Dans la presse

 

Tri par titre
A-Z  /   Z-A
Tri par auteur
A-Z  /   Z-A
Tri par date
 

Page : < ... 10 11 12 13 14 >

Lectures critiques

La poésie grecque, enracinée dans l’Antiquité, a toujours su faire éclater les règles, se dépasser elle-même pour explorer ailleurs et autrement. Nanos Valaoritis, né en 1921, est l’un des grands poètes grecs actuels, dans un pays où la poésie a conservé les fonctions philosophique et politique.

 « J ’ai été blessé par le Nouveau monde et l’ancien », confie Nanos Valaoritis, l ’un des plus grands poètes grecs. Il est né en 1921, en Suisse. Il a subi les dictatures. Et, aujourd’hui, la crise qui n’en finit pas. Cet homme manie un verbe franc, au « miel acide » comme le dit Christophe Dauphin, l’éditeur de son recueil Amer carnaval (Les Hommes sans épaules, 136 pages, 12€). Il dit son amour à la femme tout autant qu’il déclare sa flamme à sa patrie. Celle des hommes qui veulent profiter de la vie le plus charnellement et le plus longtemps possible.

Philippe SIMON (in Ouest France, 22 avril 2017).

 

*

 

La poésie grecque, enracinée dans l’Antiquité, a toujours su faire éclater les règles, se dépasser elle-même pour explorer ailleurs et autrement. Nanos Valaoritis, né en 1921, est l’un des grands poètes grecs actuels, dans un pays où la poésie a conservé les fonctions philosophique et politique.

Amer carnaval est un superbe recueil que nous présente Christophe Dauphin : « Nous y retrouvons ce miel acide, cette flamme fuligineuse, cette source sulfureuse, qui a donné tout son éclat à cette œuvre poétique singulière. Des poèmes insolites et souvent insolents, suscités par un élan lyrique exacerbé mais toujours maîtrisé : une alchimie où l’étincelle des mots et le feu des images donnent naissance à des éclats où affleure à tout moment la révolte, mais aussi l’envers burlesque ou merveilleux du monde quotidien. »

Rémy BOYER (in incoherism.wordpress.com, 8 mai 2017).

*

Nanos Valaoritis est un poète et romancier grec avec qui il faut compter : en 2014, le 43 ème Festival du livre grec lui a été consacré et son œuvre a été distinguée par plusieurs prix littéraires dans son pays ainsi qu'à l'étranger (aux USA en particulier où il reçut en 1996 le prix National Poetry Association). Le présent recueil, intitulé "Amer Carnaval" semble être un choix de poèmes tiré de son avant-dernier recueil qui porte le même titre : c'est du moins ce qu'affirme sa traductrice, Photini Papariga (p 9). Ce qui n'empêche pas Christophe Dauphin de signaler dans sa préface  qu'il est sans doute l'un des poètes surréalistes les plus importants de la Grèce… Et de souligner les rapports de Valaoritis avec Elisa et André Breton, et quelques peintres de la même école… Mais Valaoritis  conserva de son passage par le surréalisme, "l'usage d'images insolites et insolentes"… De fait, ce poète grec apparaît dans ce choix de poèmes comme le lointain cousin d'un Jacques Prévert. : "Une phrase échappée / de ses rails mous / a échoué dans une   prairie / vert foncé  avec des orangers…". Il faut signaler que le préfacier évite son travers habituel, à savoir l'attaque systématique contre les staliniens auxquels sont réduits de nombreux poètes sans tenir compte de l'Histoire et de leur évolution personnelle : ainsi Dauphin met-il l'accent sur la lutte contre l'occupant nazi, les différentes dictatures qui se sont succédées en Grèce et contre le diktat européen actuel qui lui font rendre hommage à Ritsos et Valaoritis qui se retrouvent sur le même plan…

Le poème est convenu, la disposition strophique sans surprise mais l'humour est là : "Et maintenant j'ai oublié / ce que je voulais écrire / quelque chose bien sûr / de très banal à première vue". Humour certes grinçant, mais humour cependant, quand tout poète cherche l'originalité. L'image reste insolite : "Les traces des crises d'épilepsie / laissent leurs queues de cheval s'agiter", mais il y a quelque chose de subversif qui s'exprime. La coupe du mot en fin de vers isole des syllabes qui renforcent le côté comique et révolutionnaire du poème : ainsi avec con/sommation ou con/vives. Dans une forme relevant de la raison ou de la lucidité court souvent une image plus ou moins surréaliste où se mêlent l'érotisme (À tout prix), l'actualité technologique (Au lieu de), les références aux poètes du passé (N'en plaise à Dieu ou Au balcon de  Paul Valéry)… C'est la marque de fabrique de Nanos Valaoritis. Jamais il n'oublie le politique (la dette ou l'Histoire) qui vient colorer des aperçus plus traditionnels ou plus prosaïques. Christophe Dauphin a raison de noter dans sa préface que Valaoritis "n'a jamais été fermé à d'autres influences et courants [autres que surréalistes] de la modernité poétique". Et il ajoute : "Disons que, inclassable, Valaoritis est valaoriste ! ". L'édition française d'Amer carnaval se termine par des références bibliographiques de ses parutions en France, l'amateur de poésie  n'aura plus d'excuses, même s'il devra aller en bibliothèque de prêt ou consulter le catalogue des libraires d'occasion pour découvrir ce poète singulier (car certaines de ces références renvoient à un passé lointain dans le milieu du commerce ! )

Lucien WASSELIN (cf. "Fil de lecture" in recoursaupoeme.fr, juin 2017).

*

"Nanos VALAORITIS écrit aussi bien en grec qu’en français ; il est même, actuellement, l’un des rares poètes grecs a écrire en français ; il fut l’un des proches d’André Breton.

Amer carnaval inspiré par la crise que vit son pays depuis quelques années, a été traduit par Photini Papariga, Professeur de français, membre de la Délégation de La Renaissance Française en Grèce. Il est publié aux éditions Les Hommes sans Epaules.

En 2013, parût en grec, le recueil poétique, Amer carnaval, de Nanos Valaoritis, poète, romancier, dramaturge et dessinateur, âgé aujourd’hui de 86 ans mais d’une clarté mentale exemplaire.

Né à Lausanne, cet héritier du grand poète et homme politique de l’île ionienne, Lefkas, Aristotelis Valaoritis (1824- 1879), vécut à Londres, participant au cercle moderniste autour de T.S.Eliot, il a traduit des poèmes de Seféris et d’Elytis en anglais et en 1954, il a décidé de se rendre à Paris en s’intégrant à l’équipe surréaliste de la troisième génération, d’André Breton.

En 1960, il est rentré en Grèce avec son épouse, l’Américaine Maria Wilson, décédée récemment et l’année suivante, en 1961, il édita la revue Pali (=Reprise). Pendant la dictature des Colonels (1967-74) il a émigré aux Etats-Unis, où il a enseigné « l’Ecriture créative » et la « Littérature Comparée » à l’Université de San Francisco, jusqu’à sa retraite (1992). Là, il a eu des contacts avec le modernisme anglo-américain, la Génération Beat et les Néo-surréalistes de Californie tandis qu’en 1991, il a organisé une exposition sur les surréalistes grecs, au Centre Georges Pompidou à Paris.

Depuis, son activité littéraire comprend des œuvres en prose ou des poèmes, des essais théoriques ou critiques, des monographies, des introductions de livres ou des expositions ainsi que des traductions.

Valaoritis, qui écrit aussi en anglais, a donc publié ce recueil poétique, avec des poèmes, composés en grec, entre 2008 et 2013, soit en pleine période de la crise financière grecque, due à la dette publique, crise débutée en 2008, crise pénalisant la pays à cause de sa classe et de son système politiques et bien sûr des choix économiques. Cette situation imposa aux Grecs des mesures d’une austérité très sévère, exigeant d’eux, d’appliquer en cinq ans, des réformes que les pays d’Europe de l’Ouest avaient mises en œuvre depuis 1980. Ce changement injuste a d’un coup doublé le taux de suicides, permis une hausse des homicides, une augmentation de différentes infections et l’appauvrissement de la population qui a dû affronter entre autres problèmes, le chômage, la malnutrition et la modification de son statut social.

Dans ce climat inattendu et étrange, Valaoritis, caractérisant d’« Amer carnaval » les manœuvres politiques, les diverses décisions, livre au public grec ses pensées sur ce brusque et brutal glissement vers la misère, pense que les gens ont oublié Bakhtine, François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, analyse et justifie la réaction pendant la période du carnaval des populations, qui vivaient sous un régime austère comme celui de l’esclavage pendant l’antiquité, de l’église et de l’aristocratie au Moyen-Age, indépendamment si les réactions étaient ou non permises par les divers pouvoirs.

Baktine loin de considérer le carnaval comme une manifestation folklorique, il la caractérise comme une des expressions les plus fortes de la culture populaire, en particulier dans sa dimension subversive. C’était l’occasion pour le peuple de renverser, de façon symbolique et pendant une période limitée, toutes les hiérarchies instituées entre le pouvoir et les dominés, entre le noble et le trivial, entre le haut et le bas, entre le raffiné et le grossier, entre le sacré et le profane.

Valaoritis, parodiant le pouvoir, en particulier la mégalomanie européenne, compare la situation chaotique imposée à son pays au carnaval, caractérisant la situation et les mesures comico-tragiques. Indirectement, Valaoritis, constate qu’à une époque où l’Europe vit une crise économique, des événements pareils (hausse des impôts, baisse des salaires et des retraites, impossibilité d’acheter ou de vendre les produits) tout cela provient du pouvoir qui paralyse la vie sociale. Il s’agit d’un cirque qui vient de remplacer la politique, un cirque amer, un carnaval étrange, où Valaoritis dénonce, ridiculisant la politique qui a conduit le pays au chaos, s’oppose au retour aux sources que l’extrême droite évangélise, se moque des vieilles recettes gauchistes qui n’aboutissent à rien, considère qu’il a l’impression de vivre un amer carnaval où les citoyens, devenus des marionettes ou des clowns de différents partis politiques, meurent sans avoir bien vécu ou mènent une vie exploitée par le pouvoir. Le patron de ce cirque, non nommé mais sous-entendu, étant la potlitique d’austérité imposée par l’Allemagne, laisse travailler pour quelques sous les gens, et une fois leurs larmes taries, tous ces clowns, ayant le regard pétrifié devant leur impuissance de réagir, meurent dans l’oubli complet.

Utilisant l’ironie, le sarcasme et la nostalgie pour un passé que nous transformons sans cesse nous dit le poète, nous ne cessons de perdre les occasions de changer notre monde éphémère.
La présente collection contient trente-neuf (39) poèmes écrits de 2010 à 2013. Le poète avec sa traductrice, Photini Papariga, ont fait ce choix pour la traduction française, poèmes traduits par une enseignante de la langue française en collaboration avec le poète, et publiés chez « Les Hommes sans épaules », une maison d’édition française, renomée pour son attachement au modernisme en littérature.

La traductrice, Photini Papariga, Docteur ès Lettres du Département de Langue et de Littérature Françaises de l’Université Aristote de Thessalonique, a travaillé longtemps sur l’œuvre de Valaoritis, soutenant même une thèse de doctorat, en langue française, en 2011, sous le titre : Nanos Valaoritis : un médiateur d’impacts, et elle a absolument respecté le style du poète, soit cette émotion du connu et de l’inconnu simultanés. Car si les poèmes de Nanos Valaoritis sont assez difficiles à comprendre, ils sont très faciles à lire, parce que la langue est simple et elle n’est pas alourdie de nombreuses images ; elle est facilement reconnaissable. En même temps, il y a un côté étrange : c’est que le poème dicte à l’auteur ce qu’il faut qu’il dise. Ce n’est pas le poète qui dicte le poème, mais c’est le poème qui le lui dicte.

C’est tout à fait le contraire de l’écriture automatique, tant vantée par les surréalistes, dont Nanos Valaoritis fut un d’eux. Le poème commence par une phrase banale peut être et il finit toujours quand il n’a rien de plus à dire. Le poème, pour Valaoritis, est avant tout une entité ontologique qui lui dicte, ce qu’il doit dire. Et cela arrive d’une façon complètement informelle mais aussi avec des pensées convaincantes.

Photini Papariga est également la responsable de la présentation et de l’établissement du texte bilingue français/grec, pratique assez courante à nos jours qui permet au lecteur qui connaît les deux langues, non seulement de constater llq qualité de la traduction mais aussi si la version en regard est fidèle, près de la forme et du style de l’auteur, problème qui en l’occurence ne se pose pas, puisque la traductrice a œuvré avec l’auteur qui manie parfaitement la langue française. En plus elle a respecté la version conceptuelle du texte original la rendant à une traduction équivalente francophone, ainsi que le niveau stylistique ou sémantique et les données historiques entre le temps de la création du texte original et du texte traduit. D’ailleurs elle affirme que son souci était d’affranchir « les mots de leur sens métaphorique stéréotypé et [devenir] disponibles pour de nouvelles possibilités », parce que ainsi elle a pu conserver l’humour subtil du poète et rendre le goût amer carnavalesque de la quotidienneté grecque que Nanos Valaoritis élève en poétique, renversant le déterminisme du sérieux.

La longue préface, intitulée « Nanos Valaoritis : l’Odyssée d’un poète » que signe l’écrivain français, Christophe Dauphin, informe le lecteur francophone sur le rôle et l’impact de la poésie de N. Valaoritis au devenir littéraire néo-grec, concluant que son œuvre « joue un rôle irremplaçable de passeur entre trois cultures [grecque, anglo-saxonne et francophone] et de défenseur de diverses ‘avant-gardes’ de l’écriture ».

Georges Fréris (in larenaissancefrançaise.org, janvier 2018).

*

« Chroniqueur, obsédé par la passion de sa patrie, Nanos Valaoritis trace dans Amer Carnaval, un journal de ses pensées et de ses émotions au quotidien. Son humour subtil et en même temps doté de force, car il est capable de renverser le déterminisme du sérieux de la quotidienneté, rapproche ses poèmes de ce que leur titre annonce.

Cette édition bilingue est réalisée par un admirateur de la vraie Grèce (et aps seulement de la Grèce antique…), Christophe Dauphin, un homme qui connaît bien et respecte la culture grecque, et qui tient à faire connaître auprès du public français les poètes surréalistes grecs (Nikos Engonopoulos, Andréas Embirikos…), à travers des hommages réguliers dans sa revue Les Hommes sans Epaules.

Retournant à Amer Carnaval, Dauphin nous présente : « Nous y retrouvons ce miel acide, cette flamme fuligineuse, cette source sulfureuse, qui a donné tout son éclat à cette œuvre poétique singulière. Des poèmes insolites et souvent insolents, suscités par un élan lyrique exacerbé mais toujours maîtrisé : une alchimie où l’étincelle des mots et le feu des donnent naissance à des éclats où affleure à tout moment la révolte, mais aussi l’envers burlesque ou merveilleux du monde quotidien. »    

(Revue Contact + n°80, Athènes, janvier/février 2018).

*

"Recueil de poèmes où l'auteur joue avec de libres associations de mots pour traduire ses pensées et ses émotions."

Electre, Livres hebdo, 2018.




Lectures critiques

« Les mots viennent sans cesse tressaillir du côté du vivant », écrit Alain Brissiaud dans Jusqu’au cœur (Collection Les HSE /éd. Librairie-galerie Racine,162 pages, 15 €). Oh que cela résonne ! D’autant qu’il évoque tout aussitôt cette « terre des mots, limon d’où surgissent nos fragilités, ici comme autrefois ». Avec ce poète né à Paris en 1949, qui n’a publié son premier recueil qu’en 2015, nous voici en pays d’humanité. Il cherche « l’étroit chemin menant de l’un à l’autre » dans des regards, des caresses, des amours… Il guette les présences visibles ou non d’autres humains. « Il y aura toujours un mot pour dire ce lien », affirme-t-il. »

Philippe SIMON (in Ouest France, 18/19 novembre 2017).

*

" Au-delà des obédiences, des écoles et des mouvements, des mesures et des règles édictées, des discours et des gloses, existe la poésie. Elle échappe à toute tentative d’exégèse, car miraculeusement elle distend le signe et amplifie l’écho du langage. Alors les tableaux de vie ressassés par le poète  acquièrent l’épaisseur d’une expérience humaine. Cet absolu, comme un cri ancestral, étoffe les poèmes d’Alain Brissiaud. Le lyrisme, si difficilement recevable lorsqu’il n’ouvre pas la voie à une transcendance, trouve dans Jusqu’au cœur l’occasion d’un renouveau. L’appareil tutélaire  des chapitres est pourtant évocateur des thématiques romantiques, qui, pour l’une des plus récurrentes, est le paysage comme métaphore de l’état d’âme de l’énonciateur. Ainsi « terre d’octobre journal », « balises de brume », introduisent le recueil et annoncent les trois chapitres suivants, « la presqu’île », « les yeux fermés », et « communion solennelle ». L’automne, saison romantique, fut la saison de prédilection de ceux qui ont vécu en un dix-neuvième siècle hachuré par des séismes tant politiques que sociologiques. Saison de la maturité et signal d’une mélancolie existentielle, elle se veut représentative d’un moment propice aux bilans et aux retours en arrière. Et Alain Brissiaud, outre le fait de convoquer octobre et ses brumes,  fait un usage fréquent des temps du passé et des pronoms personnels des premières et deuxièmes personnes du singulier. Le ton est donc aux épanchements personnels et à l’évocation des sentiments.

 

« L’ange de la mort l’ange de personne
chantait les mots de la chanson
tu savais qu’ils venaient

peu importe que cachaient ces paroles
des éclats des cris
coups ou rires
il n’y avait pas de nom
pour le dire

la chanson du matin
la chanson du soir
la chanson du sang à la nuit
revenait et enfilait
lavant ton esprit de sa lumière

maintenant
depuis le bord du pré
tu écoutes le bruit des pierres fracassées
sous un ciel de mots

ton espoir
est la pire des choses »

 

Cette sensibilité propre aux romantiques, qui a été le moteur d’innovations formelles si importantes au dix-neuvième siècle, est une des tonalités du recueil d’Alain Brissiaud. Mais là s’arrête tout rapprochement autorisé. Si l’auteur de Jusqu’au cœur nous livre ses sentiments et ses états d’âme, il n’en s’agit pas moins d’un lyrisme dont le sujet est le  référent d’un pronom personnel de la deuxième personne du singulier. Ce dispositif permet une mise à distance qui soutient la gravité des propos, et confère aux épanchements personnels une tonalité particulière. Le poète porte un regard réflexif sur lui-même, il se livre à une introspection, s’examine, de l’extérieur, et restitue ses états d’âme de manière austère et détachée. Il apparaît alors comme une manière de fatalité. Loin des effusions lyriques romantiques, il n’y a plus d’égo cherchant la vérité dans une transcendance. Aucune quête métaphysique n’est envisagée comme une finalité salvatrice qui permettrait au sujet de trouver un sens à ses errances terrestres. Il n’y a plus non plus à accorder crédit au discours psychanalytique, car quand bien même les paroles de l’être sur lui-même seraient un moyen de s’approprier son histoire, il n’y a rien à y trouver d’autre que l’absurdité de toute chose. Agi, l’individu n’a plus d’autre destin que celui qui mène à un constat d’impuissance. Modernisant le sujet d’une énonciation personnelle, le poète ne cesse d’énumérer, à travers cette vacuité identitaire, l’avènement de sa disparition. Alors, l’écriture apparaît comme possible moyen de rédemption.

 

« Ta voix se creuse à mesure du message
jusqu’à couler
dans le papier
et ta paupière tremble
dans l’œil autour du visage
puis s’efface

tu me parles dans le cercle d’écume
en silence
gardant les mots en toi
avant la voix
dans les poumons noirs de tes désirs

et ta paupière
boit l’écrit qui se forme sur ton visage

incendié »

 

« Endormi à la nuit consumée
tu n’écris pas
tu marches dans le sommeil

vers quelle frontière fraternelle

et dérives cherchant ta place dans le monde
tu n’es plus visible
enclos
derrière les murs de la parole

j’entends
que rien ne s’ouvre
comme si
un poing de solitude s’abattait »

 

L’écriture s’oppose ici à la parole, dont l’inefficience  à assurer toute communication est une thématique omniprésente dans les poèmes d’Alain Brissiaud. La poésie offre au signe l’occasion d’une portée sémantique supplémentaire. C’est alors qu’une possibilité apparaît, celle de transcender le réel et d’énoncer l’indicible solitude de la condition humaine. C’est également grâce à la poésie qu’il est possible d’approcher cette perfection insoutenable donnée à voir dans la beauté de la nature.

 

« Vers toi tendus jusqu’au cœur
à l’échéance
suceront le lait de ta pensée
pour s’en vêtir

enclos dans l’ultime moment
tu ne sauras retenir
cet effroi de lumière

viendront les spasmes
les paroles traduites

ces paroles
jaillies de ta voix
cabossée »

 

« Quand je te lis je t’écoute
j’emprunte alors
un autre chemin que le mien
guidé par la voix
couchée derrière tes paupières

et je nage contre tes cils
à l’avant de ton ombre naissante

aussi
la voix
du souvenir
entêtant »

 

Ainsi, il s’agit de dire l’impossibilité même de se tenir en une posture lyrique, de transmettre au pronom personnel toute substance sans que celle-ci ne soit regardée dans toute l’étendue de sa vacuité, de son impossibilité à être au monde. Dans un va et vient entre l’emploi des pronoms des première et deuxième personnes du singulier, Alain Brissiaud nous offre la réflexivité d’un regard qui ne peut intégrer la réalité et entonne son incessante renonciation à exister. Le poète brouille les pistes référentielles. Il apparaît comme une entité morcelée, vagabondant entre sa mémoire et ses perceptions, et l’incompréhension de l’être aimé, voué à disparaître, avec lequel un lien fugace et imparfait est source de souffrance. Toute communication est vécue comme impossible, ou pour le moins imparfaite. Ici encore, les mots ne sont qu’enfermement dans une solitude qui n’est surmontée que grâce à l’écriture.

 

« Tu me montres parfois ton visage
cousu de fruits sauvages
absolument
et sa détresse
et son exil comme un mot
écrit à la machine

sérieuse tu caches la couleur de tes yeux
ce chalet d’angoisse
leur beauté enlaidie
et ta psychose noient mon regard
comme un privilège
c’est ainsi
tout ce que j’ai voulu
se brise

c’est long d’aimer »

 

Dans ce contexte, le chant amoureux, dont la thématique vient encore suggérer le Romantisme, ne peut être qu’un chant de désespoir. Le lien à l’objet désiré est donné à voir comme impossible, éphémère. Mais que l’on ne s’y trompe pas, Alain Brissiaud ne pleure pas l’absence de l’être cher. Il s’agit plutôt de constater, en une impuissance salvatrice, parce que porteuse de renonciation, l’impossibilité des êtres à communiquer, se rencontrer, s’entendre, et surtout s’aimer, au-delà de la parole.

 

« Est-ce le rêve où
ma main
saisissant l’ombre de ton épaule
se changea en pierre

ou bien
le souvenir
de nos visages enlacés
glissant sur la rivière

non

seulement
cet exil
circulant dans nos
veines
comme un crachat »

 

Il s’agit bien de lyrisme, mais d’un chant qui interroge le questionnement même, jusqu’au point ultime de ce constat de toute absurdité. Doit-on pour autant rapprocher les propos d’Alain Brissiaud d’une pensée existentialiste ? Si la libération vient de cet aveu d’impuissance et de l’acceptation de cette absurdité qu’est l’existence, pour ces derniers seul l’acte posé en conscience est le moyen d’affirmer sa liberté. Pour le poète Alain Brissiaud il semble que la rédemption soit dans la contemplation de la nature, de sa beauté insoutenable parce qu’il lui est impossible de s’y fondre, de l’intégrer et de toucher cette magnificence qui fait tant défaut à ce que vivent les hommes.

 

« Maintenant
je n’ai pas de mot

la première chaleur

flacon d’innocence déversé
dans le langage neuf
soif entaillée

le vacarme s’éloigne
libérant nos craintes

vient un flot de lumière
pareil à l’eau du souffle

terre vaine
sortie des crevasses de l’aube

se recompose »

 

C’est donc une poésie non pas du désespoir, mais de la quête de cette inimaginable perfection incarnée par la nature. Elle seule peut tenter d’en approcher l’immanence, de tracer les contours de cette beauté insoutenable parce qu’absente, inaccessible. Elle offre dans le travail abouti de la langue un moyen de dépasser les enfermements, les claustrations charnelles et verbales, les incompréhensions, le vide laissé par les souvenirs, l’absence, et le temps qui passe. Alors sourde le bruissement d’un silence porteur de cette ultime transcendance de l’union de l’être avec l’univers.

 

« Quand s’étirent les branches du tremble
jusqu’à toucher la braise
où tout souffle se perd
quand vient ce moment d’innocence
loin de l’écorce
tendre
dans le lit du cri de l’oiseau

je voudrais m’arrêter de vivre »

 

« Couple
corps et toi ensemble
couvrant
le bégaiement de la parole
et l’anarchie des mots
dans une vague de lumière

quand planent gestes et souffle affranchis
du choix des lèvres

viennent et se posent
dans le silence
pour me vêtir »

Carole MESROBIAN ( in recoursaupoeme.fr, octobre 2017).

*

« Alain Brissiaud est éditeur, libraire et poète. Editeur, il a notamment édité des auteurs de la Beat Generation ou de la Pataphysique comme Alfred Jarry.

Après un très beau premier recueil intitulé Au pas des gouffres, Alain Brissiaud nous propose un deuxième opus en cinq parties. Toujours, la poésie constitue un approfondissement de la langue qui révèle alors des étendues insoupçonnées. La langue est à la fois un véhicule pour naviguer sur l’océan de la conscience et un outil magique pour traverser les apparences et libérer toujours plus d’Être.

Si les mots révèlent ici l’extrême fragilité de ce qui se présente, la multiplication des impossibilités, l’écho d’un « ce qui demeure » s’impose avec une élégance rassurante. Peut-être juste la beauté, mais n’est-ce pas déjà l’infini ?

En cinq parties, Terre d’octobre, Balise de brume, La presqu’île, Les Yeux fermés, Communion solennelle, Alain Brissiaud invite et incite à l’intime, non l’intime personnel, mais l’intime indicible qui ne peut qu’être suggéré, pressenti.

Au bord de l’abîme, la langue se montre la seule solution ailée pour ne pas sombrer. »

Rémy BOYER (in incoherisme.wordpress.com, août 2017).

*

"C'est le second recueil d'Alain Brissiaud chez le même éditeur, aprèsAu pas du gouffre, en 2016. Cinq parties jalonnent ce nouvel opus, où l'on passe petit à petit de la réalité extérieure à l'intériorité profonde: successivement: "Terre d'octobre, journal", "Balises de brume", "La presqu'île", "Les yeux fermés", "Communion solennelle".

Dès les premières pages, il est question de paroes - d'alluvions et de promesses - dissoutes, mais c'est le mois, la saison ou le lieu qui garde le coeur du poème : Se noie dans le martèlement - de la rosée. Mais rapidement la houle osseuse laisse la place à celles à qui s'adresse le poème, la mère, la fille, la femme. Et les sentiments, et les émotions se mêlent pour évoquer l'amour aussi bien que la mort: je mettrai sur mon corps une bâche - un poème impraticable. Et un certain lyrisme teinte toutes ces pages où Alain Brissiaud tente de démêler les noeuds psychologiques dans leurs contradictions: Tu me tends d'impeccables nausées, ou plus simplement dans l'analyse lucide du déroulement mental: de vains soulèvements - cisaillent notre pensée.

Une emprise de la foi se fait sentir comme en atteste la partie finale, même si la révolte lui fait écrire: ô mon âme - devenue sciure... On a parfois l'impression d'être un peu à côté du dialogue instauré dans le poème, mais la conviction de l'auteur rétablit l'écoute."

Jacques MORIN (in revue Décharge n°176, décembre 2017).




Lectures critiques

"Une demeure de sécurité et de confort certains. Mais inadaptée pour répondre aux besoins du futur poète. Dans un poème du livre évoquant sa jeunesse, André Prodhomme trace ce que représente L’impasse des absolus. Ce titre même laisse entendre que la nécessité d’une quête vers un ailleurs, certes indéfini, est une préoccupation permanente.

Comme si je lisais pour la première fois un recueil de poésie, j’aborde ce livre en chaussant mes lunettes amnésiantes. Dans la main, je tiens 45 poèmes, d’une sincérité émouvante, presque des confessions. Et vite frappe la récurrence fréquente de certains mots, notamment, par ordre décroissant : vie, enfant, mort, poème, triste, fantôme, vieux, beau. Ces mots, arrachés à leur dispersion et rassemblés ensuite, nous tracent les contours du poète et de ses préoccupations. De plus, la musique, surtout le jazz, et le cinéma ont une place importante dans la vie du poète.

 Le poète se présente comme un enfant souffrant conscient de n’être pas plus intelligent que ses lecteurs. Souvent triste, il aime la vie et s’évertue, libre et fraternel, à faire son boulot de Terrien. En dosant sa fureur de vivre, il veut être bienveillant, et pense pouvoir estimer devant la fin avoir été un bon apprenti. Il s’attend en retour, avec un clin d’œil, à pouvoir vieillir dans un luxe infini et d’avoir du temps devant lui.

La tristesse est un fil rouge tout au long des pages, apparaissant dans dix poèmes. Le poète est en effet Habillé du sentiment profond qu’on nous a ordonné - De refuser le bonheur. Il s’agit d’une tristesse qu’on devine inconsolable. Certes, mais il est vrai aussi que Je m’accroche aux raisons d’être triste - Depuis quelque temps -  Elles sont faciles à trouver. Mais nuançons, car Je suis triste en étant fait pour une autre humeur. En effet, La tristesse seule - Il y a longtemps que je l’ai laissée tomber de sorte que   L’abonnement au malheur d’être - Se retire - Notre amour installe - Sa fierté.   Bonne nuit tristesse, dit le poète, saluant d’un clin d’œil Françoise Sagan.

Inévitablement la mort appelle l’attention, et une découverte intrigue le poète.  Estimant avoir perdu du temps en caressant la mort, qui se révèle surprenante, il peut constater que La mort a de bonnes joues - Les yeux clairs - Elle ne connaît pas la traitrise - On ne l’imagine pas - On l’envisage - Dans sa simplicité.

Aussi, celui qui dit être un condamné à mort plein de vie clame que la froidure de l’hiver ne saura pas faire mourir le feu qui est en lui. Et à ceux qui lui survivront, il dit Pensez que j’étais triste - Mais pas tout le temps.

Car le poète, Mordu par la vie jusqu’au sang, mais qui ne fait aucun effort particulier pour vivre, est un amoureux de la vie. Il affirme néanmoins qu’il est étonnant de vivre, que la vie est tout un poème.

Dans cette vie de rencontres improbables de matériaux rares et de clous rouillés, où des conflits de loyauté pourrissent la vie au quotidien, André Prodhomme s’assigne d’être bienveillant, avec la bonne dose de fureur de vivre. Le conseil d’un ainé n’y est peut-être pas pour rien : crache dans ta main petit père, tu verras la vie est belle. Et il découvre que soudain il nous faut à nouveau décider de vivre.

Le poète aime les enfants, étant fait pour entendre les rires d’enfant, et il est ému par l’enfant qui demeure encore dans ses entrailles. Il lui consacre un poème entier. Car Cet enfant qui souffre en moi - Ne prend pas de gants - Il boxe les anges à mains nues. De plus, lorsqu’il traverse des quartiers de Paris moins bien fréquentés, il devient ce gamin - Aperçu par Rabelais distingué par Hugo. Mais ici l’enfant, c’est aussi le déguisement l’espoir Avec son minois de sale gosse qui a fait sa toilette de chat -  En faisant couler l’eau du robinet -  Pour tromper la parentèle.

André signale que vieillir n’est pas se déshabiller de l’enfance et que Le vieil homme qu’on devient - Reprend la main de l’enfant -  Qu’on est encore, ému par Ce sourire qu’un enfant m’adressa ce matin - Dans son chariot de victuailles à la caisse du magasin. Il est alors inévitable que même Les jeux de vieux amants - Sont mêlés de fatigue et d’enfance. Avoir Ce sourire d’ancien de l’homme vieillissant, être à l’aise dans tous les âges de la vie, lui permet de dire J’ai la prétention de vieillir dans un luxe infini /…/ en ayant le temps devant moi. André aime parler du Poème, l’évoque fréquemment dans ses textes, comme pour souligner qu’une vie sans poésie serait inconcevable.  L’affirmation que la vie c’est tout un poème en témoigne. D’ailleurs, dans le poème qui précisé que la connaissance du poème laisse nu, l’auteur fait comprendre qu’il préfère nommer poème ce qui semble en fait être le déroulement de la vie. Le territoire de l’auteur est parsemé de mots décolorés, des mots qui ne se roulent pas dans la farine. La loi qu’il voit présente derrière la langue peut en être la raison. Bien conscient qu’ils ont une dette, le poète donne aux mots la liberté, afin qu’ils soient meilleurs que lui.

Le piano du salon est Entouré de fantômes. On apprend que : aux heures singulières de la vie apparaissent des fantômes bienveillants. Invisibles, souvent bienveillants, ils veillent sur les objets et Œuvrent à faire les présentations. Action utile, puisqu’il apparaît que Eclairés des rires de nos gentils fantômes - Nous vivons sans nous contempler. De plus, ceux-ci ont l’élégance de ne rien inscrire sur des tables de loi et ils savent consoler, Art gentil fantôme - Tu bois mes larmes.

Suspendu entre enfance et vieillesse, André livre à notre regard quelques visions d’un monde parallèle, perceptible par le poète seul. Dans ce monde, où Chaque matin le poème entreprend - De repenser l’horizon, les mots qu’on murmure sont les enfants d’autres mots, rares, ayant la fièvre. A l’intérieur d’un temps amical qui travaille et trie, une voix intérieure s’emploie à dessiner une langue de lumière. Or, malgré la présence de fantômes bienveillants, le poète sent qu’Une valse brille sur l’étang glacé de mes peurs et ce même si, comme on l’a vu, parfois la mort a de bonnes joues.

Un poème conclura ces lignes sur L’impasse des absolus. L’humaniste ami de l’Homme et de la Terre y traduit délicatement la possible existence sereine de l’homme ordinaire dans la nature et donne une noblesse poétique aux choses qu’on prend rarement la peine de remarquer."

Un vent de force trois - Traverse le champ - L’herbe est tranquille - On dirait qu’elle se fait masser

Les feuilles jaunes et dorées - Déposées au sol - Dans une symétrie particulière - Apportent au regard - Une attention créatrice

Hier c’était différent - Des parfums se levaient de terre - Comme un baiser - Sorti prendre l’air

Parfois les sons imposent - Leur assonance ou leurs dissonances

Le moment clef - C’est quand tu apparais - Avec un de ces petits outils de jardin - Dont j’ignore le nom et la fonction

Parfois nous nous disons quelques mots

Parfois nous signons la journée - D’un silence.

Svante SVAHNSTRÖM (in revue Les Hommes sans Epaules n°44, octobre 2017).

*

" André Prodhomme est cet explorateur respectueux de l’humanité qui scrute avec lucidité et bienveillance les expressions sombres ou clarifiantes de l’être humain. Ses poèmes apparaissent comme un chapelet musical d’empathies dans un temps où la destruction de l’empathie est orchestrée méthodiquement. L’autre, surtout l’autre en sa vulnérabilité, peut être détruit. Tel est le message premier de notre temps. André Prodhomme livre les antidotes à cette guerre sociétale, célébrations de l’autre et de la vie même dans ses soubresauts mortifères. Il rend aussi à l’écriture ses fonctions libératrices que le commerce du livre veut enfouir sous les décombres de la finance.

André Prodhomme sait être au plus près de la meute comme au plus près de l’individu, pour capter la matière émotionnelle qu’il sculpte avec les mots.

L’altération doit être prise en compte, telle qu’elle, pour qu’une libre restauration révoltée soit rendue possible.

Le poète l’a dit

Le chemin proposé à l’homme est une asymptote

Pour tenir debout et garder une allure sportive

Il se muscle au quotidien avec tous les engins

disponibles

Gardant l’oeil vers cette courbe aveuglante

Surinformé et ne sachant rien de nouveau

Sur ce monde insensé

Beau terrible jouissif ignoble

Je pose la question de l’ouverture du bal

Extrait de Le chemin


Rémy BOYER (in incoherism.worpress.com, mai 2018).




Lectures critiques

« Après Les Ailes basses (2010), Les Effigies (2013) et Le Dieu des portes (2016), la Librairie-Galerie Racine nous donne à lire, dans la collection Les Hommes sans Epaules, un nouveau livre de Frédéric Tison ou, plus précisément, « deux livres en miroir » comme les présente leur auteur : Aphélie, suivi de Noctifer. Ainsi se développe, s’élargit, se magnifie une œuvre dont peut s’observer l’admirable continuité à chaque étape de son évolution.

Au seuil de ce nouvel ouvrage, l’auteur - ce que font rarement les poètes - s’explique, dans un liminaire d’une grande lucidité, sur la part intentionnelle de son livre et sur le sens profond de l’engagement poétique dont ces textes témoignent : laisser parler le lointain qu’il regarde en lui-même, explorer donc son « lointain intérieur » à l’instar d’un Michaux, mais d’une tout autre manière ; quand il regarde ici, c’est dans son propre regard. Et voilà ce que nous croyons être sa « découverte » capitale : son regard dans l’intime « n’est peut-être qu’un immense Regard partagé, éparpillé ». Le poète est allé suffisamment loin - en aphélie justement, c’est-à-dire à la distance où mûrit son retour vers le monde, « chargé de regards étonnés » - pour comprendre qu’il n’est pas à lui seul sa propre origine, mais la soif d’un plus vaste regard, et qu’à son tour, dans la cohorte du logos, peut-être s’abreuve-t-il aux reflets d’une éternelle fontaine Castalie.

D’où vient, alors naturellement, la forme dialoguée qui prévaut sur l’ensemble des deux livres. (« Je t’écris dans les larmes du monde – elles aussi semblent avoir à te dire. […] Comment m’as-tu retrouvé ? As-tu donc su toi aussi te pencher ? Nous sommes deux dans ce miroir. ») Il y a ce « Je » et ce « Tu » qui font route ensemble, s’interpellent, se confondent, se perdent et se retrouvent dans un anonymat qui n’a rien d’un innommé. Le poète, comme son poème, se voit originairement double, comme sont les demi-dieux. Le « Tu » auquel il s’adresse est autant lui-même qu’une tout autre « réalité » qu’on peut deviner : le mot, le poème, le nom, la chose, le monde, le livre, l’Ami (avec un grand A) qui, derechef, se démultiplie en nombre de manifestations, de tendresse humaine en parrainage d’esprit, d’« eau vive et nue » en puissance tutélaire, de périssable en absolu (« Si l’oiseau seul chante la nouvelle du ciel »).

Du « Je » au « Tu », si irrémédiablement éloignés soient-ils, le poème tisse un lien persévérant. Il parle à l’Autre, et c’est dans « une autre nuit » que le poète peut se dire « une ombre qui parle à la vie ». Ce lien, assurément, est celui du Désir. S’il est commun de le trouver à la base de l’œuvre d’art, on reconnaîtra sa singulière primauté dans la poésie de Frédéric Tison, et tout spécialement dans ce dernier ouvrage (détail qui fait sens, ce n’est pas pour rien que l’auteur signe ses livres de cette anagramme de son nom : « désir ton récif »). Le désir est ici responsable d’un Éros qui, se dérobant à toute sublimation, s’affirme en poème : « L’amour ! Non pas lui mais son corps, sa courtine et son port/ Mais le ventre brûlant de son large, mais/ Ses demeures et ses âges, ses heures, ses épaves… ». Dans un monde qui, en totalité se regarde en désir, le « corps », placé au centre, accède à la dignité de « corps vainqueur ».

Mais participe également d’Éros cette autre puissance dont s’irrigue le poème chez Tison : la mémoire, elle aussi omniprésente. Ainsi arrive-t-il que, dans la confrontation permanente qu’elle entretient avec les figures de notre passé et la familiarité qu’elle s’autorise avec les mythes ancestraux, ce soit parfois la mémoire d’un Maître que l’on entende ici, dans la dérive des « anciens vents », à la recherche sans espoir d’un éromène perdu : « – ‟Hylas, Hylas” hèlera-t-elle… » ; cela, même si le grand flot de mémoire de notre poète englobera bien au-delà, « ouvrira les œuvres vives et les œuvres mortes [...] élèvera cénotaphes et tombeaux sur les terres aveugles [...] conviera les saints et les anges qui devisent sur des terrasses d’or – les poètes qui chantent sous l’arbre de comètes mûres » ; à tel point que, fasciné de son pouvoir d’évocation, au sens propre de rappel des disparus, le poète se demande : « As-tu été le voyageur/ Ou le mort qui se souvient ? » Car, comme l’annonçait son liminaire, « Chacun de nous interroge sa nuit : mais cette nuit est-elle notre origine ou notre histoire ? »

Sur l’étoile du soir gravitent ainsi des questions de feu, car « Noctifer se lève dans l’heure où nous sommes les plus seuls ». On voit que le poète, qui s’est mis lui-même, entier, dans la dualité de son livre, accentue encore, dans sa deuxième partie, l’effet de miroir de ses doubles visages. Noctifer peut en effet se lire comme un vis-à-vis de chair et d’âme, affrontement d’une chair de lumière et d’une âme d’ombre, avatar d’une lutte avec l’ange ; la puissance inspirante, penchée sur l’inspiré, lui souffle : « C’est moi toute l’étendue de ton parc et ce corps/ Que tu croyais défendu… » ; et l’inspiré de ratifier cette identification à lui-même qui le comble autant qu’elle le trouble : « Tu es tout entier dans la nuit qui te respire – Et dans mes mains glacées, un peu de cette lumière que tu as façonnée. » ; d’autant que l’étoile illumine aussi l’hymen terrestre : « Éclaire – puisses-tu même éclaircir – nos corps, nos deux visages dont les yeux te ressemblent ! » Le poète sait pourtant qu’il ne trouvera là aucune proximité existentielle, aucune aide pour déchiffrer le grand Livre : « Te lire ! Oh véritablement te lire, […] il me faudrait le plus haut, le plus lointain regard […] veiller un siècle en ta présence et me taire, immobile. » 

 Une limite serait-elle ainsi atteinte pour ce dialogue entre le poète et son Autre désiré, pour ce dialogue avec lui-même et en lui-même ? Un vide ne menace-t-il pas de se creuser comme il est dit qu’il résulte parfois des unions mystiques ? La surdité subite est-elle possible « si tu sais qu’alors personne ne t’entend, et qu’un dieu même est distrait ? » L’engagement poétique touche-til au péril des hauts-fonds quand « Les embruns viennent vers moi répandre l’amour dont je n’ai fait que parler » ? Non. La parole, une fois encore, se fait rassurante : « Il y a sur la mer un silence que tu traverses en oiseau qui s’est effrayé…/ L’horizon s’allège : c’est le monde entier qui danse et veut accompagner tes sillages d’argent doré. »

Congé pourtant sera donné, ultime adieu tranchant cette aventure, ce rêve de l’esprit, le poète renvoyé à « l’esquisse de [s]es bois », sommé d’ajouter « aux sèves les trois gouttes de [s]on sang ». D’une nouvelle aube, entrouverte comme « tombeau d’une autre lumière », le dialogue interrompu prolongera ses « traces humiliées », ce qu’il en reste : « nos voix qui augmentent,/ Nos voix qui se souviennent et révèlent/ Une somme d’oiseaux plus clairs. »

Nous avons souvent souligné l’excellence du français, à la fois fluide et somptueux, que sait orfévrer Frédéric Tison. De ce nouvel ouvrage, le lecteur appréciera encore la texture alliant à la vivacité de l’expression moderne les trésors de l’ancienne langue. De fait, il y aurait encore tant à dire de ce très beau livre, comme de ceux qui l’ont précédé, alors que le commentaire s’éprouve ici bien démuni en regard de l’œuvre qui l’occupe. Puisse-t-il au moins mener ces poèmes entre de nombreuses mains et qu’une vaste écoute leur soit offerte." 

Paul FARELLIER (in revue Les Hommes sans Epaules n°45, 2018).

*

« Vous vous souviendrez sans doute du puissant Dieu des portes, prix Aliénor 2016. Frédéric Tison nous conduit de nouveau aux limites de l’être, là où tout se joue, là où tout demeure, dans une queste impossible et dont l’impossibilité même permet son actualisation.

Les deux livres rassemblés ici se font miroirs.

« L’aphélie, précise-t-il est le nom donné à ce point de l’orbite d’un corps céleste le plus éloigné du Soleil – J’offre aujourd’hui ce nom à tout lointain, et d’abord à celui qui est en chacun de nous, à l’ombre du monde que nous hantons. »

« Noctifer (qui a nom aussi Vesper), complète-t-il est l’étoile du soir – C’est le porteur de nuit ; il se distingue de Lucifer, l’étoile du matin, le porteur de lumière – l’un des anciens noms de Jésus, mais aussi l’un de ceux dont on affubla l’ange déchu. Noctifer se lève dans l’heure où nous sommes les plus seuls ; il nous parle parfois, si nous prêtons l’oreille. »

C’est donc un enseignement de la nuit que délivre Frédéric Tison. Avec lui, nous apprenons que la nuit offre bien davantage à voir et percevoir que le jour. L’incertitude favorise les visions, les plongées et les contre-plongées, les biais perceptuels inédits ou audacieux. Le risque est majeur et de chaque instant mais le jeu en vaut la chandelle. Des éclairs laissent apparaître des paysages somptueux et révèlent des avoirs oubliés.

 Frédéric Tison extrait de la nuit des essences, tantôt sombres, tantôt lumineuses. Extraction lente, alchimique ou extraction fulgurante, magique. Les mots les habillent afin de les rendre visibles, elles se font histoires. Les sens se contractent pour mieux exploser dans la conscience du lecteur. Parfois cris, souvent chants, ces altérations poétiques de la continuité de l’apparence sont autant de portes à pousser, de songes en lesquels s’enfouir, ou s’enfuir. »

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 4 avril 2018).

*

Deux livres en miroir composent cet opus du poète Frédéric Tison, auteur d’une dizaine de livres de contes et de poésie, qui collabore régulièrement avec des peintres, graveurs et photographes pour des livres d’artiste. Le premier, Aphélie, focalise son regard sur ce lointain que l’on nomme parfois l’Autre (l’autre que soi-même, ou l’autre enfoui en soi parfois posté dessous notre doublure), « celui qui est en chacun denous, à l’ombre du monde que nous hantons ». L’« aphélie » désigne en astronomie le point de l’orbite d’un corps céleste le plus éloigné du Soleil. Du sens astronomique au sens métaphysique et humain le lien est étanche, centré sur la question du regard et de ses points de vue. Le second livre, Noctifer, continue de s’approcher de l’un des versants-mille-feuille insolites de notre présence humaine (à la fois singulière et universelle : partie intégrante d’une humanité), cette fois du côté de celui désigne « l’étoile du soir » (qui a nom aussi Vesper), « le porteur de nuit ». Donnant « la parole à ce lointain qui est en (lui) », le poète « interroge sa nuit », précise-t-il dans ses « notes liminaires » – en pointant l’acmé de nos errances vrillées à la condition humaine : « cette nuit », demande Frédéric Tison, « est-elle notre origine ou notre histoire ? ».

Les deux à la fois, sans doute, l’originel jaillissant sans cesse sur ce qui nous advient, l’avancée de notre regard pagayant dans les oscillations du cours vif et souterrain, ardent dans sa résurgence, légendaire en ses lignes écrites sur le fleuve de nos traversées dont nous demeurons les « voyageur(s) d’eau vive ».

Simultanément classique et moderne, à mi-chemin entre l’univers des contes et notre réalité intérieure, l’écriture poétique de Frédéric Tison poursuit sa trajectoire dans l’univers poétique, interrogeant chacun de nous dans l’universalité et la singularité de la condition humaine ainsi que l’annonce l’exergue philosophique empruntant une citation des Pythiquesde Pindare, le célèbre poète lyrique grec : « Êtres éphémères ! Qu’est chacun de nous, que n’est-il pas ? / L’homme est le rêve d’une ombre ». D’entrée l’on comprend qu’il sera question essentiellement dans ce recueil d’une « manière de regarder » (les êtres, les choses ; le dehors, le dedans) comme il est une « manière de montrer » (cf. le second exergue citant Louis XIV qui occupa rappelons-le le centre d’un royaume en tant que Roi-Soleil). Conjuguer lyrisme poétique et exploration cosmique dans l’optique des points de vue qui se jouent dans le partage des eaux, entre notre être social et notre intimité, ne lèverait-il pas un voile sur l’histoire et l’origine de notre condition humaine ?

Construit comme un Livre d’heures médiéval rythmé par les heures canoniales de la journée (des Matines de la Première Heure aux Vêpres de la Septième Heure), la facture d’Aphélie nous ramène à la division du temps où la journée comportait sept heures (à la différence des heures du monde romain dont elles sont issues et qui se basent sur une division en douze heures de la journée). Dès Matines le poète évoque « le Prince d’une autre nuit » (Prince des contes oubliés), nous sommes dans l’entre-deux de l’ici et de l’« ailleurs », dans l’observation des yeux du Prince « que laisse voir son masque constellé»,alors que le jour autre part s’éveille déposé par ses mains. La forêt est domaine de l’étrangeté fabuleuse à l’orée d’une réalité autreet du rêve, partagés dans une lumière analogue. En orbite autour du texte astral (texte-soleil comme il y eut un Roi-Soleil) nous gravitons dans notre sphère de lecture et dérivons, avançons au gré de nos projections créatives liant le cosmos au « monde regard troublé ». L’univers semble emboîter en son Infini, entrecroiser, et faire se rencontrer via l’univers particulier du poète « dans une abondanced’étoiles » une pluralité de mondes-chants insulaires plongés au sein d’une galaxie constellée de nuits répandues en « lyres éparpillées »…

À qui s’adresse le poète ? À « l’homme étrange » différent de « ces hommes, autour de (lui), (qui) passentcomme ils passent…(qui) comme (lui) étendent le désordre dans le monde », qui est chacun(e) de nous aussi, dans une « autre nuit »,dans une forêt singulière où nos repères perdent de leurs contours pour nous retrouver autre, avec un visage différent. Cette passerelle invisible entre les dimensions du réel (la rue, des « murs pourris d’heures et de spores », « la ville grasse et grise », « cybernétique », etc.) et l’ailleurs franchi dans un mouvement de corps céleste, est à l’instar de l’aphélie « une ombre qui parle à la vie ». Peut-être celle-là même qui, « petite nuit scelléeAu sein d’une autre nuit », traverse notre regard. L’évanescence du contour des choses ajoute au flottement d’une réalité que les miroirs interrogent. Comme en apnée le regard plonge, creuse sous l’eau, s’échoue, recouvert par les herbes maritimes et les miroitements lisses, brisées, éclatés. Absence et présence figurent aussi les modes de représentation du « masque constellé » posé sur notre visage, sur d’autres visages, et dès les chants de l’aube (« (…) à l’heureOù l’oiseau divulgue l’aube »). Cendres, ailes et poussières rassemblent leur corps pour écouter et conter le monde en ses bribes d’univers.

« Aphélie »comme une « ombre éblouie » – ode de lumière – résonne en ses ruissellements « d’ombres et de nuits ». La forêt des signes que lève « le prince d’une autre nuit »ou « le roi manquant »(roi « Dormant » tissant « des ronces au fond de l’eau »), se dresse dans la clameur des choses et l’ébruitement du jour, dans les clairières mystérieuses de nos échappées buissonnières, dans « l’arbre et l’appel de son ciel » tout au vertige des cimes et à la circulation de sève, d’air, d’astres et de racines parcourus par l’effroi des abîmes et du silence qui s’écoute

(« Au-dessus de l’arbre extrême éternité

Toi qui te rappelles étoiles et astres,

Sais-tu où se passe ton histoire ? »).

La mémoire conte et se raconte des histoires tissées dans le « feu noir » des astres en regard de la terre où nous habitons, dont nous hantons les passages, même manqués. Étoiles-guides (celles de nos errances prises au revers de leur scintillement pour se tourner aussi, non plus vers un dieu, un ciel dompté mais aussi « vers l’ignoré »), « l’effroi », « les promesses », le « noir étonnant », comme le ciel en creux au fond de nous où le jour s’entrebâille aux épines de roses, saignent en brisant la fenêtre de nos miroirs ; ouvrent des abîmes « où les mains s’étreignent et se brûlent »  dans l’écriture des larmes du monde, « jeune lumière de tes nuits » ; se signent à la clarté aux mille clefs des songes.

Aphélie (qui sonne comme Ophélie, du moins, dont la musicalité résonne en nous) nous transporte du seuil des contes du réel au seuil de réalité des songes, et vice versa, dans la lucidité des fenêtres « lampes de neige » où la « teinte bleue de l’aile et de l’étoile » traversent l’obscurité pour éclairer par intermittences le mystère du monde, quitte à tendre dans les voiles du vide les pages du « livre de toute perte et de tes sèves ». Les oiseaux, phares de nos nuits, survolent, traversent, portent et soulèvent nos pas dans le monde, eux qui « parlent », qui « savent », qui « passent (nos) mystères » (« Tous les oiseaux chantent ta nuit et ton jour »).

Nous sommes en aphélie à la lisière d’un entre-deux-mondes de l’extrême, où la patience serait d’ange (déchu ?) pour approcher le visage multiple de l’Univers et ce Livre où patiente une étoile. Les mains, généreuses dans cette odyssée poético-galactique, recueillent les traces imprimées dans l’espace et le cœur par les Heures, rassemblant les perles d’un collier perdu par le passant, égaré dans « les buées » d’une « ville cybernétique » – collier perdu par « le voyageur », quelque part, dans la nuit.

« Brèche sur l’écorce », le poète redresse l’arbre de vie en veillant les phares qui l’enracineront à nouveau afin qu’il s’élance plus fort vers les cimes de cathédrales-vaisseaux de chair, éternelles parce que davantage vivantes. « Je suis quelque clef pour un millier de serrures », écrit le poète en voyage comme Ulysse. Ses avancées ouvrent des portes qui battent dans la force des éléments, du vent, leur puissance mettant en orbite ce corps céleste vivant ses vertiges : notre corps, en ses absences, trous noirs, soleils boussoles intérieures et magnétiques, au décryptage du monde et de l’Autre enfoui au fond de nous.

Noctifer s’ouvre sur un extrait du Poème LXII du Chant nuptial où le poète romain Catulle célèbre « Noctifer, l’étoile du soir » (autrement dit Vesper) élevant « ses feux au-dessus de l’Œta » (« ses flambeaux sur l’Olympe » pour Vesper), astre de divinité guidant l’« Hyménée » chanté. Porteur de nuit, Noctifer est le gardien éclaireur des feux ensevelis de nos pas. Il nous révèle, à nous-mêmes se métamorphosant dans les poussées de sève et circulation du sang où les cendres couvent des feuilles ardentes, et nous pousse à devenir ce que nous serons peut-être un jour (une nuit), vraiment.

« C’est moi toute l’étendue de ton parc et ce corps

Que tu croyais défendu – ces feuilles ardentes

Rassemblées dans les cendres où je reviens.

Un arbre change dans l’arbre,

L’automne sur mes mains a forgé cet oiseau

Rouge et neuf hautement pour un ciel »

Les quarante chants de Noctifer nous hèlent dans notre traversée du Vivre où « perdre est notre long chemin »,sur une mer tempétueuse comme celle qu’affronta Ulysse dont l’odyssée nous écrit que « tout est navire et recommencement ».

Frédéric Tison nous emporte dans une vaste odyssée poétique dans laquelle nous embarquons éclairés par l’« aphélie », autrement dit le lointain, à l’œuvre dans notre traversée existentielle, ainsi que par cette étoile du soir, « Noctifer » dont la lumière retentit en nos abîmes/bâtisses de profondeurs sidérales. L’écriture du poète hisse ses mots jusqu’au pont de nos navires, d’où le ciel et la terre s’entrevoient via le regard des profondes vigies voyageuses, légendaires, oniriques, de l’existence.

Murielle Compère-Demarcy (in lacauselitteraire.fr, octobre 2018).

*

Aphélie suivi de Noctifer de Frédéric Tison joue des pronoms personnels "je" et "toi" avec un lyrisme exaltant les thèmes nobles, les césures, une langue maîtrisée quoique largement traditionnelle (dans l'usage des mythes et de simages). Les muses peuplent ces vers pleins de songes et de métaphores clinquantes. L'emphase n'est pas très loin cependant ni la solennité qui va d'amble :

ESPERE MES NAVIRES, attends

Durant des siècles ces mers et ces îles;

Tu me dis verve d'ombre,

Je te dis paroles de frondaisons...


Ce poète néoclassique devrait trouver son public. Sa poésie semble un peu éthérée, hors des préoccupations d'aujourd'hui.

Philippe LEUCKX (in Le Journal des poètes n°3, 2019, Belgique).




Lectures critiques :

Enveloppe ouverte, on croit un moment halluciner ! Une nouvelle livraison de la revue Le Cri d’os, pourtant disparue en 2003 ! La couverture est un peu plus étroite et le papier différent, avec ici photo couleur et pelliculage… En fait, elle ressuscite pour un n° spécial consacré entièrement à feu son animateur, le poète Jacques Simonomis, grâce à Christophe Dauphin et aux Hommes sans Épaules éditions.

On est donc aux confins du numéro de revue et de la monographie. La revue a existé dix ans entre 2003 et 2013, s’est arrêtée au n° 40 (moitié trimestrielle, moitié semestrielle). Et Jacques Simonomis s’est éteint, il y a dix ans tout juste.

Cette présentation en trompe l’œil et pour rire ferait presque oublier que Simonomis fut surtout un poète avant d’être, une décennie durant, un revuiste incontournable. L’hommage qui lui est rendu remet les choses en perspective. Christophe Dauphin, dans une première partie fournie, s’attarde chronologiquement sur la vie et l’œuvre du poète, en s’intéressant à chacun de ses recueils. Ainsi qu’à son engagement libertaire et humaniste, qui lui fera consacrer des études à Tristan Corbière et Gaston Couté... Pacifiste aussi puisqu’il connut la guerre d’Algérie pendant vingt-huit mois, comme toute cette génération de poètes qui en fut profondément marquée. Simonomis reste original, puisque sa poésie, et au-delà son écriture, sont difficilement classables. Gravité et légèreté se croisent, réalisme et imagination voisinent, fantastique, fantaisie et humour cohabitent, le tout dans une langue où le lexique n’a pas de limite. Simonomis qui a fait de son nom un palindrome, a trouvé un style, une plume et un ton pour le moins singuliers.

Nous qui ne sommes pas « nés » / gens sans terre sans fortune / petit peuple qu’on range / d’un coup de trompe ou de langue / avec la meute... Il a su faire de son socle prolétarien un tremplin pour un imaginaire débridé, insolite et fantaisiste. On a / volé le tapis volant / reflétri le roseau pensant / coupé la bosse au dromadaire / fait la guerre au propriétaire.  Avec grand appétit de vie et conquête du temps : je ne crois plus à mon déclin j’appartiens à la route / j’ai faim.  Son sens du merveilleux se marie parfaitement à l’érotisme dont le poète est friand : De mes poings sortent des oiseaux. Autour de tes seins, je tatoue des poèmes que tu ne peux pas lire.

Jacques Simonomis est à lire, ou découvrir. « J’écris pour ne pas me rendre », écrit-il. Poète plus complexe qu’il ne paraît, il a su couler sa poésie si personnelle dans l’éventail des formes, de l’aphorisme à l’histoire courte pour chaque fois faire mouche :

Perfectionniste, il raturait ses ratures.

LE CLANDESTIN

Le train s’arrêta. Je sautai sur le ballast et longeai les wagons plombés à la recherche d’un signe. Un ver luisant me prit la main. Nous évitions les aiguillages où le destin bascule car nous voulions toucher le bout des nuits, là où la solitude, la liberté et la mort étendent sur le champ le drap du jour nouveau.

Jacques MORIN ("La revue du mois" in dechargelarevue.com, mai 2015).

*

"Dans le travail d’information que mène Ent’revues, repérer les revues naissantes est la moindre des choses. Aviser de la fin d’une revue est moins évident : la revue s’arrête-t-elle, est elle arrêtée, empêchée, agonisante ? Et puis un dernier numéro peut apparaître, épuisant les inédits, fonds de tiroirs, de rédaction. Il ne s’agit pas de cela ici. Le Cri d’os, achevé d’imprimer cet avril 2015, est le « no 41/42 et ultime dernier ». Cette revue fut créée en 1993 et publiée jusqu’en 2003 sous la direction de Jacques Simonomis. Sous ce palindrome spéculaire se cache – à peine – un autodidacte atypique, poète truculent et combatif, « [de] la lignée d’un Corbière, d’un Alfred Jarry ou d’un Paul Vincensini ». D’ailleurs, il écrit :
« JE SUIS SIMONOMIS ho hisse
 mon nom claque sur mes cuisses
 avec mes mains
 rieuses paysannes. »
Il est mort il y a dix ans : Les Hommes sans Épaules éditions lui rendent hommage en publiant cette livraison singulière. Il s’agit de la réédition d’un essai de Christophe Dauphin paru en 2001, revu et augmenté, et complété d’un important choix de textes et poèmes reflétant l’œuvre multiple, foisonnante.

Laissons la parole à celui qui fut aussi un animateur de Soleil des loups (1985-1992) :
« Je ne veux pas mourir dans la peau d’un revuiste, mais dans celle d’un poète indépendant. J’aurais acquis, dans cette aventure, un immense respect pour les responsables de revues, même celles que je n’aime pas ou qui m’ont été hostiles. J’ai fait ce que j’ai pu, comme j’ai pu, avec ce que j’avais. En définitive, Le Cri d’os m’aura apporté plus d’emmerdements que de joie. Mais il est trop tôt pour dresser un bilan. »

À noter, Les Hommes sans Épaules seront présents au 25e Salon de la revue, et présenteront sur leur stand la revue Le Cri d’os."

ENT’REVUES, le journal des revues culturelles (in entrevues.org, mai 2015).

*

" Un remarquable et inattendu hommage au maître d’œuvre de la revue Le Cri d’os qui parut de 1993 à 2003, soit la même époque que Gros Textes. Ce numéro met également l’accent sur le poète Simonomis. L’ensemble est une passionnante page d’histoire littéraire de la marge et nous donne à lire quelques échantillons de la langue riche d’un qui apprit le métier chez Corbière, Couté ou Richepin. "

Yves ARTUFEL (in grostextes.over-blog.com, 11 mai 2015).

*

« Jacques Simonomis nous a quittés en 2005, deux ans après avoir publié le dernier numéro de la revue Le Cri d’os, fondée en 1993. Nous devons à Christophe Dauphin ce numéro exceptionnel et inattendu d’une revue emblématique en hommage à son fondateur. Le Cri d’os, annonce-t-il, ce sont « neuf cents notes de lecture, trois cents auteurs différents, quatre-vingts illustrateurs » plus « de nombreux numéros spéciaux consacrés à Max Jacob, L’école la poésie, François Jacqmin, L’Homme et l’œuvre, Jean Cassou, Le surréalisme américain, Norbert Lelubre, Théodore Koenig, Luc Decaunes, L’Erotisme…) ». Une œuvre énorme, tranchante et puissante comme seuls les poètes savent le faire.

Cet ultime numéro est composé de deux parties, un long portrait, presque une biographie avisée, dressé par Christophe Dauphin, compagnon de route de Jacques Simonomis, et un ensemble de textes et poèmes choisis de Jacques Simonomis. Et d’abord ces mots de Christophe Dauphin qui donne un sens aigu au nom de la revue, Le Cri d’os : « Simonomis dévorait la vie avec excès, comme pour conjurer les blessures et les frustrations d’une jeunesse bafouée et mal vécue. Simonomis, c’était le fils du peuple et de la mère-caresse, de la mère-douleur et du père volage qui dépensait sans compter l’argent du ménage. Une enfance mutilée jusque dans les rides de la mère. Simonomis, c’était le jeune homme au regard d’abîme, au dossard illisible, qui dut gagner son pain d’adolescent. C’était l’autodidacte total, parfait et rageur, l’homme de la culture intégrale, y compris et surtout populaire, les plaies du réel, la marche sur le fil du rasoir. Simonomis – il me l’a dit à plusieurs reprises –, n’avait pas peur de la mort. (…) Simonomis invente son monde et son univers, qui débouchent sur une mythologie personnelle. En cela, dans un monde aussi étriqué que le nôtre, l’aventure du Cri d’os créa-t-elle un espace de liberté et d’ouverture en libérant un précieux oxygène. Derrière la bonhommie de l’ours, comme derrière son rire énorme, il y avait tant de fêlures. Tout était à vif. Simonomis était parfois entêté, emporté et maladroit, susceptible, mais toujours fraternel et entier. »

Et de citer Jean Despert : « il faut l’avoir vu se hérisser lorsqu’on tente de se mettre en travers de sa liberté d’homme et de poète. Car, il y a le poète, le narrateur, le critique, le polémiste, l’homme aux quelque trente ouvrages drus comme lui, chargés d’humour et de dynamite de tendresse pour les uns, d’acide décapant pour les autres, avec cette sensibilité à vif de peau et de cœur qui vous entre dans la poitrine et le cerveau pour y creuser un chemin qui vous mènera parfois plus loin qu’il ne le souhaitait… »

L’homme, talentueux, est attachant et ne laisse pas indifférent, il secoue, il réveille. Les témoignages recueillis pour ce numéro ultime concordent sur un point essentiel, ceux qui le côtoient se sentent davantage vivants.

Jacques Simonomis a commencé à écrire tôt pour n’être publié qu’à trente-cinq ans. Bien sûr, il se heurta à l’indifférence et à la bêtise du milieu littéraire dans lequel il ne connaissait personne. Son premier recueil, Les Sirènes avec nous, paraîtra en 1975, une poésie troubadouresque qui précèdera une trilogie de jeunesse au caractère très vital. Il commence à fréquenter les poètes mais à part Jean Cassou, ces rencontres ne seront pas décisives et se révèleront plutôt décevantes. Avant de fonder Le Cri d’os, il collaborera à de nombreuses revues et en animera certaines comme Soleil des loups de 1985 à 1991.

Son œuvre est marquée par la gravité, notamment quand il traite de la guerre : il a vécu la guerre d’Algérie. Jacques Simonomis ne laisse passer aucune des turpitudes humaines même s’il sait aussi faire preuve de légèreté, s’exerçant à la caricature ou au burlesque. L’œuvre est sombre. Mais plane toujours dans ses poèmes la lumière, même pâle, qu’apportent la révolte et l’inconditionnalité. Et l’amour, toujours présent à travers sa compagne et muse, Yvette Demay.

Le flibustier laisse son œuvre comme un hymne à la liberté. Il appelle au combat permanent. Il a cherché des mots pour se battre, il les a trouvés, il nous les a laissés pour que nous poursuivions le combat."

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 7 juin 2015).

*

« Après nous, un dossier encore pour Simonomis. Avant tout le dernier numéro 41/42, posthume hélas, du « Cri d’os », hommage imposant et essentiel de Christophe dauphin au grand Jacques, plus que complet, grâce aux documents prêtés par sa chère Yvette et les souvenirs encore si vivants de l’impossible et si humain et authentique anar. »

Paul VAN MELLE (in Inédit Nouveau n°275, juillet 2015, La Hulpe, Belgique).

*

"Ce fort volume de 240 pages, donné comme l’ultime dernier de la revue Le Cri d’os [1993-2003], cependant édité par Les Hommes sans Épaules, s’avère un régal. La première moitié du volume est consacrée à une présentation du poète Simonomis, 37 ouvrages parus, un prix obtenu en 1993 auprès de la SGDL, un poète peu connu donc, présentation signée Christophe Dauphin. Et la seconde moitié fournit un copieux choix de poèmes qui retient plus que l’attention.

La présentation, riche d’informations sur la vie poétique des cinquante dernières années, est conduite avec adresse, lucidité, et une confraternité du meilleur aloi. C’est une analyse de l’œuvre et un témoignage à la fois dont les cinq parties se lisent d’une traite. Cela commence par le vif portrait d’un « jeune homme au regard d’abîme, au dossard illisible, qui dut gagner son pain adolescent ». Au travail, en effet, dès l’âge de 17 ans, le poète a acquis sa culture en autodidacte. Il pourra écrire, ne publiant son premier volume qu’à 35 ans, « ma poésie ne sort pas des livres ». Péguy, rapporte Gérard Cléry dans sa préface à ce livre, notait qu’un « mot n’est pas le même selon un écrivain ou un autre : l’un se l’arrache du ventre, l’autre le tire de son pardessus ». Simonomis écrivait à peau nue. C’est sans doute en partie pourquoi « le milieu le reçut à bras fermés » et pourquoi cet ouvrage est si émouvant.

Christophe Dauphin, qui a de même présenté Jean Breton ou la poésie pour vivre en 2003, rappelle sans ambiguïté : « La poésie fait-elle autre chose que fouiller cette plaie qu’est l’homme ? » Le critique a des trouvailles, c’est-à-dire un style : « les images glapissent […] le poète se bonifie livre après livre […] il a l’humour d’attaque ». Il a su prendre le pouls de l’œuvre de Simonomis consignant cette grave facétie : « La vie n’est pas sérieuse, la preuve c’est qu’on en meurt. »

Le critique distingue trois plaques tectoniques dans cette œuvre. La première, dans le temps, s’apparente à la poésie des sans-grade, d’un pessimisme actif. Lui succède une poésie picrocholine que Dauphin préfère d’ailleurs rattacher à la nature des contes. Enfin il y a toute une part proche de Vincensini, si naturelle qu’elle parle aux enfants, et qui, dans de courts poèmes en prose, rejoint parfois Godeau. Ces trois axes s’interpénètrent. Ce sont en fait les frontières qui varient.

Le choix de poèmes, nourri, procurant une belle anthologie sur 120 pages, illustre bien ce que le critique a su lire et donner l’envie de lire. Un des premiers poèmes publiés, "Le Puits", en 1976 fait qu’on ne peut mieux dire : « Mi-larmes, mi-colère / mécontent de ce bas bonheur / je descendais dans le cafard / nu, sans poignard, cigale à folie noire […] Je ne crois plus à mon déclin, j’appartiens à la route / j’ai faim. » À ce cycle faut-il rattacher les poèmes sur la guerre d’Algérie, dans un choix établi par Jean Breton et publié en 1999 sous le titre La Villa des roses ? Le très beau poème qui donne son titre à ce volume devrait en tout cas être étudié au collège. Donner à partager la nature même de l’injustice, la plaie de l’homme, quoi de plus nécessaire ? Simonomis ne conciliait-il pas ce qu’attend la jeunesse : « Donnez-moi les mots pour me battre » en même temps que « la tactique de mon cœur / était de vous aimer ». On lit encore ce cri d’os, comme il disait : « j’ai voulu vivre sans mentir » et, les illusions consumées, « les yeux ne sont pas faits pour se regarder écrire ».

Un fort beau volume, donc, qui confère à ses auteurs, l’un vif et la mémoire de l’autre lui devant de le rester, une pleine et entière reconnaissance. Puissiez-vous, qui passez, la partager à votre tour !"

 Pierre PERRIN (in recoursaupoeme.fr, août 2015).

*


"Le Cri d'os a cessé de paraître en mai 2003 avec son n° 39/40… Et voici que Christophe Dauphin publie un hommage à Simononomis, l'animateur de cette revue, décédé en février 2005; un n° 41/42 et ultime dernier qui se présente comme les précédents à peu de choses près, les amateurs reconnaîtront. Cet hommage regroupe une préface de Gérard Cléry, un essai de Christophe Dauphin (intitulé Comme un cri d'os, Jacques Simonomis, paru en 2001 sous un autre titre et ici revu et complété), un choix de textes et de poèmes de Simonomis et une bibliographie de ce dernier. Le livre est complété par de nombreuses illustrations et une liste des poètes et des illustrateurs publiés dans Le Cri d'os de mai 1993 à mai 2003.

J'ai toujours dans ma bibliothèque les livres de Jacques Simonomis, ceux que j'ai achetés comme ceux que j'ai reçus en service de presse de sa part ou de celle de son épouse Yvette après sa disparition… L'un d'entre eux me fit une telle impression, La Villa des roses (publié en 1999 par la Librairie-Galerie Racine) que je le place aux côtés de La Question d'Henri Alleg (ouvrage que celui-ci complétera en 2001 par un entretien co-édité par Le Temps des cerises et Aden)…  J'avoue que j'ai ouvert à nouveau La Villa des roses : l'impression est toujours la même…

L'essai est une bonne introduction à l'œuvre de Simonomis qui pourrait apparaître hétérogène à ses nouveaux lecteurs : de l'humour au conte en passant par la dénonciation et l'indignation ! C'est que, comme le souligne Christophe Dauphin il n'y a chez lui "aucune trace du politiquement correct". On peut lire aussi dans cet essai un intéressant développement sur le poème en prose et une comparaison avec l'utilisation de la prose par Benjamin Péret qui vise à mettre en évidence l'originalité de Jacques Simonomis : "… les petites histoires de Simonomis ne relèvent pas, même si certaines  s'en approchent  fortement, du poème en prose" et "Le conte de Péret relève de l'écriture automatique, du surréel. Le conte de Simonomis, d'une réalité qui dérape, pour gagner les terres de l'imaginaire, du burlesque et de l'humour". Le plus beau et le plus intéressant chapitre de cet essai est sans doute celui consacré à la guerre d'Algérie et à la publication de La Villa des roses. C'est le constat implacable de la démarche d'un appelé du contingent, non politisé et qui n'est pas encore poète : comment Simonomis réagit à ce qu'il voit et à ce qu'il subit. La Villa des roses est un très beau livre, un livre utile comme disait Paul Éluard… Un livre toujours d'actualité : on peut relever dans ce qu'écrit Christophe Dauphin ces mots : "On le sait, nombreux sont ceux qui n'accepteront pas et n'acceptent toujours pas d'avoir dû lâcher leurs privilèges", mots qui renvoient à l'article paru sur le site internet La Faute à Diderot qui rappelle que la nostalgérie (1) est toujours de mise… Façon de dire ici que La Villa des roses est toujours à lire ou à relire.

Christophe Dauphin illustre son essai par un choix de poèmes qui permet de se faire une idée précise du talent de Simonomis : presque tous les recueils sont représentés. Cette anthologie est une épreuve de rattrapage pour tous ceux qui n'auraient pas encore lu le poète… Certes, le "politiquement correct" est absent de cette poésie. Mais ce sont les poèmes de l'époque 1954-1962, écrits pendant la guerre d'Algérie, qui ont ma préférence : peut-être est-ce dû aux bruits de bottes, aux explosions, aux miaulements des shrapnels et autres fantaisies guerrières qui dominent actuellement le monde… Pour ne pas désespérer des hommes."

 Lucien WASSELIN (in recoursaupoeme.fr, août 2015).

 Note 1: Nostalgérie. L'interminable histoire de l'OAS. Christian Langeois a lu le dernier livre d'Alain Ruscio.

*

" Une belle photographie de couverture offre au lecteur la bienvenue chez Jacques Simonomis, qui ouvre une porte en guise d’accueil poétique. Une façon aimable de convier à la lecture de ce brillant essai signé Christophe Dauphin ; essai de 150 pages suivi d’une sélection des principaux ouvrages de Simonomis. Tous les textes majeurs sont bien entendu au rendez-vous et l’on peut lire et relire les extraits les plus représentatifs de ce poète utilement secondé par une épouse admirable (le fameux « colibri ») qui fit beaucoup pour sa notoriété et qui poursuit encore aujourd’hui les retombées d’une oeuvre trop tôt interrom-pue. Tout, chez Jacques Simonomis, était prétexte à poème ; tout tournait autour de la poésie, en tout premier lieu la revue Le Cri d’os, qu’il fonda après avoir fait ses « humanités » dans d’autres publications poétiques. Ce coup d’essai fut un coup de maître (40 numéros parus) et sa grande facilité d’élocution fit beaucoup pour la revue, mais également pour l’oeuvre personnelle du poète. Il savait « payer de sa personne » et n’hésitait pas à prendre la parole en public, à faire une conférence ; ce qui lui procurait une certaine audience, qui se répercutait sur le nombre croissant de ses lecteurs. Christophe Dauphin a su, en cet essai, privilégier le côté « grand public » de Simonomis, son désir d’être le plus près possible des gens. Le présent volume (Le Cri d’os n°41/42) consacre plus de 100 pages à une sélection très « pointue » des oeuvres du poète. Les photographies y abondent, en compagnie de différentes personnalités du monde poétique. Détail émouvant : la tombe de Jacques Simonomis au cimetière du Père-Lachaise, à Paris :

AMIS

Amis
aidez-moi de vos voix lointaines
quand mon corps hésite

Caressez-moi de mots que nous aimons ensemble
tous unis
contre la varlope
de la mort qui chante

Le bruit insidieux
de son atelier
ne faiblit jamais
la cheminée
crache des visages

Le mot de vie
c’est un prénom de femme

Mon amour
embrassons-nous toujours
sur la route froide

L’invincible silence
a piégé la nuit

Jean CHATARD (in revue Les Hommes sans Epaules n°40, octobre 2015).

*

" Venu d'outre-tombe la revue Le Cri d'os n°41/42 ressuscitée pour un seul numéro par Christophe Dauphin. Ayant bien connu et apprécié Simonomis, je me réjouis de ce retour temporaire et vous invite vivement à aller vous requinquer à la lecture de ce numéro gargantuesque."

Jean-Pierre LESIEUR (in Comme en poésie n°63, septembre 2015).

*

"Christophe Dauphin est le maître d'oeuvre de cet ultime numéro de la revue Le Cri d'os, créée et animée de 1993 à 2003 par Jacques Simonomis. L'ouvrage, illustré de nombreuses photos, se compose d'une présentation de l'homme (décédé en 2005) et du poète à l'oeuvre protéiforme par Gérard Cléry; d'un essai bien documenté de Christophe Dauphin qui fait découvrir le critique et le revuiste sans concession, l'aventure de la revue et un ensemble de poèmes choisis, sous le titre : La poésie n'a pas de barreaux."

Marie-Josée CHRISTIEN (in Spered Gouez n°21, ocotobre 2015).

*

"Dans la lignée d’un Tristan Corbière, d’un Alfred Jarry ou d’un Paul Vincensini, la poésie de Jacques Simonomis est teintée de l’humour d’attaque, de la dérision. Elle est taillée d’un seul tenant dans les méandres mystérieux de la vie, avec son ton, son style, ses différents registres."

Electre, Livres Hebdo, 2015.




Lectures critiques :

LETTRE À CHRISTOPHE DAUPHIN, À PROPOS DE « TOTEM NORMAND POUR UN SOLEIL NOIR »

Je me permets de vous demander tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à connaître est contenu dans Totem normand pour un soleil noir (Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions). Il m’a laissé pantois ! Il contient la Normandie et l’Afrique, Senghor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Personne. Vous vous affichez résolument à contre-courant de tout. Même les bocages normands épousent désormais la platitude sahélienne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus décapant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :

N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte

la mer déborde du lavabo

et la flamme de mes doigts

D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effacer jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caresses, vous qui êtes si peintre. Je ne fais pas seulement allusion aux œuvres d’Alain Breton qui accompagnent votre totem. Je pense également aux essais que vous avez consacrés à de nombreux peintres, dont le sculpteur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me contenter de cet aveu :

Poète

je me suis adressé la parole pour la première fois

lors d’un cauchemar

avec des mots qui dressaient

non pas leurs hosties

mais leurs poings comme des armes

Senghor est retoqué, mais aussi Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négritude et du surréalisme. Cet Antillais de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, qui se voulait volcanique avant tout (pour peu qu’on veuille comparer les paquets de mer aux laves de pierres) devient sous votre plume : Marinade du bas-ventre. C’est un constat et non pas une injure.

Je suis le premier à rire de ma mauvaise foi, mais comment vous appréhender, cher Christophe ? Vous sabotez allègrement votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il revenait parmi nous, André Breton serait épouvanté par votre usage du surréalisme. Aucun poète de ce mouvement n’a réussi à en faire une arme de combat : tel était pourtant le vœu de son pape ! C’est au vitriol que vous le réalisez. Désormais, Césaire pointera après vous.

À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous renvoie à sa description de la résurrection des morts). Comme la grande voix biblique, surréalisme et apocalypse (la révélation, d’après l’étymologie) se renforcent et se répondent. En tout cas, je risque une analogie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lecture de Totem normand pour un soleil noir. Une question s’impose : quel totem peut bien résister aux fracas de votre prosodie ? Aucun.

Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ainsi que votre essai magistral Derrière mes doubles (Les Hommes sans Épaules éditions) sur Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau grillé dès que je parcours une dizaine de pages environ. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infanterie. Et je recommence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aussi lamentablement.

Pour diriger une entreprise comme Les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de granite. Césaire avait bien raison de se revendiquer du volcan, lui, le natif de l’océan atlantique. Ces deux éléments sont des frères siamois. Et vous les incarnez à merveille !

J’ai suivi de loin votre voyage en Bretagne puis en Aveyron : la mer rugueuse, la montagne de terre et sa plaine métaphysique. Vous avalez tout. Votre revue fera bientôt écho de votre belle moisson, lors même que je continue de reculer avec Totem normand pour un soleil noir. Décidément, nul n’habite vraiment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me donnez l’occasion de le vérifier.

J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivoiser ma révolte, je la chambre constamment afin de pouvoir écrire la plus brève des partitions. Vous m’êtes la grande révélation du printemps déjà révolu.

NIMROD (in recoursaupoeme.fr, 1er novembre 2022).

*

Avez-vous lu Dauphin ?

Infatigable animateur de l’importante revue de poésie Les Hommes sans Épaules, Christophe Dauphin est engagé dans une poésie qui n’exclut pas la révolte devant les horreurs de notre époque. Comme s’il s’agissait de survivre en érigeant, tels des totems, des poèmes. Mais dans ce monde qui s’écroule, demeurent les mots et l’amour. Pour Dauphin, « le poète est un gilet jaune » (p. 75). Je vois dans sa poésie une filiation avec « l’amour et le militant » de Gaston Miron.

Je dois à Christophe Dauphin ma découverte des poètes Ilarie Voronca, Vicente Huidobro, Patrice Cauda et Marc Patin. Dauphin est un formidable lecteur des autres poètes. À notre tour de le lire. J’ai donc commandé un de ses recueils. L’auteur a eu la gentillesse de me le dédicacer ! Voici 3 extraits de « Totem normand pour un soleil noir » que j’ai beaucoup aimé. Je souligne le remarquable travail d’édition, les très nombreuses illustrations d’Alain Breton en font un véritable livre d’artiste.

« Enfin toi

que je tenais et qui renais entre mes bras au-dessus de l’abîme ouvert à la recherche de ton nom sans temps mort à marche forcée vers ton corps ce soleil

Ici commence l’amour la peau de l’aube à l’orage ici commence un pays où la main se creuse un continent plus tranchant que la lame des étoiles… » (p. 131)

« Il ne fait pas assez nuit entre mes épaules » (p. 45)

« Quelle éternité fait-il dans l’oiseau… » (p.66)

Michel PLEAU, Québec, Canada, 27 janvier 2023.

*

« Une poésie épique et de l’historique, proche des grands élans de Neruda, Senghor ou Hikmet, mais elle procède par brèves braises, par flammèches et fulgurances, comme brandons qu’expulserait un VOLCAN. Chapeau ! C’est dans la poétique française actuelle très rare. »

Jean-Paul Klée, décembre 2022

*

« D’abord le titre : il plante son auteur depuis l’origine locale en sa version magique jusqu’au jaillissement vers un ciel où se revendique le surréalisme à la Duprey.

Le livre est d’un bout à l’autre magnifiquement orné par Alain Breton, dans la collection « peinture et Parole ». Christophe Dauphin, c’est l’héritier du mouvement d’André Breton à l’état pur, c’est-à-dire que chaque page, chaque poème, chaque strophe, chaque vers est l’occasion d’innover dans l’image, d’inventer, de construire et déconstruire sens et vision, à la fois stupéfiant et dopant.

On n’est jamais dans l’ordinaire, le banal, le plat. Tout est possible, rien n’est défini. On se balade dans le paroxysme, on cavale dans l’absurde. On passe d’un extrême à l’autre : la mer déborde du lavabo, ou bien : … dans l’œil de verre d’un pare-brise. Ou encore cette série de trois vers, réjouissant : l’olive s’est noyée dans son huile – l’eau à vidé sa carafe – le parpaing a fui la maison…

Quelquefois c’est l’alinéa qui joue le rôle de booster : … jusqu’à faire dérailler la nuit – et le train… La métaphore peut coulisser doublement : … avec sa lyre d’immeuble aux cordes d’étages. Parfois on n’est pas loin de Lichtenberg : … je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu – sa porte (toujours l’alinéa).

Enfin, ce peut-être le feu d’artifices dans la strophe complète : Je me souviens de ce paysage sans horloge – son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau – frappant l’enclume de l’aube.

Voilà quelques zooms pour la forme, qui dans un premier temps éclate au visage du lecteur. Viennent par-dessus, en même temps, gaufrés, les thèmes aussi divers que l’implantation normande entre Caen et Rouen, avec ses paysages viscéraux : la falaise nage en toi comme un œil, et ses sauteurs de prédilection : le cœur n’oublie jamais qu’un cœur nage dans son ventre (à propos de Jacques Prevel), avec deux métaphores parallèles.

Puis les poèmes complets autour d’un lieu, comme Gaza et L’azur court après sa côte de bœuf, la maison Picassiette, à Chartres, ou d’un poète comme Senghor, et Le poète est un Gilet Jaune…

D’autres choses encore comme la drogue : la flamme accuse le feu d’être pyromane, où les îles ici et d’ailleurs : la poésie est le langage de l’Amazonie…

Il y a le ton enfin : l’emportement, la colère, la véhémence, la rage qui secoue les mots et les images.

Le livre superbement enluminé donne la pleine mesure de ce que peut être l’écriture de Christophe Dauphin. »

Jacques MORIN (in revue Décharge n°189, mars 2021).


*


Jamais titre n’a d’emblée touché aussi fort. On reconnaît dans ces quelques mots toute la force de son auteur, sa poésie sans concession et terriblement humaine. Le recueil est scindé en seize sections distinctes par le sens, (quelques titres : Retour contre soi, La cassure qui dort dans les pierres, Une main pour être utile, Vers les îles….) Elles sont cependant propulsées les unes par les autres, entrent en résonances et animent le verbe (et la lecture) d’un cinétisme presque insoutenable, tendu par la puissance des images et celle des émotions. Les peintures d’Alain Breton ornent (le verbe est de l’auteur) chaque page, compagnonnage subtil et fidèle, les couleurs et les formes, jamais semblables, interpellent et n’offrent aux poèmes aucun repos. Le Totem est énergie déployée, ancre unique et cependant diluée dans l’espace et les cœurs.

Le poète est né le 7 août 1968 à Nonancourt dans l’Eure, il n’est pas l’effigie ni l’axe central de sa terre natale, L’enfance de sable/que l’on ne peut pas ramasser, // Normand  je suis aussi de ce pays-là/ du pays des ronds-points de notre humanité/  il est homme parmi tous et chante dans ce livre une fraternité sans égale à l’égard de toutes ses sœurs et de tous ses frères d’armes Je suis du pays de Jacques Prevel//Nul homme n’est seul dans le ciel de la Charente/de l’Avre du Rhône ou de la Volga// Normand/je suis aussi de ce pays-là/de cette Provence des Hommes sans Épaules//

L’arme ne blesse pas mais réinvente un monde possible où trahison et injustice sont honnis et donnés en pâture aux mâtins invisibles de la révolte. On connaît l’extraordinaire travail d’écriture de Christophe Dauphin, plus de quatorze recueils de poésie, son œuvre de revuiste, et ses essais sur les autres : Cauda, Lucie Delarue-Mardrus, Voronca, Rousselot, Simonomis, Coutaud… Cet élan pour autrui, ce sourire sans fin, est lié intrinsèquement à sa poésie La poésie c’est le je qui cultive l’autre en moi, écriture du don, écriture salutaire. Dauphin ne se pose pas en sauveur mais en ami, il incarne l’amitié, il est celui qui pose la main sur la plaie béante de l’être aimé ou de l’anonyme, sans le dire (mais en hurlant de colère), sans ostentation (mais en écrivant). Sa poésie est acte, chaque combat le sien.

Ce recueil se lit comme une traversée du monde et de ses feux (pour en réchapper), comme une main tendue quand il fait noir. Dauphin personnifie l’espace, le totémise presque, Le ciel s’enfonce dans la boue du Caux//Les arbres suent du pétrole// Ici l’azur vous offre la main// Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche//O îles qui passez au loin//…

Et lui, le poète, se fait espace, se laisse imprégner de toutes parts par les éléments, il fusionne avec la nature, la ville, la réalité et ses pestilences jusqu’à dématérialisation et dilution de son corps un visage éclate dans le bois sec de mes artères// Il ne fait pas assez nuit entre mes épaules//La falaise c’est toi entier dans sa vague//La falaise nage en toi/ elle n’est pas seulement le pic de ton visage//  Là même où j’ai vomi les papillons// Un visage que je taille dans la pirogue d’une falaise//Le sang est monté au plafond pour secouer la foudre// Un sanglot que les chevaux traversent (O la beauté de ce dernier vers !)

L’écriture de Dauphin, à la densité presque épique, d’une sensibilité aigüe, draine et emporte, charrie immondices et nuages, lave le monde. Le poète incarne la révolte et avec elle les forces du possible. Sa voix plonge dans les failles, les plus visibles et celles enfouies au plus profond de chacun. Sans jamais céder face à la douleur et aux béances, cette poésie du combat est un hymne des plus mirifiques à la vie. De même que l’on peut compter sur l’homme, cette poésie exfiltre l’espérance sans qu’elle ne soit jamais ni promise ni même nommée.

Totem normand pour un soleil noir est un voyage hallucinant, on est revient vivifié et abasourdi, secoué d’images, tremblant et pacifié.  Lire ce recueil c’est accompagner ce totem normand, incarner la force de son souffle et le recevoir en plein cœur, myriades d’émotions jaillies d’une poésie à fragmentation. Salutaire.

Marie-Christine MASSET (in revue Phoenix n°36, 2021).


*

Critique littéraire, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules, membre actif de l’Académie Mallarmé, Christophe Dauphin a aussi écrit une vingtaine de livres de poésie et des essais sur des écrivains tels que Jean Breton, Verlaine, Sarane Alexandrian, Henri Rode, Jean Rousselot. Le lire, dans Totem normand pour un soleil noir, son dernier recueil, c’est prendre en compte deux éléments essentiels qui éclairent ses écrits : la « normandité » et l’émotivisme.

Le premier mot a été forgé par Léopold Sédar Senghor dont on connaît les liens avec la Normandie. Lors d’une conférence privée à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen – le texte intégral en a été publié par les éditions Lurlure en 2018 –, il avait pris grand soin de préciser que le terme de « normandité » tel qu’il le concevait n’était pas la « normanditude » et qu’il ne pouvait être assimilé à celui de « négritude », dont le sens est tout différent. Il y définissait la « normandité » comme « un lyrisme lucide » et disait de l’artiste normand, qu’il soit écrivain, peintre ou musicien, qu’il était un « créateur intégral, avec l’accent mis sur la création elle-même », un créateur de beauté. Christophe Dauphin, qui connut Léopold Sédar Senghor, a fait sienne cette « normandité », à la fois dans sa singularité et son universalisme, une certaine manière de vivre et de penser aux dimensions du monde sans perdre ses racines.

L’autre élément, tout aussi important, est l’émotivisme. Le mot lui-même avait déjà été évoqué par ses amis Guy Chambelland et Jean Breton, mais Christophe Dauphin lui insuffle, avec ses complices de la revue Les Hommes sans épaules, une énergie nouvelle et en précise le sens en l’inscrivant au croisement de la « poésie pour vivre » et du surréalisme, sans oublier le grand ancêtre que fut Pierre Reverdy. Dans un entretien avec la revue Ballast, il proposera cette définition : « L’émotivisme est la création par une œuvre esthétique – grâce à une certaine association de mots, de couleurs ou de formes qui se fixent et assument une réalité incomparable à toute autre – d’une émotion particulière, et non truquée, que les choses de la nature ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. Car la poésie est uniquement en l’homme et c’est ce dernier qui en charge les choses, en s’en servant pour s’exprimer. » Qu’on n’attende pas de lui une quelconque poésie de recherche, forgée laborieusement à grand renfort de clichés universitaires, et il n’est pas un mécano qui « trafique le moteur du langage ». Si Christophe Dauphin parle d’esthétique, c’est d’une esthétique de la rupture, qui met les nerfs et la pensée à vif, qui « sabote les sens » pour mettre le réel en dérangement – ce qui n’est pas sans faire penser au « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » d’Arthur Rimbaud.

Avec Totem normand pour un soleil noir, superbement orné par Alain Breton, Christophe Dauphin nous rappelle – par le titre déjà – qu’il appartient à un clan, s’inscrit dans une lignée d’écrivains, d’origine normande mais pas seulement, avec une prédilection pour ces poètes marqués du sceau du « soleil noir » que sont, entre autres, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel, Jean Sénac, Marc Patin. Le livre part d’une adolescence révoltée dans la banlieue ouest de Paris où il déambule, « la vase aux lèvres et la rage en bandoulière », parmi d’autres « compagnons du gravier » au pied des tours.

Dès les premiers mots, le lecteur est bousculé, entraîné dans une « zone d’extrême turbulence » entre l’être et le dire. Il sait qu’il ne sortira pas indemne de cette lecture où la poésie travaille au corps-à-corps, à « la hache d’un cri ». On n’en demandait pas moins de cet écrivain qui « entre par effraction dans l’alphabet », et dans le réel, car c’est « dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots ». Il y a un double mouvement chez ce poète, vers l’extériorité, y compris la réalité la plus sordide qu’il « fracture avec un pied de biche », définitivement du côté des opprimés et des révoltés, en France et ailleurs, ses « frères humains », et vers l’intériorité où il faut creuser pour réveiller les rêves enfouis : « malaxe tes régions reculées qui frottent leurs bois de fables contre l’épaule du cri », écrit-il.

Deux vers expriment clairement ce cheminement : d’une part « les mots boxent la langue avec les poings de la vie », d’autre part « la poésie boxe les mots avec les poings du rêve ». Christophe Dauphin nous entraîne vers une « connaissance par les gouffres », comme l’écrivait si magnifiquement Henri Michaux. La violence de l’écriture n’en masque pas la sauvage et ténébreuse beauté, mais au contraire la révèle :

 « Bouquet d’orties en travers du cri qui recrache la mer

 dégaine ta vie qui tourne sur toi-même

 dégaine et tire à bout portant ton enfance

 tes mots-poumons tes tripes qui lèvent l’ancre

 ton langage qui plonge comme une sonde

 mal aiguisée entre les vagues

 dans les mille et un cauchemars de tes os. »

Alain ROUSSEL (in www.en-attendant-nadeau.fr/2021/05/19).


*


Avec les ongles et les dents du langage - je suis un loup dont la meute a été décimée - dans un sac de mots épuisés d'éclairs - qui a fait escale dans le labyrinthe de Minos. Cela ne résume pas les trois âges de l'énigme du sphinx, c'est bien plus vertigineux. Cela résume toute l'histoire de l'humanité. Exclu de la meute, assoifé de pouvoir qu'il était, Minos, enfermé dans le labyrinthe comme le Minotaure, s'envolera-t-il pour se brûler les ailes ou illustrera-t-il par ses actes les dessins de Picasso si mal connus de Minotauromachie, brouillons de Guernica ?

Chapitre VIII, le poète est un gilet jaune: superbe poème à la gloire de la révolte du même nom, de tous les éborgnés, de Geneviève Legay, de l'ancien boxeur Dettinger, qui sauva la vie d'une femme à terre, menacée par une charge aveugle de la police.

Ces lignes le célèbrent : Frappe le malheur et la misère - les canines du néant - qui rendent invisibles à autrui à uex-mêmes - frappe l'oppression jusqu'à son ombre - sur la passerelle les tam-tam galopent - comme un feu de brousse qui te sacre soleil...

A LIRE ABSOLUMENT !

Alain WEXLER (in revue Verso n°184, mars 2021).

*


Totem normand pour un soleil noir, ce magnifique ouvrage poétique de Christophe Dauphin, orné par Alain Breton, lie la parole et la peinture dans une spirale enivrante : Sur le ring de la vie - la poésie boxe les mots avec les poings du rêve - cet insecte qui s’envole entre les pages du Merveilleux.

Ces mots de Christophe Dauphin définissent la poésie, combat implacable et perdu d’avance mais une défaite retournée en victoire, plus exactement en liberté par le dépassement de toute forme. Il avertit : « Réveille-toi dans tes os ». C’est ici et maintenant, dans cette chair là, dans ce corps là, qu’il s’agit de se réveiller, d’ouvrir les yeux sur le réel pour le transformer par la subtile alchimie de la poésie, art de vivre, de mourir et de renaître de ses cendres. En effet, si « L’azur court après sa côte de bœuf » il est toujours question d’aller « Vers les îles ».

La poésie de Christophe Dauphin est au plus près de l’expérience, de la douleur et de ce qu’elle sécrète de lumière, de connaissance de soi. Il nous fait marcher aux côtés des exclus, des parias, des combattants, des fils et filles de la colère, des vivants finalement, contre les Hommes-machines et leurs produits aliénants. C’est un cri et un coup de pied dans la poubelle dorée du monde, un appel à l’insoumission et à la veille. Ne jamais fermer les yeux, ne jamais même ciller, ne jamais baisser la garde des mots, laisser libre la place pour la joie, la fraternité, l’amitié, l’alliance des êtres.

 

La poésie écarte tes dents pour que la mer se dégorge de toi

et mange ton visage dans un miroir

ce diamant noir qui saigne en moi

 

Elle libère la colère de ton armure amnésique

volcan au milieu de tout et de rien

dans la déchirure du bocage de la chair

 

Et vogue la barque de la vie

qui est un refus dont je suis un atome

un refus qui brandit les poings de mille paysages

dont j’aborde les lèvres comme une plage à habiter

 

D’abord survivre puis vivre intensément entre les instants de la survie. Se désenclaver du monde. Parfois située, Normandie ou Provence, la poésie de Christophe Dauphin creuse les souvenirs et les savoirs, cherche l’expérience originelle en ce qu’elle a d’insituable, d’universel, de permanent. Il appelle dans son chemin anonymes, proches ou poètes disparus, à la fois fantômes et éveilleurs.

 

Pas de soleil d’or sans soleil noir.

 

Il ne s’agit pas de changer le monde. Le monde est un donné. Mais de l’inclure dans quelque chose de plus vaste, toujours inscrit dans le regard de qui est attentif, attentif réellement. Le monde n’a pas besoin de sauvetage mais d’entendement.

 

L’œil ne s’ouvre jamais que de l’intérieur

vers la lumière carnivore

des papillons d’air et de douleur

 

Le personnel n’est pas le sujet mais la flèche qui oriente, qui ouvre l’horizon, qui pousse vers le soi et vers ces autres qui demeurent, verticaux et vivants, dans les tourmentes comme dans les temps suspendus.

 

Quelqu’un ici est près de moi

qui jamais ne m’abandonne

cet amour de mes amis

avec qui je tiens à mon tour au soleil les Assises du Feu

 

Un admirable instant un festin éternel

dans un silex qui n’est pas une hache guerrière

mais la pierre à feu des Hommes sans Epaules

dont l’abîme ne boit pas d’eau plate.

 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 28 octobre 2020).

*

Il existe dans ce live une foi inébranlable en les mots et la poé­sie. Dauphin la concocte dans une sorte de néo-surréalisme engagé de bon aloi et une foi dans l’humain démuni face aux divers pou­voirs poli­tiques, idéologiques et religieux.

S’y retrouve - mais sans moindre copie - une doxa héritière des grands anciens, de Vaché à Cendrars en passant par Eluard et bien d’autres. Ils coha­bitent avec des tubes d’Ultra Brite mis comme frontières ou blindages pour faire sourire les barbelés qui, en Palestine et à San Diego, partagent le bon grain de l’ivraie.

C’est sou­vent vif, lyrique tant l’auteur se plaît dans ses mots. La révolte gronde dans des dérives orphiques où il s’agit d’assurer une survivance dans un monde grevé de son lot de perdants : migrants, drogués, etc..

Dauphin veut donc brasser le monde avec ambition pour le secouer…

Jean-Paul GAVARD-PERRET (in le littéraire.com, 25 octobre 2020).

*

Ces poèmes expriment le goût pour le travail de la langue, l'attachement aux paysages de Normandie et de Provence, ainsi que la colère contre les religions et le fanatisme. Le poète plaide en faveur d'un monde plus fraternel et se révolte contre le saccage du vivant.

Livres Hebdo / Electre, 2021.

*

Mûrie dans les désirs, lavée dans le blasphème, indissociable de la douleur/terreur de vivre et de mourir, engendrée par l’irrationnalité morbide de l’injustice, la colère du poète a changé la couleur du soleil. Et l’on voit naitre la force d’un art poétique si naturellement tourné vers la diversité de l’être et des autres, vers la plaque tournante des fondements, que c’est comme à la manière d’un chœur antique qu’il semble relater les événements, les drames, les jugements iniques du monde, et notamment de la cité à la dérive, faire imploser leurs socles, leurs sédiments.

Montée en flammes, montée en mots, usage du vrai, d’un radiocarbone authentique, et degrés conquis sur les domaines antinomiques de l’impossible : voilà les matériaux du livre. Je gratte cette plaie de vivre et d’écrire nous dit Christophe Dauphin et l’on entend que c’est d’une main de guérisseur pour en extraire les étincelles sublimes qui en dépit de l’ombre et de la nuit temporelles y demeurent. Dès lors, entre l’aube et le crépuscule, il faudra chercher les filons dans l’incertitude, dans ce « peu à vivre » de l’adolescence, filons qui ont pour noms, miraculeux, Yves Martin, Léopold Sédar Senghor (et bien d’autres), et comme contenant le jeune Christophe Dauphin qui jamais ne se dédira de sa conviction : la lumière, le soleil est dédicataire du chemin.

Et dès l’enfance, cette enfance à la fois décontenancée et volontaire, qui se déroule dans la cité dortoir de Colombes, et qui constitue le premier mouvement du recueil, il y a toujours un tournant où les lueurs percent au milieu des décombres. Selon le principe d’une nouvelle collection Peinture et Parole des éditions Les Hommes sans Épaules, le texte est orné par Alain Breton. Je recommande vivement d’aller voir du côté de ces « ornements ». Il y a là une manne si riche qu’elle provoque arrêts et illuminations.

L’ouvrage se compose de seize chants qui suivent une chronologie approximative relative aux rencontres et aux épisodes déterminants. L’idée-force est cette ligne de conduite constitutive de la personne comme de l’œuvre, cette exigence morale jamais démentie. La fonction créatrice relève ici de l’intellect autant que des abstractions sensibles et imaginatives. La conscience, la pensée, l’enjeu rationnel engendrent leurs propres mondes, leurs propres cimes, leurs mystères. La raison bâtisseuse, le savoir lucide avec la cassure qui dort dans les pierres détiennent les clés des puissances oniriques. Point ne suffit à l’auteur de se laisser porter par un fluide poétique, il faut que le verbe érige l’avenir, construise les fractions de ciment et de ciel, soit partie prenante avec les données du réel.

Il faut que l’homme, consacré en écriture, secoue la lumière de ce ciel, avec ses essences et le spectre des possibles sur la terre. On ne se repose jamais dans les mots, on les délivre de leur être figé, de leurs fictions, on les revêt et leur confère leur part concrète, éminemment efficiente, d’humanité. Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche / j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie / qui dort dans les pierres / avec sa cassure gyropharisée / bétonnée avec ton venin / armaturisé avec tes os. La colère migre, amasse des triomphes, des défaites, se retrouve par-delà les mers, par-delà les frontières, à Alger, à Tunis, à Damas, au Caire, partout où les tueries, la haine et l’injustice rivalisent avec le soleil. Et les mots, des mots sans corps devant l’imposture, le mensonge et les faux-fuyants, devraient demeurer des mots de fête et de chandeleur ? Peut-être deviendront-ils un jour célébrations, peut-être l’azur sera-t-il alors libéré du cœur des galets, mais pas ici, pas maintenant, pas tant que la nuit n’a pas encore été décapitée. Révolte qui peut parfois donner le change, sembler se commettre avec un parti-pris de beauté, avec ses leurres, ses camouflages, ses travestis, ainsi que dans ce cinquième chant L’azur court après sa côte de bœuf qui aborde les reflets et les éclats viciés du sud de la France.

Azur dont le poète nous dit comme par prudence j’en ai toujours un au fond de ma poche, combiné ici avec un simulacre d’harmonie, avec la mer et la disparité des hommes et des apparences, tous ensemble bien guindés, bien gainés, bien faussés. Mais la colère n’est pas seule à s’illustrer dans le cycle impétueux de l’auteur. L’altérité, ce sourd ferment communautaire, cette autre forme de l’amour du prochain, prospectif, décanté, inquiète son sommeil, captive ses sens, sa vision, son éthique, stipule son crédo comme au cœur d’une nuit d’insomnie : La poésie ne dit pas seulement : / JE EST UN AUTRE ! / Elle dit aussi surtout : / JE SONT TOUS LES AUTRES ! L’altérité, la passion humaine infiltre ses textes, nourrit sa recherche, sa substance poétique, creuse son sillon dans son corps et ses rêves jusqu’à l’obsession Survivre / il faut survivre… / une phrase de poings jetés dans le sommeil / mille visages en un seul / qui bondissent à ma gorge / affamés / délirants.

Caux, Le Havre, Etretat, Rouen, partout son cœur s’attarde, fait le constat furieux de l’échec et de la cruauté éternels, administre le baume, l’impuissante consolation de ceux qui portent témoignage, partout où Il pleut la mortdes baïonnettes taillent la côte de bœuf du paysage. Les mots ne sont pas que le bleu du ciel. En tous lieux, sa parole sert les bans lésés, criblés, de la mémoire. L’histoire et l’espoir pourront-ils se régénérer, revivre autrement ? Quoi qu’il en soit le poète s’y emploie d’une constance et d’un élan sans cesse rehaussés. Les mots ne sont pas que des organes d’étoiles.

Et comme pour étayer sa voie, son engagement sans partage, se déploie le thème Normand. Il surgit, dénudant un peu de sa splendeur à chacun de ses surgissements, le grand pays normand inséparable de ses desseins, dispensateur d’intégrité, avec sa loi d’honneur, son soleil privé, élu pour sa permanence factuelle, son immédiateté, et parce qu’il dispense la sentence, le décret historique que l’homme retrouve sens et foi dans son origine. Non pour s’y enfermer, Christophe Dauphin est bien l’être de tout repli, de tout retrait stigmatisés, mais pour y retrouver et faire jouer les fibres d’une cohérence intrinsèque. En vertu de cet enracinement indéfectible, des forces, des volontés inextinguibles qui s’y relaient, et en dépit de ce trop de réalité qui nous étrangle, il va actualiser son aptitude à la pluralité du monde Je voudrais vivre jusqu’à la fin à chaque endroit / où je m’arrête / à chaque fois que je m’installe / c’est pour toujours, et accomplir ce qu’il a une fois pour toutes résolu, sa propre voie fraternelle, substantielle parmi le chemin d’hommes. Un admirable instant un festin éternel / dans un silex qui n’est pas une hache guerrière / mais la pierre à feu des Hommes sans Epaules / dont l’abîme ne boit pas d’eau plate.

On le verra partout où se plaident les outrances de l’histoire, dans les nuits laides, nécrosées du passé, des crimes contre l’amour, contre l’aurore, au sein des combattants, des résistants, des Gilets jaunes, on le verra dans les déroutes et les dérives qui se profilent au bord de l’avenir, juste au bord ! Des fureurs venues de tous les âges, de toutes les sphères étoilent sa vocation de poète. Ses mains, son cœur, les forces, les gages de ses écrits sont pris inexorablement au défilé des saccages. Comprenons-nous assez cela !

Jusqu’aux épilogues (non définitifs), jusqu’au retour (non exhaustif) vers ses îles réelles et imaginaires parce que soudain un appel de vie, la requête puissante d’un rêve a frayé la route au désir : La robe frôlée de l’île secouant ses draps - Mes yeux repliés sur toi - Traversant tes yeux je te rencontre - pour aller vers plus de lumière contre toi -tout entier j’en brûle - Grande Fleur des îles cicatrisant les plaies - tu t’ouvres chaude comme une fenêtre - pour traverser la nuit.

Odile COHEN-ABBAS (in revue Les Hommes sans Epaules n°52, octobre 2021).

*

En  seize longs poèmes numérotés en chiffres romains et illustrés par les collages d’Alain Breton, Christophe Dauphin nous immerge dans sa  poésie iodée et énergique, du pic des  falaises au roulis des galets. « Dans l’émotion seule du vécu », il affirme d’emblée le rôle fondateur de son pays normand dans son itinéraire : « il y a un soleil noir qui nage dans une falaise ». « Nombre parmi les nombres », il appartient à ce « pays bercé par les vertèbres des falaises / que la mer escorte ».

Le Havre et Rouen, villes « unies comme deux lèvres qui embrassent leurs morts », portent les cicatrices indélébiles des martyrs et l’empreinte de notre histoire. Il définit sa « normandité » comme un « lyrisme lucide » qui lui a permis d’entrer « par effraction dans l’alphabet » et de s’affranchir des frontières.

Héritier du surréalisme, il se situe aussi dans la filiation des poètes marqués par le sceau du « soleil noir », tels Marc Patin, Jean-Pierre Duprey, Jacques Prevel, Henri Rode, Patrice Cauda, Jean Sénac, ses frères en poésie, froudroyés par une tragique destinée. Résolument engagé dans une poésie humaine au  souffle lyrique assumé et à l’émotion revendiquée, il laisse éclater des mots « de  colère et de feu »,  car « ce n’est pas en pantoufles / qu’on peut décrocher les étoiles ».

Ce « totem », structuré et composé d’allers-retours entre passé et présent, témoigne des déséquilibres et de la violence de notre  temps à la dérive, aux « horizons noyés de matraques », observés et vécus  par un poète aux mots généreux, « piéton fiévreux » qui sait  remonter aux gouffres et aux abîmes mais aussi nommer en fraternité nos rêves et nos espoirs. 

Marie-Josée Christien (chronique "Nuits d'encre", revue "Spered Gouez / l'esprit sauvage" n°27, 2021).

*

Une seule ligne dans l'engagement de Christophe Dauphin, directeur de la revue Les Hommes sans Epaules et secrétaire de l'Académie Mallarmé: la révolte ! La révolte, qui passe par des coups de poings colorés, la révolte, qui passe par une esthétique dynamique fille du surréalisme lui-même issu d'un Rimbaud qui a fait sauter les bouchons de la langue.

Un jour j'ai fracturé le réel avec un pied de biche - j'ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie - qui dort dans les pierres  - avec sa cassure gyropharisée - bétonnée avec ton venin - armaturisé avec tes os - La cassure - ton visage en chute libre du 9e étage - La cassure - amour soldé d'un baiser vorace - amitié à la tempe éclatée - des insultes et du mépris plein les veines - La cassure - poing d'une révolte qui n'en finit pas - poing de colère... - La nuit n'a pas encore été décapitée.

Christophe Dauphin boxe la vie et les mots, avec une énergie d'athlète en colère. Images souvent violentes, soeurs de notre violente actualité. Cette poésie est message et tentative de changer le monde, un manifeste permanent. La lutte est la racine-ressort de chaque mot.

La Nature en effet demeure capitale, de même que ce qui se passe entre les humains est capital, et rien n'est oublié dans cet ouragan de métaphores, ponctué par les collages sans concession d'Alain Breton, qui offrent des couleurs savamment déchirées.

La Beauté ici sert une cause, et la multitude de vers beaux et étonnants (le sang est monté au plafond pouir secouer la foudre) se rattache toujours à) une problématique de vie, injustices, tortures, non sans voyages et amour (L'Amazonie a des lèvres de volcan). un ouvrage qui ébouillante.

Claire BOITEL (in revue Poésie première n°85, mai 2023).

*

Est-ce trop tard ? Après tout, des extraits de ce recueil ont déjà été publiés dans la revue (numéro 33), en 2020, accompagnés d’un dossier incontournable pour qui s’intéresse à l’auteur. Voilà bien plus d’un quart de siècle que je fréquente Christophe Dauphin, l’homme, le poète et sa poésie et l’amitié qui nous réunit est ce prodige qui nous renouvelle, produit du neuf, de l’inépuisable depuis le familier, le très proche de notre relation.

Ainsi, lisant, avec retard, son recueil, il me semble découvrir une intimité nouvelle chez notre poète. Sa voix s’en-lyrise, verse des confidences, non celles d’un je – le poète est un homme sans je - mais celles d’un loup qui se laisserait approcher La vigueur de ses vers, soudain sertie d’émaux « comme une plage à habiter », nous ouvre à des poèmes-souvenirs et des poèmes-hommage pour des fusillés de la survie.

Avant de découvrir ce nouvel opus, se rappeler que Christophe Dauphin est le grand héritier de la tradition surréaliste, de ceux qui fracturent « le réel avec un pied de biche », de ses inamovibles gardien des « taudis d’étoiles » de l’avenir, pour que vite on y signe « l’azur du soleil » et non qu’on s’en détourne ; de même, ne pas oublier qu’il est le poète des combats, contre « l’avocat-cigare », les « palmiers-Matisse » et le « Passage Jouffroy ».

La poésie, par lui, rend vivante et humaine sa vocation sacrée (lire dangereuse) car elle est la voix de la justice, ou plutôt elle « frappe de justice » notre monde, et rien ne pourra la taire, ni la détourner. Lisez Christophe Dauphin. Et goûtez, aussi, dans ce recueil les dessins de son ami (et mien) Alain Breton.

Quelques-uns des vers parmi ceux qui m’ont touché : « Poète / je me suis adressé la parole la première fois / lors d’un cauchemar » ; « Réveille-toi dans tes os / la mort fermente comme un chien dans tes os » ; « Survivre / il faut survivre tour à tour exalté et honni » ; « Je mailloche la pluie ce balbutiement des nuages » ; « à chaque fois que je m’installe / c’est pour toujours » ; « Jusque dans ton sommeil qui n’a jamais nié / les yeux des autres » ; « À toi de creuser le tunnel dans la respiration des choses » ; « Je suis de ceux / dont les yeux sont partis pour l’horizon » ; « La poésie c’est la journée perdue au fond de la grammaire de nos poches / la chaise renversée du paysage qui boit le verre dans le vent / c’est le je qui cultive l’autre en moi » ; « Îles qui délaissez vos corsages sur le corail des pluies / je vous ramènerai dans mes filets de naufrage »

Pierrick de CHERMONT (in revue Les Hommes sans Epaules n°56, octobre 2023).

 

 




Page : < ... 10 11 12 13 14 >