Lorand GASPAR

Lorand GASPAR



" Le poème n’est pas une réponse à une interrogation de l’homme ou du monde. Il ne fait que creuser, aggraver le questionnement. Le moment le plus exigeant de la poésie est peut-être celui où le mouvement (il faudrait dire la trame énergétique) de la question est tel - par sa radicalité, sa nudité, sa qualité d’irréparable - qu’aucune réponse n’est attendue plutôt, toutes révèlent leur silence. La brèche ouverte par ce geste efface les formulations. Les valeurs séparées, dûment cataloguées, qui créent le va-et-vient entre rives opposées sont, pour un instant de lucidité, prises dans l’élan du fleuve. De cette parole qui renvoie à ce qui la brûle, la bouche perdue à jamais. " 

Lorand GASPAR ( in Approche de la parole, Gallimard, 1978).

Tout entière charnellement immergée dans la lumière de la Méditerranée orientale et dans la «mystique» – limitrophe – du «désert», la voix fait entendre ici un regard dont le champ est le réel du monde ou, pour peut-être plus justement dire, à qui le réel du monde tient lieu du «rêve» créateur de toute poésie. Les choses agissent, et elles n’excluent pas le langage. Le désert agit, mais pas à la manière d’une épure qui voudrait amaigrir la parole : le désert révèle, au contraire, sa somptuosité. De là, une connexion serrée au monde qui nous entoure : la finesse de «l’observation» (terme gasparien par excellence, cf. le titre Feuilles d’observation) se révèle manière de sceller l’union entre ce qui est corps et ce qui est esprit ; l’observation, ainsi entendue, habite humainement le monde ; on est loin du procès-verbal pongien.

Cette demeure élue, parmi les choses et les êtres du monde, ne se connaît pas de limites : la «nature», qui emplit tout l’espace mental, ne se connaît pas d’«autre». Dieu n’a pas à être cherché car il y a ce jeu du plein/vide, de la présence/absence, dans l’immanence d’un regard qui, de la Création et du Créateur, a fait une totalité à tout jamais insécable. L’œuvre du poète est née, certes, dans les pas du sacré (Patmos, Jérusalem, Bethléem, Qumran…) et elle s’est nourrie de la tradition du Livre ; elle a gardé, tout au long, une empreinte divine qui ne cesse de témoigner de sa force et d’en garantir la grandeur ; mais il n’y a pas eu le saut décisif dans la transcendance. L’œuvre apparaît ainsi comme un immense temple naturel et panthéiste. Et l’on peut imaginer l’intensité de la rencontre relativement tardive de son auteur avec la pensée spinoziste.

Français d’origine hongroise, Lorand Gaspar est né en Transylvanie orientale en 1925. Déporté du travail pendant la Seconde Guerre mondiale, il se réfugie en France où il fait ses études de médecine. Sa carrière de chirurgien le mène notamment à l’hôpital français de Jérusalem de 1954 à 1970, puis au C.H.U. Charles-Nicole à Tunis de 1970 à 1995. On note d’ailleurs dans l’œuvre poétique de Lorand Gaspar, nombre d’interférences médecine-écriture. Et il ne faut pas perdre de vue que ce grand poète est également un auteur qui compte dans le domaine des neurosciences.

Lorand Gaspar est décédé le 9 octobre 2019 à Paris, à l'âge de 94 ans

Paul FARELLIER

(Revue Les Hommes sans Épaules).

A lire: Le Quatrième État de la matière, Flammarion, 1966, prix Guillaume-Apollinaire, 1967. Gisements, Flammarion, 1968. Histoire de la Palestine, Maspero, 1968 et 1978. Palestine, année zéro, Maspero, 1970. Sol absolu, Gallimard, 1972. Approche de la parole, Gallimard, 1978. Corps corrosifs, Fata Morgana, 1978. Égée suivi de Judée, Gallimard, 1980. Sol absolu, Corps corrosifs et autres textes, avec un essai d’autobiographie, Gallimard, 1982. Amandiers, Hofer, 1980, avec huit estampilles d’Étienne Hajdu. Feuilles d’observation, Gallimard, 1986. Carnets de Patmos, Le temps qu’il fait, 1991. Égée, Judée, suivi d’extraits de Feuilles d’observation et de La maison près de la mer, Gallimard, 1993. Apprentissage, Paris, Deyrolle, 1994. Carnets de Jérusalem, Le temps qu’il fait, 1997. Patmos et autres poèmes, Gallimard, 2001. Derrière le dos de Dieu, Gallimard, 2010.

Lorand Gaspar a déployé aussi une importante activité de traducteur, notamment autour d’oeuvres de D.H. Lawrence, Rilke, Séféris, et de plusieurs poètes hongrois, dont Janos Pilinszky.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
Dossier : POÈTES NORVÉGIENS CONTEMPORAINS n° 35

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