NIMROD
Nimrod Bena Djangrang est né le 7 décembre 1959 à Koyom, au Sud du Tchad, pays d’Afrique central de 15.946.882 habitants. Pardon, pour ce souvenir d’enfance, de jeunesse : j’ignorais jusqu’au nom même du Tchad, avant de le découvrir à travers un homme, qui le portait tout entier : Nabatingue Toko (né le 21 août 1952, dans la capitale du Tchad, N’Djamena), n’est pas un poète, mais un footballeur, un attaquant hors-pair (à l’instar de son magnifique partenaire d’alors, le Sénégalais Sarr Boubacar) : la grâce et la force, l’élégance et la puissance. Et pourquoi pas, le rêve, aussi. Toko, capable à lui seul de faire basculer un match. Toko évoluait alors au Paris-Saint-Germain (1980-1985) : 274 matchs et 61 buts en Division 1. Je l’ai rencontré à cette époque et, plus tard, lorsqu’il est venu jouer dans le même club que moi (1985-86), le Racing Club de Paris (lui en pro et moi en junior). Il m’a donné son maillot, comme Senghor, Césaire, Rabemananajara ou Glissant me donnèrent leurs livres, plus tard. Et ce ne fut pas rien. Vingtième pays par sa superficie, le Tchad de Toko et de Nimrod est l’un des plus grands pays enclavés du monde. Le Tchad est un lac, lieu de rencontre des peuples. Il est au centre d’une dynamique d’intégration et de désintégration tant politique, économique que culturelle et religieuse. Le Bassin Tchadien est le centre d’érection de l’homme. C’est de là qu’auraient irradié les premiers foyers de peuplement. L’État du Tchad, dans ses frontières actuelles, est une création de la colonisation française, dès 1900, avec le Territoire Militaire des Pays et Protectorats du Tchad. En 1920, la France obtient le contrôle total du territoire et érige le Tchad en colonie dans le cadre de l’Afrique-Équatoriale française. Le Tchad est la première colonie française à se rallier à la France libre en 1940. Il devient une république autonome en 1958 et accède à l’indépendance le 11 août 1960.
Le père de Nimrod est pasteur luthérien (J’ai foi au ciel et sa rumeur, j’ai foi en mon père. Car on ne moissonne jamais le poème que sur la rosée, on n’éclaire jamais la lune que par éclats). La famille de Nimrod est issue de l’ethnie Kim, qui vit traditionnellement de la pêche, sur les rives du fleuve Logone. Les Kims, ce « peuple du bord de l’eau », 15.354 personnes, en 1993, sont très peu nombreux au Tchad, et leur appartenance à la confession protestante renforce leur isolement au sein d’une population majoritairement catholique et animiste au Sud, musulmane au Nord.
Le Tchad (16,3 millions d’habitants en 2020) compterait 131 groupes ethniques distincts, dont le plus important, celui des Sara, représente 28% de la population. Les Arabes constituent 12% de la population : l’Islam est signalé au Tchad au Tchad dès le XIIème siècle dans le royaume du Kenem-Bornou. En 2010, 52 à 58 % de la population est musulmane, tandis que 39 à 44 % est chrétienne. « La langue innommée est la langue kim, écrit Nimrod. Elle est parlée par une peuplade minoritaire au sud du Tchad. La déchirure et la nostalgie contenues dans le poème soulignent mon incapacité d’écrire, et même de rêver dans cette langue. Certes, je rêve encore dans ma langue maternelle, mais ces rêves sont l’espace où je me débats avec l’impossibilité de cette langue, comme si j’en étais à jamais exilé. Ce ne sont pas des rêves, ce sont des cauchemars. Je souris toujours de ceux qui nous enjoignent d’écrire dans nos langues. En ce qui me concerne, avec qui partagerai-je mes poèmes kimois ? Car ma langue dispose d’une littérature écrite grâce à la traduction de la Bible. Mais les miens, ces croyants étroits, regardent la littérature comme un « blasphème contre le Saint-Esprit », un orgueil satanique. Où que je me tourne, je bute à un mur. Ma langue m’est interdite pour le commerce qui m’importe le plus : la littérature. Tel est peut-être le sens de la détresse qui s’exprime dans le poème « J’ai perdu la langue ». »
Après des études primaires et secondaires au Tchad, où Nimrod enseigne au collège de Koyom, de 1981 à 1983, la guerre civile[1] qui sévit depuis 1979, le contraint à rejoindre la Côte d’Ivoire, afin de poursuivre ses études supérieures à Abidjan, tout en continuant d’enseigner dans les collèges et lycées de la ville : Sur les portes de Babel, j’ai gravé ma faim. Le poème - Est un enfant qui rêve ; c’est la grâce nourrie au lait. - Il est ville en Babel, Babel en ville. J’entends siffler - Les balles au-dessus de mes oreilles. Il devient à Paris Docteur en philosophie (1996). Romancier, essayiste, poète, il devient rédacteur de la revue Aleph, Beth, de 1997 à 2000 : « Écrire, c’est réparer. Incontestablement. L’acte d’écrire est thérapeutique... C’est l’exil qui a fait de moi un écrivain. Je suis né en exil. L’asile français a fabriqué Nimrod. Ce n’est pas une proclamation orgueilleuse de ma part, je rends hommage aux vertus de l’éloignement du pays natal, lequel éloignement m’a mis à l’abri de la violence tchadienne. Ainsi ai-je pu écrire relativement préservé. J’ai travaillé à l’avènement de cet état avec une détermination tout aussi violente. Je ne revendiquerai jamais assez mon statut d’écrivain exilé. » Puis, Nimrod fonde la revue Agotem, qu’il dirige de 2003 à 2005, aux éditions Obsidiane. Nimrod vit en Picardie et enseigne la philosophie.
Nimrod, note Jacques Décréau (in La Pierre et le sel), est un écrivain exilé, qui a écrit tous ses livres en exil, la langue française étant devenue pour lui son véritable passeport. Elle est « la seule langue par laquelle je peux lire le monde et me lire moi-même ». Mais toute son œuvre nous parle de ce pays qu’il a quitté depuis bientôt 30 ans, de cette Afrique ancestrale et lumineuse, du Tchad de son enfance, ainsi que du traumatisme de la guerre civile, cette « grande turbulence », lorsque le Sud s’est trouvé au bord de la sécession, de 1979 à 1982. « Quand on vient du Tchad, rapporte Nimrod (cf. Entretien in journal L’Humanité, 2 mars 2017), on sait que l’on doit composer avec la langue, surtout si l’on est, comme moi, minoritaire. Je ne m’imagine pas une seule fois, sorti de la maison familiale, parler ma langue. J’ai passé ma vie à parler celle des autres. Le Français s’est enfermé dans la pureté de sa langue. Il la parle de manière pure parce qu’il ne parle pas d’autres langues. Quand votre langue, au sens matériel, est habituée à slalomer entre plusieurs, elle devient incapable d’articuler un son avec une netteté désirable. Je suis dyslexique. Je crois que nous, qui parlons plusieurs langues, sommes dyslexiques par nature. Notre être au monde est ainsi fait. Face à la guerre des langues et des cultures, au mieux nous haussons les épaules. Avec un ami libanais, chrétien de Beyrouth, un jour vers midi, nous déjeunions près d’une mosquée. Le muezzin a appelé à la prière. Nous sommes restés pétrifiés, pénétrés, extatiques. Voilà l’expérience propre à nous autres, chrétiens ou laïcs, nés dans des pays musulmans et multiconfessionnels. Nous ne pouvons pas ne pas être en extase devant la beauté de la langue arabe. Nous vivons ensemble depuis si longtemps. Enfant, fils de pasteur, je sortais avec le fils de l’imam. Je buvais l’encre de ses sourates inscrites sur une tablette. » La Littérature tchadienne ? Nimrod répond : « Elle n’existe pas encore et si elle devait naître dans les 20 ans à venir, elle serait l’œuvre des exilés, car l’école est un vrai désastre dans mon pays. »
Nimrod ajoute : « La France et son complexe militaro-industriel ont livré les Tchadiens en pâture à une minorité inculte de guerriers qui ont bousillé la génération de nos papas, la nôtre et celle de nos enfants. J’ignore si la trahison est le bon terme, mais il est parfaitement justifié, car nous avons été trahis dans notre attente de paix et de bien-être. » La mort le 20 avril 2021 de Idriss Déby, à la tête du Tchad depuis 1990, prolonge le doute dans lequel le pays est plongé : « L’incertitude est notre destin. Notre avenir est bouché, et le monde tel qu’il va n’est porteur d’aucun espoir pour nous. Nos guerriers et les puissances mondiales n’ont nul intérêt à ce que ça change. »
Demeurer fidèle à la poussière, telle est ma tâche, explique Nimrod (in Jeune Afrique) : « En elle se trouve résumée ma condition. Depuis mon premier livre, je tourne autour du malaise d’habiter en elle. » Poète avant tout, Nimrod construit une œuvre singulière, dense et forte, marquée du sceau de l’exil, de la nostalgie, de l’homme blessé et de la révolte : « Je déclare le monde en faillite, je décrète le déluge. Je hais tous ces larbins de l’espérance qui me forcent à habiter le destin. Je ne suis pas Grec, moi, je ne récite pas Œdipe à la Colonne. Sophocle ne me fut pas donné avec le lait du biberon. D’ailleurs, il n’y avait pas de biberon, il n’y avait que le sein de ma mère… Sous mes pieds nus d’enfant joueur, nul besoin d’invoquer les sandales d’Empédocle. »
Dans son magnifique et très sensuel roman, Les Jambes d’Alice (2001), qui l’a révélé, relève Jeune Afrique, Nimrod met en scène un désordre amoureux et psychique sur fond de guerre civile, celle de la bataille de N’Djamena, en 1979, qui l’a mis sur le chemin de l’exil. Jeune professeur de français, le héros- narrateur fuit les bombardements et croise le chemin d’Alice, qui, en temps de paix, fut son élève et l’objet de ses fantasmes. Plus autobiographique, Le Départ (2005) retrace les heurs de l’enfance dans le « pays d’avant » : « Un enfant marche toujours devant un adulte. Tel est l’équilibre à maintenir au sein de l’espace ». Les grands derrière, les petits devant. » La figure du père est omniprésente : il fut aimé, craint et à l’origine de la venue à l’écriture du fils. Pasteur luthérien, le père était un homme du Livre, dont il semait les paroles sacrées dans les paroisses lointaines au cœur du désert. C’est un récit lumineux, éclairé par le bleu du ciel tchadien.. « « Je m’efforce de faire émerger la beauté, d’où qu’elle vienne… Est écrivain celui-là qui parvient à réenchanter le monde… Je veux que mon chant devienne la substance d’un accord éperdu… Sans la beauté, je ne vois pas comment on peut survivre… Ceux qui lisent les poèmes ne les lisent pas pour un message. On lit les poèmes pour la pure musicalité et pour la beauté. Sans la beauté, je ne vois pas comment on peut survivre. Dans la misère la plus noire, il n’y a que la beauté. Quand Baudelaire écrit sur la Charogne, c'est encore la beauté qui surnage... », nous dit Nimrod.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
Œuvres, Poésie : Pierre, poussière (Obsidiane, 1989), prix de la vocation en poésie 1989, Passage à l’infini (Obsidiane, 1999), prix Louise Labé, En saison, suivi de Pierre, poussière, Obsidiane, 2004, Babel, Babylone (Obsidiane, poème, 2010), prix Max-Jacob 2011, Sur les berges du Chari, district nord de la beauté (Bruno Doucey, 2016), prix de poésie Pierrette-Micheloud 2016, J’aurais un royaume de bois flotté, anthologie personnelle, 1989-2016 (Gallimard, coll. Poésie, 2017), Petit éloge de la lumière nature (Obsidiane, 2020), prix Apollinaire. Romans et récits : Les Jambes d’Alice, Actes Sud, 2001), Le Départ (Actes Sud, 2005), Le Bal des princes (Actes Sud, 2008), Rosa Parks, non à la discrimination raciale (Actes Sud Junior, 2008), prix Ahmadou Kourouma et prix Benjamin Fondane. L’Or des rivières (Actes Sud, 2010), Aimé Césaire, non à l’humiliation (Actes Sud Junior, 2012), Un balcon sur l’Algérois (Actes Sud, 2013), L’enfant n’est pas mort (Bruno Doucey, 2017), Gens de brume (Actes Sud, 2017), La Traversée de Montparnasse (Gallimard, 2020), Le temps liquide (Gallimard, 2021). Essais : Tombeau de Léopold Sédar Senghor (Le Temps qu’il fait, 2003), Léopold Sédar Senghor, avec Armand Guibert (Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 2006), La Nouvelle Chose française (Actes Sud, 2008), Alan Tasso d’un chant solitaire (Les Blés d’or, 2010), Visite à Aimé Césaire suivi de Aimé Césaire, le poème d’une vie, (Obsidiane, 2013), Léon-Gontran Damas, le poète jazzy (À dos d’âne, 2014).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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