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Lectures :

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Ce beau numéro de la revue fondée par Jean Breton en 1953 est consacré aux Damnées et Damnés de la poésie.Voici quelques extraits de l’éditorial puissant de Christophe Dauphin qui appelle à un Manifeste de l’Emotivisme :
« La création est pour le poète la blessure originelle. Son poème est habité, vécu, y compris dans la dimension onirique : un enjeu d’être total, et pour tout dire, émotiviste, car l’émotion est l’équation du rêve et de la réalité ; qui met le sujet hors de soi. »
« La poésie c’est l’être et non le paraître, un vivre et non un dire. Dans cet enjeu d’être total, ils sont nombreux, ceux qui, connus, inconnus, méconnus, ont laissé jusqu’à leur vie : les grands gisants d’intime défenestration, écrit Roger-Arnould Rivière, qui ajoute : je sais que la détonation contient le même volume sonore – que les battements du cœur qui bâtissent toute une vie. »
« La damnation, la malédiction du poète, c’est aussi ces livres qui se lisent peu ou pas, dont la diffusion est complexe et dont personne ne parle, qu’à titre confidentiel. Au mépris de la société répond souvent, plus cinglant, le mépris ou l’incompréhension de l’entourage. Le mépris, c’est-à-dire, l’indifférence. En somme le poète est un invisible, il n’existe pas. On l’aime mort après une vie malheureuse. »
« Il faut bien dire cette solitude, ce désarroi, ce désespoir, qui entourent le poète. Il n’était pas, il n’est toujours pas facile de vivre dans la peau d’un poète, qui doit exister en face de gens qui nient purement et simplement son existence… »
Pourtant, aucun misérabilisme chez Christophe Dauphin mais une juste lucidité qui s’accompagne de sagesse, d’une science du combat et d’un art de l’être.
« La poésie est l’unique réponse aux mascarades mensongères du monde, l’expression la plus intime et la plus intense de l’être. »
Il ne s’agit pas seulement de résistance à l’oppression mais bien d’un chemin intime de libération, ce qu’illustre le dossier consacré à Edouard J. Maunick, « le poète ensoleillé vif », dont la poésie s’épanouit entre île et exil, la condition même de l’être, exilé dans l’humain, et qui se constitue comme île.
« Pour moi, dit-il, la parole poétique n’est pas du tout différente de la parole physique, c’est-à-dire de ce mécanisme de vie qui commence au ventre, au plexus solaire, traverse la colonne, la trachée et sur lequel, au moment où l’expiration va se produire, l’homme appose une rumeur intelligible. C’est cela la parole. Je n’ai jamais pu corroborer l’expression coup au cœur – pour moi, il s’agit toujours d’un coup au ventre. Le poème étant la parole exigée, toute parole prononcée par l’homme et qui ne ressort pas au quotidien domestique, est poème. Par quotidien domestique, entendons ce que les civilisations nous ont donné comme manières, nous ont créé de verbiages, etc. »
Testament d’un errant (extrait)
… si meurt le poème/
le bluff littéraire
l’aura emporté
sur une autre Passion
sans les trente deniers
mais payées en nègres/
sans Gethsemani
pour dernière prière
mais l’île de Gorée
pour station maudite/
triste embarcadère
d’une ébène de chair
vers l’Outre-Atlantique/
Golgotha de mer
dans le Sanhédrin
ni de Ponce Pilate/
mais docteur-es-Traite/
sans couronnes d’épines
mais chaînes et carcans/brûlures de fouet
pour flagellation.
Reste la mise en exil :
Si meurt le poème/comment conjurer Gorée ? »
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, juin 2022).
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« Je parle de l’île comme je parle du ventre, parce que c’est à partir du ventre que j’ai été lâché dans la merveille » (Edouard J. Maunick). Trois parties (je simplifie) composent ce numéro 53 de Les Hommes sans Épaules.
Une première partie : Edouard J. Maunick (un dossier « Le Poète ensoleillé vif » de Christophe Dauphin, avec les contributions de Jean Breton - un formidable entretien avec Maunick - et Léopold Sédar Senghor) et les poètes des îles Mascareignes (Océan Indine : Réunion, Maurice, Rodrigues)). Du plus ancien, Evariste Parny : « Le lit de feuilles est préparé ; je l’ai parsemé de fleurs et d’herbes odoriférantes ; il est digne de tes charmes, Nahandove, ô belle Nahandove ! », à la plus récente, Catherine Boudet : « Mon verbe est celui d’un marronnage blanc – Silencieux poussant cru – Contre l’ortie des hontes – Le bétel du raisonnable », en passant par Malcolm de Chazal et Boris Gamaleya : « ibis – ibiscus – le ciel a ramené au peuple ses rivages – ses racines d’éclats – son corail bec d’oiseau – écoutez-moi – et cette mer en son ancienneté ».
La deuxième partie « Pour les Damnés » (par Christophe Dauphin) dresse une géographie de l’enfer ordinaire sur terre et convoque des poètes mis à la torture par la misère, la maladie, la mort, le sexisme, la guerre, etc. « Ah ! je t’ai bien connue, Misère, j’étais de ceux que tu encenses… » (Ilarie Voronca), « je suis toujours l’individu perdu dans sa propre foule » (André de Richaud), « Une fille et un garçon – la mère préfère – le garçon à la fille – car le garçon épaulera la mère – quand viendront les mauvais jours – et la fille enfantera un autre garçon – qui l’épaulera à son tour » (Ashraf Fayad, emprisonné et condamné à mort pour blasphème en Arabie Saoudite), Laurent Thinès, Joseph Ponthus, Marie Murski, Taslima Nasreen et Claude de Burine : « …ils ont l’air, eux, de tout savoir – parce qu’ils dansent – Les notaires – Les dentistes – Les plombiers – Les chirurgiens-dentistes de fesses – Nous, nous sommes les enfants du malheur ».
La troisième partie, c’est l’anthologique, avec Edith Brick revenue des camps de la mort : « c’est difficile d’être un survivant », Nathalie Swan (l’amour, rien que l’amour) : « Tes coups de reins scrutent mon visage… J’y dévalerai ton éboulis. Quand tu creuses ma faille, la lumière s’avance en aveugle. Deux anges retiennent les mains d’un cri qui voudrait tout oublier », Mathilde Rouyau : « Ton corps muet au bord des nuits, c’est candeur – tes cheveux quand ils infusent dans les bassines de lait de la pleine lune, alors la nacre – tes clavicules trop – fines – tes jambes à peine cuites… » Jennifer Grousselas : « chat suicidé ressuscité – J’ai saisi la tige à boire – qui me poussait l’esprit – me suis deux fois entendue lumière – accouchée par la voix du saint « et enfin un homme (et quel homme !) : Jean-Pierre Lesieur : « On n’apprend pas bien dans les livres – quand on ne sait pas lire les lignes de la vie – ni le sgraffitis qui fleurissent un peu là où – on ne les attend pas – naître pauvre ne facilite pas l’insouciance… » Sinon, plein d’autres choses (pensez 356 pages !) : lectures critiques, regards sur l’art, etc. Voyvez le site : www.leshommessansepaules.com
Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°190, septembre 2022).
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Lectures :
Les Hommes sans Épaules, numéro 58 : Daniel Varoujan. Quand on reçoit un numéro des HSE, plus que pour bien des revues, il faut se précipiter sur l’éditorial de Christophe Dauphin. Il donne le ton et l’esprit aux cahiers qui suivent en dessinant un pays où s’entrelacent le mémoriel, l’histoire, le politique, les coups de gueule et les bourrades chaleureuses. Un peu comme un marin qui après un long périple revient au bar du pays et vous parle de « là-bas ».
Celui du numéro 58 est parmi les plus émouvants que j’ai lus. Il dit s’inspirer d’un manuscrit inédit (j’espère pas trop longtemps) qui nous fait partir de son village natal où prit racine sa relation avec l’Arménie par l’intermédiaire d’un ami, Raphaël Thorossov, mort en 1998, à 101 ans : « Du fond de mon enfance, je te revois Raphaël. Tu déambulais dans le village coiffé de ta légendaire toque noir et vêtu de ton manteau en astrakan […] Tu me parlais, de là-bas… Ce pays que tu avais quitté, non sans avoir emporté dans un bocal de généreux grammes de terre. “Elle partira avec moi” me disais-tu. ».
Des noms surgissent, connus ou méconnus (j’y apprends les racines arméniennes de Paul Farellier, ce qu’ami aveugle je n’avais pas relevées), des rencontres, des titres de recueils, des pages d’histoire arménienne, avec ses crimes, pillages, massacres d’hommes, femmes et enfants jusqu’à ce « génocide de 1915 », et qui fut suivi de deux guerres récentes, puis encore celle de 2020… Et pourtant le pays dont il nous parle brille d’une lumière inégalable, avec ses jardins, son architecture, sa musique car ce pays est d’abord celui apparu par un lien d’amitié : « Que d’histoire de sang et de liens fraternels avec l’Arménie dans le mouchoir de nuages de notre bourg haut-normand ! »
Après cet édito, le cahier Ainsi furent les Wah I ouvre ses pages aux auteurs ayant mentionné l’Arménie durant cette période, dont Quillard, Max Jacob, Hikmet, Mandelstam et Grossman avec son inoubliable carnet de voyage, Que la paix soit avec vous. S’y joignent des poètes arméniens, dont le plus ancien, dont on garde trace s’appelle Grégoire de Narek (940‑1000), avec ce poème « Toi qui prends soin des âmes », Siamanto, Lubin, pour donner des noms que je connais un peu. C’est une nouvelle occasion de signaler la qualité des notices biographiques de la revue qui en fait un incontournable de toute bibliothèque résolue et ambitieuse.
Quelques vers arméniens résonnent encore à mon oreille : « Nous voici, nous arrivons, nous sommes la malédiction / La lance rusée enfoncée dans l’obscurité » (Sévak). « Notre génération a plus d’amis dans l’autre monde que celui-ci » (Kostan Zarian). Je fais connaissance avec ce poème d’Armen Lubin « N’ayant plus de maison ni logis / Plus de chambre où me mettre / Je me suis fabriqué une fenêtre / Sans rien autour. »
Ensuite s’ouvre le dossier sur Daniel Varoujan qui tisse à maille serrée la biographie du poète et la tragédie du génocide durant laquelle le poète avec trois compagnons fut attaché à un arbre et lardé à mort de coups de couteau. En regard de ces pages si douloureuses représentées par l’emblématique poème « Terre rouge », me frappe cette vague de grands poèmes épiques et fraternels qui compte (au moins) Varoujan, Hikmet. Ils nous racontent l’histoire de héros éponymes de leur pays, chantent leur peuple et leurs paysages, visant ainsi, comme l’écrit Dauphin en parlant de Varoujan, à réconcilier « le mythe héroïque et le réel ».
Suit le cahier Ainsi furent les Wah II où je découvre deux poèmes de Manouchian (j’ignorai qu’il était poète) dont ces quatre vers : « J’ai pris la sinueuse allée du village ; / — Mon soleil sur les épaules comme un abricot, / À mes lèvres tremblantes un vieux chant de laboureur -, Je pars livrer mon cœur au cœur des montagnes. » C’est beau comme du Whitman.
D’autres auteurs se succèdent. Les lisant, je ne fais plus la distinction entre les poètes arméniens ou autres, les biographies s’entremêlent, avec, omniprésentes, les pages sombres de l’histoire universelle du XXe siècle, que pourtant traversent de nouveaux poèmes, telles un Nil aux eaux félines traversant les sables du désert. Quelques noms et vers lus et médités : Verdet et son Anthologie des poèmes de Buchenwald, Mélik, Bonnefoy évoquant l’Arménie et nous confiant cette définition de la poésie : « C’est tenter de rendre aux mots la pleine mémoire de ce qu’ils nomment » ; Sévak, Kertész et encore Buchenwald ; puis de grandes et belles pages sur le poète et traducteur Godel ; l’article sur la géopoésie de Chaliand, arpenteur du monde et de ses luttes qui nous dépose un conseil de vie : « Il faut conserver son esprit critique, ne jamais se laisser duper par notre propre propagande, et faire preuve de détermination, toujours… ». Je m’attarde, distrait sur ses vers biographiques : « J’ai fait plus de quinze métiers / au gré des pays et du vent / Je gravis le toit du ciel / avec ma chevelure de nuage / et mon cœur coule par la nuit des villes » ; Mahmoud Darwich apparaît en nous offrant trois poèmes de pleine humanité : « Dépose ici et maintenant la tombe que tu portes / et donne à ta vie une autre chance / de restaurer le récit » ; ou encore Gérard Mordillat, dont j’ignorais le versant poétique de son œuvre ; Akopian, poète engagé pendant quarante ans auprès du Secours populaire ; l’étonnante Krikorian, « l’arménienne de Téhéran » ; le poète Rugamba et, avec lui, le génocide des Tutsi, et ce texte « Kaddish pour l’Afrique » ; puis des poètes plus proches, des amis ou des poètes à rencontrer : Caroutch, Brissiaud, Dauphin lui-même, Tison, le neurochirurgien et poète de Besançon Laurent Thinès, Tavera, Marie Bouchez (« Les toits vaguent sur notre âme / Mais c’est sur nos mémoires que le soleil se couche »), etc.
Et pour finir, avant le généreux cahier de recension, une dernière figure vient nous saluer : Kamel Bencheikh, et avec lui, la « décennie noire » de l’Algérie que surmonte une poésie invaincue (« je n’existe plus que pour la mémoire lapidée qui m’assaille ») Un numéro des HSE à vivre comme une prière universelle de la poésie.
Pierrick DE CHERMONT (cf. Revue des revues, in recoursaupoeme.fr, 6 mars 2025).
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Les Hommes sans Épaules sont des cahiers littéraires semestriels fondés par le poète Jean Breton en 1953. Le nom de la revue provient du roman préhistorique de J.-H. Rosny aîné, Le Félin géant (1918). Cet opus n° 58 présente un dossier sur « Daniel Varoujan et le poème de l’Arménie », préparé par Christophe Dauphin, qui dirige un comité de rédaction de cinq personnes.
C’est par la rencontre avec Raphaël Thorossov, son vieil ami, que Christophe Dauphin, citoyen de la république d’Artsakh (il possède un passeport depuis 1991) est devenu arménophile. Raphaël a été l’ami de Siamanto et Missak Manouchian.
Par le biais de la poésie et ses poètes, l’ouvrage évoque le Génocide des Arméniens, ceux des Grecs pon[1]tiques et des Assyro-Chaldéens. C’est ainsi que l’on peut lire Grégoire de Narek, Nahabed Koutchak, Sayat Nova, Siamanto, Rouben Sévak, Kostan Zarian, Eghiché Tcharents, Armen Lubin, Vahé Godel (traducteur de la plupart des poèmes), Parouïr Sévak et Violette Krikorian.
Une longue biographie précède quelques poèmes de Daniel Varoujan (“J’ai là, sur ma table, dans une coupe, un peu de terre d’Arménie. L’ami qui m’en a fait cadeau croyait m’offrir son cœur – bien loin de se douter qu’il me donnait en même temps celui de ses aïeux”).
Sont évoqués également Gérard Chaliand et Charles Akopian. Quant aux arménophiles, on trouve Pierre Quillard, cheville ouvrière du journal Pro Armenia. « Les Alliés sont en Arménie », est un long poème de Max Jacob, publié en 1916. Nazim Hikmet, Yves Bonnefoy, Ossip Mandelstam, Vassili Grossman, abordent eux aussi la tragédie arménienne.
Au fil des pages, on trouve des illustrations de Léon Tutundjian, Arshile Gorky, David Erevantsi, Ervand Kotchar…
Un livre riche qui foisonne d’informations, fait office parfois de livre d’histoire et fournit, outre les titres d’ouvrages des écrivains, d’autres titres pour ceux qui veulent approfondir leurs connaissances.
Zmrouthe AUBOZIAN (in France Arménie n°528, avril 2025).
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Les Hommes sans Épaules consacrent ce numéro 58 à Daniel Varoujan & le poème de l’Arménie. Au cœur de ce numéro nous trouvons le génocide des Arméniens au siècle dernier, qui n’est toujours pas reconnu par nombre d’Etats, mais aussi d’autres drames, d’autres grandeurs.
Partant de son village natal et d’une expérience personnelle, Christophe Dauphin retrace le parcours de ce peuple Arménien, combattant de la liberté et victime tant de l’indifférence que des dérives autoritaires.
Nous découvrons des poètes exceptionnels, des êtres engagés, des écrits inattendus et révélateurs qui nous parlent non seulement de l’Arménie, de ses épreuves, de ses richesses, mais de la nature humaine dans ses horreurs, ses tristes banalités comme dans ses expressions les plus sublimes. C’est toute la culture et la spiritualité arménienne en ses multiples prolongements qui s’inscrit dans les mots de ces poètes, tous survivants, tous exilés, sauf peut-être d’eux-mêmes. Ce n’est pas seulement une poésie de l’exil ou de la tragédie, ou des tragédies avant la tragédie, nous y découvrons un sens aigu du politique, une sagesse, une métaphysique, un plan pour le futur.
Extrait de Terre Rouge :
J’ai là, sur ma table, dans une coupe,
un peu de terre d’Arménie.
L’ami qui m’en a fait cadeau croyait
m’offrir son cœur – bien loin de se douter
qu’il me donnait en même temps celui
de ses aïeux.
Je n’en puis détacher mes yeux –
– comme s’ils y prenaient racine…
Terre rouge. Je m’interroge :
d’où tient-elle cette rougeur ?
Mais s’abreuvant tout ensemble de vie
et de soleil, épongeant toutes les blessures,
pouvait-elle ne pas rougir ?
Couleur de sang me dis-je,
terre rouge, bien sûr, car elle est arménienne !
peut-être y frémissent encore des vestiges
de brasiers millénaires,
les fulgurances des sabots
qui naguère couvrirent d’ardente poussière
les armées d’Arménie…
Y subsiste peut-être un peu de la semence
qui me donna la vie, un reflet de l’aurore
à laquelle je dois ce regard sombre,
ce cœur qui hante un feu surgi
des sources même de l’Euphrate
ce cœur couvrant l’amour non moins que la révolte…
Ce numéro 58 est particulièrement important, il nous entraîne au cœur de l’âme arménienne mais il retrace aussi l’histoire d’un peuple qui nous définit tous.
Rémi BOYER (in lettreducrocodile.over-blog.net, 29 octobre 2024).
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On ne peut qu’être admiratif devant la prodigieuse puissance de travail de Christophe Dauphin ainsi que par sa parfaite connaissance des poésies du monde entier. Le focus est ici placé sur l’Arménie grâce à des documents et des écrits poétiques rares et très émouvants. Avec 324 pages de lectures enrichissantes, les HSE s’affirment encore un peu plus dans le vivier de la poésie actuelle.
Georges CATHALO (in terreaciel.net, janvier 2025).
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« On croit « tout » savoir à propos des horreurs qui ont fait le XXe siècle, mais à chaque fois on en découvre de plus affreuses encore. C’est ce qui nous arrive en lisant le n°58 de Les Hommes sans Épaules consacré à l’Arménie.
Ici, je ne vais vous parler que des poètes qui composent ce numéro (piloté par Christophe Dauphin qui présente chaque auteur en détail), des poètes des premiers âges : Grégoire de Narek (vers l’an mille) : « Toi qui prends soin des âmes / souffrantes, mutilés / à présent je T’implore / me voici gémissant // Veille à ne pas accroître ma souffrance… » Nahabed Koutchak (16èmesiècle), Sayat-Nova (18èmesiècle), aux poètes du 20èmesiècle, dont le plus remarquable à mes yeux est Armen Lubin (1903-1973) : « Ça sent l’aubergine et le piment farci / Ça sent la cuisine orientale et le phono turc / Sur le palier une petite main mendie… / … Dans cet hôtel plein d’Arméniens sortis on ne sait d’où / D’Arméniens sortis… mettons des massacres // Monta d’abord le socialiste baron Kissikian / tourneur chez Citroën… »
Il y a bien sûr Missak Manouchian « Tourmenté comme le forçat, persécuté comme l’esclave – J’ai grandi sous le fouet du mépris et de la privation /A me battre contre la mort, aspirant à la vie / J’ai été attentif à chaque enchantement » et Daniel Varoujan (un fort dossier) : « J’ai sur ma table dans une coupe / un peu de terre d’Arménie… »
D’autres poètes présents dans ce numéro sont des amis du peuple arménien (Max Jacob, Yves Bonnefoy) ou les enfants, nés en Europe de l’Ouest, d’exilés arméniens : Vahé Godel, Gérard Chaliand : « Et nous avons fatigué le désert de nos pas / portés par l’espoir de la mer / La terre, taureau funèbre dont le souffle desséchait nos corps / longue retraite / où nous n’avons rêvé que de retour natal… »
Et encore Francesca Yvonne Caroutch : « Le ciel est plein de mains coupées / et els fossiles du sommeil / oscillent sur des socles d’ombre… / … Tu cries comme une graine folle / oubliée dans un fau d’argile » ; et la relève virulente de la poésie arménienne, Violette Krikorian (née en 1960), « Prière de femme », : Donne-moi aujourd’hui ma beauté quotidienne / délivre mes yeux des travaux / d’aiguille et des lunettes / délivre ma langue de ma bouche / délivre ma bouche de la langue de bois / délivre mes mains, mes jambes, tout mon corps… » Encore plein de trucs dans ce numéro. »
Christian DEGOUTTE (in revue Verso n°200, mars 2025).
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2008 – À propos du numéro 25
« Si l’on connaît l’itinéraire poétique de Gérald Neveu, ici présenté par Christophe Dauphin, je découvre (dans les HSE n°25), Robert Champigny (1922-1984) disciple de Gaston Bachelard, mais dont les quelques poèmes lus dans le numéro sont une invitation à plus ample relation… Autre dossier par Michel Passelergue et Christophe Dauphin : Roger-Arnould Rivière, plus lyrique si j’ose ainsi écrire. Un beau numéro. » Jean-Michel Bongiraud (Pages Insulaires n°3, octobre 2008).
« Christophe Dauphin n’est pas seulement surréaliste de l’avant-dernière heure, mais aussi (et faut-il penser « surtout » ?) fervent de la SF première de Rosny aîné, non pour sa Guerre du Feu mais pour le si mal connu Félin géant, où il a trouvé les « porteurs de feu » et les « Wah » de ses Hommes sans Épaules. Le numéro 25 parle de Gérald Neveu, rejeté partout et mort si jeune dans la misère, de Robert Champigny, dont la belle devise fut « Il ne faut pas laisser de traces », ce que pratiquement tous les poètes nient, trop sûrs d’eux. Enfin, au-delà des Wah, un dossier est consacré à Roger-Arnould Rivière par Michel Passelergue… On redemande de telles découvertes. » Paul Van Melle (Inédit Nouveau n°226, novembre 2008).
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2014 - A propos du numéro 37
" Somptueux numéro 37 de la toujours excellente revue Les Hommes sans Epaules. Christophe Dauphin orchestre une passionnante rencontre avec Lawrence Ferlinghetti : « C’est bien malgré lui qu’il est entré dans l’histoire de la littérature étatsunienne, avec ses grands disparus : Kerouac, Burroughs, Ginsberg et Corso ; la liste pourrait être plus longue. Il vient d’avoir 95 ans, le 24 mars 2014, et depuis longtemps déjà Lawrence Ferlinghetti fait partie, avec ses amis de la Beat Generation, du patrimoine mondial de la poésie ». Il est vrai que je ne dois pas être la seule à penser que Ferlinghetti nous avait déjà… quittés. En tout cas, le vieil homme est un monument de vivacité, toujours libertaire et en insurrection. La poésie comme « révolte contre le silence », dit-il. Merveilleux. Cela se passe à San Francisco évidemment et Ferlinghetti n’est pas que poète, si j’ose cela, il est aussi l’éditeur de la Beat Generation, celui sans qui la Beat Generation sans aucun doute ne serait pas devenue la Beat Generation. On dira « et alors ? ». La lecture des récentes lettres de Ginsberg ou du Bouddha de Kerouac, deux livres récemment traduits et édités par Gallimard, porteront réponse simple à l’interrogation. Le bonhomme est cependant et avant tout poète : « Je te fais signe à travers les flammes. Le Pôle Nord a changé de place ». La charge métapoétique des poètes du « groupe » est toujours vivace et plus que jamais nécessaire. Les curieux de cette poésie des profondeurs, défendue en France et ailleurs (entre autres) par l’action poétique de Recours au Poème, liront ce dossier avec bonheur, ainsi que les livres de Ferlinghetti (certains titres actuellement disponibles chez Maelström).
Les Hommes sans Epaules 37 apportent par ailleurs un lot de très bonnes « surprises ». On y lira, entre autres, des poèmes de Lionel Ray, Mahmoud Darwich, Lyonel Trouillot, des textes surréalistes de René Crevel (dont un « sur l’anti poésie », forme de contre initiation qui n’est pas ici la moindre de nos préoccupations), Jehan van Langhenhoven (texte qui semble paraître simultanément chez Rafael de Surtis), les animateurs des HSE… Sans oublier l’intéressante rencontre avec Nanos Valaoritis. Tout cela forme un numéro d’une très grande cohérence, l’un des meilleurs de cette superbe revue peut-être. C’est dire. "
Sophie d'Alençon (in recoursaupoeme.fr, 17 avril 2014)
" Les Hommes sans Epaules, cette revue semestrielle méritait sans doute la place de revue-du-mois depuis longtemps. Elle est tellement dense et riche qu’il est difficile d’en rendre compte d’une façon exhaustive. Près de 300 pages, d’études, poèmes, chroniques, critiques, la livraison est pleine comme un œuf !
Pour commencer Annie Salager et Lionel Ray. Annie Salager et cette déclaration initiale : Je n’aime pas que l’on m’impose, avec des poèmes délicats, sensuels et intérieurs, où nature et esprit s’entremêlent sans cesse ; et Lionel Ray, (Robert Lhoro) qui creuse entre autres thèmes, celui de l’identité : Je suis un homme sans dimanche … je suis un homme sans toit… un homme sans miroir… sans refus… Dans un autre texte : je ne suis pas qui je suis… Dans un autre encore : …labyrinthe où passe et ne passe pas le voyageur immobile que je suis et que je ne suis pas… Et cette chute : Dans les miroirs où tout s’efface / Cette buée de notre souffle / et d’invisibles traces…
5 poètes pour suivre : Mahmoud Darwich, le célèbre poète palestinien disparu en 2008 ; le poète haïtien Lyonel Trouillot ; Julie Bataille, la fille de Georges Bataille, Cathy Garcia, l’animatrice de la revue Nouveaux délits, qui donne des extraits de son recueil Fugitive (dont je rendrai compte dans le n° 162 de Décharge) ; et Tristan Cabral. - // Un peu d’histoire. En 1974, paraît aux éditions Plasma : Ouvrez le feu de Tristan Cabral, suicidé en 1972. Le livre était préfacé par Yann Houssin, son professeur de philosophie à Nîmes. Le recueil rencontre un gros succès. On apprend en 1977, que Yann Houssin et Tristan Cabral ne forment qu’une seule et même personne. A l’époque, dans la revue Le Crayon noir, avec les membres de l’équipe, nous avions dénoncé le subterfuge. Dans un premier temps, Gérard Lemaire avait fustigé « l’emballage » du recueil : tout le côté « poète maudit » mis en avant, comme principal argument de vente, - sans savoir de quoi il retournait ! Dans un deuxième temps, une fois le faux suicide en voie d’être révélé, je m’en prenais, à mon tour, au procédé que je trouvais indigne. Il est clair que le recueil n’aurait pas eu le même écho si l’auteur n’avait pas pris de pseudonyme et créé semblable personnage, fin radicale comprise. Mal m’en a pris ! Tous ceux qui avaient tressé des couronnes au soi-disant pendu me sont tombés dessus ! Les plus virulents furent les critiques du Monde qui avaient rédigé les éloges les plus fournis. Cette imposture originelle m’a toujours tenu éloigné de ce poète très combatif et militant pour le reste, dont je ne conteste pas l’œuvre, mais qui symbolise pour moi la déception.// -
Suit le gros morceau de cette livraison, une étude consacrée par Christophe Dauphin à « Georges Bataille et l’expérience de la limite ». Cette pratique de l’excès passe par le sacrifice d’un côté et de l’autre l’érotisme, « ce sacré indépendamment de la religion ». « Le détour par le péché est essentiel à l’épanouissement de l’érotisme », pour reprendre deux phrases du dossier. La vie de l’auteur de La part maudite est ensuite retracée en détails de 1897 à 1962 entre Billom et Vézelay.
Autre gros morceau : rencontre avec Lawrence Ferlinghetti, le fameux libraire de « The City Lights Books » de San Francisco, dont le nom fait aussitôt penser à la Beat generation des Kerouac, Ginsberg, Burroughs etc qui a inspiré hippies et beatnicks… Âgé de 95 ans, Ferlinghetti, qui a publié tous les textes majeurs de ce mouvement dont le Howl d’Allen Ginsberg, est toujours en pleine forme et donne une sacrée leçon de punch à quiconque. Troisième personnalité, le poète grec Nanos Valaoritis, né en 1921, le premier à avoir traduit en anglais Séféris et Elytis (en 1947). Il va voyager à Paris, aux Etats-Unis, avant de revenir à Athènes. Extrait de son poème Préavis, comme une suite d’aphorismes, ce dernier comme clausule : chaque rocher est un côté de la question. Pour suivre Gabrielle Wittkop, disparue en 2002, avec une étude très intéressante sur cette disciple du divin marquis, dont la thématique d’écriture balance entre Eros et Thanatos. Son œuvre témoigne d’une transgression encore sulfureuse aujourd’hui. Des reprises d’articles de René Crevel, et le surréalisme raconté à la manière de Jehan Van Langhenhoven. Enfin la chronique d’Eric Sénécal « La nappe s’abîme » où il met en perspective ce qui s’est passé récemment en poésie et ce qui se passe aujourd’hui : le charabia a remplacé l’intuition, la provocation, le goût du risque. Et encore, je ne cite pas les sept noms des critiques qui tiennent les notes de lecture… Les HSE, c’est une véritable source de multiples découvertes ou approfondissements tous les six mois ! "
Jacques MORIN (in dechargelarevue.com, mai 2014).
" Comme les précédentes, cette nouvelle livraison des Hommes sans Epaules est toujours aussi copieuse et rassasiante. De prime abord, on pourrait affirmer que cette revue se place dans le sillage de la comète surréaliste mais pas seulement car la variété et la diversité des écrits retenus ouvrent de nouveaux espaces. Deux poètes contemporains sont ici mis à l’honneur ; il s’agit d’Annie Salager et de Lionel Ray. Ils sont présentés tous deux par l’infatigable Paul Farellier avec de significatifs extraits de leurs œuvres accompagnés de quelques inédits. Très passionnantes ensuite sont les rencontres et interviews de personnages hors du commun tels l’Américain Lawrence Ferlinghetti et le Grec Nanos Valoritis. On lira aussi une très longue étude sur l’œuvre de Georges Bataille, étude suivie de quelques textes rares de cet auteur. En fin de numéro, les abondantes informations et notes de lectures de sept chroniqueurs apportent de belles ouvertures sur des ouvrages intéressants. La quasi-totalité de ce numéro repose sur les épaules, très solides et bien réelles, de Christophe Dauphin, cheville ouvrière de l’agencement des rubriques et responsable de nombreux écrits. On ne saurait trop louer son dynamisme et sa remarquable connaissance de la poésie vivante. "
Georges CATHALO (in revue-texture.fr, mai 2014).
" Georges Bataille dans Les Hommes sans Epaules...
Dans un sommaire une nouvelle fois magnifique, peuplé de poètes superbes, Mahmoud Darwich, Lyonel Trouillot, Tristan Cabral, Julie Bataille, Cathy Garcia Annie Salager, Lionel Ray, Lawrence Ferlinghetti, Nanos Valaoritis… le dossier, réalisé par César Birène et Christophe Dauphin, est consacré à « Georges Bataille, et l’expérience des limites ».
Dans son éditorial, Christophe Dauphin donne un extrait d’une lettre envoyée en 1953 aux HSE par Bataille : « … j’écrivais, comme je pouvais, dans le car qui me menait à Avignon, que l’érotisme signifiait pour moi ce retour à l’unité, que la religion opère à froid, mais la mêlée des corps dans la fièvre. Je ne sais si ma philosophie prendra place dans l’histoire de la pensée, mais si les choses arrivent ainsi, je tiendrai à ce qu’il soit dit qu’elle tient à la substitution de ce qui émerveille dans l’érotisme (ou le risible ou VISIBLE) à ce qui s’aplatit dans le mouvement rigoureux de la pensée. »
L’œuvre de Georges Bataille (1897-1962) est bien davantage qu’une œuvre à dominante érotique. L’érotisme est ici une quête, une pratique de la non-séparation qui illumine la totalité de l’expérience humaine. C’est le portrait d’un homme complexe, intransigeant avec l’expérience dont il cherche à extraire l’essence, qui nous est proposé. Christophe Dauphin et César Birène éclairent la place occupée par Georges Bataille dans la pensée du XXe siècle et les nombreuses avenues, rues ou parfois ruelles obscures qui y conduisent.
L’homme est élégant, par le corps certes, mais surtout par la pensée et l’écriture, une élégance qui d’emblée écarte ce qui pourrait nuire à la perception brute, parfois brutale, de ce qui est en jeu ici et maintenant dans une rencontre chargée d’impossibles trop présents, de refoulés et de non-dits. La recherche centrale de Georges Bataille à travers tous les thèmes abordés dans son œuvre, de l’érotisme à la guerre, est, nous disent César Birène et Christophe Dauphin, « l’homme ; l’homme dans son rapport au mal et dans son rapport au sacré ; l’érotisme et la mort, qui ont ceci de commun, qu’ils impliquent des états affectifs (angoisse ou extase) d’une grande violence. ».
Bataille veut penser « l’hétérogène », « tout ce qui est rebuté, réduit à rien, honni, vilipendé, ce qui dégoûte, ce qui répugne », un hétérogène qu’il sacralise et oppose à l’utile, l’efficace. On voit la dimension politique considérable de cette approche.
Il y a en permanence chez Georges Bataille une recherche d’axialité, une pensée verticale. Chez Georges Bataille, ce qui évoque un autre grand penseur, Nikos Kazantzaki, l’homme est étiré, parfois déchiré, brûlé parfois, entre un mouvement ascendant vers le divin, l’amour, et un mouvement descendant vers la souillure et la mort. Dans ce contexte de tension extrême, « l’érotisme est le nom même de l’expérience que l’homme peut faire du sacré indépendamment de la religion, la forme emblématique de l’expérience commune de l’excès ».
César Birène et Christophe Dauphin notent qu’il serait vain de classifier Georges Bataille comme de catégoriser son œuvre qui brouille les frontières et les limites pour mieux prendre l’expérience humaine comme une totalité, un continuum qui ne laisse rien de côté.
De 1937 à 1939, avec Roger Caillois et Michel Leiris, il fonde et anime le Collège de sociologie qui va étudier les manifestations du sacré dans l’existence sociale. Georges Bataille oppose la transgression, l’interdit, la gratuité, à l’utilité, la production, l’économie. Le fruit défendu se fait délice. Surtout, il libère de représentations étouffantes. Il y a quelque chose du renversement permanent chez Bataille, un renversement qui se nourrit de l’autonomie. La transgression a besoin de l’interdit pour que l’excessif soit libérateur.
Georges Bataille, parce qu’il saisit les mécanismes profonds de la violence, sera d’une grande lucidité sur les dérives fascistes. César Birène et Christophe Dauphin rappelle qu’« il montre notamment comment les fascismes parviennent à subjuguer des éléments épars et hétérogènes quand les démocraties, anesthésiées par la fable de leur développement serein, croient pouvoir les négliger ». Une observation très actuelle.
Il fondera dans les années 30 le mouvement Contre-attaque pour s’opposer à la montée du fascisme et analysera avec une grande pertinence, dans la revue de son autre mouvement éphémère, Acéphale, la récupération de Nietzsche orchestrée par le fascisme. « Bataille attaque violemment Elisabeth Foerster, la sœur (nazie) du philosophe (l’appelant Elisabeth Judas-Foerster). Il y rappelle une déclaration de Nietzsche (écrite en capitales) : « Ne fréquenter personne qui soit impliqué dans cette fumisterie effrontée des races ».
César Birène et Christophe Dauphin rendent compte de la vie agitée et florissante, en clair-obscur, de Georges Bataille, ses relations complexes avec André Breton et le surréalisme, ses alliances et ses ruptures et de la permanence de sa recherche car, à travers la multiplicité des écrits, des créations, des manifestations, des expériences, des excès, des inattendus, des rages aussi, la cohérence demeure dans le pressentiment d’une révolution de l’esprit qui restaure l’unité de l’être.
Ce dossier, hommage à Georges Bataille, est bienvenu dans un temps de crispation qui voit la pensée se rétrécir. La transgression, libre de toute utilité et de toute marchandisation, est tout autant nécessaire aujourd’hui que dans les années qui précédèrent l’avènement du nazisme. Les années 30 ont manqué de transgression comme nous en manquons aujourd’hui. Le message de Georges Bataille n’est pas contextué, il traverse les contextes comme les temps. Il n’est pas éternel, il est d’aujourd’hui."
Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, mai 2014).
"La revue paraît deux fois par an et offre au lecteur beaucoup de découvertes et d’études fouillées. Le dossier principal de ce n° 37, copieux et bien documenté, est consacré à Georges Bataille, « aîné tutélaire » des HSE dès 1953, romancier et penseur à l’œuvre monumentale parmi les plus marquants du XXè siècle, mais qui n’eut pas la reconnaissance méritée de son vivant. César Birène et Christophe Dauphin en donnent une juste approche et mettent en évidence « son expérience limite » de la transgression et de l’excès, sa pensée riche et complexe, son lien avec le surréalisme. A lire dans l’abondant sommaire des textes de Mahmoud Darwich, Tristan Cabral, Julie Bataille, un choix de texte de René Crevel à (re)découvrir. Paul Farellier présente Annie Salager et Lionel Ray. La chronique d’Eric Sénécal revient pour une toujours aussi savoureuse et jubilatoire lecture. "
Marie-Josée CHRISTIEN ("Revues d'ici" in revue Spered Gouez n°20, octobre 2014).
"De nombreux articles ont, ces dernières années, souligné l’avenir incertain des revues littéraires : perte de lectorat, frais postaux devenus exorbitants, tendance de l’époque au repliement sur soi, concurrence du web, etc. La plus emblématique des revues littéraires françaises, la nrf (fondée en 1909), de mensuelle est devenue trimestrielle depuis son centenaire qui l’a quasiment tuée. Or les revues sont indispensables à la vie littéraire. Ces communautés vivantes (à propos de la nrf de Gide et de Paulhan, Auguste Anglès parle d’un « vrai collectivisme des esprits et des cœurs ») ont des rôles multiples : adoubement des jeunes écrivains, émergence de nouveaux talents, réévaluation de certains auteurs et, bien évidemment, publication de textes inédits divers dont le débouché n’est pas forcément le livre. Les revues ne vont pas mourir ; elles vont muer, abandonner la forme papier trop chère et trop encombrante pour des formes dématérialisées immédiatement accessibles. Voici une revue qui persiste dans son être de papier.
Créée à Avignon en 1953 par Jean Breton, la revue Les Hommes sans Épaules emprunte son curieux titre à un roman préhistorique de Rosny aîné, Le Félin géant, où l’on peut lire : les épaules de Zoûhr « retombaient si fort que les bras sembaient jaillir directement du torse : c’est ainsi que furent les Wah, les Hommes-sans-Épaules, depuis les origines jusqu’à leur anéantissement par les Nains-Rouges. Il avait une intelligence lente mais plus subtile que celles des Oulhamr. Elle devait périr avec lui et ne renaître, dans d’autres hommes, qu’après des millénaires. »
Le n°37 de la nouvelle série (la troisième) de ces « cahiers littéraires », dirigés désormais par Christophe Dauphin, propose un dossier consacré à Georges Bataille, « l’une des figures marquantes de la littérature du XXème siècle ». Il y a des raisons historiques, objectives, à cela : « Georges Bataille fut un aîné tutélaire et des plus attentifs des Hommes sans Épaules dès les débuts de la revue. » Lorsqu’il était bibliothécaire à Carpentras (1949-1951), Bataille se lia d’amitié avec Yves Breton (le père de Jean), notaire dans la cité papale.
Le dossier Bataille se compose d’une « introduction à l’expérience des limites » (Christophe Dauphin), d’une longue présentation de la vie et de l’œuvre de Bataille (« Georges Bataille et l’expérience des limites » de César Birène et Christophe Dauphin) et de textes de l’auteur célébré.
Face à l’œuvre « quasi mythique, monumentale » de Bataille, « dont on ne ressort pas indemne », ce dossier avoue sa modestie : « parlons d’approche, d’initiation ou d’introduction ». Bataille intimide car son projet est « le plus grand qui soit : mettre l’homme face à ce qu’il est, sans lui donner le recours à quelque faux-fuyant que ce soit. » Après une introduction resserrée sur les notions batailliennes d’hétérogène, de sacrifice, d’érotisme, de transgression, montrant l’effort constant de Bataille de « ne rien laisser en dehors de la pensée, et donc d’y faire entrer ce qui la perturbe, l’interrompt ou la révulse », l’étude de César Birène et Christophe Dauphin s’oriente vers une présentation chronologique de la vie et de l’œuvre de l’auteur de L’Érotisme. Fait rare : les deux présentateurs considèrent La Part maudite, ouvrage négligé voire décrié, comme un « livre d’une grande importance », qui « occupe une place centrale dans l’œuvre de Georges Bataille » et ils disent pourquoi. Modeste, cette présentation toujours claire occupe tout de même trente-deux pages de la revue.
Elle s’accompagne de trois poèmes extraits de L’Archangélique (1944) et de « La publication d’Un Cadavre », texte de 1951 que Bataille écrivit à la demande d’Yves Breton. Plus de vingt ans après la publication de ce pamphlet collectif contre André Breton, Bataille - qui en avait été la cheville ouvrière - revient sur le contexte et les conditions de sa mise en œuvre. Et il lâche cet aveu : « je hais ce pamphlet comme je hais les parties polémiques du Second Manifeste » du Surréalisme. En 51, il a fait la paix avec André et le dit à Yves (les deux Breton n’ont aucun lien de parenté entre eux). "
Christian LIMOUSIN (in lesrendezvousdulire-ecrire.blogspot.fr, 23 novembre 2014).
" Si ce numéro des HSE a le parfum de l'ailleurs, cet ailleurs n'est pas celui des jolis voyages: c'est Haïti sous la plume de Lyonel Trouillot, c'est la palestine dite par Mahmoud Darwich. et c'est le fumet puissant de Georges Bataille. D'ailleurs une large part de ce n°37 est sous la figure tutélaire de Bataille: qu'il s'agisse directement de lui, de son oeuvre (étude fouillée de César Birène et de Christophe Dauphin), de ses quelques textes reproduits ( dont, "Un Cadavre"), qu'il s'agisse des poèmes de Julie Bataille (sa fille): "mes yeux aspirent à la beauté de la famme arrachée", ou qu'il soit question de l'oeuvre brûlante de Gabrielle Wittkop (présentation de César Birène et de Gérard Paris): "il va fallait alors voir la Sainte-Vierge couchée sur le flanc, les yeux clos, la bouche entrouverte comme celle d'une morte, avec des filets de salive et de sang coulant sur l'oreiller, le sang lui jaillissait aussi du cul et du con : elle était bien blessée..." Plus paisibles et avec un bon nombre de pages : Lionel Ray: "Ces pauvres choses qui nous étaient / si proches...", Annie Salager : "Où j'aime tomber / mais dans / l'odeur des roses..." La wrence Ferlinghetti: "Poètes, sortez de vos placards...", le grec Nanos Valaoritis: "Chaque rocher est un côté de la question..." Je ne peux pas tout dire. chroniques, lectures poétiques."
Christian DEGOUTTE (in Verso n° 158, septembre 2014).
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2008 – À propos du numéro 26
« Ce numéro 26 des HSE s’ouvre sur un manifeste dû à Abdellatif Laâbi : Ici La voix des Arabes libres… Le ton de ce texte militant est donné. Plus loin, quelques poèmes d’A. Laâbi confirment cet engagement qui replace, s’il en était besoin, le poète au cœur du monde vivant et à vif. Suivent, entre autres, des hommages et évocations (Jacquette Reboul, Louis Guillaume, Mahmoud Darwich et Jacques Taurand) ; un dense dossier consacré à Jacques Bertin par le maître des lieux, Christophe Dauphin ; des textes des « Wah », ceux qui furent proches de la revue créée en 1953 ; des textes des collaborateurs actuels, des notes dues à divers regards. Les HSE est une grande revue de littérature comme il en est peu, sachant balancer entre passé, présent et futur. » Jacques Fournier (Ici è là n°10/11, mars 2009).
« Emanant d’un groupe autour d’une librairie, Les Hommes sans Épaules maintient son cap, en bonne part grâce à la passion de Christophe Dauphin. J’ai toujours aimé ces références aux frères Rosny pour titrer les rubriques : les Wah, les Porteurs de feu et bien sûr les Hommes sans épaules. Je reviens à la revue pour son numéro 26, avec le manifeste d’Abdellatif Laâbi : « la voix des arabes libres », et l’étude de Dauphin sur le poète marocain. Je ne connaissais pas Jacquette Reboul qui comme la plupart des autres est de ces fidèles des éditeurs Chambelland, Alain Breton, Le Pont de l’Epée, Le Pont sous l’Eau et la Librairie-Galerie Racine entre autres. Et c’est une découverte, car ses proses poétiques ou récits-poèmes sont pur plaisir. Comme les poèmes de Jean Chatard, Jean Vigna, Paul Mari. Puis le dossier, consacré à Jacques Bertin, qui chante aussi bien qu’il écrit paraît-il. » Paul Van Melle (Inédit Nouveau n°232, mai 2009).
« Le plus important article de ce numéro 26 des HSE est un excellent « dossier » consacré par Christophe Dauphin à Jacques Bertin, « le poète du chant permanent », qui débuta en 1966, on n’ose pas dire comme « auteur-compositeur-interprète », suivant la formule traditionnelle – mais plutôt comme un poète chantant ses œuvres. La trentaine de poèmes qui illustre cette étude montre bien la qualité littéraire de ses textes, même sans le support de la musique. » Jacques Charpentreau (Le Coin de table n°39, juillet 2009).
« C’est Abdellatif Laâbi qui dans « la voix des arabes libres » donne le ton à la revue de Christophe Dauphin : « Nous nous insurgeons contre cette aphasie programmée dont le dessein, cousu de fil blanc, est le conditionnement des consciences avant leur mise à mort ». Après la présentation de Jacquette Reboul (par Paul Farellier) et Abdellatif Laâbi (par Christophe Dauphin) arrive le dossier sur Jacques Bertin, chanteur et poète –sur plus de 50 pages – qui nous confie : « J’ai 60 ans et j’ai besoin de croire en la vie, l’amour, la révolte, l’harmonie, l’Homme, la société. » Contre le show-business, contre les outils de la massification des comportements, Jacques Bertin symbolise l’homme toujours debout, sans concession. Outre ce dossier important sur Jacques Bertin, Christophe Dauphin s’est intéressé à Jacques Taurand, poète intimiste, héritier de Nerval et auteur de 11 recueils… Si Paul Farellier rappelle l’œuvre de Louis Guillaume, Monique W. Labidoire traite de l’identité sans nom dans l’œuvre de Jacqueline Brégeault-Tariel… Ce numéro très riche des Hommes sans Épaules se dresse contre le consensus mou et remet la dignité de l’homme au cœur du débat. » Gérard Paris (Diérèse n°45, août 2009).
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Lectures :
Christophe Dauphin a une longue histoire avec Ilarie Voronca, poète roumain né dans une famille juive non pratiquante, mort par suicide en 1946 à l’âge de 42 ans. Ce dernier appartient à « cette catégorie rare et précieuse » dont l’œuvre accompagne toute la vie. Christophe Dauphin, avec l’appui indéfectible de la revue LHSE et de quelques personnalités, œuvre courageusement depuis les années 90 pour faire connaître le poète alors ignoré et oublié dans son pays d’adoption comme dans son pays d’origine.
Rappelons son essai Ilarie Voronca, le poète intégral (Rafael de Surtis, 2011) et son action pour sauver sa tombe en 2010.
Christophe Dauphin lui consacre ici son éditorial et le dossier principal du numéro, lui associant les poètes du Rouergue et du Gévaudan. A l’instar de ses compatriotes et amis, Tristan Tzara et Benjamin Fondane, Voronca, alors reconnu comme « un phare du constructivisme roumain », s’installa à Paris en 1933 mais, en danger du fait de ses origines juives et de ses écrits, il rejoignit Rodez en 1943. Ce fut une période importante de sa vie, car il a fait partie du maquis le plus important de l’Aveyron.
Le numéro publie aussi des poètes du Rouergue de la génération de Voronca, dont Jean Sénac et Claude Sernet, ainsi que Antonin Artaud et Paul Eluard qui y ont été soignés, puis une série de poètes contemporains tels Marie-Claire Bancquart, Bernard Noël, Marcel Chinonis, François Laur, Monique Labidoire, Francis Combes et Bernard Fournier.
Le numéro se clôt sur un appel au soutien à l’écrivain Boulam Sansal, arrêté à Alger en novembre 2024 et « toujours emprisonné dans les geôles d’un régime corrompu ».
Marie Josée CHRISTIEN (in revue Spered Gouez n°31, 2025).
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Les Hommes sans Épaules consacrent ce numéro 59 à Ilarie Voronca & les poètes du Rouergue et du Gévaudan.
Eduard Marcus, devenu Ilarie Voronca (1903-1946), méritait ce numéro, lui qui reste encore méconnu malgré un talent et une œuvre qui continuent de fasciner. Franco-roumain, il est frappé d’oubli aussi bien en Roumanie qu’en France. Il fut l’un des piliers des avant-gardes roumaines, détruites par les dictatures successives, qui trouvèrent en partie refuge en France. Christophe Dauphin raconte cette histoire complexe, encore douloureuse, et finalement toujours largement incomprise.
Réfugié, juif et antifasciste, Voronca fut sa vie durant sujet à des traques, des exclusions ou des indifférences marquées. Il fut un grand solitaire malgré son épouse, Colomba Spirt, intellectuelle, non-conformiste, égérie des peintres et poètes de Bucarest, et un autre amour, Rovena. Les joies ne font que masquer temporairement une détresse essentielle.
Pendant l’occupation nazie, il trouve refuge à Rodez et en Aveyron où, heureusement, il rencontra de vrais compagnons de route.
Son œuvre, poésie et prose, est vaste et pleine d’intensités à la hauteur de l’errance.
Le dossier très fourni établi par Christophe Dauphin permet d’approcher certains aspects d’un être qui demeure insaisissable et d’une œuvre bouleversante, habitée par la mort.
L’attendue
Il y a des pierres ici, des arbres et des herbes
Qui veulent te connaître et attendent tes mains
Il y a le satin de la mer qui attend ton corps
Pour en épouser le rayonnement et les contours.
Ton nom qui a fleuri l’univers de la chambre
Les flûtes des saisons qui attendent tes lèvres
Toute la création espère en ta venue
Car sans toi, tout est privé d’éclat.
C’est pour toi que les oiseaux chantent
Et la nuit met sa robe de velours pour ton souffle
C’est pour toi que les fleurs assemblent leurs couleurs
Car ton regard est leur plus glorieux parfum.
Tu te meus en silence et pareille aux nuages
Ne montrant que ton ombre sur les violons de l’eau
Parmi les choses dont la mémoire dessine
Ta place nettement entre les murs éteints.
Insaisissable, si je passe entre tes voiles
N’est-ce pas pour chanter ta tristesse partout
Ce désir violent qui t’amène vivante
Les doigts parés de tous les feux du souvenir.
Ce superbe numéro des HSE permettra sans doute à certains de découvrir un poète d’exception, et rendre un peu plus dense le « fantôme ».
Rémi BOYER (in lettreducrocodile.over-blog.net, 11 avril 2025).
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