Renée BROCK

Renée BROCK



Renée Brock est belle, élégante, gracieuse, sensuelle, intelligente, humble, humaine, riche dans tous les sens du terme, heureuse en amour, dans son couple, en famille, avec ses enfants. Renée Brock a tout pour elle. A cela, ajoutons, qu’elle est un grand poète, un écrivain et que le sentiment héraclitéen de la durée et de la fuite du temps scande tout son être ; c’est que Renée Brock est en constante connexion avec le monde extérieur. Surtout, par la vue. Son esprit semble vouloir attraper au vol le maximum de détails. Ce qui frappe dans sa manière d’écrire est tant l’art de la description que l’impitoyable et lucide introspection. Personne, comme l’écrit André Colon à propos de la nouvelle Cette fille, ne peut croquer, comme elle « le chien noir, bâtard, à la queue en point d’interrogation », « les casseroles au cul noirci, bosselées par les galets et les coups de poing de l’aventure », « les snobs momifiés qui s’en vont comme des rois outragés », et cette fille « au visage un peu épais, longue crinière brune sur une silhouette lourde emballée dans des cotonnades froncées ».

Renée Brock est l’auteur d’une œuvre (poèmes et nouvelles) intimiste et chaleureuse de premier plan. La « Marcelline Desbordes-Valmore de notre XXème siècle », comme l’a surnommé Jean Breton, est la mère, l’amoureuse, la solitaire. Peu d’écrivains ont chanté aussi justement, que le poète de Liège, la maternité, la naissance, l’enfance et l’intimité familiale, la nature ; ceci n’allant pas dans une dénonciation implacable du matérialisme contemporain et de la société de consommation. Ecologiste visionnaire avant l’heure, Renée Brock ? Assurément. Ainsi, dans sa nouvelle Pluies sur le printemps, un dimanche (in Ceux du canal) : « La matière plastique triomphe, l’indestructible, l’imputrescible matière plastique. Dans la vulgarité de ses couleurs elle clame le siècle, son siècle et son formidable gaspillage. Achetez, jetez, achetez, jetez, plus, plus encore et plus vite, toujours plus vite. Allons, ce n’est aps assez : pour tout achat de deux tubes de X., vous en recevrez un troisième gratis et un cadeau-surprise qui fera plaisir à bébé comme à grand-mère. Vous deviendrez tous fous, mais ce n’est rien, achetez. Objets en délire d’une époque en délire. »

Renée, comme l’a écrit Jean Breton, est le poète de trois grands thèmes, dont le premier est ressassé jusqu’à l’obsession : « la maternité, l’exaltation de vivre et la panique du temps, ainsi que le chant de joie solaire en plein Sud. Le thème de la maternité est le plus dévorant. Il faut dire que c’est la première fois, dans l’histoire de la poésie française, que l’enfant -sujet de poème remis à la mode par Victor Hugo – est ainsi guetté, soupesé, cajolé, de la fécondation à la naissance, du jour où il marche au jour où il entre à la caserne, soit une bonne vingtaine d’années. Pour Renée Brock, d’emblée, l’amour c’est l’acceptation du sort féminin, un mari et des enfants dans un foyer à l’abri ensemble, soudés pour résister aux poussées de désagrégation. Par la maternité, « la femme existe dans l’immense ». La maternité est cette « raison centrale par qui je vois, - j’aime, je respire, je pense, - ô ventre aimé du fruit, - ventre qui fis de moi – ce qu’il faut que je sois. » Revendiquer un sort aussi traditionnel, de nos jours, face aux exigences du MLF, c’est déjà un acte presque évolutionnaire ! Elle accepte donc cela et se sent justifiée, elle réalise ainsi son accord équilibré au monde…. Être mère, c’est la seule raison totale d’exister (Ma bouche survole ton sommeil – Je bois à ta nuit). Ses fils sont « ses moissons ». Elle veut « n’être avec eux qu’un même fleuve qui traverse le monde ». Son amour, elle le répète, est comme un sang/qui s’en va d’elle jusque dans les veines des enfants. »

Renée Brock, Renée Sarlet de son nom de jeune fille, est née le 13 septembre 1912 à Liège (Belgique) dans une famille bourgeoise : son père, ingénieur, a quitté la SNCB (Société Nationale des Chemins de Fer Belges), pour créer l’une des plus grandes entreprises de construction et de béton armé du pays. Il fut aussi professeur de résistance des matériaux à l’école des Travaux publics de Liège et président de la Chambre des entreprises de Belgique.

Renée Sarlet suit les cours de l’école primaire rue de la Casquette, au centre de Liège, et fait ses études secondaires au Lycée Braquaval, à Liège. En 1933, à l’âge de vingt ans et demi, elle épouse Henri Brock, de cinq ans son aîné, gérant d’une grosse entreprise liégeoise de transports. Ils auront deux fils et construiront trois ans plus tard, sur les hauteurs de Tilff, une villa où elle vivra intensément les joies et les peines de la mère au foyer. Les travaux ménagers alternent avec de substantielles lectures : Verlaine, Rimbaud, Kipling, Maugham, Colette, Goethe, Maupassant, Giono...

En 1943 ; Cendrars et Apollinaire provoquent le déclic : Renée Brock se met à écrire des centaines de poèmes en alexandrins ou en octosyllabes et entretient une correspondance avec Marcel Thiry, dont l’influence est décisive. Durant cette période, celle de l’Occupation de la Belgique par les nazis, Renée Brock prend part, au côté de son mari, à la Résistance, aidant les résistants et hébergeant des réfugiés Juifs.

A la Libération, Renée Brock devient secrétaire de l’Association pour le Progrès Intellectuel et Artistique de la Wallonie et publie, en 1949, son premier livre, Poème du sang, qui est salué par Patrice de La Tour du Pin, Marie Noël, Charles Bertin ou Franz Hellens. L’Amande amère paraît chez Seghers en 1960. C’est un nouveau succès. Renée Brock reçoit de nombreux articles et des lettres dont deux, admiratives de Gaston Bachelard. En 1963, elle écrit d’une traite sa première nouvelle : Mort de la buse. De la nouvelle, Renée Brock nous dit : « La chute est rapide… Elle peut se montrer rare en anecdotes et parfois s’en passer. Elle peut être ambiguë, elliptique, riche en informulé ».

De 1963 à 1979, Renée Brock écrira une cinquantaine de nouvelles. Elle en rassemble dix pour constituer son premier volume de prose : L’Étranger intime, qui obtient le prix Rossel 1971. Suivront les nouvelles de Ceux du canal. Jamais toutefois, Renée Brock ne s’adonnera au roman. Elle s’en explique en 1975 : « Je n’écrirai pas un roman, je n’en ai pas le souffle (...) La nouvelle est très proche du poème. Elle est courte, concise, chaque mot porte et doit porter. La chute est rapide, ramassée. » Cette idée de la secrète conjonction du poème et de la nouvelle, de leur profonde alliance, apparaît fondatrice, comme l’écrit André Colon : « En effet, le récitatif intérieur peut se transmuer en poésie d’où peut sourdre un texte relevant de l’ordre narratif. Voir par exemple certains poèmes des Fleurs du mal de Baudelaire retravaillés en prose deux ans après dans le Spleen de Paris ou certains textes de Philippe Jaccottet et de René Char où cette alchimie est lumineuse. »

Membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature français, Renée Brock anime un salon littéraire dans sa villa de Tilff, où elle reçoit nombre de ses amis : Maurice Genevoix, Raymond Queneau, Marguerite Yourcenar, Georges Simenon, Nathalie Sarraute, Haroun Tazieff, Roger Caillois, Marcel Thiry, bien d’autres encore, et Lucienne Desnoues, qui témoigne : « Pour un écrivain, une des façons de vérifier qu’il est dans le bon, dans le vrai, qu’il communique, c’est de s’entendre dire : « Je ne peux plus voir une ronce, je dis bien une ronce, sans évoquer Renée Brock. Je ne l’ai guère connue que dans la fête, dans les cérémonies de l’amitié ou de la poésie. Elle excellait à préparer des soirées où les deux, amitié, poésie, se mêlaient. J’ai vu chez elle, un soir d’été, décorant la table du souper, des gerbes extraordinaires où, parmi les fleurs coutumières, elle avait introduit une verdure sauvage et même réprouvée : des branches de ronce. Comme Renée Brock était une femme favorisée par la fortune et la culture, j’ai révéré dans ces bouquets un symbole profond : l’alliance de l’originel avec le civilisé, du simple avec le sophistiqué. A lire les contes de Ceux du canal, j’éprouve un vertige admiratif comparable : une femme-rose se penche sur les femmes-ronces. Une femme riche s’arrête gravement devant les femmes pauvres, une femme assurée salue bas les femmes tremblantes, une femme belle chérit les femmes grisâtres, une femme glorieuse d’amour partagé plaint tendrement les femmes mal-aimées. Dans une époque où la charité individuelle est remplacée par les bonnes œuvres à l’échelle mondiale, où la pitié s’en remet à la sociologie, il est délectable et rassurant de lire l’œuvre d’un être si intimement bouleversé par la condition humaine. Dans une époque de cérébralité, il est réconfortant de savourer des pages sensuelles, de voir l’intelligence se faire porter, se faire enluminer par les notations, les trouvailles, les métaphores d’un poète fait de chair autant d’esprit. » Lucienne Desnoues conclut : « Oui, c’est la passion qui importe, et celle de Renée Brock a braqué sur toutes les créatures et toutes les choses des rayons d’une ardeur et des objectifs d’une sensibilité, d’une méticulosité peu communes. »

Renée Brock meurt brusquement d’une crise cardiaque à l’âge de 67 ans, en sa maison des bords de l’Ourthe, à Tilff, le 12 mars 1980.

Mais qu’en fut-il de la relation entre Renée Brock et les Hommes sans Épaules ?  A priori, rien ne prédisposait un rapprochement. Mais, il ne s’agissait que d’un a priori, puisque ce rapprochement s’est bel et bien réalisé et perdure, au point que Les HSE furent, Jean Breton au premier chef, parmi les principaux défenseurs de son œuvre et surtout, son éditeur, avec les poèmes de : Poésies complètes, Le Temps unique ; les nouvelles et récits de : L’Étranger intime, Ceux du canal, L’Étoile révolte et Les Bleus de la nuit. La disparition du poète ne changea rien pour Les HSE. Présente au sein des trois séries de la revue, Renée Brock est notamment l’un des « Porteurs de Feu » de la revue Les Hommes sans Épaules n°1, 3ème série, 1997.

Postfaçant les Poésies complètes de Renée Brock, Jean Breton put écrire en 1982 : « J’ai connu Renée Brock dans l’été 1952 sur l’île de Port-Cros qu’elle a chantée. Elle m’y donna Poème de sang et Solaires, qui m’apparurent dictés par une puissante vibration, une sensibilité à part., sous l’écriture parfois sévère. Pierre Chabert parla de Solaires dans Les Hommes sans Épaules (1ère série). Je publiais en 1960 un éloge de L’Amande amère dans le journal Le Provençal. Peu après, tentative sans réussite de réaliser un disque de ses poèmes. Nous nous rattrapâmes en publiant un, puis deux recueils de nouvelles. Je n’étais pas pressé de défendre son talent de poète, pensant, à tort, qu’elle avait publié dès 1939. C’était 1949 qu’il fallait lire ! Je compris bien tard qu’elle faisait partie, au plus haut niveau, de ces poètes révélés, après 1945 que nous avions décidé de faire connaître. C’est alors que je lui consacrai un « Portrait » (in Poésie 1 n°71-72, novembre 1979) commençant par ces mots : « Trois recueils, en trente ans d’écriture, constituent jusqu’à présent l’œuvre de Renée Brock, sans doute l’un des plus importants poètes – méconnu comme tel – de langue française. Renée Brock n’est plus. Mais j’espère, en faisant refleurir son œuvre de poète, racheter ma distraction de bibliographe et donner à ses fidèles le livre qu’ils attendent. »

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules)

 

Œuvres de Renée Brock :

Poésie : Poème du sang (Laffont, 1949, prix Polak de l’Académie royale de langue et de littérature française), Solaires (GLM, 1950), L’Amande amère (Seghers, 1960), Poésies complètes suivi de quarante poèmes inédits et de Pourquoi, comment j’écris (éditions Saint-Germain-des-Prés, 1982. © Les Hommes sans Épaules éditions), Le Temps unique (éditions Saint-Germain-des-Prés, 1986 © Les Hommes sans Épaules éditions).

Nouvelles et récits : Caramel et Ottilie, récit pour enfants, (Desoer, 1948), L’Étranger intime, nouvelles (éditions Saint-Germain-des-Prés, 1970, Prix Victor-Rossel 1971. © Les Hommes sans Épaules éditions), Ceux du canal, nouvelles, (le cherche midi éditeur, 1980), L’Étoile révolte, nouvelles, (le cherche midi éditeur, 1984), Les Bleus de la nuit, nouvelles, (Le Milieu du Jour, 1990. © Les Hommes sans Épaules éditions).

A consulter : Connaissance de Renée Brock, Textes de Alexis Curvers, Lucienne Desnoues, Jean Breton et Jean Mogin, (éditions Saint-Germain-des-Prés, 1983 © Les Hommes sans Épaules éditions).

 

 

Le feu

 

Le feu qui nous fait jointifs

comme la Sainte-Famille.

Le feu qui nous rend heureux

comme les brioches qui se baisent au four.

Le feu qui fait danser les objets sur les murs

et cloue le rêve dans nos yeux,

Le feu, le feu nid de vipères furieuses

qui se fait ange de plumes grises

au faîte de la cheminée.

 

 

Matin de mai

 

Les boueux dans l’air bleu font voler les poubelles.

Le mazout sur l’asphalte ouvre ses arcs-en-ciel.

 

Dans l’odeur de la cendre et du marc de café

Brillent les tessons verts et la faïence à fleurs.

 

La rue tremble et frémit

Du funéraire charivari des déchets

Puis entre dans sa norme au cri creux du fer vide.

 

Des femmes en peignoirs bon marché, japonais,

Sont sur les seuils, le teint plus gris d’être au soleil,

Et plongent dans la rue triste sans immondices

Leur patience étrange où dort l’eau des vaisselles.

 

 

La cire

 

Je t’apprends à présent la maison,

son odeur simple de poterie,

sa bonne odeur de brique lavée,

de briques au rouge avivé par l’eau

et tiédies par les baisers du feu.

Il y règne la cire.

Pense à la cire, odeur sainte

qui vient du corps en sacrifice à l’abeille,

du cœur éclaté des fleurs

et du sang des hauts térébinthes.

 

Pense à la cire

agenouillée sur le seuil.

 

 

Conte pour demain

 

Il était une fois

Deux jeunes hommes beaux comme des citronniers.

Dans leurs yeux d’orge vert passaient des chevaux d’ombre

Chargés de l’hémisphère ou brille la Colombe.

Ils partirent, dos identiques, gémellés.

Depuis, je navigue d’immortelles sargasses

Et mon sang est pareil au silence du sable.

 

 

Anniversaire

 

Plus tu avances dans le temps

plus le temps me ramène

aux huit lunes bénies

d’avant ta naissance.

 

quand je te portais,

petite anémone de mer

toujours mouvante

dans le flot de mon amour

et le mystère de mon ventre

 

 

Les frères

 

I

 

Frères nés dans deux printemps successifs

sous le signe identique de la précocité,

de la fleur de neige et des frêles ficaires.

Frères formés par deux moissons, deux automnes, deux neiges

qui s’enchaînent.

Frères de sang, de sexe, d’âge, de cris, de coups, de jeux,

plus gémellés que cicatrices de rhizome,

plus jointifs que bourgeons opposés sur le même rameau,

plus heureux que couple de perdreaux dans l’airelle,

plus libres que passereaux dans le vent.

 

Et moi qui suis leur mère

par le sang que je n’ai plus,

je porte une robe d’oubli.

 

Clouée entre deux arbres du domaine

où ils crient leur double vie,

je regarde et ne sais plus.

Mais c’est peut-être moi

que le frère aime dans le frère.

 

II

 

Lorsque je penche sur son sommeil

la ferveur de mes longs cheveux,

il balbutie le nom de son frère.

 

 

Jardin

 

Orage, va-t’en.

Laisse-moi nue au jardin

Dans ce soleil qui sent le thym

 

Les hortensias bleuissent

Et les soucis pâlissent.

L’eau tiédit dans l’arrosoir,

La terre se fendille.

 

La mésange sautille

Dans la cour carrelée

Et sur l’arcade en fer que la rouille a grêlée

Un rouge-gorge heureux

Lisse son gorgerin de feu.

 

Très hauts et tout blancs

Les lis sont morts

Et dans son berceau rose,

Rose, le bébé dort.

 

 

Il neige

 

Il neige sur mon jardin

Sur mon âge incertain

Trop jeune pour être vieille,

Mais trop d’années pour être jeune.

Age fragile, âge tendre

Comme la neige de novembre

Comme la neige ce matin.

 

 

La forêt

 

D’abord humus profond

avant que d’être cimes.

D’abord mort innombrable

avant d’être nids de plumes vivantes,

terriers de tièdes fourrures.

Forêt,

repaire des sources des sangs libres,

Entente sourde

de la bête et du végétal.

Arme de la légende de la fable.

Forêt, ô mère aussi,

accueille mon petit comme un petit de biche,

offre-lui tes racines, tes mousses, tes ronces, tes baies,

ta solide odeur.

Ouvre-lui tes bras verts, tes bras rouges,

tes tragiques bras nus.

Apprends-lui le langage des arbres, des plantes, des bêtes,

le langage universel.

 

 

Berceau au grenier

 

Déjà quinze ans, déjà quinze ans,

Les rats du vent le déchiquettent

Sous l’ardoise aux humides violettes.

 

La pluie glisse à ses rubans sciés,

Funambule de verre, pleureuse

d’objets abandonnés

aux corniches à nids déserts.

 

Leur berceau au grenier

Si loin de la cuisine et des chambres

et de la cour et du jardin,

privé d’odeur de pain, de feu et de lessive

sans la caresse des mélisses

sans les iris blancs de la neige.

 

Renée BROCK

(in Poésies complètes, éd. Saint-Germain-des-Prés, 1982. © Les Hommes sans Épaules éditions).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
Renée BROCK, Thérèse PLANTIER, Jean-Claude VALIN n° 1

Numéro spécial LES HOMMES SANS EPAULES 1ère série, 1953-1956 n° 3