiliens tout en brossant un magnifique panorama de la poésie de ce bout du continent américain.

Ceux, encore trop nombreux, qui ne connaîtraient pas Les Hommes sans Épaules, une revue poétique qui a démarré dans les années 1950 à Avignon et redémarré en 1991 en restant sous l’égide de Rosny aîné (auteur du Félin géant), peuvent et doivent commencer par le numéro en cours qui offre un aperçu substantiel de la poésie contemporaine chilienne et la contextualise, ce qui reste indispensable. L’article de fond de Christian Dauphin, par ailleurs directeur de la publication, tient sa ligne qui cherche l’homme derrière la poésie, l’étincelle derrière la forme.

Sa contribution, intitulée « L’Heure des brasiers » (comme le film de Solanas en 1968), comporte un important dossier sur les exilés de 1973. Avec le groupe des Quilapayun, alors en tournée en France et considérés comme des ambassadeurs d’Allende, ils se retrouvèrent dans le même immeuble de Colombes et cette condensation géographique, leur impact culturel adossé au support des maisons de la culture en France, ont modifié notre rapport à l’hispanité d’autant que les dictatures du Cône Sud ne cessaient d’accroître le nombre d’exilés. Plus de 10 à 15 000 personnes, qui, pour presque un tiers, sont reparties lorsque la démocratie revint. Ces figures de l’adaptation et de la mélancolie ne sont pas homogènes, même en cas de malheur commun. Le dossier de poésie contemporaine permet de suivre toutes les positions humaines, mais aussi la difficulté de la situation de dés-exilés de ceux qui ont choisi le retour. Les jeunes embarqués dans une identité duelle n’ont pas davantage vécu sur un lit de roses.

On peut être désarçonné quand de la poésie n’est pas éditée en bilingue mais la variété de tons et de couleurs, de rythmes et de registres, donne une présence et une actualité qui sortent tous ces auteurs transatlantiques d’un trop lointain Pacifique. Le Chili tout entier est bien « ce pays qui a des poètes comme la mer a des vagues », une formule qui désigne l’île de Pâques dont l’article liminaire rappelle comment disparurent sans faire de bruit, dans la déréliction totale de l’infériorisation, les derniers qui en savaient le sens.

On pourra y lire aussi un peu de Gabriela Mistral et de Pablo Neruda, de Huidobro comme de poètes contemporains tels Waldo Rojas et Rocío Durán-Barba, y découvrir bien d’autres noms trop méconnus. Bref, le volume qui comporte aussi ses rubriques habituelles,  des inédits de jeunes poètes, des notes de lecture, fera référence. "

Ma. B (in en-attendant-nadeau.fr, 2018).

*

« Valparaiso, tu étais le filet où vont s’engloutir des étoiles – poissons de brume et de fumée, yeux pleins de nostalgie des voyages impossibles – Tu as été pour ma vie la fenêtre secrète, ouverture sur l’aventure… », Alberto Baeza Flores, dans Les Hommes sans Epaules, qui consacrent presque cent-cinquante pages de son numéro 45, à la poésie chilienne, présentée historiquement et géographiquement par Christophe Dauphin. Entre la première nommée, Gabriela Mistral (née en 1887) et le quarantenaire Rodrigo Verdugo Pizarro, toutes les célébrités (car s’en sont) de la poésie chilienne sont là : Pablo Neruda, Vicente Huidobro, Luis Mizon, Nicanor Parra, Roberto Bolano : « il m’a été impossible de fermer les yeux et ne pas voir cet étrange spectacle, étrange et lent… - des milliers de jeunes gens comme moi, glabres – ou barbus, mais latino-américains tous – joue contre joue avec la mort. » Il y a aussi de quoi faire des découvertes : Alberto Baeza Flores, Gonzalo Rojas, Waldo Rojas… N’ont pas étét oubliés les chnateurs Victor Jara et Quilapayun… Autrement, le numéro s’ouvre sur un autre latino-américain, Ernesto Cardenal (qui n’a pas lu sa formidable « Oraison pour Marylin Monroe » ?) et par Yves Namur : « Rien - Si ce n’est peut-être la mer qu’on voit danser – Dans un poème… – Et de l’autre côté… - Une femme qui dit des je t’aime aux oiseaux – Et aux hommes qui s’envolent par hasard ou simple distraction. » La partie centrale du numéro est une anthologie d’inédits (Emmanuelle Le Cam, François H. Charvet, Adeline Baldacchino…). J’en retiens aussi l’écriture vigoureuse de Marie Murski : « des siècles qu’on te le dit ! -Mais as-tu seulement un nom – petite sœur des grandes batailles – des fers à repasser les immortelles fœtus après fœtus. Encore un numéro marquant, je trouve, des Hommes sans Epaules. »

Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°174, septembre 2018).

*



"L’éditorial de Christophe Dauphin, véritable introduction au dossier « Le temps des brasiers », permet de comprendre les particularités historiques et géographiques du Chili « qui concentre une bonne partie des climats de la planète ». On comprend pourquoi la poésie y « demeure l’un des moyens d’expression les plus créatifs ». Le dossier, très complet, présente les poètes connus ici (Pablo Neruda, Victor Jara),  sans oublier les autres. " 

Marie-Josée Christien (rubrique "Revues d'ailleurs", in n°24 de la revue Spered Gouez, 2018).

*

"Un dossier consacré à la poésie chilienne contemporaine resituée dans son contexte historique et politique suivi d'une anthologie qui reprend entre autres des textes de Roberto Bolano, Antonio Skarmeta ou encore de Luis Sepulveda."

Electre, Livres Hebdo, 2018.






Page : <>