Jean-Dominique REY

Jean-Dominique REY



La silhouette de Jean-Dominique Rey se distinguait des autres et fendait la foule, qu'elle dominait, de sa taille fil-de-férique,comme l'a écrit Eric Dussert, sa coupe de cheveux gris et son air nuageux. Avec son air tranquille, un peu grave, Jean-Dominique Rey semblait rêver perpétuellement ("J’ai toujours beaucoup écrit en marchant"). Il apentait les boulevards de Paris avec l'allure et la grandeur du marcheur de Giacometti.

Fils d’architecte, Jean-Dominique Rey est né le 29 mars 1926 à Paris, dans une famille cultivée: « Il y avait énormément de livres à la maison, partout. Je lisais dans le désordre tout ce qui me tombait dans les mains. Il y avait beaucoup de tableaux aussi. Mon arrière-grand-père était peintre, ingénieur, collectionneur, ami des impressionnistes ». 

L'arrière grand-père maternel dont il est question n'est autre que Henri Rouart (1833-1912), polytechnicien, ingénieur, industriel, artiste-peintre, condisciple de Degas au lycée Louis-le-Grand, et collectionneur, à qui l'on doit notamment le fameux « pneumatique » que l'on appelait « le petit bleu » (système d'acheminement rapide du courrier à Paris dans des boîtes cylindriques propulsées par air comprimé dans un réseau souterrain de tuyauterie). Ancien élève de Corot et de Millet; peintre impressionniste, il participa à de nombreuses expositions à partir de 1868, tout en devenant un collectionneur, un mécène, de Delacroix, Courbet, Daumier, Millet, Corot, Manet, Berthe Morisot, Toulouse-Lautrec, Renoir, Puvis de Chavannes, Pissaro ou Degas. Son petit-fils, Paul Rouart, épousa Agathe, la fille de Paul Valéry, qui lui-même avait épousé Jeannie Gobillard, cousine germaine de Julie Rouart (la fille de Berthe Morisot) – les Valéry et les Rouart furent liés d'une amitié étroite au point d'habiter la même maison de la rue de Villejust, dans le quartier de l'Étoile. On comprend mieux dès lors, l'intérêt constant que Jean-Dominique Rey ne cessa de porter à son arrière grand-père, à Paul Valéry, comme à l'impressionisme, sur lequel il a donné plusieurs livres importants.

Durant son adolescence, Jean-Dominique fréquente Paul Valéry et "sèche" ses propre cours pour assister, en catimini, à ceux de l'auteur de La Soirée avec monsieur Teste. Il quitte donc rapidement la voie de l’architecture dans laquelle le pousse son père pour rejoindre en 1948 le Collège de France et le Collège philosophique. Il vit par la suite de cours d’anglais et de traductions.

Comparse d’Alain Jouffroy, avec lequel il a partagé au lycée la découverte foudroyante de Nadja, Rey fait la rencontre d'André Breton et des surréalistes. Il fréquente le groupe dans les années d’après-guerre. Le surréalisme lui injecte un puissant goût du songe. Dans son parcours, son influence n’est pas un vain mot.

Jean-Dominique Rey rejoint ensuite le « Contre-groupe H », avec Stanislas Rodanski, Claude Tarnaud, Alain Jouffroy ou le peintre Madeleine Novarina, qui se regroupe en 1947/48 autour du peintre Victor Brauner, avec Sarane Alexandrian comme chef de file de la jeune garde surréaliste. Ce groupe dans le groupe constitue celui des novateurs, qui s’oppose aux orthodoxes du mouvement surréaliste, en situant le surréalisme au-delà des idées et en accordant la priorité au sensible. La « rupture » avec André Breton intervient en octobre 1948, sans jamais remettre en cause l'attachement au surréalisme. Outre les surréalistes, Rey s'est lié d'amitié en 1948 avec Paul Celan à l’occasion de son service militaire en Autriche. Autre rencontre importante: celle d'Henri Michaux. Commence alors une période où il est hanté « par tout ce qui est métaphysique ».

En 1954, il travaille à Paris dans un Centre d’art roman puis après l’échec de ce projet, occupe à la Ville de Paris un poste de bibliothécaire dans le 5e arrondissement. Ensuite il entre en 1955 chez Plon comme documentaliste et apprend les métiers de l’édition. A cette époque, il prépare avec Michel Foucault la publication de son Histoire de la folie. La même année, il rencontre le philosophe Eric Weill qui dirige la revue Critique, fondée par Georges Bataille. Il donne un premier article consacré à la peinture égyptienne ancienne. Sa voie est trouvée, il sera critique d’art. « J’avais renoncé à la création pour me consacrer à l’essai, explique-t-il. Je suis passé d’une littérature de confession, comme dirait Hermann Broch, à une littérature de connaissance ».

Après Plon qu’il quitte en 1961, Jean-Dominique Rey fait un cours passage au Nouveau Candide où il remplit durant quelques mois la chronique des livres et rejoint l’éditeur d’art Mazenod qu’il quittera en 1991. Entre-temps, il publie des monographies d’art, organise des expositions et multiplie les articles d’abord dans Jardin des arts, un magazine qui disparaît au début des années 1970, et dans Arts, Cimaise, Plaisir de France, L’Œil, Connaissance des arts ou Les Nouvelles littéraires.

Peu après la littérature intervient de nouveau fortement dans sa vie. Trois recueils de nouvelles paraissent, L’Herbe sous les pavés (1982), Le Portrait sans ombre (Littéra, 1996) et Final de don Juan (1999). Sa poésie est publiée par les éditions Dumerchez. "La fonction de la poésie, écrit Rey, c’est de véhiculer les mots et de les renouveler, en effet. Je crois aussi que cela ne doit pas échapper au roman. Les mots-valises de Lewis Carroll ou les jeux de mots, les imbrications de Joyce m’ont intéressé pour cette raison. Ce qui m’a fait cesser d’écrire à une période de ma vie a été un poème qui était fait uniquement de jeux de mots. Il a paru incompréhensible à plusieurs de mes amis. Pour moi, ça a été une cassure de la poésie. J’ai pensé qu’elle était définitive. J’ai alors cessé d’écrire des poèmes. " Jean-Dominique poursuit: "Dans un train que j’ai pris la nuit. J’ai toujours beaucoup écrit en marchant, dans le mouvement et dans les trains notamment. Il s’est trouvé qu’un soir autour de 1962, j’étais à peu près seul dans mon wagon. C’est l’après-guerre, un moment un peu sinistre, il y avait peu de lumière. Je me suis allongé sur une banquette, inconfortable du reste, et tout à coup un poème est venu. J’ai hésité entre l’écrire ou l’écouter. Je l’ai écouté. Quelque chose est passé. La poésie est revenu à partir de ce moment-là. L’interruption aura duré dix ans à peu près."

Quant au roman, Jean-Dominique écrit : "Je pense qu’il est préférable d’introduire des poèmes très brefs, ici trois lignes, là dix vers, parce que tout à coup cela donne une autre dimension à la page. Le rôle du poème est aussi de continuer quelque chose car le langage de la prose risque par moment, non pas de se dessécher mais de devenir ou trop aigu ou trop bavard. Avec un poème, on concentre l’essentiel. Dans le roman, il y a une espèce de bavardage que l’on essaye d’éviter, évidemment. Dans la nouvelle, le récit est plus ramassé, on supprime certains liens pour aller plus vite d’un élément à l’autre, et dans le poème réside la concentration suprême. Un poème est achevé quand on ne peut plus retirer un mot. Si on l’enlève le poème s’écroule. Pas une syllabe de trop, c’est en tout cas ma conception du poème. En introduisant le poème dans le roman, j’ai essayé de donner une concentration totale. Comme un coup de gong." 

Jean-Dominique Rey fut, par la suite, un membre fondateur de la revue surréaliste Supérieur Inconnu (fondée en 1995, à Paris, par Sarane Alexandrian); période durant laquelle je devais faire sa connaissance, au sein du comité de rédaction. Au sein de Supérieur Inconnu, il retrouve ses deux amis et condisciples du groupe surréaliste: Alain Jouffroy et Sarane Alexandrian. Il fut de nouveau le témoin impuissant de leurs brouilles continuelles. Je garde le souvenir d'un personnage calme, imperturbable, modeste, effacé.

Jean-Dominique est l’auteur d’une douzaine de livres, ainsi que d’importants travaux sur Wifredo Lam, Claude Monet, Berthe Morisot et d’autres artistes. " L’analogie, écrit-il, c’est le fondement du monde. C’est son secret, sa base, son moteur, son principe. L’œuvre d’art ne peut procéder que de l’analogie. C’est une grande loi du monde présente dans les écrits des philosophes médiévaux, puis chez les romantiques, loi remise en vigueur par Breton et le surréalisme. Dans le domaine de la théologie par exemple, Maître Eckhart ou Jacob Boëhme ont un sens extraordinaire de l’analogie. Elle a joué un rôle fondamental dans la science également. Peut-être les choses sont-elles en train de changer complètement aujourd’hui. Je me pose la question de savoir ce qui a remplacé l’analogie qui est en perte de vitesse, sauf dans le champ artistique. L’analogie est la chair de la pensée, de la formulation, de la poésie, de l’imagination, de l’art tout court. Un rêve est l’analogie involontaire de l’existence." 

Dans une vie pleine et riche en rencontres, Jean-Dominique Rey a non seulement connu de nombreux peintres, sculpteurs (Brauner, Matta, Lam, Ernst, Hélion, Brancusi, Giacometti, Masson, Man Ray, Chagall, Dali, Music, Novarina...), mais également de nombreux écrivains dont certains sont devenus ses amis. Paul Valéry, Paul Claudel, Léon-Paul Fargue, André Gide, François Mauriac, Léautaud, André Breton, Eluard, Soupault, Aragon, Paul Celan, Gaston Bachelard, Raymond Queneau, Jean Paulhan, Antonin Artaud, Georges Bataille, Armel Guerne, Malraux, Dominique de Roux, Pierre Jean Jouve, Josef Sima, Saint-John Perse, Jean Grenier, Camille Bryen, Henri Michaux, Jorge-Luis Borges, Robert Ganzo, E. M. Cioran . Souvenirs, portraits vivants, entretiens passionnés qu'il a restitué par-delà le temps, dans ses Mémoires des autres, en offrant une impressionnante et captivante fresque de la vie intellectuelle et littéraire du vingtième siècle.

Jean-Dominique Rey est décédé le 22 mai 2016.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

À lire : Pour l'impressionisme, essai, (Berger-Levrault, 1969), Guitarristas (Buenos-Aires, 1979), L'Herbe sous les pavés, gravues de Wifredo Lam, (Paris-Milan, 1982), Kimura (éd. Takahashi, 1983), Guillermo Roux (Rizzoli, 1984), Traverses du vent (Éd. Dumerchez, 1992), Le Portrait sans ombre (Littera, 1996), Lever l'encre (SAIG, 1998), Final de Don Juan, nouvelles, (éd. de l’Acanthe, 1999), L’amour s’arrête à Stendhal, roman, (Fayard, 2000), Îles insurgées (Dumerchez, 2001), Sept chansons nomades (Signum, 2003), Jean Hélion, monographie, (Atelier des Brisants, 2004), Au cœur de l'impressionnisme, La famille Rouart, coécrit avec Daniel Marchesseau, Solange Thierry et Françoise Heilbrun (Paris-Musées, 2004), Mémoires des autres, 1, Ecrivains et Rebelles (Atelier des Brisants, 2005), Henri Michaux, essai, (Atelier des Brisants, 2006), Mémoires des autres, 2, Les ateliers du demi-siècle (Atelier des Brisants, 2006), Monet, Les Nymphéas, monographie, (Flammarion, 2008), Berthe Morisot, monographie, (Flammarion, 2010), Verticale caraïbe (Upiglio, 2012), Alluvions(Dumerchez, 2014), Henri Rouart, peintre, collectionneur, ingénieur, (L’Echoppe, 2014), Cinq chansons, poèmes (éd. Transignium 2016).





Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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