Marc ROMBAUT

Marc ROMBAUT



Poète (« de la poésie intérieure, de la déchirure et de la fascination », selon André Miguel), romancier et essayiste, Marc Rombaut, né en 1939 à Gand, a passé son enfance à Bordeaux. Après des études universitaires à Bruxelles, il est devenu chercheur et enseignant, en Guinée, en Afrique de l’Ouest, puis journaliste à la RTBF, producteur des émissions Idem, Opéra et Écriture. Nous devons à Marc Rombaut, un mythique numéro triple de la non moins mythique revue Poésie 1 (Nouvelle Poésie Négro-africaine, Poésie 1 n° 43/44/45, 1976), ainsi qu’une anthologie de référence : La Poésie négro-africaine d’expression française (1976). À dire vrai, comme l’écrit Jacques Franck (in La Libre Belgique, 2006), l’Afrique noire n’a plus quitté Marc Rombaut (lié à Valentin-Yves Mutimbé, Léon-Gontran Damas, Lamine Niang, Yambo Youologuem…) depuis qu’il la découvrit avec ses poètes durant cinq années à compter de 1963, comme chercheur et enseignant.

Il témoigne en 1976 (in revue Poésie 1 n°43/44/45) : « La poésie jeta une passerelle miraculeuse entre ces hommes d’ébène et moi. Ma parole se fiança aux accents rauques de l’Afrique. Par elle, je pénétrai le souffle des ancêtres ; par elle, je participai de la force vitale de l’Africain. L’Afrique de Keita Fodeba (la Guinée) me fut montrée. Années de joie et d’amertume. J’étais cloué. L’Afrique devenait ma véritable terre mère… L’Afrique m’avait pénétrée : odeur moite et forte, chuchotement des palmiers, chaleur qui venait du sol. Et la terre rouge qui s’étendait jusqu’aux pieds des palétuviers m’aspergea de sueur. Le grand cri noir procède de l’amour et ce cri qui me perça si bien le cœur dans mon Europe mécanisée et grise, ici, sur la terre promise de mon Afrique, il m’effraya. L’avouerai-je ? Je pénétrais l’Afrique avec les armes de la peur blanche et je lavais mon crime avec le mensonge des mots. Aveugle et amputé, je donnais d’abord le change avec des mots… La parole noire s’inscrivait en lettres de feu derrière les barreaux de mon corps. La parole noire, immense « déchirure » qui s’ouvrait sur l’espace cendré de mon poème orphelin. Être nu ! Je caressais la chair infinie où saignait la nuit éternelle. Dans mon ventre, ne battait plus la peur. J’osais mes odeurs, ma pourriture, ma laideur. Mes mots ne craignaient plus de mettre du sperme sur le soleil. Enfin, je pouvais pratiquer le partage… Mon souffle prend appui sur le souffle noir… C’est avouer ma dette envers ces peuples de la transgression qui, parce qu’ils étaient différents, et « rentables », vécurent une aliénation si totale, que leur révolte souleva le monde dans un cri d’affirmation de la vie et de négation de l’homme tronqué. Dépossédés dans leur être profond, ils recomposèrent leur existence par l’accomplissement d’une démarche créatrice qui postule la foi dans l’homme au-delà de tout fondement éthique ou religieux, mais incarné dans une action tendue vers l’impossible et nécessaire liberté du « moi » dévalisé. Un acte d’amour qui déborde la personne et le temps, un regard qui dévoile notre propre altérité, une parole chargée d’inconnu se mouvant au seuil du mystère de l’été, ainsi se présente à moi ce chant de réhabilitation aux racines d’ombre et de lumière… La Parole noire souleva ma bouche vers des lieux de souffrance, vers des continents qui brillent de toutes leurs plaies – phares dans les nuits pâles de mon enfance. Ces lieux d’outrages sont ma demeure et seules m’y rejoignent, amantes des rumeurs d’hommes, les vagues de l’océan se dénouant sur les sables. Sur cette terre en attente, une parole d’amour se dévêt, s’ouvre à l’impatience de l’étreinte… Il faut rendre la culture négro-africaine à elle-même et pour cela, laisser l’Africain poursuivre sa libération, tant individuelle que collective. Ce « droit à la personnalité » (Césaire), l’Afrique et le monde noir dans son ensemble l’auront chèrement payé. Nul doute qu’il s’agisse d’une parturition dans la souffrance. Mais cette libération est créatrice, ce qui implique enrichissement et ouverture. Une libération qui postule aussi celle de notre monde usé, déshumanisé, technocratique… un monde qui a perdu de vue la finalité de ses choix. Il nous reste donc à être simplement à l’écoute de l’autre, à témoigner de sa parole. « L’homme civilisé, n’est-ce pas l’homme disponible ? », interroge un personnage de L’Aventure ambiguë, le roman de Cheikh Hamidou Kane… »

L’Afrique, dont parle Marc Rombaut, est celle des massifs entêtants d’hibiscus et de rosiers, avec ses charognards perchés sur les flamboyants, et surtout ses hommes et ses femmes qui mettent en route leur indépendance nouvelle ; en l’occurrence, en Guinée, où le narrateur du roman, largement autobiographique, de Rombaut, La Chose noire (2014), partage leurs rêves et leurs idéaux révolutionnaires, tandis qu’à Conakry l’amour facile détourne l’attention d’une réalité terrifiante. Il faut que des amis africains l’alertent pour que le jeune coopérant réalise quelle tyrannie le président Sékou Touré a installée. Des collègues, des étudiants disparaissent d’un jour à l’autre ; la police secrète est partout. Diallo Telli, le premier secrétaire général de l’Organisation de l’Unité africaine, dont la stature internationale fait un rival potentiel de Sékou Touré, finit par mourir au camp de Boiro, de la « diète noire » ; autrement dit de faim et de soif à en devenir fou dans une minuscule cellule en tôle ondulée, exposée au soleil. Là, nous ne sommes plus dans le roman de Rombaut, mais dans la cruelle vérité exposée par Amadou Diallo dans La mort de Diallo Telli (éditions Karthala). Ici commence le drame du narrateur de La Chose noire, et le vrai sujet du livre : « Longtemps, trop longtemps, j’ai respiré la mort noire sans la voir, sans la sentir, sans l’entendre… Comment aurais-je pu prévoir que l’expérience révolutionnaire guinéenne, axée sur le meurtre, la terreur et le racisme, allait devenir le tropisme du continent noir, à l’exception de quelques pays tels que le Sénégal, le Mali... ? » Rentré à Paris, il se heurte au refus de l’entendre que lui opposent ses collègues du CNRS, obnubilés par l’idéologie. Humilié par son trop long aveuglement, accablé par son impuissance à secourir ses amis africains ; scandalisé par « une Europe frileuse, craintive, aveuglée, qu’un aboiement de chien fait tressaillir tandis qu’un peuple agonise dans l’indifférence », le narrateur rencontre une femme, Judith, qui le guérit de son traumatisme par sa sensualité débordante et sa compréhension lucide.

Marc Rombaut est décédé le 29 août 2022 à l’âge de 83 ans. 

 Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Légende photo : Le poète congolais Valentin-Yves Mudimbé et Marc Rombaut, en 1975.

Œuvres, poésie : L’écho d’un visage (Le nouvel Athanor, 2015), Œuvre poétique complète (Le Nouvel Athanor, 2017), Miroir de l’autre (Le Cri, 1995), La Lettre du nom, suivi de Six poèmes pour une dédicace à Pier Paolo Pasolini (Trois cailloux, 1990), Matière d’oubli (Belfond, 1983), Nuit et parole (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1975), Le Regard sauvage (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1972), La Jetée et autres solitudes (Guy Chambelland, 1969), Le Festin (Guy Chambelland, 1968), Failles (L’Information poétique, 1964), Ambiguïtés (L’Information poétique, 1964). Romans : Suite en ouï-dire (Christian Bourgois, 1978), Chat noir laqué (Le Seuil, 1996), Ombres sur une piscine jaune (Le Seuil, 2000), Ville sanguine (Le Seuil, 2003), La Chose noire (éd. du Rocher, 2014), Chelsea romance (Pierre-Guillaume de Roux, 2014). Essais : Arthur Adamov (The French Review, 1971), La Poésie négro-africaine d’expression française, Anthologie (Seghers, 1976), Nouvelle Poésie Négro-africaine, la Parole noire (Revue Poésie 1 n° 43/44/45, 1976), Paul Delvaux (A. Michel, 1990), Pier Paolo Pasolini (Marval, 1991).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Tchicaya U TAM’SI, le poète écorché du fleuve Congo n° 54