Saadi YOUSSEF

Saadi YOUSSEF



Poète, journaliste, Saadi Youssef, né en 1934, à Bassora, en Irak,  a enseigné la littérature arabe dans les lycées de son pays, puis en Algérie, avant d’occuper un poste de direction au ministère de la Culture à Bagdad. Son opposition au régime politique en place et à Saddam Hussein –  ajoutons que Youssef est alors communiste – le condamnent à l'exil, à la fin des années 70. Après avoir habité tour à tour, à Beyrouth, Batna, Nicosie, Aden, Belgrade, Tunis, Paris, Damas et Amman; Saadi Youssef s'est installé à Londres ("mon dernier stop »).

Dés son adolescence, Saadi Youssef s’est tourné vers la poésie. Il a publié plus d’une quarantaine de recueils et écrit de nombreux articles, des livres de prose, des pièces de théâtre et a traduit en arabe plusieurs poètes et romanciers du monde entier : Walt Whitman, Federico Garcia Lorca, George Orwell, Wole Soyinka, Yannis Ritsos et Constantin Cavafis..  Un seul de ses livres de poèmes a paru en français, mais c'est un chef d'oeuvre: Loin du premier ciel.  Saadi Youssef nous dit : « Le créateur, le poète, le romancier et tous ceux qui s’impliquent dans le domaine de l’art ont une responsabilité civile égale à celle de tous les hommes et toutes les femmes de la terre. On ne peut pas séparer art et vie. Moi, je me dois de parler de politique... Mon pays est une colonie américaine. J’ai quitté l’Irak en 1978, avant la guerre. Je suis parti pour sauver ma vie et mes convictions... L’endroit où on est né reste aussi important que le sang qui coule dans nos veines. On ne peut en changer complètement. »

Saadi Youssef est un résistant, un poète qui n’a jamais cessé de protester, malgré le fait que l'on a tenté très souvent de le bâillonner et de censurer ses poèmes et ses articles, notamment en Irak : « Je crois en une justice dans le monde. C’est ce que je veux transmettre dans mon écriture. Ce sont mes valeurs. La condition humaine m’intéresse, c’est important. Toujours, c’est mon apport personnel que j’y mets. Ce sont mes réflexions et j’évite les généralités. Je ne confonds pas par contre le rôle du poète avec celui du philosophe...  Comme poète, mon approche est un peu différente. Ce n’est pas de la politique pure et dure. Ça se passe sous les eaux, pas sur la surface. »

La poésie est le véritable passeport de Youssef pour le monde : "La poésie pour moi, ce n’est pas pastoral." Saadi Youssef est l’un des plus grands poètes arabes de sa génération. Une conscience intellectuelle aussi. Ainsi, s'agissant des Printemps Arabes de 2010-2011, à propos desquels il partage largement le point de vue du poète syrien Adonis. L'un comme l'autre ne voient ni démocratie ni révolution dans le Printemps arabe, en l'absence dans les pays concernés de laïcité et de libération de la femme. Youssef écrit : "Quel printemps arabe ? Il n’y a que les poules pour répéter «Printemps arabe !" 

Adonis ajoute : « On parle de démocratie dans les pays arabes. Même la France parle de démocratie. Où ? Ceux qui prétendent faire la révolution n'osent pas même prononcer le mot de laïcité et ne parlent jamais de libérer la femme. Tout ce qu'on appelle révolution n'est qu'un conflit pour le pouvoir. Si c'est possible de séparer la religion de la société en France, pourquoi pas dans les pays arabes ? C'est notre problème actuel dans le monde arabe... On insiste sur le changement de régime... Mais si on ne change pas la société, on ne change rien... On remplace un tyran par un autre tyran…. Ce qui s’est produit en Tunisie et en Égypte, et la façon dont cela s’est produit, a porté un coup décisif à l’idée du président à vie imposé par l’armée ou par le parti unique. Mais je ne considère pas pour autant qu’il s’agisse d’une révolution. Il en va de même des événements en Syrie. La révolution, telle que je l’entends et dans son sens historique, est un projet global et complet. Jusque-là, nous avons assisté à un simple renversement de dirigeants, sans que soient bouleversées les structures du pouvoir. Les noms des gouvernants ont changé, voilà tout. Pour considérer les événements qui se sont produits dans certains pays arabes comme une révolution, il aurait fallu assister à un bouleversement – du système socioéconomique. Comment peut-on parler de révolution en Égypte quand la situation des coptes reste inchangée et les inégalités toujours aussi considérables ? Comment parler de révolution en Syrie si le statut des chrétiens, au plan civil, ne change pas, et si les disparités économiques persistent ? Il faut cesser d’utiliser le mot révolution au mépris de son sens profond. Je ne peux qualifier de révolution qu’un projet complet de remise en cause des caractéristiques culturelles, sociales et religieuses qui ont bloqué la vitalité de l’Homme arabe, écrasé ses droits, ses libertés, son humanité et sa pensée. »

Saadi Youssef est décédé à Londres, le 13 juin 2021, à l'âge de 87 ans. Abdellatif Laâbi écrit : "Un poète immense nous a quittés, le poète irakien Saâdi Youssef, à Londres, dans la matinée d'hier dimanche 13 juin. Je donne ci-dessous en traduction française le dernier poème qu’il a écrit et laissé sur son lit de mort. Je remercie mon ami, l’écrivain irakien Jabbar Yassin Husseïn, de m’en avoir communiqué la version originale. L’œuvre de Saâdi Youssef domine largement la poésie moderne arabe du vingtième siècle. Sa vie est un vaste roman où toutes les facettes de la condition humaine sont représentées. Eternel exilé, il a combattu jusqu’à son dernier souffle l’oppression exercée par les régimes dictatoriaux sur leurs peuples. Mieux que quiconque il aura mérité la qualité d’homme libre. Saâdi fut aussi pour moi un grand frère, un ami, un compagnon de route. Irremplaçable."

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

À lire : Loin du premier ciel, poèmes traduits de l'arabe (Irak) par Farouk Mardam-Bey, Habib Tengour, Abdellatif Laâbi et Jabbar Yassin Hussin, (Actes Sud, 1999).

 

POÈME LAISSÉ SUR LE LIT

Quand, au soir

le calme règne dans sa chambre

et que le bruit s’arrête dans les couloirs

le petit-fils de Chihab[1] reprend son antienne :

« Aucune maison que nous avons construite ne dure et le

papillon meurt peu après avoir quitté son cocon »

Dans quelques jours, il reposera en terre

Londres est plus près de moi

que les maisons en argile de Hamdane[2]

suspendues sur les branches de palmier

dont les régimes sont encore chargés de dattes fraîches

Le jeune Saâdi traverse ses rues poussiéreuses

en plein midi.

Que veux-tu

ô Al-Akhdar[3] alors que tu t’étioles ?

L’Algérie est une mer

que les cieux n’arrivent pas à contenir

et Bassorah un ciel

qui s’est refermé sur l’onde

Après cet éloignement

elle ne se désaltérera pas avec l’eau

du Chatt el-Arab

 

Au début de la nuit

Imrou-l-Qaïs m’a rendu visite

Derrière lui

Ritsos lisait sa « suspendue »

« Arrêtons-nous et pleurons au souvenir de l’Aimée… » Pourquoi pleurer, ô mon ami ?

L’aube est l’amorce du poème

et les souvenirs sont beaux

Les plus amers sont plus beaux qu’une heure d’exil

Moi, je suis comme vous

peut-être égaré

mais j’ai en mémoire les repères du chemin

Il se peut que nous nous rencontrions

deux fois

l’une dans le poème

l’autre à l’embouchure du fleuve

Al-Sayab a-t-il atteint le pont sur la rivière Boueyeb

ou est-il resté à mi-chemin

corrigeant le dernier vers de son poème ?

Toi, tu étais l’exilé d’un jour dans le Golfe

et moi, ô Badr

j’étais exilé toutes les années qu’a duré ta vie

Allons-nous nous rencontrer sous le jujubier

ou sous les palmiers ?

Bientôt, l’aube pointera

et mon âme partira en paix

Le drapeau rouge tombera-t-il

ou ma main continuera-t-elle à le tenir

au moment où nous nous en irons

dans le ciel de l’aube ?

Ô ma couleur préférée

Bagdad me vient à l’esprit

rouge en cette aube

comme la colombe effrayée

protégeant ses petits

Assez !

Je suis las de la couleur de l’oreiller et des draps

Derrière les rideaux dimanche attend

Allons-y…

Allons vers le pâturage du ciel !

 

(Nuit du samedi 12 juin 2021).

Poème inédit traduit de l’arabe (Irak) par Abdellatif Laâbi.

 

QUEL PRINTEMPS ARABE ?

 

Il n’y a que les poules pour répéter « Printemps arabe !»

N’y aurait-il plus d’enfant ?

Je veux dire : N’y aurait-il plus personne pour clamer la vérité ?

Qu’est-ce que c’est que ce printemps arabe ?

On sait bien que l’ordre est parti de certaine administration américaine,

comme déjà en Ukraine, en Bosnie, au Kosovo…

On l’a voulu aussi pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

Facebook conduit la révolution dans des pays où les gens n’ont pas de quoi payer leur pain quotidien !

Ce pauvre malheureux qui survit à peine, cet analphabète, ce bigot,

Qui ne mange même pas un plat chaud par jour,

Qui vit dans un taudis, de thé et de mauvais pain subventionné,

Il saurait ce que c’est internet ?

Mais qui sont donc ces jeunes leaders ?

Quelle honte !

L’Egypte a tout fait comme il faut, son président (Je veux dire Hosni Moubarak) comme son peuple,

Et la Tunisie aussi :

« Nous vous avons écouté, et nous avons obtempéré. »

L’Egypte a reçu le message

Et les Tunisiens aussi.

Quant à Tripoli-de-Libye, elle découvre, à coup de bombardements

la vérité du printemps


[1] Grand-père de Saâdi Youssef.

[2] Village natal du poète, près de Bassorah.

[3] Sobriquet que le poète s'est donné lors de son long séjour en Algérie.

 

VOL

Au petit matin, un nuage dégringole
Si j’étais enfant
je l’aurais attrapé
et jeté dans un jardin
comme un ballon
Puis je serais entré dans le ballon
et aurais ordonné aux chiens :
Aboyez que je puisse voler !


ALLEGEANCE 

D’un pays à l’autre tu tourneras

D’une femme à l’autre tu fuiras

d’un désert à l’autre

Mais le fil tendu du cerf-volant

restera le fil attaché

au palmier

d’où ton premier  avion s’est envolé...

LE SILENCE

Le vent qui ne souffle pas le soir
et le vent qui ne souffle pas le matin
m’ont confié le livre des branches
pour que je perçoive mon cri dans le silence.
La nuit descend, bleue, entre les pas et les étoiles, je vois
des arbres bleus, des rues désertées, un pays
de sable. J’avais une patrie puis je l’ai perdue. J’avais un pays
et je l’ai quitté. Comme je sens les étoiles proches
collées aux pas. Arbres bleus, ô bois
bleu, nuit, nous avons abouti à un monde
qui s’amoncelle, commence ou meurt.
Arbres pour les mains tranchées. Arbres pour les yeux
arrachés. Arbres pour les cœurs pétrifiés.
Dans la ville, les jardins bleus s’approchent du centre du cimetière.
Sur les livres, le sceau de la censure est apposé
Dans quel pays es-tu venu ? Ici, tu pousseras une porte
sur un laboratoire de tortures, tu verras un jour dans les jardins
ton bras, tes yeux ou peut-être ton cœur encore palpitant
Mais aujourd’hui tu es plus fort, alors dis tes mots, dis-les
Après-demain tu recommenceras ou tu mourras
Le vent qui ne souffle pas le soir
et le vent qui ne souffle pas le matin
m’ont confié le livre des branches
pour que je perçoive mon cri dans les yeux.

Saadi YOUSSEF

(Poèmes extraits de Loin du premier ciel’, traduits par Abdellatif Laâbi et Jabbar Yassin Hussin, Actes Sud, 1999).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : LES POETES DANS LA GUERRE n° 15