J'appartiens au dehors

Collection Les HSE


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J'appartiens au dehors

Pierrick de CHERMONT

Poésie

ISBN : 2243043467
108 pages - 14 x 19.7 cm
20 €


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  • Du même auteur

Cet exil d’exister, le poète y serait-il plus exposé que les autres ? Un « dehors » auquel il se dit « appartenir », des forces de vacuité et de provisoire dont il craint de ne pouvoir jamais se retrancher ni même se distinguer, c’est là tout le paysage d’une dépossession de soi. Pour enfin parvenir à soi-même, pour faire cesser l’exil, ne faudrait-il pas savoir se rendre extérieur au monde ? – un saut dans l’absolu que ne veut pas tenter ce livre. Au contraire, c’est avec une manière de tendresse et un humour des plus attentifs que le monde et l’humain, dans leur « néantitude », sont sillonnés : véritable parcours odysséen sur les pavés ou à travers les terroirs, avec – en place de Lotophages, Cyclopes, Lestrygons ou Sirènes – balayeurs, clochards, piétons sans visage, commerçants, ouvriers, couturières… La résidence forcée, voici donc qu’on en découvre « l’usage » ! Mais en même temps notre vie est durement questionnée : « Comment de l’éternité nettoyer l’arrière-cour ? Peut-on la suivre sous la peau de la durée ? » Une allégeance « au monde invisible » est revendiquée. Même s’il ne semble qu’«injustifié, inutile, avec un amour qui sonne en nous comme une injure», Dieu étaye et promeut : «Dieu travaille à m’inventer dans la rude étoffe des êtres et des choses». Un grand voyage de la pensée où se révèlent puissance d’écriture et nouvelle maîtrise du poème en prose.

 


              Géologie du silence

              Le jour blanchit. Il est mon frère dans l’insignifié. Sa lumière éblouissante monte à la tête, fait chaud à la gorge et gronde en dedans comme une rame de métro. Ô le bel instant qui arrive, sans éclat, sans pierreries, avec sa transparence de verre de cantine et sa tendresse de sel de Guérande.

            Une foule descend les prairies de la ville. La même allure que des bancs de poissons, la même qu’un cimetière voguant sous un ciel étoilé. Chacun tourne une phrase, tandis qu’il marche, tandis qu’il s’effraie sur le quai du métro. La même qu’une plante au sujet de ses racines, que l’insecte face à la rosée crépusculaire.

          Je te salue clochard au pied de l’hiver, buée d’un matin qui ne se lève pas, et toi gynécée des brumes tropicales, mères de toutes les torpeurs !

             La vie s’atténue, refuse toute prise et toute permanence, gomme un corps effaré par sa consistance de vieille tourbe. Pas une signification qui ne soit tordue, vrillée, effrangée d’une façon hardie d’arranger sa couche de néant.

             Sur son maroquin rouge, la grande nuit du réel me fixe, avec le froid de l’absence et le lait de lune qui magnifie l’anonymat. Elle raille les esprits singuliers. Comme Charybde et Scylla, elle nous mange trois fois par jour. Pourquoi s’y soumettre ?

            Referme la page blanche, suspends le phrasé qui fragilise. À quoi bon les longues migrations qui se résument à l’envol? Trois lampadaires bulbes éclairent la rue. Passe un bus. Fais une prière. Oublie la proximité entre les âmes et les choses.


Pierrick de CHERMONT

(Poème extrait de J’appartiens au dehors, Librairie-Galerie Racine, Les Hommes sans Epaules, 2008).


Dans La Revue de Belles-Lettres :

Ces poèmes en prose, récemment révélés au public, constituent non un recueil mais un livre fortement unitaire, qui frappe tant par la hauteur de son inspiration que par la puissance et l’originalité de son écriture. Il y a comme un vrai bonheur à voir cette poésie – dégagée des modèles de l’actualité littéraire – reprendre en charge la langue exténuée que traînent bien des ruisseaux contemporains et la vivifier soudain, redonnant aux mots l’ampleur et le souffle perdus. Plus encore : la profondeur et l’élévation se tissent d’un humour sans mépris et l’équilibre s’établit, miraculeux, entre la gourmandise lexicale et le sensible du monde.

Nous allions décontenancés face aux bourgeons de la vigne, aux cerises dans les arbres, vertes comme des sauterelles. Même la pierre voulait agrandir la toge empire des vieux lichens. Le printemps est une marche trop petite pour la gloire, le cycle des soleils, une vieille au manteau trop étroit pour le culte.
Venez enfants druides, venez célébrer ce que les oreilles écoutent mais n’entendent pas ! Cueillez en paix ce que les paroles promettent de fraîcheur ! Redites comme la marguerite pigeonne au champ, le chevreuil à la fontaine de vos yeux et comme tous palpitent d’or sous la lune !

(Extrait de « Verdure »)

Le poète, on le voit, parvient à imposer à la force du verbe une confrontation assidue au réel. Ce réel, quel est-il pour lui ? À la question, cette note, nourrie d’une lecture attentive des poèmes, mais aussi d’entretiens avec leur auteur, tente une réponse qui ne soit pas trahison. Ce qui est réel, c’est l’existence d’un dehors, d’un extérieur donc, mais si proche en définitive, si disponible, tellement à portée des sens et, croirait-on, du sens, qu’il lance paradoxalement une invitation permanente à s’y tenir, à s’en faire un intérieur. Y coexistent mesure et démesure : ainsi une Méditerranée, dehors « infini et clos », à l’opposé d’un Océan, dehors « des vertiges et du vide », avec lequel le poète entretient une complicité toute bretonne.

Accordées à cette perspective, vie du dehors et vie intérieure ne vont cesser de s’interpénétrer. Dans le poème intitulé « Sillon », le paysage vu du train et la page d’écriture du voyageur ne cessent de se superposer, jusqu’à y découvrir leur impossible perméabilité – entendons tout à la fois l’impossible dissolution de l’un dans l’autre, comme l’impossible clôture entre les deux : « Folie que vouloir retenir les âmes sur des rails terrestres ! »

Cependant, le dehors, comme tout être vivant, résiste à la prise de possession. Les choses ne se laissent pas faire. Le poète nous initie à l’art de composer, au sens le plus tragique du mot : il faut délocaliser ses états, se fragiliser. Non pas tourisme avec garantie de rapatriement, mais exil sans retour, entraînant perte de repères et lente déréliction. Au bout, encore des marches à descendre, le déracinement final d’un soi, présent certes, mais dont rien ne peut plus assurer qu’il soit distinct du monde : « Aucun lien ne peut m’arracher aux forces du provisoire, à son absorption dans le tourbillon noir de la cendre. » On relève cette singulière et impressionnante figure : « Il monde ! Il pleut ! Parole impossible à prononcer… » d’où se dégage l’effroi d’une impossible extériorité au monde. Rien ne nous en distingue, nul endroit où se tenir et le tenir sous le joug d’une observation. Nous voici dans cet état que le poète appelle « néantitude ».

Parvenir à soi-même, faire cesser cet exil, se rendre extérieur au monde ? Seul le permettrait un saut dans l’absolu. Mais ce livre n’en sent pas le vouloir. Au contraire, c’est avec une manière de tendresse et un humour des plus attentifs que le monde et l’humain sont sillonnés : que ce soit sur le pavé des villes ou à travers les terroirs, un Ulysse, évidemment rusé, parcourt cette « néantitude ». Balayeurs, clochards, piétons sans visage, commerçants, ouvriers, couturières… tels sont les Lotophages, Cyclopes, Lestrygons ou Sirènes de notre appartenance au dehors, de notre résidence forcée en quelque sorte, et voici donc, non sans étonnement, que s’en découvre « l’usage » ! Il y a là, pour le regard et l’écoute, une faculté merveilleuse que le poète appelle « l’âme » dans le beau poème « Résistance à la négation », que nous citons intégralement :

Qui veille adossé aux parois du jour ? Qui considère la nuit avec espérance ? Qui forme les emplois inédits de ce que nous sommes et dont il fait soif ?
Qui fait silence et suit en arôme les contours d’une parole ? Qui garde une disponibilité suffisante pour s’immiscer dans le labyrinthe de nos gestes ?
L’arbre livre au soleil le battement des saisons. La pierre aux océans, la courbe et la langueur de vivre. Tous offrent des réponses et des questions aux réponses. Qui s’en approche et les écoute ?
Qui tourne et fouille notre obscurité ? Qui cherche un salut dans une langue oubliée, une promesse derrière l’entêtement ? Qui voudrait un rapport neuf avec ce qui ne meurt pas ?
L’âme, notre fierté, notre passe-droit. Unicité sans encoche, fraternité aux enroulés stellaires. En elle, les fragilités de la vie sauvage, la torpeur du cristal, la harpe éblouie de l’aurore, la fierté du sel, l’appétit de nos villes, le rire écume des océans.
En l’âme, le miracle du livre unique. Une langue nouvelle, avec une grammaire, des voyelles et un vocabulaire neufs, parfaitement éternels, parfaitement recevables par l’autre. En l’âme, l’homme debout, droit comme un soleil.


Pourtant, en dépit de ces moments de gloire, la vie intérieure est toute d’opposition et, à toute tentative de possession, dresse autant d’obstacles que le dehors lui-même. Ce cocon n’est pas prêt à se rendre, à se soumettre à cette absence de bord, à la perte de soi-même :

Chaque matin, je réapprends qu’un autre que moi existe. Il serait ni chose, ni bien comestible, mais un vide insondable au cœur, irréductible à l’intelligence.
Par le jeu des millénaires, quelques modes de coopération me furent enseignés, un petit pécule remis pour tout échange entrepris dans les règles de l’art.
Mais que sa parole soit prière ou bariolure, toujours je la reçois avec violence. L’autre figure une lutte avec un dieu impossible. D’homme, il ne porte que les cendres et sa mort annoncée.

(Extrait de « Éloge funèbre »)

La vie intérieure, aussi sauvage que le dehors, recèle une violence inouïe, une capacité à renier tout ce qui n’est pas elle-même. Ulysse encore en représente la figure emblématique : tellement marqué, brûlé dans ses intérieurs par le voyage au dehors que, rendu à lui-même en reposant pied sur Ithaque, il n’est plus capable de se gouverner, de demeurer auprès des siens, d’apprivoiser le quotidien. Justiciable des dieux seuls : autant dire de personne !

À rapprocher ces deux électrodes que sont le dehors, infini et clos, et la vie intérieure, il y a pour le poète, non seulement une forme d’aventure, de recherche d’inconnu, mais un choix de vie, qui relève d’une foi, d’une confiance en la présence/absence de l’Être-Dieu pour l’homme. Très significatif d’un engagement chrétien, ce verset de Saint Paul placé en épigraphe : « Lui, ne retint pas Dieu en lui. Au contraire, Il s’anéantit homme parmi les hommes. » Une allégeance « au monde invisible » est revendiquée. Même s’il ne semble qu’« injustifié, inutile, avec un amour qui sonne en nous comme une injure », Dieu étaye et promeut : « Dieu travaille à m’inventer dans la rude étoffe des êtres et des choses ».

Un grand voyage de la pensée où se révèlent puissance d’écriture et nouvelle maîtrise du poème en prose.

 

Paul FARELLIER, in La Revue de Belles-Lettres, n° 2-4  2009.