Salvador DALI

Salvador DALI



SALVADOR DALÍ ET LE CAUDILLO

La relation du plus célèbre des peintres catalans avec le Caudillo Franco est-elle un aspect secondaire de sa vie ou une simple provocation ? Non.  En octobre 2003, quelques mois avant le début des célébrations du centenaire de la naissance de Salvador Dalí (1904-1989) en Espagne, le politologue Vicenç Navarro publie dans El País une tribune qui dénonce l’image d’artiste apolitique attribuée au peintre espagnol. Au contraire, écrit-il, Dalí n’a pas seulement encensé le coup d’État militaire de 1936 qui est à l’origine du déclenchement de la Guerre civile espagnole (1936-1939) ; il a également défendu la sévère répression franquiste, qu’il juge d’ailleurs nécessaire « pour nettoyer le pays des forces destructrices de ce que l’Espagne a de meilleur ».

Une semaine plus tard, le dramaturge Albert Boadella lui répond dans le même journal qu’il considère que cet aspect de la vie du peintre lui parait « secondaire ou purement anecdotique », et que ses éloges du franquisme sont à mettre sur le compte de « sa spontanéité compulsive », pour conclure que « son supposé franquisme n’est qu’un fait insignifiant de son existence ». Comment Salvador Dalí a-t-il pu soutenir l’une des dictatures les plus meurtrières du XXe siècle ? Et pourquoi ses liens avec le franquisme sont-ils toujours renvoyés au domaine de l’anecdote ?

En 1936, écrit Bruno Tur (cf. Salvador Dalí, fou du dictateur Franco in slate.fr, 19 décembre 2012) « lorsque la Guerre civile éclate en Espagne, le peintre de Figueres a 32 ans et est déjà bien connu. Dix ans plus tôt, il a réalisé ses premières expositions personnelles à Barcelone, après avoir fait ses études d’art à Madrid au début des années 1920. Il vit alors à la Residencia de Estudiantes, où il s’est lié d’amitié avec Federico García Lorca et Luis Buñuel. En 1929, à Paris, il réalise avec ce dernier Un chien andalou, rencontre celle qui sera la compagne de sa vie, Gala, et intègre le groupe surréaliste. Avant la Guerre civile, Dalí a déjà montré qu’il est, politiquement parlant, un artiste paradoxal. Ses premiers engagements connus le situent à gauche. Ce fils d’un libre penseur catalan est même expulsé de son école d’art, en 1923, pour avoir organisé une manifestation. À cette période, ses affinités idéologiques avec García Lorca et Buñuel, artistes engagés, ne font aucun doute. Enfin, sa participation au groupe des surréalistes fait de lui, potentiellement, un défenseur de la révolution. Sur le papier, les choses sont simples. En réalité, ses convictions sont plus complexes et son engagement moins marqué, par exemple, que celui de Picasso... Entre les surréalistes et lui, c’est particulièrement l’un de ses tableaux qui va provoquer la colère d’André Breton. En 1933, Dalí représente Guillaume Tell sous les traits de Lénine.

Début 1934, le groupe des surréalistes organise un « procès » de Dalí, qui frôle l’exclusion, mais qui ne sera écarté du groupe qu’en 1939. Les surréalistes ne réagissent pas seulement à l’exécution de ce tableau de Dalí : ils lui reprochent aussi de parler en bien d’Adolf Hitler, au pouvoir en Allemagne depuis peu. En 1971 encore, à la télévision française, Dalí présente « la guerre » du « très honnête » Adolf Hitler comme une œuvre d’art. En l’écoutant parler ainsi, on devine une certaine admiration de Dalí pour la figure des leaders et des dictateurs, un intérêt que l’on retrouve dans sa production artistique tout au long de sa vie. On y croise donc Lénine, Hitler et même Mao, peint façon Marilyn Monroe. Il ne pouvait pas rester insensible à la figure de Franco qui, après la Guerre civile, allait imposer sa dictature en Espagne, son propre pays, de 1939 à 1975.

La Guerre civile, Dalí ne va pas la vivre de l’intérieur, puisqu’il quitte rapidement l’Espagne. Son ami Federico García Lorca est fusillé par les franquistes dès le début de la guerre. Luis Buñuel est contraint à un exil dont il ne reviendra jamais et pendant lequel il ne cessera de soutenir l’Espagne républicaine. De tout cela, Dalí ne s’en émeut pas publiquement. Il ne semble prendre parti pour aucun des deux camps, une distanciation qu’illustre bien son tableau sous-titré Prémonition de la guerre civile. Ce qui intéresse Dalí, c’est la reconnaissance personnelle, la gloire et l’argent : en 1939, Breton lui colle l’anagramme « Avida Dollars ». Dalí parcourt l’Europe, rencontre Freud à Londres, passe par l’Italie fasciste de Mussolini, puis s’installe aux États-Unis, avec Gala, en 1940.

Au cours de ces années, Dalí se convertit au catholicisme. Huit ans plus tard, son retour en Europe, puis son installation en Catalogne, marquent un rapprochement entre l’artiste et le régime franquiste. Il déclare : « Je suis venu rendre visite aux deux caudillos d’Espagne. Le premier, Francisco Franco. Le deuxième, Velázquez. » Le ton est donné. Des deux côtés, le calcul est très clair : pour Dalí, il s’agit de pouvoir vivre dans l’espace géographique qui a inspiré son œuvre, sans crainte de la censure ; pour le régime franquiste, il s’agit de compter sur l’appui d’un artiste connu dans le monde entier. Les deux y trouvent leur compte. Mais contrairement à l’image admise d’un artiste excentrique et politiquement opportuniste, Salvador Dalí va être très actif pour témoigner de son allégeance au dictateur Franco et à son régime. Il ne s’agit pas que d’une simple admiration contrainte, de façade, comme le prouvent ses interventions publiques.

En 1951, il donne à Madrid une célèbre conférence intitulée « Picasso et moi ». Il reproche à Picasso, qu’il admire, d’être communiste, mais propose que le peintre revienne s’installer en Espagne. Il ouvre sa conférence par une formule restée célèbre : « Picasso est communiste, moi non plus ». Comme le rapporte le biographe de Federico García Lorca, Ian Gibson, Dalí dit de Franco qu’il est « l’homme politique clairvoyant qui a imposé la vérité, la lumière et l’ordre dans le pays, dans un moment de grande confusion et d’anarchie dans le monde ». En 1975, il déclare à l’AFP que Franco « est le plus grand héros vivant de l’Espagne », que « c’est un homme merveilleux ».

Et alors que le monde entier proteste contre l’exécution[1] de six prisonniers politiques espagnols, Dalí déclare, froidement : « En vérité, il faudrait trois fois plus d’exécutions que celles qui ont eu lieu. » Dalí exprime à plusieurs reprises son admiration pour Franco, qui le reçoit dans son palais en 1956 pour un entretien privé : « Dans ma vie, l’une de mes grandes qualités est d’avoir eu un généralissime Franco. » Ou encore : « J’ai une grande admiration pour Franco, qui a ressuscité l’Espagne. »

En 1964, Dalí est officiellement adoubé par le régime lorsqu’il reçoit la plus importante distinction honorifique nationale, la Grande Croix d’Isabelle la Catholique, en signe de « reconnaissance publique et officielle de l’attitude patriotique du grand artiste ». Manuel Fraga, le ministre qui lui remet l’insigne, insiste bien sur le fait que, « au-delà de toute son œuvre », c’est parce qu’il a été un « Espagnol loyal dans les moments difficiles… qui n’a pas renoncé à son passeport », qu’il est décoré.

Au bon serviteur, le régime reconnaissant. L’admiration que Dalí éprouve pour le dictateur se matérialise dans un portrait équestre de la petite-fille de Franco, en 1974. À cette occasion, il le rencontre une nouvelle fois à Madrid, et les photos les montrent tous deux conversant, seuls ou en compagnie de madame Franco, ou devant le tableau, qui représente donc Carmen Martínez-Bordiú enfant, alors qu’elle est enceinte et qu’elle va se marier avec un Bourbon au moment de la réalisation de l’œuvre… En Espagne comme en France, on ne retient pas toujours de Dalí son apologie du franquisme. Pire, ceci est considéré comme un aspect secondaire de sa vie, comme une simple provocation. Comme si le fait d’appuyer le franquisme n’avait pas été, n’était pas quelque chose de questionnable, qui mériterait que l’on s’y intéresse. Dalí, qui, avec Picasso, était l’Espagnol vivant le plus connu dans le monde à cette époque, n’a pas choisi d’utiliser sa notoriété pour dénoncer, comme d’autres l’ont fait, un dictateur et un régime qui ont tué, emprisonné, torturé et réprimé des centaines de milliers de personnes. Bien au contraire. Un détail ? Allez le dire, en Espagne, aux victimes de la dictature. Il en reste encore. »

Cesar BIRENE

(Revue Les Hommes sans Epaules).


[1] Le 3 décembre 1970, débute le procès de Burgos, un tribunal militaire espagnol juge seize militants indépendantistes du mouvement Patrie basque et liberté (ETA), accusés d’avoir abattu Melintón Manzanas, grand tortionnaire et chef de la police politique du Gipuzkoa. Suite à d’importantes mobilisations de l’opinion publique en Pays Basque, mais aussi en Espagne et dans le monde entier, les « seize de Burgos », dont neuf condamnées à morts, sont finalement graciés par Franco et demeurent en prison jusqu’en 1977.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : J.- V. FOIX & le surréalisme catalan n° 60