Matei VISNIEC

Matei VISNIEC



On le classe un peu vite, par commodité, comme un poète et auteur de l’absurde, à la suite de Ionesco, Beckett ou Durenmatt. À dire vrai, Visniec a commencé à écrire dans la Roumanie de Ceausescu, soit dans un réel qui était l’absurde même. Ajoutons les mythes et légendes populaires roumaines, avec ses êtres surnaturels qui ont une influence positive ou négative sur la vie de l’homme, à l’instar du Zburatorul ; mythes et légendes drapés de fantastique entre rêve et réalité, visible et invisible ? Quel sens de l’absurde et de l’humour, là aussi, propre, entre autres, au roumain.

Visniec est l’un de nos plus grands auteurs vivants, que nous partageons avec nos frères roumains (« Je suis l’homme qui a ses racines en Roumanie et ses ailes en France ») et même - ses pièces sont traduites dans plus de trente langue -, avec le monde entier. Ses titres à rallonge, volontiers provocateurs, en disent long sur sa résistance (contre la censure et de l’auto-censure, la mécanique de la peur et du lavage des cerveaux), son audace, son amour des mots, de la vie, de la poésie, la vie entière, avec son cortège de révolte (« Je pense que l’artiste doit être toujours en résistance et aller contre les courants »), d’humour acide et solaire, de grotesque qui oscille entre réalisme, absurde et dérision (une arme pour survivre et pour dénoncer), car, miroir lucide de notre conscience couverte de plaies. Son rire est immense, car « le rire est une forme de résistance et de liberté. Comme la littérature, d’ailleurs, surtout une certaine littérature à clef qui utilise pleinement la force de frappe de la métaphore et de la poésie ».

Son rire non dénué d’émotions brasse les terres fertiles d’un imaginaire débridé qui, sans cesse, interroge et creuse le verbe autant que l’Homme : « Pour moi, l’humour a deux visages – celui qui te fait rire et celui, caché, qui te fait pleurer. Dans mes pièces, je propose un vol au-dessus de l’humour triste. » Le but de Visniec n’est pas le divertissement. Il croit, tout comme Bertolt Brecht, en la puissance de dénonciation du théâtre. À propos de sa pièce, Richard III n’aura pas lieu, qui traite de l’impossible liberté de l’artiste dans un régime totalitaire (le grand Meyerhold y est le metteur en scène et Staline le despote), Visniec nous dit : « J’invite en quelque sorte le spectateur dans les coulisses de l’horreur, comme témoin, mais aussi comme potentielle victime. J’ai voulu que les spectateurs puissent se dire : « ça aurait pu être mon cas, qu’est-ce j’aurais fait dans cette situation ? » J’ai voulu aussi que les spectateurs ressentent une certaine émotion devant ces destins brisés, et aussi devant l’utopie brisée. D’ailleurs, de plus en plus je me rends compte que j’écris pour transmettre un message, certes, pour transmettre une information, mais c’est l’émotion qui doit transporter ce message, c’est l’émotion qui doit porter le message au spectateur. Au théâtre, un message qui n’est pas porté par une émotion forte ne va pas très loin, échoue devant le cœur du spectateur. Un message qui n’est pas doublé d’une émotion artistique est vite oublié. Cette pièce est aussi une réflexion autour de la force du théâtre. Pourquoi les régimes totalitaires ont plus peur d’un spectacle de théâtre (même à message censuré et ambigu) que d’un roman contestataire ? C’est parce qu’un roman, on le lit dans sa solitude tandis qu’un spectacle, c’est quelque chose qui se passe en public, c’est un objet potentiellement dangereux, c’est une chose jouée par des gens vivants devant d’autres gens vivants. Or, l’émotion collective peut être l’embryon de la révolte. »

Visniec est l’auteur d’une œuvre étonnante et unique, dans laquelle s’imbrique la fiction, le théâtre et la poésie, toujours. « Écrire sur l’amour c’est franchir un certain nombre de frontières intérieures et d’autres qui séparent le réel du fantastique. Écrire sur l’amour c’est aussi un jeu avec le temps. On sait quand le jeu commence. On veut qu’il dure toujours et qu’il ne se termine jamais. C’est le jeu d’une rencontre entre toujours et jamais », nous dit encore Visniec.

Né le 29 janvier 1956, dans la Roumanie totalitaire de Gheorghiu-Dej (auquel devait succéder Ceausescu en 1965), Matéi Visniec découvre très vite dans la littérature un espace de liberté : Kafka, Dostoïevski, Camus, Beckett, Ionesco, Lautréamont, les surréalistes, les dadaïstes, le fantastique, le théâtre de l’absurde… Tout sauf… le réalisme socialiste. À Bucarest, il étudie la philosophie et devient très actif au sein du mouvement de la Génération 80, qui bouleverse le paysage poétique et littéraire de la Roumanie. Il croit en la résistance culturelle et en la capacité de la littérature pour démolir le totalitarisme. Visniec s’affirme alors avec sa poésie épurée, lucide, comme écrite à l’acide.

À partir de 1977, il commence à écrire des pièces de théâtre qui circulent dans le milieu littéraire, mais sont interdites de création. Auteur censuré, il quitte la Roumanie, en septembre 1987, et arrive en France, où il demande l’asile politique : « J’aurais quitté la Roumanie pour aller n’importe où, pour pouvoir me libérer de ce cauchemar que mon pays vivait, ainsi que toute l’Europe de l’Est ; mais j’ai eu la chance énorme de pouvoir m’installer en France, d’y être vite découvert et joué par les petites compagnies françaises, les théâtres de poche. La France a été vraiment un pays d’accueil, pas seulement pour l’asile politique mais aussi parce qu’elle m’a offert un espace où j’ai pu m’épanouir. »

Visniec écrit, au sein de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, une thèse sur la résistance culturelle dans les pays de l’Europe de l’Est et commence à écrire des pièces de théâtre en français. En 1990, il devient journaliste à Radio France Internationale. Après un premier succès aux Journées des Auteurs, organisées par le Théâtre les Célestins de Lyon, en 1991, avec sa pièce Les Chevaux à la fenêtre, le théâtre de Visniec est joué par de nombreuses compagnies en France.

À ce jour, Matéi Visniec est l’auteur d’une quarantaine de pièces éditées et à l’affiche, outre en France et en Roumanie, dans une trentaine de pays. Il est en outre, depuis 1992, l’un des auteurs les plus joués au Festival d’Avignon (off), avec une quarantaine de créations, ainsi qu’en Roumanie, depuis la chute de Ceausescu (1989).

Outre ses pièces de théâtre, Visniec est aussi l’auteur de romans et de romans, édités en France et en Roumanie. Matéi Visniec a commencé à écrire des poèmes très tôt et s’est affirmé comme poète, nous l’avons dit, à Bucarest, lors de ses études universitaires, au sein du mouvement de la Génération 80, qui a transformé le paysage littéraire roumain par à la poésie, laquelle fut, une fois de plus, en Roumanie, l’arme du combat et de la contestation, espace de liberté et terre d’asile : « L’univers de mes pièces se situe à la frontière entre le grotesque et la poésie, les deux forces qui mettent de l’ordre dans toute la durée de notre existence, parfois aussi discrètement que nous vieillissons sans même les remarquer. » En définitive, Matei Visniec n’est-il pas, à la suite de ses prestigieux aînés, un véritable pont de culture entre la Roumanie et la France, le Danube et la Seine ?

N’est-il pas, à sa manière, le digne héritier de cette extraordinaire avant-garde roumaine des années 1920/30, puis 40, dont les protagonistes ont pour noms, je cite en vrac : Tristan Tzara, Marcel Janco, Ion Vinea, Victor Brauner, Ilarie Voronca, Benjamin Fondane, Sasa Pana, Gherasim Luca… Ne retrouve-t-on pas chez Visniec, la même transgression, le même sens de l’absurde et du Merveilleux, la même révolte et cet immense OUI à la vie ? À creuser. Restons en Roumanie et terminons par un verre de tuica et la Rapsodie n°1 du grand Enescu, dirigée comme il se doit par le maestro Georgescu !

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Œuvres de Matei VIŞNIEC

Poésie : Poèmes de Roumanie (Librairie bleue, 1990), La ville d’un seul habitant (Lansman, 2010), À table avec Marx (Bruno Doucey, 2013).

Romans : Le Syndrome de panique dans la Ville lumière (Non Lieu, 2012), Monsieur K. libéré (Non Lieu, 2013), Le Marchand de premières phrases (Chambon, 2016).

Théâtre : Du pain plein les poches (Éditions du Pli Urgent, 1984), Le Dernier Godot (Cosmogone, 1996), Petits boulots pour vieux clowns (Crater, 1995), Les Partitions frauduleuses (Crater, 1995), Trois Nuits avec Madox (Lansman, 1995), Les Chevaux à la fenêtre (Crater, 1996), Le Théâtre décomposé ou l’homme poubelle (L’Harmattan, 1996), L’Histoire des ours panda racontés par un saxophoniste qui a une petite amie à Francfort (Cosmogone, 1996), Comment pourrais-je être un oiseau ? (Crater, 1997), Paparazzi ou la Chronique d’un lever de soleil avorté (Actes Sud-Papiers, 1997), La Femme comme champ de bataille (Actes Sud-Papiers, 1997), Lettres aux arbres et aux nuages (Actes Sud-Papiers, 1997), Paparazzi, suivi de La chronique d’un lever de soleil (Actes Sud-Papiers, 1997), Mais qu’est-ce qu’on fait du violoncelle ? (Crater, 1999), L’Histoire du communisme racontée aux malades mentaux (Lansman, 2000), Le Roi, le Rat et le Fou du roi (Lansman, 2002), Attention aux vieilles dames rongées par la solitude (Lansman, 2004), L’Araignée dans la plaie suivi du Deuxième Tilleul à gauche (Actes Sud-Papiers, 2004), Du pain plein les poches (Actes Sud-Papiers, 2004), Mais, maman, ils nous racontent au deuxième acte ce qui s'est passé au premier (L’Espace d’un instant, 2004), Richard III n’aura pas lieu (Lansman, 2005), La Femme cible et ses dix amants (Lansman, 2005), La Machine Tchekhov (Lansman, 2005), Le Spectateur condamné à mort (L’Espace d’un instant, 2006), Le mot progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux (Lansman, 2007), Les Détours Cioran ou Mansarde à Paris avec vue sur la mort (Lansman, 2008), Enquête sur la disparition d’un nain de jardin (Lansman, 2004), La Vieille Dame qui fabrique 37 cocktails molotov par jour (Éditions théâtrales Grand Sud-Ouest, 2009), Jeanne et le Feu (L’Œil du Prince, 2009), De la sensation d’élasticité lorsqu’on marche sur des cadavres (Lansman, 2010), Nina ou De la fragilité des mouettes empaillées (Lansman, 2011), Lettres d’amour à une princesse chinoise et autres pièces courtes (Actes Sud, 2012), Le Cabaret des mots (Non Lieu, 2015), Le Cabaret Dada (Non Lieu, 2017), Migraaaants (L’Œil du Prince, 2017), Pourquoi Hécube (Non Lieu, 2018), La mémoire des serpillières (l’Œil du Prince, 2020), Du paillasson considéré du point de vue des hérissons (l’Œil du Prince, 2020)

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : LA POESIE ET LES ASSISES DU FEU : Pierre Boujut et La Tour de Feu n° 51