Ghérasim LUCA

Ghérasim LUCA



À toutes les personnes présentes venues saluer une dernière fois la dépouille du grand poète Ghérasim Luca, je veux adresser quelques mots pour que cette cérémonie ne manque pas de solennité poétique, et surtout pour que les participants se persuadent que la disparition de son être périssable n’empêchera jamais son être spirituel de rester parmi-nous.

Je suis ici l’un de ses plus anciens amis, car c’est en 1947, à l’occasion de l’Exposition internationale du Surréalisme chez Maeght, dont je me suis occupé à dix-neuf ans, qu’il m’a envoyé sa première lettre de Bucarest. Il m’a envoyé aussi à ce moment-là ses livres, et ceux de ses amis surréalistes roumains Gellu Naum, Dolfi Trost, Paul Paun, Virgil Teodorescu, qui ont tous paru aux éditions de l’Oubli, qu’il avait fondées. J’ai été tout de suite émerveillé par son poème « Passionnément », tout en cris et en balbutiements, par son manifeste non-œdipien L’Inventeur de l’amour, préfigurant un thème qu’a exploité longtemps après lui la pensée philosophique, et par son étonnant récit Le Vampire passif où il s’identifiait à un vampire pacifique, sans cruauté, se nourrissant de la substance des choses au gré d’une errance perpétuelle.

Quand il s’est exilé à Paris en 1952, je me souviens de notre première rencontre dans l’atelier de Victor Brauner, rue Perrel, ce fameux atelier qui fut celui du Douanier Rousseau. À notre enchantement, Ghérasim Luca tira de sa poche un long texte qu’il nous lut en le scandant de sa voix inimitable. C’était un morceau de Héros-limite, point de départ de son expérimentation de la « cabale phonétique ». je fus stupéfait de l’entendre débuter ainsi :  La mort, la mort folle, la morphologie de la méta, de la métamort, de la métamorphose ou la vie, la vie vit, la vie-vice, la vivisection de la vie" étonne, étonne et et et est un nom, un nombre de chaises, un nombre de seize aubes et jets, de seize objets contre, contre la, contre la mort ou, pour mieux dire, pour la mort de la mort ou pour contre, contre, contrôlez-là, oui c'est mon avis, contre la, out contre la vie sept, c'est à, c'est à dire pour, pour une vie dans vidant, vidant, dans le vidant vide et vidé, la vie dans, dans, pour une vie dans la vie.

Imperturbablement, Luca poursuivit sa lecture pendant une demi-heure, tandis que Victor Brauner et moi échangions des regards ravis. Dans le Paris étouffant des intellectuels « engagés », qui nous rebattaient les oreilles avec le marxisme, ce poète s’engageait dans la poétique absolue. Et il n’a pas cessé, pendant plus de quarante ans, d’être cet homme incomparable de la société moderne, tantôt en transe comme un médium ou un somnambule, tantôt méditant avec une lucidité aiguë des problèmes ontologiques. Je n’ai pas manqué un seul de ses récitals à Paris, donnant toujours moi-même le signal des applaudissements, car l’assistance était pétrifiée de surprise après l’avoir écouté.

A son dernier récital au Centre Georges Pompidou, en 1991, il s’est surpassé. Ce poète de soixante-dix-huit ans a déclamé, crié, bégayé, mimé une série de poèmes avec une puissance d’évocation sidérante. Comme on le félicitait à la fin derrière la scène, d’avoir été aussi sublime, il répondit : C’est parce qu’il n’y avait dans la salle que des amis ! » Et me voyant il ajouta : « Oh ! lui, ce n’est pas seulement un ami, c’est un homme essentiel pour moi. »

Puisqu’il avait cette confiance en moi, je dirai que lui, Ghérasim Luca, c’est un homme essentiel dans la poésie moderne. Certes, il y a en notre temps de très grands poètes, admirables à divers titres, mais celui-ci a osé désintégrer le langage jusqu’à l’absurde pour le restructurer selon les lois de l’analogie passionnelle. Quelquefois, il lui a suffi de combiner deux ou trois mots simples en une espèce de litanie pour produire un effet obsédant. D’autres fois ses calembours, ses allitérations, ses télescopages de mots étaient tels qu’on avait l’impression d’une prouesse de rhétoriqueur. Cette position était difficile à tenir et risquait de faire de lui un incompris.

Je me sens incapable de prononcer une oraison funèbre, je veux simplement exprimer qu’il sera toujours vivant pour nous. Et c’est en vous lisant un de ses poèmes que je vous rendrai sensible, mieux que par mes propres commentaires, sa présence persistante. Ce poème, il m’a été désigné par le hasard objectif. Quand j’ai appris ce qui était arrivé à Ghérasim Luca, j’ai eu besoin de le retrouver dans son œuvre. Parmi tous ses livres sur un rayonnage, j’en ai pris un sans le choisir, c’était Paralipomènes. Je l’ai ouvert au hasard, et je suis tombé sur ceci qui m’est apparu comme le message posthume d’une solitude fondamentale :

Nous ne voyons personne
Nous voyons parfois quelqu’un
Sinon comme quelqu’un qu’on voit
Du moins comme quelqu’un
Qu’on voit parfois
Parfois nous voyons quelqu’un
Mais en général
Nous ne voyons personne
Quand nous voyons quelqu’un
Nous ne voyons personne
Mais personne ne voit
Qu’en ne voyant personne
On voit toujours quelqu’un…


Sarane ALEXANDRIAN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Allocution prononcée au crématorium du Père Lachaise à Paris, lors des obsèques de Ghérasim Luca, le 19 mars 1994. « J’ai donné à ces feuillets griffonnés impulsivement, un titre rappelant les jeux verbaux de mon défunt ami », S. A.

Ghérasim Luca  (né  Salman Locker à Bucarest, le 23 juillet 1913), « le plus grand poète français vivant », selon Gilles Deleuze, s’est donné la mort à Paris, le  9 février 1994, préférant quitter « ce monde où les poètes n’ont plus de place », en se jetant dans la Seine, comme son ami Paul Celan l'avait fait en 1970.


" ... Le Vampire passif (Éditions de l’Oubli, Bucarest, 1945. Illustré par des photographies de Théodore Brauner ; rééd. José Corti, 2001) est le livre-manifeste de Ghérasim Luca. Entré comme tel dans l’histoire du surréalisme international, il comporte une défense et une illustration du surréalisme inventé et réinventé par Luca, comme c’est le cas avec toute œuvre majeure produite au sein de ce mouvement. Le texte, écrit à la première personne, multiplie les types de discours et les registres ; il est à la fois prose poétique et traité de démonologie, protocole de magie et démonstration poétique de l’unité des contraires, évocation lyrique des forces maléfiques, hymne exalté de l’amour. Il n’y a pas de métaphores, les mots y sont employés dans leur sens propre. La figure centrale est l’analogie, déclinée dans un flux continu d’associations imprévisibles. Dans une démarche de systématisation rationnelle de l’irrationnel (principal reproche de Benjamin Fondane à l’égard du surréalisme), les domaines les plus divers et les plus éloignés de la connaissance sont convoqués, avec une  préférence spécifique pour les discours alternatifs, non homologués par la science, tels que l’homéopathie, la psychanalyse  , la pathologie des maladies mentales, encore hésitante à l’époque, l’alchimie, la magie (« le matérialisme foudroyant de la magie noire »), la numérologie, les pratiques divinatoires. Autant de voies susceptibles, aux yeux du poète, de restituer un univers sans finitude et sans finalité. Un nouvel ordre poétique du monde est proposé, placé sous le signe de l’amour, et où la poésie, le rêve, le  merveilleux ont une existence objective et se produisent « automatiquement comme un lapsus ». 


Dès Le Vampire passif, son premier livre authentiquement surréaliste, Luca est en possession de l’outil réel et symbolique ainsi que du point d’appui, qui permettent de basculer d’un monde à l’autre : de l’univers commandé par le mythe œdipien, situé sous le signe du « Paralytique Général Absolu » qu’est la mort, au  monde correspondant à notre « délire intérieur ». Cet outil est le levier ineffable de la dialectique, dont le point d’appui n’est autre que l’incon-scient érigé en domaine continu de la pensée non-dirigée. Ghérasim Luca évolue dans les eaux noires de la mélancolie, et l’instrument très fin de sa dialectique implacable crée à son désespoir le magma grouillant, criant, fascinant, de son éloquence poétique. Ces atouts en main, et renonçant à toute possibilité de retour, il s’adonne passionnément à une démarche démiurgique délirante, poursuivie avec la même intensité que dans ses livres publiés ultérieurement, tant en Roumanie qu’en France. Le manuscrit roumain du Vampire passif, édité maintenant plus de sept décennies après son écriture, apporte une nouvelle pièce à l’œuvre roumaine de Ghérasim Luca (les archives nous réservent encore des surprises) et vient compléter le corpus du surréalisme roumain avec  l’un de ses textes essentiels..."

Petre RAILEANU

(Revue Les Hommes sans Epaules n°38, 2014).


A lire (oeuvres de Ghérasim Luca) :

Un Loup à travers une loupe, Bucarest, 1942. José Corti, 1998
Quantitativement aimée, Éditions de l’Oubli, Bucarest, 1944
Le Vampire passif, Éditions de l’Oubli, Bucarest 1945. José Corti, 2001
Dialectique de la dialectique, en collaboration avec Dolfi Trost, éditions surréalistes, Bucarest, 1945
Les Orgies des Quanta, Editions de l’Oubli, Bucarest 1946
Amphitrite, Éditions de l’Infra-noir, Bucarest 1945
Le Secret du vide et du plein, Éditions de l’Oubli, Bucarest 1947
Héros-Limite, Le Soleil Noir, 1953. José Corti, 1985
Ce Château Pressenti, Méconnaissance, 1958
La Clef, Poème-Tract, 1960, Paris
L’Extrême-Occidentale, Editions Mayer, Lausanne 1961. José Corti, 2013
La Lettre, sans mention d’édition, Paris, 1960
Le Sorcier noir, avec Jacques Hérold, Paris 1996
Sept slogans ontophoniques, Brunidor, Paris 1963. José Corti, 2008
Poésie élémentaire, éditions Brunidor, Vaduz, Liechtenstein, 1966
Apostroph’Apocalypse, Éditions Upiglio, Milan 1967
Sisyphe Géomètre, Éditions Givaudan, Paris, 1967 Livre- sculpture conçu par Piotr Kowalski
Droit de regard sur les idées, Brunidor, 1967
Déférés devant un tribunal d’exception, Paris, 1968.
Dé-Monologue, Brunidor, 1969    
La Fin du monde, Editions Petitthory, 1969
Le Tourbillon qui repose, Critique et Histoire, 1973.
Le Chant de la carpe, Le Soleil Noir, Paris, 1973. José Corti, 1985
Présence de l’imperceptible, Franz Jacob, Châtelet ; sans date d’édition
Paralipomènes, Le Soleil Noir, 1976. José Corti, 1986
Théâtre de Bouche, Criapl’e, 1984. José Corti, 1987
Satyres et Satrape, éditions de la Crem, 1987
La Proie s’ombre, José Corti, 1991
L’Inventeur de l’Amour, suivi de La Mort Morte, José Corti, 1994
Le Cri, éditions Au fil de l’encre, 1995
La voici la voie silanxieuse, José Corti, 1997
Ghérasim Luca par Ghérasim Luca, CD audio. José Corti, 2002
Levée d’écrou, José Corti, 2003
Comment S’en Sortir Sans Sortir, José Corti, 2008


A consulter :

Petre Raileanu, Gherasim Luca, éditions Oxus, 2004.

Sarane Alexandrian, Le poète sans repentir, Supérieur Inconnu n° 5, 1996.

Site internet: gherasimluca.blogspot.com




Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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