Warsan SHIRE

Warsan SHIRE



Le pays d’origine de Warsan Shire, c’est la Somalie : un pays de onze millions d’habitants, situé à l’extrémité orientale de la Corne de l’Afrique, entouré par le golfe d’Aden, l’océan Indien, Djibouti, l’Éthiopie et le Kenya. La « carte postale » représente les côtes somaliennes bordées de récifs de corail, de plages de sable blanc parmi les plus longues du monde. C’est Hargeysa, l’ancienne capitale du Somaliland britannique. Le port bananier de Merca, la ville côtière de Brava et son architecture arabe. La Somalie, c’est encore des dromadaires, dont le pays est le premier éleveur mondial. Une nature constituée de plaines et de plateaux arides et semi-arides, où steppe et savane dominent le paysage. Des lions, éléphants, hyènes, léopards, girafes et zèbres, sans oublier les hippopotames et les crocodiles, ou le fameux arbre à encens, le Boswellia. La Somalie, c’est l’œuvre du grand romancier Nuruddin Farah et bien sûr Warsan Shire, qui écrit : « Je ne suis jamais allé en Somalie mais je suis somalienne. Les poèmes sont pour moi une façon de créer une connexion avec un pays dans lequel je ne suis jamais allé… J’ai la bouche de mon père et les yeux de ma mère ; sur mon visage ils sont toujours ensemble. »

Warsan Shire n’est pas née en Somalie, mais dans un camp de réfugiés au Kenya. Pourquoi ? Parce que la Somalie sombre dans une guerre civile qui s’embrase encore davantage en 1991. L’histoire du pays est douloureuse, terrible. La crise est aggravée par trois facteurs : une sécheresse prolongée, la désorganisation complète des infrastructures du pays, qui ne permet pas de secourir les populations en détresse, et la volonté de plusieurs parties du conflit de bloquer les secours en direction de leurs adversaires. Il s’agit des clans, base de la société somalienne et sa déchirure, depuis les années qui suivent l’indépendance. Chaque clan voire chaque sous-clan a son propre parti. Ainsi, en plus des victimes directes de la guerre, la famine se répand dans le pays et entraîne la mort de milliers de personnes.

Pour la seule période qui va de 1992 à 1994, on estime que plus de 100.000 Somaliens sont morts des conséquences de la famine. Un grand nombre de Somaliens a fui le pays, et les candidats au départ sont encore nombreux : les chiffres des Somaliens en exil à l’étranger ne sont pas connus, tant le pays est dans le chaos. Entre 1988 et 2020, la guerre civile et la famine, en Somalie, ont fait environ 550.000 morts. L’ONU lance une opération dite « humanitaire » à Mogadiscio à partir d’avril 1992. En décembre 1992, sous mandat de l’ONU, les États-Unis lancent l’opération « Restore Hope » (« Rendre l’espoir »). Il s’agit de la première intervention menée au nom du droit international d’ingérence humanitaire. Celle-ci est un fiasco, symbolisé par la bataille de Mogadiscio en octobre 1993, au cours de laquelle 20 soldats sont tués et près d’un millier de Somaliens.

Le président Bill Clinton retire ses troupes et 8.000 Casques bleus de l’ONU prennent le relais jusqu’en 1995. La mission internationale n’a rien changé à la situation profonde du pays. Les clans sont toujours puissants et prêts à s’affronter. La guerre civile somalienne a vraiment commencée au mois d’avril 1978 avec l’éclatement d’une révolte contre le régime du président Siad Barre, qui s’accentue le 26 janvier 1991 avec la chute de ce dernier et l’effondrement de l’État somalien. Le pays ne s’est, depuis, jamais relevé et la guerre civile le ravage encore et toujours. 

Warsan Shire n’est pas née en Somalie, pays que ses parents ont été contraints de fuir, mais le 1eraoût 1988, au Kenya, dans un camp de réfugiés. Warsan Shire n’est âgée que de un an, lorsque sa famille émigre à Londres, en Angleterre, en 1989. Depuis, diplômée d’un Bachelor of Arts in Creative Writing, Warsan Shire, après avoir longtemps résidée à Londres, vit aujourd'hui à Los Angeles, aux États-Unis. Warsan Shire est rédactrice en chef de Spook Magazine, qui traite de la culture alternative.

Elle est l’auteur de trois livres de poèmes : Teaching my mother how to give birth (fipped eye, 2011), Our Men Do Not Belong to Us (Slappering Hol Press, 2014) et Her blue body (flipped eye, 2015) : J’ai passé des jours et des nuits dans le ventre du camion ; je n’en suis pas sortie la même. Quelquefois, j’ai l’impression que quelqu’un d’autre s’est revêtu de mon corps. Warsan Shire, profondément imbibée et meurtrie par la question somalienne et par l’exil, évoque les migrations, les questions d’identité, les traumatismes et leurs influences sur la vie des femmes : Ils demandent comment vous êtes arrivée ici ? Tu ne le vois pas sur mon corps ? Le désert libyen rouge des corps de migrants, le golfe d’Aden ballonné, la ville de Rome sans veste. Ou encore : sais-tu comme il est difficile de parler du jour où ta propre ville t’a traînée par les cheveux, devant l’ancienne prison, devant les portails des écoles, devant les torses incendiés dressés sur des poteaux comme des drapeaux ?… Nul ne part de chez soi à moins que chez soi ne soit la gueule d’un requin. Warsan Shire nous dit que personne ne passe des jours et des nuits dans l’estomac d’un camion - En se nourrissant de papier-journal à moins que les kilomètres parcourus - Soient plus qu’un voyage. Elle nous parle de l’ayeeyo, (grand-mère en langue somali), morte en écrasant de la cardamome en attendant que ses fils reviennent rompre la solitude où ils l’ont laissée ; de celle qui, du centre d’expulsion, mange son passeport dans un hôtel d’aéroport ; ou encore de Sofia qui maquille ses draps de noces au sang de pigeon avec une insolence jubilatoire.

Dans ce qui ressemble à un autoportrait, Warsan Shire écrit : elle porte au ventre des villes entières »… - si elle se couvre de continents, - si ses dents sont de petites colonies, - si son estomac est une île - si ses cuisses sont des frontières… - Ta fille a pour visage une petite émeute, - ses mains sont une guerre civile, - un camp de réfugiés derrière chaque oreille… - Mais Dieu, - vois-tu comme elle porte - bien le monde ? En 2016 la chanteuse étatsunienne Beyoncé a repris deux de ses poèmes dans son album Lemonade : For women who are difficult to love (Pour ces femmes qu'il est difficile d'aimer) et Grief has its blue hands in her hair (Le chagrin a ses mains bleues dans ses cheveux).

Mais cette poésie est aussi sensuelle, désir (Les tétons durcis d’Amel tirent sur - le motif cachemire de son corsage, minarets appelant les hommes, - à l’adoration) charnelle, jusque dans l’interdit. Ainsi la sœur aînée, qui, À l’âge que j’ai… volait / le mari de la voisine, marquait au feu son nom sur sa peau…- Tout ce qui sort de sa bouche ressemble à du sexe. - Notre mère lui a interdit de prononcer le nom de Dieu. Il y aussi l’évocation de ce couple retrouvé brûlé vif dans leur chambre à coucher. L’épouse, défiée par la maîtresse de son mari, s’est aspergée d’essence et, à l’arrivée de celui-ci, s’est jetée sur lui, enroulant ses jambes autour - de son torse. Le mari, pris de court devant un tel désir, - a porté sa femme jusqu’à la chambre à coucher, avant que celle-ci ne craque une allumette sur eux et les embrase.

 Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire (en français) : Où j’apprends à ma mère à donner naissance, poèmes traduits de l’anglais par Sika Fakambi (Isabelle Sauvage, 2017). William Souny, Warsan Shire, Une voix poétique féminine de la diaspora somalienne (L’Harmattan, 2017).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo n° 54