LJUBA

LJUBA



C’est en 1996 au sein du comité de la revue surréaliste Supérieur Inconnu, dont il fut un fidèle collaborateur et le peintre phare, que j’ai fait la connaissance de Ljuba, un grand artiste, un voyant, mais aussi un homme réservé (mais quel observateur !) et attachant ; un ami fidèle. Sous ses airs de « nounours sauvage », Ljuba était un homme de qualité, de culture, un homme solitaire et solidaire, simple et généreux, exigeant et volontiers taquin ; un humour qu’il aimait cocasse ou le plus souvent piquant. Ljuba parlait peu. Ses confidences étaient rares. Ce n’était pas un « phraseur » ; catégorie qui l’horripilait autant qu’elle l’amusait par sa bêtise et sa prétention. Ljuba avait un regard des plus expressifs. Il n’avait pas besoin de parler pour se faire comprendre par son interlocuteur. Plus important : Ljuba n’était que peinture. La peinture était sa vie entière et il s’y déversait tout entier, sans retenue ni trucage. « À dire vrai, nous confia Ljuba, je ne suis que par les tableaux. Il me semble que dans la vie quotidienne, je n’existe pas. Souvent je me prouve mon existence en palpant et en serrant les objets autour de moi. Il m’arrive, lorsque le tableau en cours ne va pas bien, de dormir dans l’atelier afin de mieux en sentir les ondes, de les éprouver, de noter dans mon journal ses effets sur moi... Il me semble parfois que je mène la vie d’un mystique ! »  

Ljuba est-il surréaliste ? Post-surréaliste ? Baroque ? Maniériste ? Fantastique ? Visionnaire ? (..) Ljuba n’a jamais revendiqué la moindre étiquette et/ou appartenance. Peintre intégral lui convient mieux de son propre aveu, et ce, à l’instar du poète franco-roumain Ilarie Voronca : « Le vrai mot personne ne l’a dit encore : cubisme, futurisme, constructivisme ont débouché sur le même point hardi : la SYNTHESE », écrit-il dans le numéro 6/7 de la revue Punct (janvier 1925), en se proclamant Poète intégral (..) Ljuba connaissait-il la poésie de Voronca ? Je l’ignore. Nous n’avons jamais parlé de lui. Mais il connaissait forcément le nom de Voronca, ne serait-ce que pour son invention, à Bucarest, en 1924, au sein de la revue 75 HP, avec son ami Victor Brauner, de la Pictopoésie (les mots sont intégrés dans le support plastique ; ils sont à la fois « signes » et éléments purement visuels, de l’ordre de la matière ou de la couleur). Ljuba était un grand lecteur. La bibliothèque, ou plutôt les bibliothèques particulièrement fournies de son atelier en témoignent, y compris par la diversité des registres : histoire de l’art, monographie, philosophie, œuvres de fictions, essais, poésie, revues, en serbe, en français et en anglais. Janvier 2017, je reviens pour la première fois depuis la mort de Ljuba, non sans émotion, avec Slavica, Odile et Aleksa, dans l’atelier et remarque aussitôt la présence d’un exemplaire du Héros-limite (1953) de Gherasim Luca, qu’il était en train de relire.

D’après Ljuba, le paysage de la peinture contemporaine est inquiétant : « Nous nous trouvons sinon dans une impasse, du moins dans un vaste champ de déchets dont il faudra bien sortir. C’est dans cette perspective que je travaille : mettre au point ce que j'appelle une peinture intégrale. C’est-à-dire une peinture qui exploite toutes les possibilités de cet art pour affronter les questions essentielles ; celles que Gauguin avait risquées dans un de ses tableaux : Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? » D’après Ljuba, si les avancées de la peinture au XXe siècle sont incontestables, elles sont éparses : « On trouve par exemple une matière extraordinaire chez Tapiès, on trouve des gestes fabuleux chez Hartung, des audaces surprenantes chez Mathieu, une géométrie remarquable chez Vasarely, des couleurs fascinantes chez Poliakov, des structures hallucinantes chez Vieira da Silva. Mais ce ne sont là que des découvertes partielles, fragmentaires... l’unité fait défaut. » Pour que la peinture retrouve une profondeur universelle, il faut qu’elle réunisse « toutes les expériences et retrouve une nécessité spirituelle ».

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Ljubomir Popović dit Ljuba, est né le 14 octobre 1934, à Tuzla (Bosnie Herzégovine), dans le Royaume de Yougoslavie. Son père, Aleksa Popović, marchand, tient un magasin et une auberge. Fils unique, né dans des conditions difficiles et de santé fragile, Ljuba recueille toute l’affection de son père et de sa mère, Spasenija Mitrović, fille de pope. En 1941, la famille déménage à Valjevo en Serbie.

L’enfance de Ljuba est marquée par un rapport privilégié à la nature, à la littérature et au dessin déjà, mais aussi par la violence, les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale. L’invasion de la Yougoslavie par les nazis et leurs alliés, a lieu en avril 1941. La Luftwaffe déclenche l’Opération Châtiment et bombarde Belgrade, qui est prise le 13 avril. À Valjevo, les officiers allemands réquisitionnent la maison des Popović, qui doivent se réfugier dans le centre de la ville. L’Allemagne et l’Italie démembrent la Yougoslavie, divisée en zones d’occupation allemande ou en protectorats italiens, hongrois ou bulgares. Deux régimes collaborateurs sont instaurés : l’État indépendant de Croatie et le Gouvernement de Salut National de Serbie. Jusqu’en mai 1945, la guerre mondiale se double en Yougoslavie d’une guerre civile extrêmement violente, théâtre de nombreux massacres, de nettoyages ethniques et de crimes de guerre de toutes sortes. Les conditions d’occupation, et notamment les atrocités commises par les Oustachis croates, suscitent deux mouvements de résistance qui se trouvent cependant très vite en conflit l’un avec l’autre : les Tchetniks nationalistes et monarchistes commandés par Draža Mihailović, et les Partisans communistes commandés par Tito. Ce sont ces derniers qui l’emportent en 1945 (..)

Entre 1991 et 1999, deux séries de guerres se succèdent en affectant les six républiques de la défunte République fédérale socialiste de Yougoslavie. Ces guerres sont les plus meurtrières en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. On estime que leur bilan humain s’élève à 300.000 morts dont deux tiers de civils, s’accompagnant de 4 millions de personnes déplacées. (..) Pourquoi s’étendre quelque peu sur ces évènements dramatiques ? Tout simplement pour bien montrer que l’omniprésence de la mort, du chaos et des fantômes dans l’œuvre de Ljuba, doivent bien plus à cette réalité imbuvable qu’aux légendes et contes populaires serbes, qui ont pu le bercer. Dans les années 90, Ljuba peindra notamment deux tableaux apocalyptiques : Les exercices de nostalgie et Escalier d’une civilisation mourante.

Retour en 1953 : Après le lycée, Ljuba gagne Belgrade et s’inscrit à la Faculté d’Histoire de l’Art, ainsi qu’à un cours de dessin où il apprend le nu académique, avant d’intégrer en 1954, l’École des Arts décoratifs où il dessine des modèles vivants grandeur nature. Exclu, en 1958, des Arts décoratifs pour cause de non-respect des règles académiques, Ljuba s’inscrit en 1959 à l’Académie des Beaux-Arts de Belgrade. La même année, il découvre la peinture surréaliste à travers l’exposition de la collection Urvater à Belgrade ; ville où on le sait, et Ljuba ne l’ignore pas, le surréalisme serbe s’est développé entre 1922 et 1932 en même temps que le surréalisme français. « En tant que mouvement organisé, écrit Jelena Novaković le groupe surréaliste de Belgrade commence en 1930, au moment où, en Serbie, débute la période d’absolutisme qui va durer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (Dictature du 6 janvier 1929 et Constitution octroyée du 3 septembre 1931) et où l’esprit surréaliste d’opposition et de révolte prend un caractère social et politique en accord avec l’esprit révolutionnaire du surréalisme français et avec la transformation de La Révolution surréaliste en Le Surréalisme au service de la révolution (en 1930). »

En 1960, avec des amis, Ljuba cofonde le groupe d’avant-garde Mediala (Miel et Dragon. Le miel, représentant tout ce que l’homme désire, et le dragon, tout ce qu’il redoute) et participe à des expositions de groupe, dont au Salon d’Octobre de Belgrade. L’année suivante Ljuba accomplit son service militaire à l’école des officiers de réserve, dans la forteresse de Bileća, à l’est de l’Herzégovine, où il devient ami avec l’écrivain Danilo Kiš, dont l’œuvre romanesque sera considérée comme l’une des plus importantes de la littérature yougoslave et serbe.

En 1962, Ljuba participe, avec le groupe Mediala, auquel se joignent le peintre monténégrin Dado et le serbe Vladimir Veličković, à l’exposition « Nouvelles Formes de Surréalisme et de Relationnisme », à la galerie Kulturni Centar de Belgrade ; puis au Salon d’Octobre, à la Biennale des Jeunes de Rijeka et à l’exposition « Le Rêve et l’Imagination », à Požarevac (nord-est de la Serbie). Ljuba témoigne : « J’étais toujours un peu malheureux dans le travail d’après nature, car je voyais dans le modèle plus de choses qu’il n’y en avait. » Ljuba constitue alors ce que Sarane Alexandrian appelle « la substructure de sa peinture », expérimentant deux thèmes qui ne cesseront de le hanter, et qu’il accommodera de toutes les façons possibles, avec des détails supplémentaires : celui du repas sacrificiel et celui des morts vivants, faisant alors naître in vitro quelques monstres qui auront une nombreuse postérité. Ljuba commence également une interrogation aussi singulière que passionnée, sur le corps féminin. Naissent alors sur les toiles, des nus aux tonalités sombres, très expressifs, décharnés et spectraux, mutilés ou corrodés, qui se métamorphosent partiellement en objets abstraits.

Ljuba s’installe à Paris durant l’Automne 1963. Il nous dira : « Le rayonnement intellectuel et artistique de Paris était à cette époque encore très grand et devait exercer sur moi une durable fascination au cours de mes années de formation. Je me revois débarquer Gare de Lyon avec sous le bras cinq tableaux de l’époque de Belgrade. Les premières années furent matériellement très difficiles - il m’a fallu pendant un temps gagner ma vie en tant que peintre en bâtiment. » Son professeur l’Académie des Beaux-Arts l’a recommandé auprès de Ginette Signac, la fille du peintre néo-impressionniste Paul Signac, qui donna naissance au pointillisme, avec le peintre Seurat, et qui mis au point la technique du divisionnisme. Ginette Signac met en relation Ljuba avec René de Solier, historien et critique d’art très réputé, qui est le premier français à comprendre et à défendre la création du peintre serbe. Grace à Solier, Ljuba vend les cinq toiles rapportées de Belgrade au marchand d’art Marcel Zerbib, qui lui propose un contrat et un revenu mensuel. Sa première exposition personnelle à Paris se tient avec succès à la galerie Edouard Smith en 1964 ; année où il s’installe dans un atelier rue Lepic. Ljuba fait la rencontre de Natacha Jancić, jeune architecte avec laquelle il emménage, rue Léopold Robert, à Montparnasse. Parmi les œuvres les plus importantes de l’époque 1966-68, citons : Ljiljana ou la voie lactée, Requiem, La question de l’éternité, Le Mariage mystique, La ville éternelle (son premier grand paysage, avec des personnages subissant d’affolantes métamorphoses devant un relief vallonné où s’étage une ville, qui inaugure la confrontation entre une scène d’intérieur et une scène d’extérieur, dont le peintre fera plus tard plusieurs variations), L’Apparition, L’Île mystérieuse, Le Temps des androïdes, L’Ange de la perversité (son premier tableau de grand format).

En 1969, à la demande de Patrick Waldberg, Ljuba participe à l’exposition « Signes d’un renouveau surréaliste », à la galerie Brachot, à Bruxelles. Cette année-là, il peint notamment : Anabella ou la soif du mal, L’hibernation, La question de l’éternité, Une leçon d’alchimie, La ville des hommes mordus ou La création des Androïdes, qui ornera la première de couverture de la monographie du peintre chez Belfond, en 1978. C’est à cette époque que la critique d’art Anne Tronche fait la connaissance de Ljuba, et témoigne : « L’atelier très clair, très propre, était une plongée dans un temps indéfinissable, bien loin de ce café-théâtre qu’on venait de traverser. Une floraison infinie de formes accomplissait dans les tableaux leur métamorphose dans des teintes volontiers acides qui remplaçaient les tonalités ocre et brun des premières toiles. Les personnages que l’on voyait dans les tableaux, en 1969, étaient portés par une sorte de théâtralité cérémonielle qui les faisait se dissimuler derrière des autels, habiter des boîtes, fuir par des escaliers dans des gravitations paradoxales. Un peu partout des bouches, des regards, des membres dont on suivait difficilement le rattachement à un corps traversaient l’épaisseur des signes, occupaient des buissons de lignes, s’accommodaient de courbes vaguement associées à une organisation architecturale. Un monde de particules lumineuses faisait vibrer des zones importantes de la composition, en donnant forme à des saccades, des inachèvements, des rythmes qui, renonçant à l’expérience terrestre, paraissaient interroger une réalité cosmique que la science a rapprochée de nous. Cela avait pour conséquence d’accompagner les corps, notamment celui central généralement féminin, d’une vapeur dorée, d’une énergie implosive, comme si les figures ne pouvaient vivre qu’exilées dans un espace ayant perdu toute stabilité. Ce n’était pas l’usage outré de la perspective comme chez Uccelo qui démembrait l’espace, ni les ombres portées trop longues comme les avaient imaginées De Chirico. Non, c’était le contraire. C’était le sentiment de l’occultation de plans rapprochées, de l’absence de toute ombre, qui exprimait l’idée d’un autre lieu, dégageant la conscience des chimères de la ligne d’horizon…. Chez lui, les populations moléculaires pactisent avec des espaces renvoyant fréquemment à l’idée du labyrinthe, où la présence des corps paraît devoir obéir à un rituel d’initiation, où la minéralité des pierres, la verticalité symbolique des villes fixent dans l’esprit le temps sans âge des légendes…. Amateur de livres scientifiques, de romans spéculatifs et de films de science-fiction, il a mis en place un monde glissant, dont la structure atomisée est censée exprimer ce que nous savons aujourd’hui de l’infiniment petit, du déploiement des énergies donnant leur vitesse aux passages des corps dans l’univers. »

Adriana, la première fille de Ljuba (Tiana, naîtra en 1978 et son fils Aleksa en 1989, quatre ans après le début de la vie commune de Ljuba avec sa deuxième épouse Slavica Batos,que Ljuba a rencontré en Serbie durant l’été 1972, alors qu’elle était une jeune bachelière de 18 ans. Ljuba épousera Slavica en 1986) nait en 1970, alors que son père participe à l’exposition « Résonnance surréalistes », organisée par Patrick Waldberg. À l’automne, il rencontre Thessa Hérold qui vient d’ouvrir sa galerie. C’est le début d’une longue collaboration et d’une amitié. 1971 marque le début de la peinture « cosmique » de Ljuba, la phase la plus connue de son œuvre, avec des toiles telles que la naissance de l’homme cosmique, Par-delà la porte des étoiles ou L’Échelle de l’infini. Sarane Alexandrian écrira en 2003 : « La peinture cosmique de Ljuba relève de la métaphysique expérimentale du Grand Jeu, dont Roger Gilbert-Lecomte a fixé le principe : Nul ne peut être voyant et adepte d’une religion ou d’un système quelconque de pensée sans trahir sa vision. » On peut parler d’une sorte de mystique moderne chez Ljuba, parce qu’il a une conception du cosmos, du temps et de la mort qu’il met dans sa peinture, et que cette conception n’est pas scientifique, mais intuitive.

1973 est une année faste, puisque Ljuba participe à près de dix expositions, dont, « Surréalisme encore et toujours » (Milan, Turin, Bologne et Rome) de Patrick Waldberg, « De l’Informel à la Nouvelle Figuration », à Belgrade ou encore « Philippe Soupault, collection fantôme », où ses toiles sont exposées avec celles de Victor Brauner, Jorge Camacho, Max Ernst, Paul Klee, Joan Miró, Francis Picabia ou Yves Tanguy. En 1975, un an après que le peintre ait obtenu la nationalité française, Michel Lancelot lui consacre un film dans le cadre de l’émission « Les peintres de notre temps ». Petar Nedeljković en fait de même pour la TV de Belgrade. En 1978, un an après que Ljuba ait emménagé dans son atelier parisien de la rue du Val-de-Grâce, le cinéaste polonais Walerian Borowczyk lui consacre un documentaire : L'Amour monstre de tous les temps. Dès lors, le rythme de ses expositions (New-York, Belgrade, Bruxelles, Paris...), ainsi que sa renommée (désormais internationale), ne vont cesser de s’intensifier, tant auprès du public, que de la critique, des peintres, dont Salvador Dali, Matta, Hans Bellmer, Wifredo Lam ou Max Ernst, des écrivains et surtout des poètes, souvent, mais pas toujours, liés au mouvement surréaliste et à ses alentours : Roger Caillois, Alain Bosquet (« Ce superbe baroque est aussi, par excellence, le peintre de l’abstraction cosmique »), Philippe Soupault, Jacques Lacan, Alain Jouffroy, André Pieyre de Mandiargues, Etiemble, Patrick Waldberg, José Pierre, Jean-Clarence Lambert ou encore, nous l’avons dit, Sarane Alexandrian, auteur d’une monographie de référence : « Ljuba est un peintre d’imagination qui fait des tableaux d’aventures : toutefois ce sont des aventures intégralement picturales, où c’est la peinture même qu’il explore tel un territoire plein de mystères à découvrir et de périls à conjurer. » C’est qu’il y a toujours un sujet dans chacun des tableaux de Ljuba, mais un sujet qui se constitue peu à peu au cours de sa réalisation, et Ljuba est toujours prêt à le modifier et même à le sacrifier impitoyablement, s’il l’entraîne hors des voies de la création pure. Ljuba n’illustre pas un évènement historique passé ou contemporain, pas davantage un mythe, il ne base pas non plus ses images sur un récit personnel : à l’inverse, l’acte de peindre est pour lui l’évènement historique, le mythe, l’expérience individuelle qui embarquent le peintre dans un voyage de découverte, à bord d’une toile devenue la caravelle des navigateurs héroïques.

Malgré une proximité évidente, une force poétique indéniable, il est toutefois difficile de rattacher Ljuba historiquement au mouvement surréaliste qui le précède. « Il chasse « dans les environs », écrit Sarane en reprenant la formule d’André Breton sur Picasso, avant de poursuivre : « Pour moi, Ljuba est un artiste qui a avec le surréalisme la même proximité (ou la même distance) que les membres du Grand jeu, voulant mener une action parallèle à celle des surréalistes, en exprimant des nuances ou des subtilités négligées par eux. » Ljuba, pour sa part, nous confie : « Je dois beaucoup au surréalisme. Mais selon moi, le mouvement de Breton n’a pas assez insisté sur l’exploration des vertus propres à l’expression picturale, sur l’essence même de la peinture. Il faut reconnaître que le surréalisme, dans toute sa grandeur, appartient aujourd’hui à l’Histoire. »

Mêlant deux thèmes récurrents : corps féminins et architecture (le rapport au corps et à l’univers est ici primordial, comme forces et énergies brutes), Ljuba, dans son œuvre, met à jour l’érotisme inconscient, les forces cosmiques inhérentes à chaque homme. Apparaît dès lors, une mise en relation du désir et de la mort, de la pureté et du chaos, du microcosme et du macrocosme, et ceci dans l’expression des pulsions énergétiques relatives au cosmos du corps érotique. Les forces sous-jacentes et imminentes sont prêtes à surgir pour donner à l’entrelacs de motifs architecturaux un caractère subversif : l’ordre du monde n’est qu’apparent pour Ljuba, il ne demande qu’à être bouleversé par la dimension tragique de l’homme.

La finalité de la peinture de Ljuba se trouve peut-être dans la sérénité qui survient après la lutte, ce combat contre son propre chaos en vue de l’harmonisation des contraires ; mais le peintre nous confie : « Je ne peux pas suivre ceux qui apprécient ma peinture simplement pour l’imagerie surréaliste ou fantastique qu’ils croient y reconnaître. Le sujet du tableau - sur lequel se fixe immanquablement l’œil du spectateur superficiel - est de peu d’importance au regard du travail proprement pictural. La véritable tâche du peintre est d’accorder des sensations. La peinture n’est pas une représentation, mais une modulation symphonique de sensations visuelles. Cette tonalité picturale est liée à l’état qui est le mien à l'instant où je peins : le tableau est une surface qui reflète les plus subtiles variations de mes pensées et de mes sentiments du moment. La construction de son espace (cette recherche architecturale de verticales et d’horizontales – n’est là que pour calmer le jeu baroque qui envahit la toile. Ce que je perçois d’abord lorsque je regarde un tableau en cours, ce sont les dissonances qu’il faudra accorder, les accords qu’il faudra souligner... Et lorsque le tableau résonne dans une harmonie symphonique, je sais qu’il est fini. C’est après coup que le spectateur croit découvrir dans l’œuvre une thématique fantastique ou surréaliste, mais ce n’est pas dans cet esprit que je travaille. Le pire danger pour un tableau, c'est de devenir une image, de perdre toute force picturale pour n'être plus qu’une illustration ou un récit... Le vrai sujet de ma peinture, c’est la peinture elle-même ».

(..) Ljuba est assurément l’un des peintres les plus singuliers, les plus puissants de sa génération et de notre époque ; un peintre de l’imaginaire qui explore la peinture tel un territoire plein de mystères à découvrir et de périls à conjurer. Forêts hantées, palais à l’abandon, ombres colorées où se profilent démons et spectres, Ljuba peint la matière et ses propriétés, et ne se limite pas aux êtres et aux choses. Ljuba peint des édifices inhabités, semblant défier le temps. Le plus souvent, il s’agit de palais, d’une rotonde ou d’un temple ; parfois des maisons sont groupées en masse compacte. Les colonnes et les piliers sont nombreux, serrés, formant un hérissement tubulaire qui identifie les façades à des buffets d’orgue. Ljuba bâtit une ville nouvelle, un univers en ascension vers la lumière par des pyramides d’escaliers... Ljuba nous dit : « Ce qui me surprend lorsque je considère ma production depuis les premières toiles jusqu’à aujourd'hui, c'est son étrange unité. Tout un monde s’est déployé sans que j’en ai véritablement dirigé l’évolution. Des périodes successives se dégagent après coup : par exemple de 1982 à 1990, mes toiles étaient dominées par un vert acide puis à ma grande surprise, un bleu métallique progressivement est entré dans mon travail. »

Ces vingt dernières années, Ljuba était au sommet de son art. On ne peut qu'être d’accord avec Alain Vuillot qui, dès 1998, l’écrivait dans la revue Supérieur Inconnu ; nous parlons alors de toiles aussi importantes que : Labyrinthes de l’Apocalypse, Mort de jeune fille ou Le mystère en pleine lumière. Jamais ses « jardins » n’avaient respiré aussi puissamment, ses corps nus resplendi d’un tel éclat d’orgie, l’atmosphère qui les baigne rendu cette indéfinissable union du tragique et du diaphane qui est le sens même de l’être. La palette n’a cessé de s’élargir, la touche s’est délivrée de toute pesanteur, la composition maîtrise jusqu’en ses moindres détails cette géométrie de l’explosion dont chaque toile livre comme un instantané. La dilapidation corpusculaire des éléments, la déflagration méthodique des corps atteignent ici une intensité prodigieuse. Oui, on ne connait guère d’artiste qui sache aujourd’hui par la seule alchimie des pigments célébrer ainsi le clair désastre de la beauté vivante. Et ce n’est pas un hasard si le travail de Ljuba fut souvent qualifié de « baroque » ou de « néo-maniériste » ; et ce jusqu’à ses dernières toiles, comme nous pûmes en faire le constat dans son atelier, mais aussi lors de sa dernière exposition en juin 2015, à Paris, au sein de la galerie Thessa Hérold. Ljuba, comme l’écrit Mathilde Marchand, dans le catalogue, convoque l’antique (la tholos dans Le Chat Somnambule), le sacré (les croix dissimulées), le nu nonchalant (La Belle au bois métallique), les perspectives linéaires (La Chambre des Surprises) et les créatures fantastiques (Les Larmes au soleil). Son vocabulaire iconographique est formulé : les yeux écarquillés, la bouche bée, l’architecture (les colonnes, les frontons, les palais), les membres ondoyants (cheveux, bras, corps…) La principale caractéristique des dernières œuvres de Ljuba, c’est avant tout le trait lâché et relâché, spontané, qui contraste avec l’ensemble des œuvres antérieures, nettement plus travaillées, léchées avec virtuosité et méticulosité. Pour le reste, les scènes picturales de Ljuba ne quittent pas l’espace architecturé, qui reste l’une des caractéristiques de l’œuvre : escaliers, pavement, fenêtres, baies, arcs, voûtes et colonnes, comme élément non pas ornemental, mais structurel du tableau.

Ljuba est décédé, d’une crise cardiaque, à l’âge de 81 ans, dans la nuit du 11 au 12 août 2016, à Belgrade. 

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

MONOGRAPHIES SUR LJUBA: 
 
René de Solier, Ljuba (Musée de Poche, 1971). Alain Bosquet, Ljuba (La Connaissance, 1974). Ljuba, texte par Aleksa Celebonovic, Gustave René Hocke, André Pieyre de Mandiargues, Jean-Christophe Bailly, René de Solier, Jean-Clarence Lambert, Yvonne Caroutch, Zoran Pavlovic, Alain Bosquet, Dusan Makavejev, Anne Tronche, Jean-Louis Ferrier (Belfond, 1978). Anne Tronche, Ljuba, texte anglais (Alpine Fine Arts, 1980). Ljuba (Cacak, Gradac, Grupa Aurora, 1981). Anne Tronche, Ljuba (Albin Michel, 1988). Ljuba, dessins et lavis avec un texte inédit de René de Solier (Sombor, Le Rameau d’or, 1993). Jovica Acin, Les Errances d’une ombre (Odyssée), commentaires à douze petits formats (Gradac, 2000). Sarane Alexandrian, Ljuba (Le Cercle d’art, 2003).


 
 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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