Alain JOUFFROY

Alain JOUFFROY



Alain Jouffroy est décédé le dimanche 20 décembre 2015, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Avec d’autres poèmes inédits qui furent publiés dans Les Hommes sans Épaules n°17/18 (2004), Jouffroy, toujours dans ce numéro avait écrit : Je proclame le droit - En poésie - De parler de tout sur tous les tons - Et de démaquiller les mythes - Je proclame le droit - Pour le poète - De transgresser les lois de toute Histoire - Je proclame le droit - Pour le poète qu'est tout homme - D'opposer sa pensée aux vagues collectives - Je proclame le droit intempestif - Pour le poète qu'est tout homme - De parler de lui au cœur de toute calamité - Je proclame le droit pour chacun de proclamer sa vérité - Je proclame le droit pour chacun de se priver de droits - Je proclame le droit pour chacun de ne pas se justifier.

L’œuvre d’Alain Jouffroy (né le 11 septembre 1928, à Paris), qui totalise une centaine de publications, tous genres confondus, a notamment et surtout été influencée par sa lecture, très jeune, des livres d’André Breton, qu’il rencontre par hasard, en 1946, au Grand Hôtel d’Angleterre de Huelgoat. Il rejoint le groupe surréaliste sur l’invitation de Sarane Alexandrian, qui le publie dans la revue Néon. Avec ce dernier, mais aussi avec Stanislas Rodanski, Jean-Dominique Rey ou Claude Tarnaud, il forme le Contre-groupe H autour du peintre Victor Brauner, soit un groupe (celui des jeunes novateurs) dans le groupe (celui des orthodoxes), au sein du surréalisme. Tous les membres du Contre-groupe H sont  exclus, en 1948, pour « travail fractionnel ». De cette expérience douloureuse, dont Henri Michaux et Francis Picabia, qu’Alain Jouffroy rencontre alors, lui font mesurer le caractère précieux pour sa propre indépendance, se dégage une trajectoire tendue entre la tentation de l’action collective et celle de l’autonomie poétique, tension qu’il conceptualisera ultérieurement sous les noms de Société secrète de l’écriture et d’individualisme révolutionnaire.

C’est que pour Alain Jouffroy, il existe une alternative à l’économisme totalitaire. Jouffroy croit au pouvoir potentiel, irréductiblement incalculable, des individus qui savent résister, chacun à leurs façons, à l’ordre de toutes choses. Cette alternative, le poète la désigne sous le nom d’individualisme révolutionnaire, et la définit comme étant la théorie et pratique du rôle révolutionnaire de chaque individu dans la vie de tous les individus. Dans son livre (De l’individualisme révolutionnaire, 10/18, 1975), Jouffroy nous démontre comment les révolutions intellectuelles, politiques et artistiques, loin de surgir toutes vaillantes du social et du collectif, comme de « la cuisse de Jupiter », naissent avant tout, d’individus, pour la plupart rebelles : « assoiffés de vie et d’immenses libertés, qui prétendent pouvoir penser par eux-mêmes, ne dépendre que de leurs désirs, de leurs volontés, désobéir aux lois et aux principes qu’ils récusent, échapper à toute vindicte, à toute morale  autoritaire, et dont l’opinion publique ne constitue, en rien, jamais et nulle part, ni la boussole, ni moins encore, le bréviaire ou le guide. » Alain Jouffroy s’érige contre les différentes théories qui ont censuré l’existence et le rôle des individus dans l’histoire des idées et des œuvres révolutionnaires

Absorbé par la recherche poétique, Alain Jouffroy distingua en outre les liens étroits entre la poésie et la recherche picturale. Le surréalisme lui permit ainsi, non pas d’écrire sur l’art, mais de participer avec les artistes à une pratique du regard et de l’écriture ouverte sur l’inconnu. En 1951-1952, Christian Zervos, fondateur et directeur des Cahiers d’art, lui proposa d’écrire sur Victor Brauner et Matta. Mais, Alain Jouffroy fit ses véritables débuts de critique d’art sous l’impulsion de Dora Maar, qui le présenta à Georges Bemier, directeur d’Arts-Spectacles et à Albert Gilou, directeur de Connaissance des Arts. En 1954, Alain Jouffroy se lia d'amitié‚ avec Marcel Duchamp, qu’il rencontra à nouveau aux États-Unis en 1960. Duchamp lui accorda alors des entretiens pour la revue Arts-Spectacles et pour son livre Une Révolution du regard (1964). Alain Jouffroy écrira de nombreux livres liés à l’art, ainsi que de nombreuses monographies.

Les années 1950 voient ses travaux d’écrivain et de critique d’art connaître une première reconnaissance. Il collabore alors régulièrement aux magazines Arts et L’Œil. C’est également à cette époque qu’il épouse l’artiste vénitienne Manina (1918-2010), dont l’assassinat de la fille Nina Thoeren, en 1959, lui inspirera, ainsi que le suicide, la même année, du poète et sculpteur Jean-Pierre Duprey, une féconde méditation sur la tragédie existentielle dans la poésie, et une volonté jamais démentie de promouvoir la vitalité du langage.

En 1960 et 1961, il est l’un des premiers introducteurs en France des artistes du Pop Art, et des poètes de la Beat Generation, dont il fournit, en 1965, une anthologie. Durant son voyage à New York en hiver 1960-1961, Alain Jouffroy fait la connaissance de Rauschenberg, Warhol et Lichtenstein. Loin des conflits d'intérêts marchands et nationalistes qui opposent Paris et New York, Alain Jouffroy présente les travaux du Pop art américain à Paris de 1961 à 1964. Par la suite, Jouffroy défendra les peintres de la Figuration narrative, et en publiant un certain nombre de jeunes poètes (ceux du Manifeste électrique aux paupières de jupe, notamment Michel Bulteau et Matthieu Messagier, et ceux du Manifeste froid, entre autres Jean-Christophe Bailly et Serge Sautreau). Il fournit alors la part la plus significative de son œuvre, aussi bien en critique d’art (Les Pré-voyants, 1974), qu'en poésie (Dégradation générale, 1974 ; Éternité, zone tropicale, 1976). Il publie ses essais majeurs (De l’individualisme révolutionnaire, 1975, Le Gué, 1977) et un roman autobiographique : Le Roman vécu (1978).

Éloigné de la revue Opus International, qu’il a co-fondée en 1968 avec Jean-Clarence Lambert, il dirige de 1974 à 1981 la revue XXe Siècle. Une seconde rupture intervient dans son œuvre et sa pensée au début des années 1980, moment de sa séparation avec sa troisième femme Adriana Bogdan et d’une rencontre progressive, mais passionnée, avec la civilisation extrême-orientale. Nommé conseiller culturel auprès de l’Ambassade de France à Tokyo, poste qu’il occupe de 1983 à 1985 et dans le cadre duquel il organise les deux premiers sommets culturels franco-japonais. Il y trouve surtout l’occasion de développer une curiosité ancienne pour le bouddhisme zen. Son souci d’efficacité du langage se trouve alors intensifié par celui d’un rapport non-virtuel au réel, qui nourrit sa préoccupation de l’indépendance créative des individus et s’exprime dans sa notion fondatrice d’Externet : « Réseau de communication interindividuelle, non virtuelle et non marchande, pratiqué dans la perspective d’une Commune planétaire », soit, une réelle volonté de contournement de l’Internet par l’intervention que chacun peut faire de sa propre vie, en refusant d’abord toute modélisation, toute identification à un métier, à une spécialité : « Ecrire, c’est se tirer une balle dans les mots. Cette formule m’a tenu vivant jusqu'à aujourd’hui. Elle peut servir de viatique à d’autres. Je leur souhaite bonne chance d’avance. »

Quant à la poésie de Jouffroy, il faudra se référer, entre autres, à l’anthologie C’est aujourd’hui toujours, poèmes 1947-1998, (Gallimard, 1999, Poésie/Gallimard, 2005), qui balise quelques quarante années d’écriture et de création. Déjà dans son important Manifeste de la poésie vécue (Gallimard, 1994), Jouffroy soulignait avec justesse que les poètes n’appartiendront jamais à aucun territoire, et qu’ils ne devaient pas seulement changer leur méthode d’écriture lors de ce nouveau millénaire, mais aussi : « leur comportement, leur stratégie terrestre. Faire passer la poésie vécue avant la poésie écrite n’est pas pour eux une chance de survie, mais la seule. Sans poésie vécue en tout lieu, y compris imaginaire, leurs poèmes se confondront de plus en plus avec cette maladie mortelle qu’est la religion dominante de notre ère : la métaphysique solipsiste. » Car dans la mesure où elle est vécue avant de s’écrire, la poésie est la première condition d’un changement inattendu et heureux de toute vie.

Lire Alain Jouffroy, c’est lire un poète qui restitue à la poésie toute sa liberté créatrice, comme autant d’échos à l’amour, à la passion, au rêve, à la révolte : « Les occasions de se révolter n’ont jamais points manqué. Elles augmentent partout en fréquence : le droit à la révolte reste le plus actuel de tous. Car la révolte n’est pas une manière de refuser le réel, ni de se taper la tête contre les murs. Elle est une manière de regarder les murs pour mieux y repérer les portes, les renverser s’il le faut... elle est une certaine manière de bouleverser l’air et l’atmosphère, de modifier en toute occasion, dans la hâte et la jubilation, les associations habituelles, les liaisons entre les choses : le grand jeu que joue la poésie avant de s’écrire. » La poésie d’Alain Jouffroy témoigne d’une recherche, d’une inspiration et d’un travail incessant et exigeant sur le langage : Le langage tellement tué - et parlant toujours – outre-tombe - plus présent que jamais ; mais aussi sur la sonorité, le rythme, la métaphore ou la rhétorique : Chaque matin - je me jette à la fenêtre pour fermer les yeux devant le soleil - À l’instant même les objets commencent à graviter autour de moi - comme des planètes - Prenez ma main, clé dans laquelle se trouve la porte qu’elle ouvre. Le poète n’a pas pour intention de distraire ou de plaire. Il donne du monde, une image spécifiquement poétique : mais la déchirure du monde forme des cercles - des triangles - mais la déchirure du monde forme des lettres - des alphabets - mais la déchirure du monde ouvre passage au scalpel qui opère la chair des mots - et je m’avance sans bagage dans ce néant sans texture - je tombe - je creuse des tunnels dans le vacarme et la surdité - je fore des puits dans la cécité et la calamité - je dresse ces pylones dans cette partition abandonnée - je passe les bornes de l’univers avant même d’être né.

Le poète cherche les signes qui pourront répondre à la question : qu’est-ce qu’être ? En découle une quête ontologique ou la mort, l’angoisse et l’acte d’écrire sont érotisés : Du plus long des silences sur ta vie - Tu sors l’arme qui tranche - La vérité tue - La vérité qui tue - Et tu ne te tais plus - Tu mets ton âme à table - J’ai faim de tes nuits mises à nu. L’être s’ouvre à l’être, l’être s’ouvre au monde à coups de métaphores cinglantes, de violences verbales qui mettent le lecteur en état de choc : Arme-toi. Ne sois pas orphelin de ta force. Exclamations, mots crus ; rien n’est interdit au langage du poète.

La poétique de Jouffroy est ouverte à l’existant et à l’être, elle traverse le réel comme un somnambule extra lucide : Non, personne ne saura jamais l’audace abrupte sur machine - La vérité qui tue la violence dans l’aorte - Et le voyage ininterrompu par l’apparition d’une main ouverte devant les yeux.

César BIRENE

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire :

Poésie : Les Quatre Saisons d'une âme, dessins de Manina (Editions du Dragon, 1955), Aube à l'antipode (Le Soleil Noir, 1966), Trajectoire (Gallimard, 1968), Liberté des libertés (Le Soleil Noir, 1971), Dégradation générale (Seghers, 1974), Éternité, zone tropicale (Christian Bourgois, 1976), New York (Fall, 1977), L'Ordre discontinu (Le Soleil Noir, 1979), Eros déraciné (Le Castor Astral, 1989), Moments extrêmes (La Différence, 1992), L'Ouverture de l'Être, préface de Sarane Alexandrian, (La Différence, 1995), C'est aujourd'hui toujours (Gallimard, 1999), C'est, partout, ici (Gallimard, 2001), Vies précédé de Les Mots et moi (Gallimard, 2003), Trans-Paradis-Express (Gallimard, 2006), Être-avec (La Différence, 2007)

Romans : Le Mur de la vie privée (Grasset, 1960), Un rêve plus long que la nuit (Gallimard, 1963), Le Temps d'un livre (Gallimard, 1966), L'Usage de la parole (Fayard, 1971), Le Roman Vécu (Robert Laffont, 1978), L'Espace du malentendu (Bourgois, 1987) ; Dernière recherche de l'âme, demain (Éditions du Rocher, 1997), Conspiration (Gallimard, 2000), Le Livre qui n'existe nulle part (La Différence, 2007)

Critique d'art : Une Révolution du regard (Gallimard, 1964), L'Abolition de l'art (Claude Givaudan, 1968, réédition impeccables, 2011), Les Pré-voyants (La Connaissance, 1974), Miró sculptures, Maeght éditeur, Paris, 1980, 250 p., Le monde est un tableau (Jacqueline Chambon, 1998), Objecteurs/Artmakers (Joca Seria, 2000), XXe siècle, essais sur l'art moderne et d'avant-garde (Fage, 2008)

Essais sur la littérature : La Fin des alternances (Gallimard, 1970), L'Incurable retard des mots (Pauvert, 1972), La séance est ouverte (Éditions étrangères, 1974), La Vie réinventée, l'explosion des années 1920 à Paris (Laffont, 1982), Arthur Rimbaud et la liberté libre (Le Rocher, 1991), Avec Henri Michaux (Le Rocher, 1992), Stanislas Rodanski, une folie volontaire (Éditions Jean-Michel Place, 2002)

Autres essais : De l'individualisme révolutionnaire (10/18, 1975), Le Gué (Bourgois, 1977), Manifeste de la poésie vécue (Gallimard, 1994)



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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