Elodia TURKI

Poète franco-tunisienne, Elodia Turki est née en 1939, dans une prison espagnole, à la fin de la guerre d’Espagne, où sa mère antifranquiste militante était enfermée et condamnée à mort. Libérées au bout de dix mois, elles purent rejoindre la Tunisie (où le père les attendait), via la France.
Il reste, de cette période, comme l'a écrit notre ami Pierrick de Chermont, une volonté de se multiplier pour éprouver fortement le maintien du libre dans les hautes eaux. Ce n’est peut-être pas un hasard si elle épousa un diplomate et vécut sans se fixer dans les grandes villes d’Europe ; qu’elle possède encore trois passeports ; ou qu’elle mena autant d’activités que de vies : championne d’athlétisme, ce qui la fit participer aux jeux olympiques de Rome, professeur de yoga, psychanalyste, éditeur..., comme si lieux et activités offraient un même mélange d’exil et de villégiature, de péril et de liberté reconquise. Jeu d’apparente légèreté ou de détachement, où la poésie joua peut-être le rôle de la mère patrie.
C’est en 1990, qu’elle officialisa son travail poétique avec un premier recueil, De Pierre et d’eau, primé par le grand prix de la Baule. En 1993, elle rencontre Guy Chambelland, qui édite son deuxième recueil, Possibilité antérieure, en 1994. Elodia Turki fonde l’association Le Pont de l’Épée pour soutenir l’activité éditoriale de Chambelland et la survie de sa librairie-galerie du 23, rue Racine, à Paris.
À la mort de Guy Chambelland en 1996, elle fonde avec Alain Breton les éditions Librairie-Galerie Racine, sauvant ainsi la mythique librairie-galerie du 23, rue Racine, tout en relançant le lieu et le travail éditorial de la maison : « La LGR n'est ni une école qui dicte ni une avant-garde qui guide. Rejetant toute conception élitiste ou idéologique qui manierait le mépris et la censure, elle défend et respecte une large pratique de l'écriture poétique dans le cadre d'un droit fondamental de l'individu : le droit à l'être. Ses repères sont clairs et exigeants, tant dans son activité éditoriale que dans ses manifestations poétiques. L'écriture poétique, plus qu'un jeu de mots ou d'émois, est une quête pour structurer son identité à son expérience intérieure, besoin vital et enjeu d'être pour un sujet, un autre et un monde plus réels et plus complets, unissant le sens du langage au sens de l'existence selon la liberté et l'authenticité de chacun : privilégier l'émotion, bien viser l'âme ou l'être, délivrer la beauté, dans la présence et la coïncidence du monde. Langage de l'être qui ne triche pas avec l'être, la poésie instruit l'authenticité émotionnelle de la vie. »
Chaque année, près d’une trentaine de recueils enrichirent le catalogue de la collection LGR. Un an plus tard en 1997, la revue Les Hommes sans Épaules est relancée, de concert avec Jean Breton et Christophe Dauphin. La Librairie- Galerie Racine propose des rencontres, des échanges, qui bien souvent se poursuivent jusqu’à tard dans la soirée à la Brasserie Les Racines. Durant cette période, elle publie plusieurs recueils : El Ghazal en 1997, L’Elle du doute en 2001 ou Ily Olum en 2003.
Outre des ouvrages de poésie, Elodia Turki a publié également des nouvelles, comme Le Charme d’Élie en 1993. Elodia Turki, qui a co-dirigé les éditions Librairie-Galerie Racine, de 1996 à 2006, vit aujourd’hui entre Tunis et Paris. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Les Hommes sans Épaules.
La langue, comme l’écrit Rémi Boyer, redevient sous son regard ce continent créateur, ce réel unique que masquent les mondes. Tous les donnés désapparaissent pour laisser la place à l’être. Les mots peignent et dépeignent, par touches légères, qui, au lieu de couvrir, libèrent. Il s’agit simplement de beauté.
Devant cette poésie, le lecteur a juste envie de silence afin de laisser la profondeur l’engloutir avec bonheur :
Tu viens vers moi des lucioles plein les yeux
Tu déclenches le jour
Le ciel recueille tes étoiles
Tu dis des choses mystérieuses
des mots oubliés
Tu séjournes entre l’enfer et le rêve
Tu me dis Je ne peux plus
Tu pleures
Je te dis qu’il est trop tôt
que le jour se lève loin
que nous sommes ici pour nous perdre
Et j’invente pour nous une très lente nuit
tissée de peurs et d’innocence
qui nous dépose sur les grèves du temps
ensoleillés de lunes
L’œuvre d’Elodia Turki est un inlassable chant d’amour aérien, dont certaines pièces n’auraient sans doute pas été reniées par Hâfez, le grand maître de la poésie persane, lui-même. Langage épuré, image sensuelle et soigneusement ciselée, vocabulaire précis ; chez Elodia Turki, l’amour côtoie le doute, la solitude, l’attente, l’absence et le questionnement de soi.
Notre très chère Elodia Turki est décédée à Tunis, le 30 novembre 2020.
« Ainsi, je suis tombée, toute petite, dans un tonneau d’amour, de liberté et de courage. Heureuse d’être femme et d’avoir été nourrie au lait de cette mère qui n’était peut-être pas consciente qu’il n’y aurait jamais rien d’autre à comprendre que ce qu’elle avait compris », écrivait-elle de cette mère, la Chiqueta, à laquelle elle consacra l’un de ses plus livres, de ses plus beaux chants. Il y en a tant. Mais le plus beau chant d’Elodia, c’était sa vie, sa présence, son amitié parmi nous depuis 1996… Nous avons perdu notre très chère Elodia et nous n’y croyons pas… Toutes nos pensées vers Rim, Lola, Loulou, Tunis, Sidi Bou Saïd, ce soleil, ses soleils que notre Elodia aimait tant…
Le comité de rédaction de la revue Les Hommes sans Épaules.
Œuvres :
De Pierre et d’eau (CDP, 1990), Le Charme d’Élie (Souffles, 1993), Possibilité antérieure (Le Pont sous l’Eau,1994), Al Ghazal (Librairie-Galerie Racine, 1997), L’Enlèvement, avec Pierrick de Chermont, (Librairie-Galerie Racine, 2000), La Disparition, avec Pierrick de Chermont, (Librairie-Galerie Racine, 2000), L’Elle du doute (Librairie-Galerie Racine, 2000), Le Plus beau village du monde, avec Pierrick de Chermont, (Librairie-Galerie Racine, 2001), Ily Olum (Librairie-Galerie Racine, 2003), Que passe une fraîcheur, avec Jean-Marc Riquier (Librairie-Galerie Racine, 2003), Ainsi soit Ellil ! ou Les Champs du Paradis, avec Jean-Marc Riquier (Librairie-Galerie Racine, 2004), La Chiqueta (Librairie-Galerie Racine, 2004), Mains d'ombre (Les Hommes sans Epaules/ éd. Librairie-Galerie Racine, 2012), Mains d'ombre, édition bilingue français/arabe, poèmes traduits du français par Habib Boularès (éd. Librairie-Galerie Racine, 2015), L'infini Désir de l'ombre (Collection Les Hommes sans Epaules/éd. Librairie-Galerie Racine, 2017).
*
La mer dessinée par ma soif
portera mes vaisseaux
tout sera car je suis
fantastique animale
enfant illégitime
d’une grotte… et d’une étoile
*
Sa main - la tienne
telle une ombre jalouse
dans la fleur innombrable de ma peur
peut-être eut-il suffi
que la lenteur des yeux
épelle enfin le trouble
pour que pour toujours soit
l’improbable partage
*
Elodia TURKI
(Poèmes extraits de Mains d’ombre, édition bilingue, éd. Librairie-Galerie Racine, 2015).
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LETTRE A LA CHIQUETA
Je n’ai jamais connu les camps de concentration, et pourtant deux camps m’ont connue et « accueillie » pendant une dizaine de mois : celui d’Argelès-sur-mer et de Bram.
Je suis née en prison, à Valencia, en novembre 1939, où ma mère, Amelia Jover, républicaine anarchiste libertaire, a été enfermée à la fin de la guerre d’Espagne pour activités antifascistes. Elle avait 28 ans, venait d’épouser mon père, Antonio Zaragoza, capitaine de corvette dans un sous-marin républicain. Trois jours ensemble et tout se délite : plus de nouvelles de mon père pendant des mois.
Ma mère a appris qu’elle était enceinte de moi dans la prison. Toute sa grossesse s’est passée alors qu’elle était au cachot, au secret. Toutes les autres femmes s’étaient réunies pour renoncer chaque jour à une portion pour la donner à ma mère, et que moi je me porte bien quand je sortirais de la prison.
Elle disait qu’en prison, il y avait une grande solidarité entre les prisonniers et les prisonnières, et même entre les gardiens. Parce que ma mère était quelqu’un qui avait fait beaucoup de bien autour d’elle, comme mon père aussi. C’était une femme très humaine. Et tout ce qu’elle avait fait pour les autres, cela lui a servi plus tard. Parce qu’elle avait retrouvé un gardien qui se rappelait qu’elle avait fait quelque chose pour son frère, alors il l’a un peu protégée. Et elle a eu ses rations dans les cachots, pendant sa grossesse. Ensuite elle a accouché à l’hôpital de la prison, avec deux policiers devant la porte de l’infirmerie. Ces deux policiers devaient la regarder, la surveiller. Et quand même, elle a obtenu qu’ils puissent tourner le dos pendant qu’elle accouchait. De là, elle a développé une terrible haine de la police.
Elle ne sortait pas se promener, elle n’avait pas le droit de communiquer avec les cellules voisines. C’étaient des cachots à l’ancienne, il n’y avait pas de communication avec l’extérieur, c’étaient des portes fermées. Et c’est vrai que moi j’ai toujours adoré les endroits fermés. Pour moi je crois que le cachot, c’était l’utérus de ma mère. Parce-que c’est là que j’ai été conçue jusqu’à ma délivrance. C’est chez moi. J’ai mis du temps à aimer les espaces ouverts. Je les aime, quand je suis dehors, mais quand je suis dans une maison, je peux être dans un endroit sans fenêtre, sans porte, cela ne me dérange pas ! C’est drôle...
Un enfermement pour moi ? Son ventre + le cachot pour elle? On a envie de dire oui, mais... non ! Des dizaines de fois, à toutes les périodes de ma vie, j’ai écouté le récit de ma mère. Ses remarques. Ses comparaisons avec ce qu’elle voyait vivre autour d’elle. L’urgence. Le non-choix.
« Il y avait pire que moi. Je voyais ces files de femmes et d’hommes, avec leur petit baluchon, souvent avec des enfants, en hiver, traversant les Pyrénées pour atteindre la sécurité qu’ils pensaient trouver en France. Ce n’était pas le moment d’avoir des états d’âme. »
Quand je suis née, ma mère apprit qu’elle risquait d’être exécutée mais qu’on attendrait que j’aie trois mois pour me confier à ma grand-mère. Elle organisa alors, avec l’aide d’un parent, au cours d’une visite médicale, son évasion. Peu importe les détails, rocambolesques comme ils peuvent l’être dans ces situations-là. Elle était jeune, croyait en ses idées, croyait en tout ce qui était juste et positif et la voici, avec son bébé de deux mois, dans la file de ces réfugiés hagards en plein mois de janvier, vers le camp d’Argelès-sur-mer.
Mais le camp était encore un projet: pendant des jours et des jours les arrivants ont dû dormir à même le sable, creusant des trous que les plus chanceux recouvraient d’une bâche ou d’une couverture. Moi sur son ventre. Contre elle. Dans un sac qu’elle refermait autour de mon cou (l’ancêtre de la gigoteuse ?)
« Ensuite on nous demandé de participer à la construction des baraquements. Beaucoup d’enfants mouraient. Il y a eu une épidémie de choléra. Les conditions sanitaires étaient horribles. Moi je te nourrissais au sein. C’est ce qui t’a sauvée. Plus tard j’ai eu une autorisation de nourrir deux autres bébés. Je n’ai jamais su ce qu’ils étaient devenus.»
La vie s’organisait dans le camp. La solidarité aussi. Elle avait réussi à se procurer un vaccin pour moi. À l’infirmerie on le lui confisqua (priorité aux enfants français). Pas grave, j'avais déjà été condamnée à vivre. Je me passai de vaccin.
J’entends la voix de ma mère raconter, humblement, fièrement, tranquillement, l’insupportable. Des compagnons battus et torturés pour qu’ils se dénoncent les uns les autres. La France qui venait les rassurer et leur dire que tout avait changé en Espagne et qu’ils pouvaient tous rentrer chez eux.
« Tous ceux qui se sont laissés tenter ont été emprisonnés ou exécutés. Je l’ai su plus tard. C’était un piège tendu par les deux gouvernements pour se débarrasser de nous. Nous étions trop nombreux. Les Français avaient mauvaise conscience : nous avions le tort d’avoir gagné les élections et d’avoir subi un coup d’état fasciste. Ils avaient d’autres plans. On gênait.»
Elle était intarissable quand il s’agissait de cette période de sa vie (elle nous a quittés à 86 ans, de mort naturelle).«Il y avait des rats partout. Des gros rats. J’avais peur qu’ils te mordent. Qu’ils profitent de ton sommeil pour t’attaquer. Je te faisais d’autres sacs, plus grands au fur et à mesure que tu grandissais. Et je te serrais contre moi toute la nuit. Je les sentais courir sur toi, sur nous, mais jamais ils ne t'ont attaquée. Et à chaque instant je remerciais la vie de nous avoir malgré tout protégées. Il y avait tant de malheurs autour de nous.»
La vie des camps commençait à s’organiser. Ma mère retrouvait de temps à autre des connaissances. Des voisins. On commençait à communiquer, à partager des informations, la plupart du temps dramatiques. Familles séparées. Suicides. Elle aidait aux cuisines. Après quelques mois on décida de nous transférer dans un camp disciplinaire. Celui de Bram. Que ma mère écrivait Bram!!!!«Je l’écrivais avec plein de points d’exclamation tellement c’était terrible. Il n’y avait aucune humanité. Un des responsables du camp était allemand, il avait deux chiens énormes qui terrorisaient tout le monde. Et là, en écoutant chuchoter les uns et les autres, j’entendis quelqu’un évoquer le nom de ton père!»
Pendant encore des semaines elle essaya de se mettre en rapport avec mon père. Elle apprit qu’il avait rejoint la Tunisie avec son sous-marin. Un intermédiaire accepta de lui faire parvenir une lettre.
« On ne pouvait quitter le camp que si on retournait en Espagne. Et ça, il n’en était pas question, avec ce salaud de Franco à la tête du pays. Plutôt mourir! Mais on avait aussi des chances de le quitter pour rejoindre son conjoint. Il fallait ruser: dans le camp de Bram une partie des responsables étaient pro-fascistes, mais on murmurait des noms de personnes qui pouvaient aider, par la filière bienveillante pro-républicaine amie. De la Tunisie je reçus une lettre du représentant des réfugiés de Tunis, qui joignait aussi une lettre signée par un colon français qui se portait garant pour mon père et donc pour ma mère.»
Quand je demandai à ma mère « Tu as dû te sentir soudain libre ? » elle me répondit quelque chose de si évident que j’eus presque honte de lui avoir posé la question:
«Libre? Mais j’ai toujours été libre, moi! On ne peut pas enfermer une idée ni une liberté. J’ai encore appris dans les camps. J’ai encore grandi. Tu as toi aussi toujours été libre et tu seras toujours libre. Tu avais choisi la vie parce que tu n’avais pas le choix. Quand on a quitté Bram tu avais près de onze mois et je me disais que tu ne te souviendrais de rien, mais j’ai gardé pour toi ta plaque avec ton numéro de prison et celle des camps. Et je t’ai toujours dit que la liberté tu peux l’avoir même dans une prison. Ta liberté c’est ta liberté de pensée et ton éthique. Tout le reste ce sont des anecdotes.»
Ainsi, je suis tombée, toute petite, dans un tonneau d’amour, de liberté et de courage. Heureuse d’être femme et d’avoir été nourrie au lait de cette mère qui n’était peut-être pas consciente qu’il n’y aurait jamais rien d’autre à comprendre que ce qu’elle avait compris.
Juste merci, maman.
Elodia TURKI
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Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
Publié(e) dans le catalogue des Hommes sans épaules
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