Luis BUNUEL

Luis BUNUEL



Né en 1900 à Calanda (Aragon), Luis Buñuel reçoit une éducation religieuse à l’école jésuite de Salvador, à Saragosse. Le contrôle du programme éducatif incombe alors aux ordres religieux. L’arrivée de Buñuel en 1917 à la Résidence d’étudiants à Madrid marque son affranchissement des valeurs religieuses dans une effervescence intellectuelle. Il se lie d’amitié avec Federico García Lorca et Salvador Dalí. Buñuel est d’emblée attiré par les mouvements d’avant-garde et il trouve sa place auprès de ceux que l’on nommera la Génération de 1927.

En 1925, il quitte l’Espagne pour Paris. Fasciné par le cinéma, Buñuel fait ses premiers pas dans le monde du cinéma en tant que critique dans les Cahiers d’art, de même que dans des revues espagnoles. Par la suite il assiste le réalisateur Jean Epstein : « À Paris, je vis un film de Fritz Lang, Les Trois Lumières, qui me fit une très grosse impression. Pour la première fois, je pensai que le cinéma pouvait être un véhicule de l’expression et pas simplement un passe-temps, comme je l’avais cru jusque-là. Je réussis à convaincre Jean Epstein, qui était à l’époque le plus célèbre cinéaste français, de me prendre comme assistant. Je travaillai avec lui pendant deux ans et j’appris à connaître de lui le côté technique du cinéma. » Buñuel devient de facto un membre du groupe surréaliste à la suite de sa première réalisation, Un chien andalou (1929), qui est le film surréaliste par excellence : « En 1929, je joignis le groupe surréaliste de Paris. Son intransigeance morale et artistique, sa vision nouvelle de la politique sociale s’accordaient parfaitement à mon tempérament. Comme j’étais le seul à m’occuper de cinéma dans le groupe, je décidai de porter l’esthétique du surréalisme à l’écran. »

Le scénario d’Un chien andalou est écrit en six jours par Buñuel et Dalí, qui travaillent sur le mode du cadavre exquis, comme le raconte plus tard Luis Buñuel : « Nous travaillions en accueillant les premières images qui nous venaient à l’esprit et nous rejetions systématiquement tout ce qui pouvait venir de la culture ou l’éducation. Il fallait que ce soient des images qui nous surprennent et qui soient acceptées par tous les deux sans discussion. » Le film délivre une succession de scènes ayant pour seuls liens logiques quelques personnages et le décor d’un intérieur parisien qui accueille la grande partie de l’histoire. Le fil conducteur serait les tentatives de l’homme poussé par le désir vers la femme, qui, le plus souvent, se défend. Des objets et des personnages inattendus apparaissent et disparaissent, laissant le spectateur libre de leur attribuer une part de réalité, d’imagination, ou de souvenir : objets de l’enfance, fourmis, revolvers, pianos chargés d’ânes morts ; un personnage androgyne qui se fait écraser par une voiture, un double du héros abattu par le héros lui-même, un boiteux passionné, des séminaristes ligotés.

Sa deuxième collaboration avec Salvador Dalí, après cette première bombe cinématographique et poétique, est L’Âge d’or (1930), soit l’histoire de la communion totale mais éphémère de deux amants que séparent les conventions familiales et sociales et les interdits sexuels et religieux. Le film est une succession d’épisodes allégoriques teintés d’humour noir, commençant par un documentaire sur les scorpions et s’achevant sur une transposition des Cent Vingt Journées de Sodome de Sade. L’Âge d’or est censuré dès sa sortie pour « la violence du propos antipatriotique, antihumaniste et, surtout, antichrétien ». Le film est projeté le 28 novembre 1930 au Studio 28. Le 3 décembre, quelques dizaines de militants d’extrême droite, de la Ligue des patriotes notamment, investissent le cinéma aux cris de « Mort aux juifs ! » et de « On va voir s’il y a encore des chrétiens en France ! » Ils projettent de l’encre violette sur l’écran, lancent des fumigènes et des boules puantes, chassent les spectateurs à coups de canne. Les tableaux de Salvador Dalí, Max Ernst, Miró et Yves Tanguy, les photographies de Man Ray accrochés dans le hall, sont lacérés à coups de couteau. Le 12 décembre, le film est saisi.

Dès l’origine, les années 30, Luis Buñuel devient « le » grand cinéaste surréaliste avec trois films qui vont secouer le monde cinématographique de l’époque : Un chien andalou (1929), L’Âge d’or (1930), considéré comme le manifeste cinématographique du surréalisme et Las Hurdes/Terre sans pain (1932). De son passage parmi les surréalistes, Buñuel explique : « Ce qui m’en est resté, c’est d’abord ce libre accès aux profondeurs de l’être, reconnu et souhaité, cet appel à l’irrationnel, à l’obscurité, à toutes les impulsions qui viennent de notre moi profond ».

En décembre 1934, le très poignant Terre sans pain est présenté au Palais de la presse à Madrid. Le film est un « essai cinématographique de géographie humaine », du tableau de la misère endémique de l’Estrémadure. Buñuel rapporte : « J’ai pu filmer Las Hurdes grâce à Ramón Acín, un anarchiste de Huesca, professeur de dessin qui, un jour, dans un café de Saragosse, me dit : - Luis, si un jour je gagne à la loterie, je te paierai un film.  Il gagna cent mille pesetas à la loterie et m’en donna vingt mille pour faire le film... J’ai pu rendre l’argent du film, finalement, aux deux filles de Ramón Acín, après sa mort… À Las Hurdes, le pain est presque inconnu. Les habitants doivent travailler très dur des champs qui produisent à peine de quoi les nourrir pendant neuf mois. Ils manquent presque totalement d’outils ou de matériel de travail. Il n’y a pas d’animaux domestiques. Il n’y a pas de folklore. Au cours des deux mois de mon séjour là-bas, je n’ai pas entendu la moindre chanson, je n’ai pas vu une seule image, dans leurs petites huttes et autres taudis. Appauvrissement, faim, inceste -, produit d’une horrible misère, expliquent que de nombreux habitants soient affectés de crétinisme. Néanmoins, la majorité a des facultés mentales normales et même une intelligence rapide. »

Jugée honteuse pour l’image de l’Espagne, le film n’obtient pas l’autorisation commerciale pour être diffusée. Le film apparaît dans une Espagne en pleine transformation, avec l’avènement de la Seconde République espagnole en 1931. Un renouveau dans les mouvements d’avant-garde est attendu du monde artistique et le point de vue politique devient de plus en plus explicite au fil des œuvres. Dès qu’éclate la guerre civile en 1936, Buñuel soutient la République contre la Phalange, avant de quitter le pays pour Paris, où il est chargé par la République espagnole de cataloguer les films de propagande républicaine réalisés en Espagne. En 1938, l’ambassadeur espagnol à Paris lui propose un nouveau poste à Hollywood, cette fois-ci en tant que conseiller technique, toujours en relation avec des films traitant de la guerre civile espagnole. Au grand désespoir de Buñuel, celui-ci voltige durant plus de sept ans entre Hollywood, New York et Los Angeles, sans jamais pouvoir collaborer avec des réalisations soutenant les républicains. Les nombreuses persécutions anti-communistes lancées aux États-Unis dès 1946 l’empêcheront de progresser dans sa vie professionnelle.

Après les années étatsuniennes, la période mexicaine marque le retour d’un auteur majeur sur la scène mondiale avec Los Olvidados (1950), La Montée au ciel (1952), El (1953), La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz (1955), Navarin (1959), L’Ange exterminateur (1962) et Simon du désert (1965). Notre cinéaste décide de partir pour le Mexique où deux nouvelles réalisations feront parler de lui : Gran Casino en 1946 et El gran calavera en 1949. Au Mexique, Buñuel doit travailler efficacement avec peu de moyens.

Malgré les productions à la chaîne, il parvient à contourner les films standardisés, en s’autorisant à sortir du cadre dans un bon nombre de réalisations. Buñuel témoigne : « J’ai connu plus ou moins de réussite avec mes films, dont certains, il faut le dire, sont banals. Je dirai que je ne les ai tournés que pour gagner ma vie. Toutefois, je dois ajouter que j’ai toujours refusé de faire des concessions, et que je me suis battu pour les principes qui m’étaient chers… Le véritable « opium du public » c’est la conformité. L’univers du film tout entier semble être consacré à la propagation de ce sentiment confortablement emballé, bien que ce soit parfois sous l’insidieux déguisement de l’art. »  Ainsi, on retrouve tout le génie buñuelien, la magie des thèmes qui à la fois le passionnent et l’obsèdent dans Los olvidados (1950). Les protagonistes de cette dernière œuvre sont incarnés par les enfants habitant les bidonvilles de Mexico. Il est peu étonnant que le film déplaise au pays (la censure est réclamée, ainsi que l’expulsion de Buñuel du pays), puisqu’il dévoile à son audience, au même titre que Terre sans pain, l’envers du décor, le désespoir d’une population engendré par la misère et la violence. Les images sont d’autant plus dures qu’elles font référence à l’avenir de la ville, c’est-à-dire aux jeunes enfants. Malgré la mauvaise réception de ce film, celui-ci connaîtra, contre toute attente, la réussite car suite à une projection privée à Paris, Los olvidados est présenté au Festival de Cannes en mai 1951.

L’exil de Buñuel dure vingt et un ans ; années durant lesquelles il passe près de quinze ans sur les terres mexicaines, dont il devient citoyen. Ce n’est qu’après avoir réalisé près de vingt films dans son pays d’adoption que Buñuel peut à nouveau tourner en Espagne. Si certains interprètent le retour de Buñuel en Espagne comme une trahison, c’est-à-dire l’adhésion de celui-ci au régime franquiste (il n’en n’est rien, bien évidemment), tous sont loin d’imaginer le scandale qui se prépare. À la fin du tournage de Viridiana (1961), on propose à Buñuel de participer au Festival de Cannes où sa dernière œuvre vient d’être choisie pour représenter l’Espagne.

« En fait, témoigne Buñuel, Viridiana est un film d’humour noir, corrosif sans doute, mais non programmé, spontané, par lequel j’exprime certaines obsessions érotiques et religieuses de mon enfance. J’appartiens à une famille très catholique, et entre huit et quinze ans j’ai été élevé par les jésuites. Mais mon éducation religieuse et le surréalisme ont laissé leurs marques sur moi tout au long de ma vie. » Le film repose sur le personnage de Viridiana, qui est sur le point de prononcer ses vœux et de s’enfermer dans un couvent. Auparavant, elle vient une dernière fois saluer son oncle, Don Jaime, riche bourgeois. Celui-ci tente de la séduire et lui propose de l’épouser. Elle refuse, horrifiée, et s’enfuit de la propriété. Don Jaime se donne la mort en se pendant dans le jardin. Héritière du domaine avec son cousin Jorge, fils naturel de Don Jaime, Viridiana renonce au cloître et décide de consacrer sa vie et sa propriété aux pauvres qui mendient à la sortie de l’église. Un soir où les maîtres sont absents, les personnes qu’elle a recueillies investissent la maison, organisent un banquet, se saoulent et transforment leur fête en orgie. Devant le retour prématuré de Viridiana et de Jorge, la plupart fuient mais deux des mendiants essaient de violer leur bienfaitrice. Sauvée par son cousin, qui convainc l’un des mendiants de tuer l’autre, Viridiana cède aux charmes de Jorge et finit par s’installer avec lui et leur servante dans un ménage à trois. Viridiana est couronné par la Palme d’Or à Cannes, pour la réalisation, mais l’organe du Vatican, l’Osservatore romano, choqué, s’insurge contre le film qu’il qualifie de sacrilège. Le scandale atteint Franco. Virdiana provoque un énorme scandale et est rejeté par l’Espagne franquiste ; geste réitéré en 1970, par un nouveau scandale en Espagne, avec Tristana, qui débute ainsi : À la mort de ses parents, Tristana est recueillie par son oncle, don Lope Garrido. Il la séduit et elle devient sa maîtresse de l’âge de 19 ans à 21 ans. Mais, celle qu’il a considérée comme sa fille et sa femme demande alors à étudier la musique et l’art pour devenir indépendante. À l’exception de deux autres films tournés à Mexico, El ángel exterminador en 1962 et Simón del desierto en 1965, Buñuel continue réalisations en France et en Espagne.

La période française apparaît comme la conclusion étincelante d’une œuvre où le surréalisme reprend toute sa vigueur. Citons Le Journal d’une femme de chambre (1964), Belle de jour (1965), La Voie lactée (1969), Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), et surtout Le Fantôme de la liberté (1974) et Cet obscur objet du désir (1977). Sollicité, célébré (un Oscar en 1972), Buñuel demeure insaisissable, déroutant, irréductible, un esprit libre, unique qui ne renie jamais ses convictions les plus profondes : « Je suis contre la morale conventionnelle, les fantasmes traditionnels, le sentimentalisme, toute la saleté morale de la société. La morale bourgeoise est pour moi l’antimorale, parce que fondée sur de très injustes institutions, la religion, la patrie, la famille et autres piliers de la société ». Et pas davantage sa foi à l’égard du cinéma : « Il suffirait que la paupière blanche de l’écran puisse refléter la lumière qui lui est propre pour faire sauter l'univers. Mais, pour le moment, nous pouvons dormir tranquilles, car la lumière cinématographique est sûrement dosée et enchaînée. » De ses dix-huit années de collaboration et d’amitié avec Buñuel, Carrière confie : « J’ai appris au contact de Buñuel, outre cette place nécessaire donnée au travail inconscient, que l’imagination est un muscle, qu’elle s’entraîne comme la mémoire. Et cet entraînement peut conduire notre imaginaire à se dépasser, à découvrir un nouveau monde dans le nôtre. Le surréalisme l’a bien prouvé. Le champ est large, plus large même que nous le supposons. » Luis Buñuel est mort le 29 juillet 1983 à Mexico, à l’âge de 83 ans. Ses cendres sont dispersées sur le mont Tolocha, en Espagne.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À Lire : Le Chien andalou et autres textes poétiques (Gallimard, 2022), Le Christ à cran d’arrêt, œuvres littéraires (Plon, 12995), Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Perez Torrent et Jose de la Colina (Cahiers du cinéma, 1993), Mon dernier soupir, autobiographie, coécrit avec Jean-Claude Carrière (Robert Laffont, 1982).

Filmographie (choix) : Cet obscur objet du désir (1977), Le Fantôme de la liberté (1974), Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Tristana (1969), La Voie lactée (1969), Belle de Jour (1967), Simon du désert (1964), Le Journal d’une femme de chambre (1963), L’Ange exterminateur (1962), Viridiana (1961), Los Ambiciosos (La Fièvre Monte à El Pao) (1959), Nazarin (1958), Ensayo de un crimen (La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz) (1955), Él (Tourments) (1952), Susana, demonio y carne (Susana la perverse) (1950), Los Olvidados (1950), Las Hurdes, tierra sin pan (Terre sans pain) (1932), L’Âge d’or (1930),  Un chien andalou (1929).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : J.- V. FOIX & le surréalisme catalan n° 60