Christophe de PONFILLY

Christophe de PONFILLY



CHRISTOPHE DE PONFILLY,

LA CAMÉRA AU COEUR & LA PELLICULE DES ÉTOILES EN BANDOULIÈRE

 

 

Les images deviennent des souvenirs. Des souvenirs se superposent à la réalité, le passé est ranimé par ce retour.

Christophe de Ponfilly

  

Écrivain, réalisateur, producteur, journaliste, grand reporter, co-fondateur (avec Antoine Roblot, Véronique Barbey, rejoints plus tard par Frédéric Laffont) de l’agence de presse Interscoop, Christophe de Ponfilly est l'auteur d'une quarantaine de films documentaires et de dix livres (documents et fictions).

Personnalité hors-norme, révoltée vraie et écorchée, Christophe de Ponfilly (né le 5 janvier 1951) fut l’un des premiers, après l’invasion soviétique du 26 décembre 1979, à se rendre clandestinement en Afghanistan, où il se lia d’amitié avec le commandant Ahmad Shah Massoud (« Son allure nous frappe, son sourire nous séduit, la franchise de sa poignée de main nous réconforte… Son sourire illumine son visage. Ce jeune homme aux allures de Che Guevara ou de Bob Dylan, à la fois charismatique et attentif à autrui, a toujours réussi à se faire aimer. C’est sa plus grande force, le secret de son étonnante longévité »), qui devint par la suite le symbole de la résistance afghane contre les Soviétiques, puis plus tard contre les Talibans.

Allez savoir ce qui détermine l'engagement d'un être dans les méandres mystérieux de l'existence, interroge Christophe de Ponfilly (in Caméra au poing), avant de répondre : "Pour moi, l'Afghanistan exista d'abord au travers d'images et de mots sur papier : photographies majestueuses et envoûtantes de Roland et Sabrina Michaud, roman de Joseph Kessel, qui lâcha ses cavaliers orgueilleux à travers les steppes de mon imaginaire. L'aventure était là. Et puis la guerre. Cette saloperie naissant et renaissant chaque fois en des lieux différents de la planète, avec sa cohorte de folies et de misères, de lâchetés et d'héroïsmes, et cette urgence à vivre à laquelle elle contraint toujours les hommes. La guerre, sous cette perverse apparence d'aventure... fascinante et horrible réalité. Il y eut aussi, et surtout, la rencontre d'Afghans venus se réfugier en France, à Paris, racontant le bombardement de leurs villages, se plaignant de ne pas être aidés, de ne pas être entendus. C'était en 1981. A cette époque je n'étais pas journaliste et j'avais déjà trente ans. Je dirigeais la rédaction d'une collection encyclopédique illustré chez un éditeur qui avait à cœur son métier - Robert Laffont. Quelques années plus tôt, j'avais rangé une caméra super 8 avec laquelle je m'étais essayé au cinéma."

Son ami Jérôme Bony présente à Christophe de Ponfilly des réfugiés. Ils sont touchés par leurs témoignages au point de se mobiliser : « Et si nous nous servions de nos caméras super-8 pour témoigner de ce qui se passait dans les montagnes de cet Afghanistan en guerre ? L'idée était lancée... Nous avions peur, mais l'envie de rapporter des images de la vie des Afghans, prisonniers de ce drame, nous sembla soudain vitale. Nos caméras super-8 serviraient à explorer une tragédie qui se développait dans un univers majestueux dont nous avions rêvé. Elles deviendraient une arme contre la barbarie. »

Dès la naissance de ce soudain engagement, le but de Jérôme Bony et de Christophe de Ponfilly est clair : « Nous n'allions pas chercher à filmer le spectaculaire à tout prix, mais plutôt faire partager des instants de vie d'un village, d'une vallée, d'un petit groupe de personnes. Donner corps et âmes aux Afghans. »

C'est ainsi, dans ce contexte et avec cet état d'esprit, que Christophe de Ponfilly entre sans le savoir dans la légende; qu'il va à la rencontre, plus que d'un village, de son grand homme (Ahmad Shah Massoud), d'un pays, d'habitants en guerre (« Je garde en moi comme un trésor, l'image indélébile de la beauté du pays, la poésie du peuple afghan que j'ai appris à respecter, puis à aimer ») et d'une culture qui vont bouleverser sa vie (on n'approche pas impunément un drame; on ne s'implique pas à la légère dans les histoires des autres: la vie prend un autre sens, se gonfle d'une nouvelle importance); qui vont lui donner sens et révéler un réalisateur hors-pair, tenace, épris de la liberté la plus totale: « J'appris la gravité, le respect de la justesse, l'humilité du témoignage, la responsabilité de celui qui filme vis-à-vis de celui qui est filmé, l'importance de ne pas schématiser. J'ai fait l'apprentissage du métier sur le terrain, et me suis intensément impliqué dans le quotidien de ceux qui y vivaient, résistaient, souffraient... Mais aussi riaient. Pour moi, il ne s'agissait pas de rapporter des informations à ajouter à celles qui existaient déjà, mais de réaliser des films sensibles, ayant la même force que la fiction - avec cette différence importante : ils allaient témoigner des réalités du monde. »

C'est donc en « amateur ignorant » et grâce à des contacts noués à Paris que Christophe de Ponfilly se rend en Afghanistan. Pour accéder, clandestinement, au pays, pendant la guerre contre l’Occupation soviétique, il faut alors marcher pendant un mois dans les montagnes, parcourir un millier de kilomètres. Il s'agit d'un périple extrêmement difficile et dangereux. Le terrain est miné, il peut y avoir des bombardements, des attaques. On arrive exténué dans le Panjshir et déjà, à cette époque, « Massoud était extrêmement reconnaissant du fait que nous venions de loin prendre ces risques pour témoigner de ce qui se passait dans son pays. Ensuite, au fil des années - puisque j'ai commencé à filmer en 1981, j'y suis retourné en 1984, puis en 1987, etc. -, le fait de revenir a fait qu'il y avait un lien entre nous, un lien fait de respect, d'amitié. En plus, il avait beaucoup aimé les films que je lui avais envoyés - j'avais pour habitude de montrer aux personnes que j'avais filmées ce que j'avais fait comme travail. À tel point même que j'avais donné à Massoud une copie du film que nous avions fait en 1990 avec Frédéric Laffont, suite au retrait des troupes soviétiques, dans lequel nous montrions les traces que cette guerre avait laissées pour les Biélorusses et les Afghans - le film s'appelle Poussière de guerre, et le tournage avait duré un an. Et quand il a pris Kaboul en 1992, il a aussitôt donné aux hommes qui s'étaient emparés de la télévision le film, qui a donc été diffusé dès les premières heures de la prise de Kaboul par les Moudjahidins. »

De son premier voyage clandestin (avec Jérôme Bony), en juillet 1981, il tira Une vallée contre un empire (Prix international ONDAS 1983) ; le premier d’une longue série de films remarquables de véracité : En 1984, revenu clandestinement dans la vallée du Panjshir dont les Soviétiques avaient détruit tous les villages, il réalise Les combattants de l’insolence (Prix Albert Londres Audiovisuel 1985). Puis deux films sur des prisonniers soviétiques : Les damnés de l'URSS et Soldats perdus. En 1987, il signe Massoud, portrait d’un chef afghan. Après le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan, Christophe de Ponfilly réalise, avec Frédéric Laffont, un film de deux heures sur les traces que cette guerre a laissées sur les Afghans et les Soviétiques : Poussières de guerre, le chant des armes et le temps des larmes.

En 1993, Christophe de Ponfilly revient filmer la guerre, cette fois dans la capitale afghane. Il réalise un carnet de voyage triste face à une guerre devenue honteuse : Kaboul au bout du monde. En 1997, choisissant l'aventure du documentaire subjectif, il réalise Massoud, l'Afghan, son film phare, puis en 2001 : Vies clandestines, Nos années afghanes. Christophe de Ponfilly a, pour ce film, choisi un angle inédit : celui de l'engagement de milliers de Français qui, dans les années 80, ont traversé, à pied ou à cheval, les frontières du pays pour aider des populations oubliées de la communauté internationale. Journalistes, médecins, photographes ou postétudiants en quête d'un destin, tous ont pris, en pleine guerre froide, le risque de la clandestinité. Ni hagiographique ni moralisateur, ce film donne la parole à une dizaine d'entre eux ; des personnalités souvent remarquables. Ponfilly ajoute : « Chacun y allait pour avoir le grand frisson. Ce qui nous intéressait, c'était avant tout la gestion de notre peur. » Vies clandestines complète et achève, en quelque sorte, l'œuvre afghane de Christophe de Ponfilly sur la résistance.

Mais qu’en était-il de l’Afghanistan pour Christophe de Ponfilly, au début de ce nouveau millénaire : « C'est un pays détruit, qui a connu vingt ans de guerre. De plus, la nation afghane n'a jamais existé. Vingt ans de guerre dans un pays qui n'existait pas encore, ça donne des gens qui n'ont connu que la guerre. Le plus grand drame de l'Afghanistan est que très peu d'Afghans sont prêts à construire un avenir de paix. En fait très peu de gens sont formés pour assurer la création d'un état. Mais le peuple afghan n'a jamais cessé de subir des ingérences extérieures. Les premiers, les Soviétiques, ont détruit cette société afghane en mettant de l'huile sur le feu de l'Islam et du coup, ils ont contribué à la naissance des partis politiques islamiques, alors que la religion n'était pas du tout politisée en Afghanistan. Après cela, il y a eu des luttes pour le pouvoir entre les différentes factions qui avaient émergé de la guerre contre les Soviétiques, auxquelles il faut ajouter le jeu nocif des Américains. Au début, ils ont choisi très cyniquement de soutenir les pires islamistes intégristes parce qu'ils se sont dit que ces mouvements seraient les plus redoutables face aux « ennemis communistes ». En réalité, ils ont uniquement soutenu Hekmatyar (le Premier Ministre de l'époque) parce qu'il parlait anglais et qu'il était un bon interlocuteur. »

Pour Christophe de Ponfilly, il y a alors deux fins possibles pour l’Afghanistan : « soit Massoud va se faire tuer, puis les talibans s'installeront en Afghanistan, soit Massoud arrivera à convaincre, à condition qu'il vienne en Occident pour expliquer son combat. »

Peu de temps après arriva ce qui fut, tant de fois redouté (« J'ai toujours été surpris qu'il n'ait pas été assassiné, il n'est pratiquement pas gardé ») : le 9 septembre 2001, le commandant Massoud est victime d'un attentat suicide commis par deux kamikazes d'origine tunisienne résidant en Belgique et venus suivre un entrainement dans un camp d'Al-Quaida. Massoud avait à plusieurs reprises alertés l'Occident sur les dangers d'une action terroriste orchestrée par les talibans. Il n'avait pas été entendu : "Si les démocraties occidentales ne se pressent pas pour nous aider, nos ennemis, dont Ben Laden, vous prendront aussi pour cible", déclarait-il en juin 2000. Le 11 septembre, les États-Unis découvraient que leur invulnérabilité n'était qu'un leurre. Un mois plus tard, les talibans étaient chassés du pouvoir en Afghanistan, mais nullement anéantis. La plupart trouvant refuge chez leurs alliés pakistanais.

Actualité oblige, Christophe de Ponfilly connut un succès qui eût pour lui un goût amer. Sorti de l’anonymat pour le grand public, après les attentats de septembre 2001, ses livres et ses films, devinrent des incontournables, des références sur l’histoire contemporaine afghane ; mais, la traversée du désert avait été longue, trop longue. Christophe n'oubliait pas que lors de sa sortie, en 1997, son film Massoud, l’Afghan : "connut ce que certains appellent un succès d’estime. Le livre qui en prolongea l’écho n’a pas touché avant les événements de septembre 2001. Cinq mille exemplaires vendus alors. Cent mille après septembre 2001. Un succès au goût amer. » Quant à « l’objectivité journalistique » ; Christophe de Ponfilly déclarait : « Je n'y crois pas du tout. L'idée d'objectivité est absurde, qui plus est dans l'audiovisuel. C'est la notion d'honnêteté qu'il faut assurer, il faudrait presque que les journalistes soient assermentés, qu'ils s'engagent à ne pas truquer, à ne pas chercher à construire un spectacle. Beaucoup de journalistes sont des gens honnêtes, des gens bien, mais ils sont malades de ce problème de vitesse. Le journal télévisé est un format truffé d'erreurs. C'est l'hymne de l'aveuglement total, de l'inutile et de l'absurdité de notre monde. Je ne sais plus à quoi cela peut servir, sinon à faire un show du spectacle du monde, une grande messe dans laquelle la seule personne à tirer son épingle du jeu est le présentateur, la vedette qui gagne beaucoup d'argent. "

Oui, ce succès tardif est bien amer pour Christophe de Ponfilly, démoralisé par l’assassinat de Massoud, par l’attitude des puissances occidentales, leur manque de soutien à la résistance afghane ; par l’arrivée de drames contre lesquels il n’avait cessé de mettre en garde... Échec cuisant et désespérant : "Ce monde m'écœure et me rend triste, comme m'est douloureux le chagrin d'avoir perdu Massoud, cet ami que je n'oublierai jamais."

Son travail, ses projets, sa vie, la naissance de Lola ; tout allait, semble-t-il pour le mieux ; mais quelque chose était irrémédiablement brisé en lui. À le voir, il était attentif, humble. Il parlait avec une voix douce, posée. Il écoutait. Il souriait. Sa curiosité était grande et sur bien des sujets, y compris naturellement la poésie ; mais on remarquait aussi ses absences, son regard qui semblait soudain planer dans le vide d'une vallée (le Panjshir ?).

Rien d'aigri. Dans sa vie comme dans son œuvre, il tirait toujours tout, non pas vers le bas, la noirceur, la laideur, il détestait cela ; mais vers le haut, la beauté, la joie, la liberté : "Pour récompenser ma peine, les images qui s'offraient à mon regard étaient des présents pour poètes."

Sa disparition tragique, à l’âge de 55 ans, ce 16 mai 2006, nous bouleverse. Christophe est retrouvé en forêt de Rambouillet. Toutes nos pensées vont vers sa famille et particulièrement ses enfants, la petite Lola, Rim, son épouse, et bien sûr, notre chère Elodia Turki, sa belle-mère. Le numéro 23/24 de la revue Les Hommes sans Épaules, livraison de combat, fut dédiée à la mémoire de notre ami Christophe.

À sa mort, Christophe venait de réaliser son premier film de fiction pour le cinéma, qui s'est avéré être son oeuvre testamentaire : L’Étoile du soldat ; il s'agit de son dernier Combat, qui a été tourné en Afghanistan. Le film est aussi poignant que l’est le roman éponyme (également décliné en BD, dessin de René Follet, chez Casterman) dont il est tiré, et qui a paru, en 2006. L'Étoile du soldat : 11 septembre 2001.

Du haut des montagnes afghanes, Vergos, journaliste français, apprend l’attaque des tours du World Trade Center par les terroristes d’Al-Quaida. Il se souvient… 1984. Nikolaï, jeune musicien soviétique de 25 ans, débarque en Afghanistan comme des milliers d'autres conscrits pour livrer une guerre qui n'est pas la sienne. La peur au ventre à chaque instant, il se retrouve plongé dans un monde de violence et de mort. Un jour, lors d'une opération commandée, il est capturé par des Moudjahidins du commandant Massoud qui l'emmènent au cœur des montagnes où se terrent les résistants afghans et Vergos, venu clandestinement en Afghanistan. Tandis que certains veulent sa mort, d'autres se prennent de compassion pour lui. Peu à peu, des liens d'amitié et de complicité se nouent entre le soldat soviétique, le journaliste français, et les Moudjahidins…

Christophe de Ponfilly relate une histoire vraie ("une plaie douloureuse"). Il a réellement rencontré son personnage dans les montagnes du Panjshir, alors qu'il tentait d'alerter l'opinion sur l'erreur des Américains à alimenter le terrorisme islamiste au lieu de miser sur des opposants politiques tel que Massoud. Nikolaï fut finalement libéré par "ses amis afghans", avant de se faire assassiner par des Pakistanais lors d'une tentative d'évasion d'une prison (au Pakistan).

Réalisateur, Christophe de Ponfilly a un ton à part, un regard très personnel sur ce qu’il filme. Son credo est tôt défini, dès 1981 : filmer des êtres humains avec respect, sans rechercher le spectaculaire racoleur et mensonger. Témoigner de fragments de vie sans manichéisme, en mêlant l'émotion à l'histoire. Filmer comme des cinéastes : « On nous prenais déjà pour des idéalistes. Plus tard, on nous verra aussi comme des emmerdeurs. »  Il en va de même avec ce qu’il écrit. Christophe de Ponfilly se situe en marge du déferlement médiatique et de ses orgies d’images et d’infos contradictoires ; il prend « le temps d’approcher, de connaître, de comprendre ».

Outre, Poussière afghane ou Lettre ouverte à Joseph Kessel sur l'Afghanistan, livres phares, nous lui devons surtout Massoud, l’Afghan; livre qui rapporte l'histoire et la chronologie de son film, son chef-d’œuvre, qui commence par ces mots : « Afghanistan. Pays lointain, en guerre, dont tout le monde se fout. Ou presque... » Ce livre (comme le film) a contribué à diffuser la voix de la résistance afghane, à travers celle du commandant Massoud, sur l’ensemble du planisphère. Mais la guerre était pour lui extrêmement difficile à filmer : « la meilleure façon de le faire et encore de montrer les dégâts qu'elle produit. Je pense que ces dégâts sont évidents dans Massoud, l'Afghan. Mais la guerre - le Big Bang, comme disent les Américains lorsqu'ils cherchent des images spectaculaires - est quelque chose de révoltant. Ce n'est pas un spectacle. »

Christophe de Ponfilly dénonçait la violence, toutes les violences (« Personnellement, je pense qu’une caméra peut être une arme bien plus efficace qu’une kalachnikov. Et j’ai trop horreur des armes et de ce qu’elles font subir aux hommes pour avoir la tentation de vouloir en saisir une »), y compris celles que reçoit le spectateur d'aujourd'hui : « des chocs forts perturbent certainement son comportement. Il y a une folie dans notre monde d'aujourd'hui, le média télévision se nourrit principalement de spectaculaire, ce que les terroristes ont très bien compris. Ils ont frappé en étant sûrs de la présence de la caméra, et ont créé une image de science-fiction. Ils ont mélangé la réalité et la virtualité d'une manière incroyable. Lorsque la télé, avide de spectacle, a fait monter la sauce et le suspense sur l'éventualité d'une riposte, en nous montrant des images de commando, c'était totalement grotesque puisque les Afghans sont probablement plus aguerris que la plupart des commandos occidentaux, étant donné l'expérience qu'ils ont de la guerre et la connaissance qu'ils ont du terrain. J'ai trouvé cela extrêmement malsain, et je pense que l'on est piégé par cela. Le piège se retourne d'ailleurs complètement contre nous, on le voit, avec les images du vidéo-clip de Ben Laden, diffusé à moult endroits, sur toutes les chaînes de télévision. Il faut à chaque fois attendre trois ou quatre jours pour que les gens réalisent qu'il y a un contre-effet et que c'est peut-être faire le jeu de l'ennemi. »

Sans écrire de poésie (il en lisait), Christophe était un poète de sang, un combattant exceptionnel, un révolté de tous les instants, un humaniste, un homme exigeant, fin, intelligent, attachant, brillant, excessif, certes, mais d’une qualité rare et d'une liberté de parole inédite. La révolte contre l'injustice est au cœur de sa vie comme de son œuvre ; l'une étant insérable de l'autre.

Christophe de Ponfilly ne supportait pas l’injustice. La révolte contre l’injustice revient à s’occuper de la possibilité pour tous d’accéder au bonheur. Pour les autres comme pour soi. Si le bonheur est un état de satisfaction complète, la question est de savoir en quoi l’acceptation de l’injustice qui frappe les autres peut gâcher le bonheur d’un homme, comment cet homme peut en être sensiblement affecté. En quoi un bonheur non partagé n’est-il pas un bonheur ? En toute rigueur, celui qui ne chercherait que son propre bonheur peut-il accepter d’être affecté par l’injustice qui règne dans le monde ? Ne serait-ce pas s’interdire toute possibilité de bonheur ? La révolte contre l’injustice ne s’arrête jamais, de même, la recherche du bonheur. Christophe en est mort et il nous manque. L'ombre qui le rongeait souterrainement a pris le pas sur la lumière.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

Massoud, l'Afghan (extrait), de Christophe de Ponfilly

Christophe de Ponfilly parle de Massoud (extrait)

L'Etoile du soldat, de Christophe de Ponfilly (extrait)

Massoud, celui que l'Occident n'a pas écouté, entretien avec Christophe de Ponfilly (extrait)

Joseph Brodsky, Poète russe, Citoyen américain (1989), de Christophe de Ponfilly et Victor Loupan

"Le festival du film documentaire Echos d’ici, echos d’ailleurs, sur les pas de Christophe de Ponfilly


À lire : Le Clandestin (Robert Laffont, 1985), Les Gobeurs de lunes (Robert Laffont, 1987), Massoud, l’Afghan (Éditions du Félin, 1998), Poussières de guerre (Robert Laffont, 2001), Vies clandestines (Florent Massot, 2001), Lettre ouverte à Joseph Kessel sur l'Afghanistan, suivi de Une envie de hurler, (Bibliophane-Daniel Radford, 2002), Scoops (Éditions du Félin, 2002), Femme d'Asie Centrale (Mille et une nuits, 2004), L'Étoile du soldat (Éditions Albin Michel, 2006), Caméra au poing (Arthaud, 2009).

Photographie : Portrait de Christophe de Ponfilly, par Rim Turki de Ponfilly. Tous droits réservés.

 

*

 

L’ETOILE DU SOLDAT

 


         à Christophe de Ponfilly

 

Boire la vie comme un vin mauvais

entre le pavé et la pierre

l’ortie et l’étoile

 

Boire la vie qui serre les poings

au fond de cet abattoir

où un cri prend racine

 

Disperser la caravane des pas

le long du Panjshir

allonger la nuit dans la vallée de Paryan

 

Embrasser l’enfant et la femme

qui vont vivre

 

Devenir le geste de l’ombre

avec au bout d’un doigt

la détente

le soleil du sang


Parier sur l’éternité

mais plus jamais

sur la douleur

 

Contre un chêne

endormir sa fêlure

qui n’a que le vide d’un corps

pour appui

 


La vie est un court-circuit qui tue.

 


Christophe DAUPHIN

(Poème extrait de Totems aux yeux de rasoir, éd. Librairie-Galerie Racine, Les Hommes sans Epaules 2009).


*


LETTRE OUVERTE AUX ETATS-UNIS

par

Christophe de PONFILLY


Votre Nation est immense. Votre Nation est riche. Votre Nation est puissante, et belle à bien des égards. A moins de vous perdre dans l’illusion de vos rêves et de vos mythes, elle ne peut se permettre d’ignorer toute la vérité sur les causes du drame dont vous êtes aujourd’hui les victimes. Alors que le 11 septembre 2001 s’inscrit parmi les jours les plus funestes de votre Histoire, il semble étrange et inquiétant qu’un autre événement, -l’assassinat du commandant Massoud-, n’ait retenu, -à de très rares exceptions près-, aucune attention de vos médias. A l’heure où vous préparez votre riposte, vous risquez d’attiser, dans le monde musulman, un feu de haine. Quelques combattants de l’ombre, et de cette haine, n’attendent que vos erreurs pour commettre encore et encore d’autres actes de terreur.

A la force, pour vaincre sans périr, vous le savez, il convient d’ajouter intelligence, habileté et finesse. A l’action, il faut joindre la pensée. Penser en homme d’action, agir en homme de pensée, prendre son temps et tout savoir. La pensée ne doit exclure aucune connaissance de la réalité, fusse-t-elle gênante. Et surtout, surtout ne pas schématiser. Si votre riposte frappe hors de la cible (qui s’est cachée depuis plusieurs jours) vous allez propager le mal que certains de vos services ont, hélas, fait déjà germer dans ces terres d’intolérance, d’ignorance, d’intégrisme et de fanatisme sans savoir où cela mènerait. Alors que Dieu vous garde ! Et nous tous avec vous...

Avant que vos médias se concentrent exclusivement sur l’immense drame qui endeuille votre société, le dimanche 9 septembre, dans une vallée du Nord-est de l’Afghanistan, un autre attentat, suicide lui aussi, a été commis contre Ahmad Shah Massoud, homme historique d’Afghanistan que vous avez ignoré pour des raisons que nous sommes nombreux à ne pas comprendre.

Faut-il donc vous expliquer la valeur de cet homme qui vient de payer de sa vie d’avoir été, sur sa chère terre d’Afghanistan, le chef charismatique d’une résistance obstinée contre les Talibans ? Faut-il vous préciser, qu’étant devenu l’adversaire redouté des Arabes et des Pakistanais engagés dans le soutien aux Talibans, il a subi le même sort que chacune des victimes américaines ? Lui n’était pas innocent comme les victimes des attentats commis sur votre territoire, mais il se battait pour une liberté dont vous connaissez la valeur et pour sa culture. Afghan libre, musulman modéré, homme de paix, combattant de la première heure, Massoud aurait le droit de figurer en tête de liste des victimes de ce terrorisme sans morale. Son assassinat a eu lieu avant les attentats-suicides qui vous ont meurtris et ce n’est sans doute pas un hasard. Mais pourquoi donc n’a-t-il aucune place dans vos yeux d’Américains, dans vos pensées, dans vos cœurs ? Faut-il vous écrire que Massoud a été ce héros des montagnes qui a mis à mal l’armée soviétique tellement diabolisée par vos militaires ? Faut-il vous confier qu’il n’a cessé de vous mettre tous en garde contre les dangers dont vous venez d’être aussi les victimes ?

Ses assassins n’étaient pas afghans mais d’origine arabe. Porteurs de passeports belges (volés) ils se sont présentés comme des journalistes. Aux dires d’une journaliste française qui les a rencontrés, ignorant leur noir dessein, ils étaient calmes, avaient l’air cultivé, ne ressemblaient aucunement à des illuminés. Ils étaient pourtant aussi fanatiques que les criminels pirates de l’air qui ont jeté vos avions sur votre monde de richesses et de puissance. Eux aussi étaient mandatés pour une mission précise, bien pensée, soigneusement calculée, longuement préparée. Et eux aussi avaient accepté de mourir pour une cause : détruire ceux qui ne sont pas de leur univers d’islam wahhabite. Dans leur caméra était caché de l’explosif ! Dans leurs regards ils voyaient la mort de Massoud pourtant lui aussi musulman. Ce 9 septembre, dont aucune chaîne de télévision américaine ne parle, fut donc marqué par une interview sans enregistrement, ultime temps consacré par Massoud à vouloir faire entendre au monde extérieur sa lutte contre l’intolérance. Ainsi, dans un bureau grand comme un placard du World Trade Center de New-York il y eut une déflagration, dévastatrice, qu’aucune caméra ne filma. Là aussi l’horreur fut celle de corps déchiquetés : ceux des deux criminels, de Massoud, d’un garde et d’un de ses proches conseillers, Massoud Ralili, homme lucide et ami du temps des combats contre les Soviétiques. Le lien entre cet attentat-suicide et ceux perpétrés, trois jours plus tard, à New-York et à Washington, est évident. L’ignorer revient à passer sous silence une partie des causes qui ont amené à la situation actuelle.

Le 11 septembre, vos médias ont rapidement désigné comme suspect numéro un des attentats contre votre Nation Oussama Ben Laden, terroriste saoudien, ami des Talibans, déjà accusé en 1998 des attentats meurtriers de vos ambassades de Nairobi (Kenya) et de Dar-es-Salaam (Tanzanie). Un ennemi qui, décidément, possède une sacrée puissance, incarnant le diable à lui tout seul. Il est vrai qu’il est milliardaire et que l’argent, vous êtes bien placés pour le savoir, sert à acheter ce que l’ont veut : des compétences, des complicités humaines, même des existences et, sans doute, à condition d’y mettre le prix : des morts... Je ne peux pas croire que vous pensez qu’il est seul contre vous. Oussama Ben Laden est une image. Ces dernières années, des journalistes l’ont trouvé dans la ville de Kandahar. Vos services auraient pu l’exécuter. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Derrière l’image de ce diable existe une réalité de complicité de haine qui implique bien d’autres arabes fanatiques, quelques Talibans criminels et de nombreux militaires pakistanais directement compromis dans la mise en folie et la destruction d’un Afghanistan libre et indépendant. Votre Nation vient de subir des attaques qu’elle pensait inimaginables sur son territoire. Elle ne sait plus comment réagir, se trouve comme sonnée, percluse de tensions, de tristesse et de sentiments de vengeance. Je me demande pourtant si le monde virtuel avec lequel vous flirtez de plus en plus souvent ne vous joue pas un tour tant l’audace et le mal de l’agression sont grands. Alors que vos télévisions débitent reportages sur reportages, reprenant, à l’infini, les images les plus spectaculaires des explosions et les séquences les plus émouvantes, des commentaires de tout bord se font entendre. A aucun moment Massoud et le combat des Afghans amoureux de paix et de liberté n’a été mentionné.

Pourquoi ? Pourquoi, si peu de personnes, chez vous, osent rappeler que vos services secrets ont joué avec le feu qui vient de vous brûler ? Pourquoi aussi n’avoir pas tendu l’oreille pour écouter ceux qui vous parlaient d’Afghanistan avec justesse ? A se croire invulnérable on finit par s’affaiblir. Apprendre des erreurs, c’est ce que Massoud était en train d’accomplir. A vous aussi de ne pas manquer l’usage de l’expérience. De Paris, qui représente un minuscule point sur la carte du monde où vous êtes si puissants, j’ose me joindre à ceux qui rappellent que vos services secrets, dont vous attendez aujourd’hui qu’ils fassent toute la lumière sur les réseaux terroristes, semblent à bien des égards suspects. Leur implication dans les jeux machiavéliques du passé de l’Afghanistan a aujourd’hui des conséquences qu’on aurait tort de passer sous la gomme de l’oubli. N’allez pas voir dans cette mise en accusation une parmi d’innombrables manifestations d’anti-américanisme. Il n’en est rien. J’aime sincèrement l’Amérique et je suis triste de ce qui vous meurtrit. Mais aimant aussi l’Afghanistan, j’ai, en moi, une expérience de terrain et quelques fragments de vérité qui m’empêchent de me taire. Pour avoir connu et suivi Massoud à travers ses combats, -contre les Soviétiques d’abord, puis contre les Talibans et leurs soutiens- j’ai acquis la certitude qu’il y avait en lui la détermination d’un juste. Pourquoi l’Amérique l’a-t-elle à ce point ignoré, tout comme elle n’a pas entendu ses avertissements concernant les dangers que ses ennemis faisaient planer sur le monde ? Cruel, triste et terrible constat : vos morts sont là, résultat de votre aveuglement. Alors que Massoud aurait objectivement dû devenir votre allié dans la lutte contre le terrorisme musulman, il vient de succomber à ses blessures, assassiné par ceux-là même que vos services ont aidé et qui vous, et nous haïssent tant. Mais les hommes de Massoud vivent et vous devez les aider.

J’aime l’Amérique mais ne comprend pas votre si fréquente ignorance des mondes hors de vos frontières. Vos chaînes de télévision qui fabriquent leurs génériques d’éditions spéciales comme des bande-annonces de films à grand spectacle, font peur. Ne risquent-elles pas de vous enfermer sans cesse dans des fictions ? Généreuse, courageuse et solidaire votre population, mise à vif, est prête à la guerre oubliant celle du Vietnam qui a fait tant de victimes et rien résolu, celle du Golf qui a masqué la réalité de véritables tragédies, celle de Somalie qui n’a rien réglé, celles de frappes chirurgicales qui font des tâches et des meurtres... Faire la guerre n’est peut-être pas la solution la plus efficace pour lutter contre un ennemi qui vous échappera toujours si vous ne le connaissez pas autant qu’il vous a étudié. Les pauvres Afghans qui vivent dans la guerre depuis plus de 20 années, eux, n’ont pas à payer pour une poignée de fous que vos hommes de l’ombre ont alimenté en armes et en dollars. Car il s’agit bien de voir les choses en face et le répéter pour ne pas l’oublier : pendant des années, votre CIA a soutenu les plus fondamentalistes des Afghans, faisant naître des monstres maintenant incontrôlables. Quantité d’hommes étrangers à l’Afghanistan (Algériens, arabes des Emirats, Palestiniens, Saoudiens, Soudanais...), sont venus s’entraîner à faire la guerre et la guérilla durant des années. Choisir les plus musulmans d’entre eux et en voir les plus efficaces adversaires des Soviétiques, était un pari tordu et primaire.

 Les Occidentaux qui connaissaient le terrain, Français pour la plupart, ont tout fait pour le faire comprendre à vos spécialistes. En vain ! Celui qui combattait les Russes avec le plus d’efficacité, c’était Massoud, pas ceux qui recevaient le soutien américain ! En 1992, celui qui réussit pourtant à prendre Kaboul des mains des communistes afghans (trois années après le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan), c’était encore Massoud. Hélas pour le peuple afghan, en cette année 92, personne n’est venu aider à désarmer une population qui ne savait faire que la guerre ou la subir. Massoud n’a pas pris le pouvoir, l’a laissé à un président qui a humilié les Pachtounes aujourd’hui Talibans. Cinq semaines après l’entrée des hommes de Massoud dans la capitale afghane, Gulbudine Hekmathyar, avide de pouvoir, jaloux de Massoud, prêt à tout et soutenu par votre CIA, a fait bombarder la ville sans répit. Comment vos services secrets ont-ils pu se tromper à ce point ? Comment et pourquoi ont-ils choisi d’écouter les Pakistanais dont l’obsession a toujours été de tenir tête à l’Inde et garantir leur profondeur stratégique en contrôlant l’Afghanistan ? N’ont-ils pas vu, vos spécialistes pourtant non dénués d’intelligence, n’ont-ils pas perçu, dans leurs savantes analyses prospectives, qu’il y aurait, un jour, un danger à miser de la sorte ? L’intérêt pour vous, Américains, pour nous Occidentaux, n’aurait-il pas dû être de soutenir Massoud qui demandait de l’aide, qui voulait des élections, qui voulait désarmer la population, qui, en fait, parlait de paix après ses erreurs de Kaboul ?

Non, vous avez ignoré cet homme. Vous avez même aidé, dans un deuxième temps, le mouvement des Talibans que les Pakistanais vous présentaient comme étant les seuls à pouvoir enfin ramener la paix en Afghanistan. Une de vos compagnies pétrolières, dans une alliance avec une compagnie saoudienne (Unocal et Delta) s’est même mise à croire en la possibilité de construire un gazoduc pour amener, à travers l’Afghanistan, le gaz naturel du Turkmenistan jusqu’aux ports pakistanais. Les dollars reçus par les Talibans ont alors servi à acheter des commandants moudjahidin pour leur faire rendre les armes, certes, mais conduire la guerre contre Massoud et l’Alliance du Nord. Que ces Talibans soient entourés d’arabes fanatiques et de conseillers pakistanais n’a, de toute évidence, jamais gêné vos services secrets. Que la folie extrémiste des Talibans ait existé et ne se soit pas privée d’infliger ses mesures radicales à la face du monde, ne vous a pas, apparemment, donné envie de voir de plus près de quoi était fait ce qui déterminerait l’avenir ? Etrange mépris de la réalité des hommes. Vos services ont utilisé des êtres humains comme s’il s’agissait de pions sur un échiquier. Ils ont acheté ceux qui pouvaient être achetés, les sans-loi. Mais la pâte humaine n’est pas toujours aussi malléable qu’on le croit. Les raisons qui font vivre les hommes ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Vos services ont semé un feu dont vous êtes aujourd’hui les victimes. A présent, l’heure est grave : alors que vos services secrets ont à désigner les coupables, ne choisissez pas la loi du talion pour détruire ceux que vous avez si peu compris et que vous caricaturez encore aujourd’hui dans vos médias. Faites attention, je vous en prie : la population afghane, dans la richesse de ses ethnies et de sa culture, n’a pas à payer pour des crimes qu’elle subit depuis si longtemps. Sa résistance doit être soutenue. En Afghanistan, les responsables criminels sont peu nombreux, vos services les connaissent peut-être mieux que nous puisqu’ils ont été longtemps leurs interlocuteurs. Oussama Ben Laden, coupable ou bouc émissaire, est parti se cacher et se réjouira de vous voir multiplier les erreurs pour mieux allumer le feu de la révolte contre notre Occident. Si vos moyens technologiques vous permettent de le localiser, la précision sera votre victoire. Mais il est loin d’être seul, vous le savez. Car l’Afghanistan n’est pas le seul endroit du monde où se préparent les combattants de la haine.

En assassinant Massoud, vos ennemis ont rendu plus opaque la réalité afghane. De grâce, n’oubliez jamais que vous étiez heureux de voir les paysans afghans tenir tête, avec courage et dignité, à l’armée soviétique. Votre Président Reagan les appelait alors les combattants de la liberté. Une démocratie comme la vôtre a besoin de lucidité pour continuer à être une réalité. Les raisons de la haine dont vous êtes victimes sont aussi à rechercher en vous-même... en nous-même également puisque nos hommes politiques n’ont pas su, eux aussi, aider Massoud venu demander, il y a quelques mois, à Paris et à Strasbourg de faire pression sur le Pakistan. Dieu vous garde de vos représailles. Ne mettez pas le feu dans un jardin exsangue où vos représentants ont fait naître des broussailles, soyez précis, sages et généreux. Il en va ainsi des Nations qui veulent rester grandes et riches et puissantes et belles et justes... et servez-vous de ceux qui savent. »

Christophe de PONFILLY

Septembre, 2001.

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RAYMOND DE PONFILLY

HISTOIRE D'UN GRAND SAVANT SAGE MON PÈRE

par

Christophe de PONFILLY

 

C'est un livre, ou un journal, qui me vient d'abord à l'esprit lorsque je vais chercher l'image de mon père dans ma boîte à souvenirs. Un écrit dont il ne cessait de se nourrir, avec méthode, tant il aimait apprendre. J'ai toujours vu mon père lire. Parler n'était pas son fort bien qu'il ait été un orateur de premier ordre. Mais la timidité, la pudeur et son extrême discrétion lui interdisaient de se mettre en avant. Enfant, c'était pour moi un défaut : lorsque j'entendais des invités, à la maison, aborder un sujet dont je savais mon père savant, et que des erreurs venaient truffer la conversation, mon père ne relevait jamais. Il laissait dire. Ainsi, Madame Hélène Carrère d'Encausse, connue pour sa grande culture de la Russie, pouvait parfois se tromper dans ses analyses, ce n'était pas mon père, peut-être plus informé qu'elle, qui viendrait polémiquer. Il se contentait de soupirer et de poursuivre ses recherches sans autre souci que d'être rigoureux et respectueux des êtres et des faits.

De son amour pour sa femme, notre mère, toujours égale dans sa douceur et sa disponibilité pour les uns et les autres, il éleva cinq rejetons : Jean, devenu architecte ; Antoine, directeur des plus grands restaurants de Paris ; Isabelle, sa fierté, directrice commerciale ; Caroline, mère d'une belle famille et moi-même, l'aîné. Après une carrière sans faille au sein de l'industrie chimique, notre polytechnicien de père entra en retraite comme on entre en guerre : touché par le courage de Soljenitsyne, il décida d'apprendre le russe. La Sorbonne a connu de brillants élèves. Il en a fait partie. Après sa licence, sa maîtrise (avec des mentions bien) et un diplôme d'études approfondies, il se lança dans la réalisation, à compte d'auteur, d'un Guide russe, ukrainien, biélorusse de France, édité par l'Institut d'études slaves, puis d'un Guide des Russes en France paru aux Éditions Horay en 1990. Cet ouvrage recèle des merveilles sur l'histoire des Russes sur le territoire français. Parallèlement, il travailla sans relâche à la biographie de celle que notre mère appelait « sa maîtresse » : Alexandra Smirnova-Rossetti, travail « universitaire » achevé en 1995. Si la recherche historique le passionnait (il nous livra même un travail sur la généalogie des Ponfilly), le présent l'intéressait en tant que citoyen du monde. Il devint, sans rendre publique sa science, sans doute le spécialiste le plus pointu sur FU.R.S.S., analysant avec une rigueur et une ampleur exemplaires les systèmes de propagande de ce pays qu'il aimait par-delà la politique. C'est d'ailleurs son amour pour les Russes qui l'amena à partir à l'aventure avec moi et mon complice Frédéric Laffont, en qualité d'interprète et de conseiller. Grâce à lui Frédéric réalisa un film sur la religion en U.R.S.S. L'opium du peuple.

Il m'aida à tourner un film sur Joseph Brodsky (avec Victor Loupan), puis travailla à rassembler une impressionnante documentation pour notre film Poussières de guerre, que je co-réalisai avec Frédéric, racontant, en deux heures, les traces laissées par la guerre d'Afghanistan sur quelques Russes, Biélorusses et Afghans. Lorsque Kaboul tomba entre les mains de Massoud, la version persane de ce film fut diffusée dix fois à la télévision afghane. . . Pour ce film, Frédéric et Hugues de Rosière, qui assura la prise de son, se souviennent avec amusement de mon père qu'un client de l'hôtel où ils étaient descendus prenait pour le commandant Cousteau. Ils rient encore de le voir se défendre de cette erreur qui le rendait célèbre aux yeux de cet admirateur, lui, mon père, qui fuyait les honneurs comme s'il se fut agi de mots grossiers. Ils s'amusent encore à raconter comme « Raymond » avait marché toute une journée les chaussures à l'envers, ne s'en plaignant pas, supportant Г inconfort (et la douleur, sans doute), révélant l'erreur, le soir, au retour à l'hôtel, acceptant alors de reconnaître que c'était finalement plus confortable lorsque la chaussure droite abritait le pied droit et non le gauche... chambre d'hôtel où d'ailleurs il s'était une fois trompé, confondant les étages... Cette distraction, il la devait à ses pensées. Elles l'occupaient sans cesse. J'ai pu le voir à l'œuvre lorsqu'il me permit de réaliser Par un bel été russe, film sur la vie dans une petite ville russe, Kirjatch. Son travail fut colossal. Pour découvrir cette ville il passa devant ses lunettes tous les journaux écrits de mémoire d'habitant, glanant mille anecdotes sur la vie quotidienne du lieu, à tel point qu'il étonnait toujours nos interlocuteurs lorsqu'il abordait tel ou tel événement survenu des années auparavant. Pendant le tournage, le matin, il se levait avant le soleil, pour réviser ses informations, reprendre la biographie d'une personne que nous devions interviewer, supportant mes inquiétudes de réalisateur toujours anxieux de ne pas réussir à saisir la réalité, m'amenant à m'emplir d'une culture profonde, pas superficielle. Dans ce film, il y a une justesse, cadeau de mon père. . . et c'est ce qui m'amène à dire aujourd'hui que nous avions un père savant et sage. Un homme qui savait tant de choses de la vie et des hommes qu'il n'avait pas besoin de le clamer sur tous les toits, juste d'aider, dans la plus belle discrétion, à faire que tout se passe pour le mieux. Et si, pour l'enfant que j'ai été, il m'a semblé souvent absent, occupé à lire, à apprendre, à étudier plutôt qu'à s'occuper de nous, j'ai compris, dans la générosité dont il a fait preuve en rassemblant les descendants « Péan de Ponfilly », le 20 avril 1997, à Saint-Briac, qu'il avait le sens aigu de la famille... mais la timidité d'un homme qui n'avait pas connu son père, Louis, décédé l'année de sa naissance. La nuit du 1erau 2 juillet 1997, j'étais chez Massoud, en Afghanistan, poursuivant un travail qui nous avait rassemblés ; mon père, lui, a prolongé son sommeil jusqu'à l'éternité.

"Raymond de Ponfilly : histoire d’un grand savant sage, mon père", par Christophe de Ponfilly

La Revue russe, 2002, n° 21,  pp. 7-8.

 

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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