Long feu aux fontaines, Oeuvre poétique

Collection Les HSE


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Long feu aux fontaines, Oeuvre poétique

Préface de Jehan Van Langhenhoven, postface de Christophe Dauphin
Odile COHEN-ABBAS


ISBN : 9782912093547
316 pages - 13 x 20,5 cm
20 €


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Long feu aux fontaines est un grand œuvre, qui rassemble trois livres de poèmes épuisés : Le Ministère des verges (2011), L'Émoi du non (2013), Les rires fous d’AlefBêt… (2016), et trois inédits : Une mystique sexuelle, Sans titre ou points d’O et Les inutiles.

Danseuse, poète, romancière, collaboratrice régulière des Hommes sans Épaules, Odile Cohen-Abbas a été membre du comité de rédaction de la revue surréaliste Supérieur Inconnu. En vers comme en prose, ce poète brouille les cadres traditionnels de la narration : ses textes n’ont pas une allure segmentée mais organique ; son écriture est l’une des plus étonnantes, des plus originales et des plus fortes de notre époque. Sarane Alexandrian n’a pas écrit en vain : « Comme Odile Cohen-Abbas prononce deux fois le mot « surréel », je confirme, au nom de mon livre Le Surréalisme et le rêve, qu’elle crée bien une surréalité intégrale, se situant entre Le Pèse-nerfs d’Antonin Artaud et Aurora de Michel Leiris. Avec une obstination inébranlable, elle poursuit une œuvre sans équivalent dans la littérature française d’aujourd’hui, préférant aux vanités de l’autofiction et aux banalités du réalisme l’invention audacieuse d’un univers fantasmagorique. »

Odile Cohen-Abbas déconcerte par la richesse de son univers et de ses images hallucinatoires, comme elle fait sensation en apparaissant dans la droite lignée de femmes surréalistes, hantées, à l’image de Joyce Mansour ou Léonor Fini, en opposition à l’idéalisation de la femme, par un érotisme et un onirisme tout à fait exceptionnels, comme par un humour qu’elle utilise comme une arme de dérision pour conjurer le sort. En fusion, l’image regorge de fureur intérieure et semble jaillir d’une bouche de feu ; de ce Long feu aux fontaines qui consacre Odile Cohen-Abbas comme l’une des voix majeures de la poésie contemporaine.

Christophe DAUPHIN

Longtemps regarde-la s’évader…

  

Longtemps regarde-la s’évader,

sa gigue leste librement tatouée

et ses méninges dans son étui à sexe,

tirant ses bas ébouriffés,

libre de toi,

comme s’il existait une fuite vierge,

comme si l’amour n’était

qu’un champignon à queue très long des rivières ;

longtemps elle va se démettre

de son office de journalière,

de son office de flamme chevillée, hors de ta sieste,

se déprendre de tes manies écarquillées,

du gentil taon pourfendu de ton sexe,

de sa panade désossée.

Peu à peu elle entre dans ses bonhommes de neige,

citoyenne d’un spectacle raréfié.

Libre, sur ton esquif de verge, à petites goulées

t’a-t-elle tété, narcisse espiègle, jeannette glorieuse,

victorieuse de la mort moyenne,

puis affranchie, le gosier neuf, s’en est allée

triant les vides gourmands de sa gorge saturée.

Regarde-la s’élancer,

jetant à terme l’étreinte en écheveau blessé,

et recoudre les moignons de sa danse,

vidant par le poumon de sa verve,

ta semence en partance vers les mystères fanés.

Odile COHEN-ABBAS

(Poème extrait de Long feux aux fontaines, Les Hommes sans Epaules éditions, 2018).


Lectures :

Cet ouvrage dont le titre fait écho à l’alchimie, rassemble trois livres de poèmes épuisés, Le Ministère des verges (2011), L’émoi du non (2013), Les rires fois d’AlefBêt… (2016) ainsi que trois inédits : Une mystique sexuelle, Sans titres ou points d’O et Les inutiles.

L’œuvre est aussi forte que déconcertante, aussi lumineuse que sombre, d’une lumière qui se cache derrière les drapés les plus obscurs. L’érotisme très présent ne doit pas masquer la dimension ontologique profonde de la poésie d’Odile Cohen-Abbas, souvent intransigeante, ne laissant au lecteur aucune échappatoire.

Nous chevauchons le même corset de sexe, la touffe astrale,

et l’ecchymose sans fixation,

nous chevauchons l’aune à deux branches,

le même fermoir humide, licite,

petit segment sécant de gauche et de droite

entre nos cuisses.

Et ton genre masculin, lissant sa nudité en moi

aux racines d’une rose et très tendre épilepsie,

de moitié, se féminise.

L’article lent à deux becs,

flèches à boire, oscille

d’un marais à l’autre de nos chairs,

grapille des unités de mémoire.

La profondeur le happe et l’enveloppe

d’un bandage de bonheur.

Extrait de Trait d’union

S’agit-il d’un songe qui révèle ou du kaléidoscope pathologique des rêves ? Le lecteur pris dans la multiplicité des images risque la folie s’il ne cherche avec la même volonté que l’auteur à traverser ce qui est donné, tenir bon, quoi qu’il arrive, sans même savoir pourquoi.

Il regarde les joints desserrés de la terre :

ce mal blondasse et bancal de la mer.

Deux et trois de ses balancements visibles font un tamis à l’eau.

Il a conçu une petite phrase en prévention d’un scintillement qui l’enserre de trop près,

un barrage aux soubresauts de sa pensée sous la forme d’une question :

peut-on rêver cette cornue translucide sous l’aspect d’un triangle ?

– n’importe quoi pourvu que la cervelle marine ne songe pas à s’assoupir

avec ses droites de part en part mutilées.

Peut-on… il ne sait pas ! il rit très fort

quand les chemins de l’eau se parfument.

Peut-on… sceller un don de cercle, ou de losange ?

Il s’est trompé, et son erreur est si vive

qu’elle l’a fait saigner du nez.

Mais le saignement se répare

Extrait de L’autiste et l’eau

 Désespérante peut sembler la poésie d’Odile Cohen-Abbas. Certes, elle ouvre la boîte de Pandore, mais elle n’en conserve pas même l’espoir, un mal parmi les autres après tout. Ni espoir ni désespoir mais une implacable exploration de ce qui reste quand on a tout réduit en poussière.

« Si ce hideux te rencontre… »

Au mieux, s’il me rencontre ?

S’il entre dans le pendule de mes yeux

acquittant ou annulant sa place,

cuisant ses vieux bubons de mon feu,

faisant aboyer mes biens de l’âme ?

S’il est fait comme un homme du drame,

commis aux bancroches, aux hybrides,

s’il est fou, s’il est double,

s’il est femme

qu’il ose !

Qu’il joue, qu’il perde ou y gagne,

accroisse les tam-tam, les roulements

des visions

C’est là, dans le tambour, qu’il se cache,

elle si c’est une femme.

« Si ce hideux te rencontre… »

Cela a dû arriver

Extrait de Jérémie. 23 : 29

Dérive, errance, auto-exil, hors-soi… qu’importe la qualification du mouvement, le plus souvent immobile, il se suffit à lui-même. Nul besoin d’un but, d’une finalité, d’un sens. Toute analyse est vouée à l’échec. L’expérience est plus profonde, relève du « Sens-plastique » d’un Malcolm de Chazal, parfois chamanique, parfois prophétique, essentielle surtout. 

Rémi BOYER (in incoherism.wordpress.com, 25 juin 2018).

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"Cet ouvrage propose trois recueils de poèmes parus entre 2011 et 2016 ainsi que trois inédits. L'auteure évoque dans une veine surréaliste différents thèmes, notamment la sexualité, la religion ou la nature."

Electre, Livres Hebdo, 2018.

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Long feu aux fontaines : dès le titre couronnant l’œuvre poétique d’Odile Cohen-Abbas jusqu’en 2017, soit trois livres de poèmes épuisés (Le Ministère des verges (2011), L’Émoi du non (2013), Les Rires fous d’AlefBêt… (2016)) et trois livres inédits (Une Mystique sexuelle, Sans titre ou Points d’O et Les Inutiles (2017)), une durée incertaine s’installe (celle du « long feu ») et ouvre la porte aux images les plus troublantes – à l’imaginaire tout aussi bien.

Dans les corridors des pages, le lecteur, en quête avec l’auteur, découvre des scènes de rêves ou de cauchemars, des paysages mentaux, des pensées qui ont pris corps. L’imagination, la « reine des facultés » (selon Charles Baudelaire), rayonne ici selon mille fenêtres et mille entrelacs.

Le lecteur est un Dante que dirige Virgile et que parfois vient rejoindre Béatrice. Il faut se laisser emporter par Odile Cohen-Abbas : elle nous égare plaisamment, mais sans jamais nous abandonner en chemin – sinon pour nous retrouver à quelque carrefour inattendu.  Faut-il se souvenir du regard d’un enfant étonné, faut-il convoquer l’adulte impatienté ? L’un et l’autre certainement.

Le poème, chez Odile Cohen-Abbas, se regarde et se lit lui-même pour, souvent, rire ou s’étonner de ses mots et se renverser : là, le sérieux n’est pas toujours ce que l’on croit, et l’humour tout aussi bien. Son miroir est un don : il se renouvelle avec quelque sourire ou quelque abîme. Tout est inextricablement mêlé, à l’image du désordre du monde et du désir – de l’éros. Au commencement, nul doute : une solitude qu’il faut franchir, une tension vers l’union : Que ma voix dépose le présent,/ que des frissons de liège nous déniaisent le souffle,/ que l’on donne à manger du grain au diseur/ et des guitares, à l’abat-jour,/ que l’on garde le silence pour le centre,/ pour le bain de millet de l’amour,/ un midi de notre vie/ s’habille de nos deux corps, / s’empare de notre chance, l’enlace,/ la revend aux saisons.  (« Sans suite », Le Ministère des verges).

Une voix se dégage, un corps parle – un corps de femme, sensuel et sexué jusqu’à l’ongle et au cil – et ce corps chante, joue, hurle, rit, se cache, désire, souffre, jouit, attend. Dans cette voix toutes les ressources de la langue sont convoquées : tour à tour appels, soupirs, fièvre et ivresse (à l’image du feu et de l’eau du titre générique de l’œuvre), célébration, exhortation, palpitation, spasmes, tremblements, pouls, les mots les plus crus côtoient les plus rares, dans une véritable fête du vocabulaire répondant, à chaque page, à la fête de l’expérience sensible : Les lointains sont à naître, souffle-t-elle,/ tandis qu’il fouit encore parmi son puits à thème,/ entre ses parois volitives/ sa piscine de chrysanthèmes. /[…] Son dos fait ses pyramides, ses bonds d’escorte. (« Maintenant », L’Émoi du non).

Les mots se câlinent, se repoussent, se rejoignent et s’entrechoquent pour s’aimer encore ; ils serpentent autour de leur objet pour soudain le mordre ou l’enlacer, sans que l’on sache toujours distinguer la blessure de l’embrassement. Mais toujours l’auteur prend de la distance avec son propre langage : Je t’exhorte, je t’abstrais,/ je te délarde, verge miellée, mon éloquence, ma robe du soir,/ à petits coups de cœur et d’apnée,/ je te réduis à un dé de manne,/ à une raie, à un fil d’archal. / Je t’érode, églogue, sonnet salant, […] (« Glose linguale », Le Ministère des verges). Jackie Pigeaud, dans Poésie du corps, cite le médecin érudit du début du XIXe siècle Étienne Sainte-Marie qui, lui-même s’appuyant sur les traités du médecin grec Hérophile (vers 330-320 - vers 260-250 av. J.-C.), écrit : « Le rythme existe dans toute la nature, et le corps humain est réglé par ce principe universel. […] Le cœur et le poumon frappent une mesure à deux temps, marqués dans le premier de ces organes par la systole et la diastole, et dans le second par l’inspiration et l’expiration. Le corps humain a donc été organisé et animé d’après les lois de la musique. […] Ce rapprochement n’avait point échappé aux Anciens ; et l’on voit dans leurs allégories que le dieu de la musique était aussi honoré comme dieu de la médecine. (Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2009, pp. 175-176. C’est l’auteur qui souligne).

À bien des égards la poésie moderne retrouve cette analogie ; elle en est traversée ; et les rythmes nouveaux qu’elle découvre dans la langue (songeons à Antonin Artaud, à Henri Michaux, sans oublier le Pierre Jean Jouve de Sueur de sang) l’inscrivent dans cette recherche d’un poème qui déchiffrerait l’anatomie humaine et ses mouvements. La « poésie du corps », chez Odile Cohen-Abbas, tantôt caressante, tantôt haletante, est rythme, heurt, souffle et danse : Sept chats longs, ces feux-là comme varans/ dévoient des déplacements en flammes,/ communément des sphères./ « Apprenti feu ! »/crie un rayon de cercle./ Cages de médianes, de/ diagonales,/ décollements, raccordements de crânes, / séries des râbles et des queues. / Muscles, mues propres, / vitesse. (« Danseurs », Les Rires fous d’AlefBêt…). Les trois livres écrits en 2017 ouvrent encore de nouvelles perspectives. Avec humour – et rappelons que l’humour vrai, en poésie, est une réussite fort rare –, Odile Cohen-Abbas signale en incipit les titres non retenus d’un ouvrage (Sans titre ou Points d’O eût pu s’intituler, par exemple, Centons des mers, et Odile en usage ou Satyres en prière !) ou commente entre parenthèses certains passages de son poème. L’auteur inclut dans ses livres (ce qui résonnera dans Voyelle, cet ouvrage au confluent de nombreux genres paru aux éditions Rafael de Surtis en 2018) toute sorte de signes non-verbaux, photographies, dessins, reproductions d’œuvres d’art (tableaux et sculptures), portées musicales, pictogrammes, qui nourrissent la page en accompagnant les poèmes de motifs qui les prolongent ou les interrogent.

Odile Cohen-Abbas use également de toutes les ressources typographiques, de l’italique au corps mouvant des caractères imprimés, non pas ici pour tenter d’« élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé » (selon Paul Valéry évoquant le Coup de dés de Stéphane Mallarmé), mais comme pour éparpiller le livre à l’intérieur de lui-même – et accomplir une danse dans une chambre d’échos : Je ne veux pas d’un mariage lettré/ avec le « Palais de têtes »,/ je ne veux pas de son marbre, ses flambeaux instruits,/ et syntaxe qui tombe comme neige vêtue de noir/ – ainsi qu’on la voit s’éloigner dans son texte minoré. (« Tout-et-rien, 14 juin 2017 », Sans titre ou Points d’O). Tout le langage est tancé, par le langage lui-même ; c’est l’être du poète qui est en jeu, et sa vérité : Nouvelle prière :/ TA JOIE EST MISÉRABLE !/ Quel surgissement inique !/ Dans quelle catégorie,/ quel espace l’inclure ?/ Tout avait si bien commencé, Éternellement, Éternellement,/ descendait si bien la côte./ LA JOIE EST MISÉRABLE !/ Quelle faute, quelle défaite de la chair, autoportrait,/ s’est  immolée dans le texte ? (« [Ici la photographie du détail d’une toile représentant le baiser d’Anne et de Joachim] 19 juin 2017 », Sans titre ou Points d’O). Il n’est pas jusqu’aux textes bibliques qui ne soient convoqués en tant que fondateurs d’un sens mouvant, toujours à questionner : Poème à face d’Ève coiffée en brosse, / cachant une caméra carcérale sous son crâne,/ prière occipitale/ disant la viduité syntaxique d’une femme,/ rescapée de la chambre, pauvre en air, du texte,/ pensées robots de moelle ! » (« Restitution », Les Inutiles) ; le dernier poème des Inutiles, évoquant les quatre figures du Tétramorphe évangélique, ne signalera-t-il pas, tandis que les mots du poème s’effacent ou sont raturés, une « main séparée » qui « dépose dans la marge/ l’ange d’un adieu ?

Et les énigmes nombreuses dont sont parsemés les livres d’Odile Cohen-Abbas ne sont pas sans rappeler que le poème, selon une très ancienne tradition, est également perçu et conçu tel un objet construit avec des mots, et qu’il s’offre au regard du lecteur comme la serrure en attente de quelque clef. Cependant, qu’avons-nous à répondre à un poème sinon tout d’abord lui dire « oui » et l’aimer, même maladroitement ? Et ces quelques lignes, devant Long feu aux fontaines, ne tentent-elles pas d’esquisser une réponse à quelque danse souveraine, une danse inquiète, la danse baroque et sûre d’un désir attentif ?

Frédéric TISON (in revue Les Hommes sans Epaules n°47, 2019).