Katayoun AFIFI

Katayoun AFIFI



Les Gōsāns de la triste patrie, de Katayoun Afifi

 

Les Gōsāns de la triste patrie, le premier livre de nouvelles de Katayoun Afifi, a paru chez un éditeur canadien, Bayeux Arts. Car, aucune des six nouvelles, qui composent ce livre, ne pourraient paraître en Iran, sans attirer les pires ennuis à son auteur. Selon Amnesty International, au moins 7.000 artistes, militants, journalistes, ont été arrêtés, rien qu’en 2018. La sixième et dernière nouvelle, « Femme dans le miroir », est peut-être la plus dangereuse, puisqu’elle traite directement et sans filtre du désir féminin et de la réappropriation de son corps par une jeune femme iranienne. Or, en Iran, nous rappelle Hanieh Ziaei (cf. La voix des artistes iraniens entre engagement, dissidence et censure in implications-philosophiques.org, 2017), tout ce qui touche à la reproduction de la nudité et à la sexualité est interdit. Le corps féminin est soumis à la domination sociale masculine et l’homme dispose même du contrôle du pouvoir de procréation de la femme. La censure sur les questions de sexualité constitue un geste politique et idéologique. La pratique de la sexualité devient alors un terrain politique. La censure frappe les milieux artistiques puisque les artistes, plus que d’autres acteurs sociaux, se consacrent à l’expression personnelle et sociale de leur sexualité, se retrouvant à briser les tabous et les normes de la société, franchissant ainsi la ligne de démarcation de ce qui est permis culturellement et socialement acceptable. En Iran, les femmes artistes se voient interdire toute performance en danse ou en chant dans un espace public, une représentation de la féminité ou de la sensualité féminine étant considérée comme symbole de débauche et immoralité.

Dans un pays comme l’Iran, dont l’idéologie est religieuse, les débats de société portant sur des questions liées à l’homosexualité, à la sexualité, au corps, à la religion ou à la femme ne sont généralement jamais tolérés ni permis. Il ne faut surtout pas qu’un index accusateur pointe les autorités et la responsabilité de l’État face à la société ou interroge la réalité sociale existante. La République islamique d’Iran a rapidement établi, dès son arrivée au pouvoir, la ligne de démarcation entre les notions du bien et du mal, du normal et de l’anormal, du sain et du pathogène, du légal et du criminel, en deux mots : ce qui est permis et ce qui est interdit. Cette classification vaut pour les domaines artistiques, littéraires et culturels où le régime établit à nouveau une frontière entre : l’art officiel (permissible) et l’art inacceptable (immoral ou décadent).

Il importe de commencer par saluer l’éditeur Bayeux Arts. Lequel, contrairement à ce que peut laisser entendre son nom, n’est ni Normand (comme, je le suis), ni Français, mais Canadien anglophone, basé à Calgary, la quatrième ville la plus peuplée du Canada (1.285.711 hab.), loin de Shiraz et de Téhéran, à 673 km à l’est-nord-est de Vancouver. Bayeux Arts a publié le livre écrit en français d’une jeune iranienne inconnue. L’éditeur a bien compris le talent en devenir, qu’est cette jeune nouvelliste et la portée de son premier livre, Les Gōsāns de la triste patrie. Certes, on peut trouver quelques menus reproches à faire, sur tel temps employé ou sur la syntaxe de tel passage, etc. Mais, cela n’entrave pas la lecture et n’altère en rien l’œuvre. Rappelons, encore une fois, que ces nouvelles ne sont pas traduites du fârsî, mais qu’elles ont été écrites en Iran par une jeune femme persane, Katayoun Afifi, directement en français. Et que le rendu est impressionnant.

Les nouvelles, qui composent le premier livre de Katayoun Afifi, Les Gōsāns de La triste patrie, sont toutes en relation avec le totalitarisme de la société iranienne et dédiées à des personnes ayant eu à subir les foudres du régime, avec des conséquences souvent tragiques. Ces foudres, tous les personnages de Katayoun, des femmes, principalement, mais pas seulement, les subissent. Toutes et tous s’y opposent, agissent contre et se révoltentAu fond du ciel vide se trouvent les décombres d’un mur - Et ton cri errant - N’aura point d’écho pour te revenir, écrit le grand Ahmad Shamlou, sans pour autant renoncer à l’espoir : Non je n’ai jamais cru la nuit – Car - Au fond de son vestibule - J’espère trouver toujours - Une fenêtre. La narratrice de la nouvelle « Celle qui fabriquait des baignoires… », nous le dit : « Le nouveau régime se considérait maintenant comme le propriétaire de tout et avait promis de former une société sans aucune classe sociale, sur la base de la religion. La richesse du pays et toutes les ressources étaient dans les mains des extrémistes, qui n’acceptaient aucune opposition. La situation économique des gens était affreuse. La superstition religieuse, le dogmatisme, l’espoir de fausses promesses du « Grand Leader » du nouveau régime, avaient aveuglé beaucoup de gens et même les intellectuels… »

Qu’est-ce qu’un Gōsān ? Un mot Parthe, à l’origine, qui qualifie un poète, un ménestrel. Le mot a été remarqué pour la première fois par son utilisation dans un texte persan classique du XIe siècle, Vis o Rāmin de Faḵr-al-Din Asʿad Gorgāni. La Triste patrie, c’est la malheureuse et pourtant grandiose et plus que millénaire Iran, qui est passée en 1979, de la Savak, la police politique du Shah, à la police religieuse de l’ayatollah Khomeini. Les Gōsāns, ce sont Katayoun, ses ami(e)s, ses aîné(e)s, poètes et écrivains, à l’instar d’Ahmad Shamlou ou Forough Farrokhzâd. Et d’une manière plus large, toutes celles et tous ceux, qui n’abdiquent pas devant le despotisme du régime islamique. Toutes celles et tous ceux, qui, faisant face au fanatisme et à l’oppression, ne renoncent pas à la liberté et à l’Amour la Poésie, à l’instar de la magnifique Forough Farrokhzâd. Forough, qui nous dit en 1954 (elle est alors âgée de dix-neuf ans) : « Je pense qu’un poème est une flamme de sentiments et qu’il est la seule chose, qui puisse me transporter vers un monde de rêve et de beauté. Un poème est beau lorsque le poète y projette toutes les vibrations et les ferveurs de son âme. Je crois qu’il faut exprimer ses sentiments sans aucune restriction. En principe, on ne peut fixer de limite pour l’art, sinon il perd son esprit essentiel. C’est en suivant ce principe, que j’écris des poèmes. J’ai beaucoup de mal, en tant que femme, à garder le moral dans cette ambiance malsaine. J’ai consacré ma vie à l’art et je peux même dire que je l’ai sacrifiée pour l’art. Je veux vivre pour mon art. Je sais, que le chemin que je suis a fait beaucoup de bruit à présent et dans la société actuelle et je me suis fait beaucoup d’adversaires. Mais je crois qu’il faut enfin briser les barrières. Il fallait que quelqu’un emprunte ce chemin et comme j’ai eu le courage et le dévouement nécessaires, j’en ai pris l’initiative. La seule force, qui me donne toujours de l’espoir, c’est l’encouragement des véritables intellectuels et artistes de ce pays. Je déteste les gens, qui font tout ce qu’ils veulent et pourtant parlent tout le temps de la purification des mœurs de la société… Je sais, que beaucoup de gens interprètent mal mes poèmes et pour me diffamer inventent des répliques à mes poèmes afin de démontrer aux gens, que j’écris à l’intention d’une certaine personne. Pourtant, je ne recule devant rien et je ne baisse pas les bras. Comme je l’ai déjà fait dans le passé, je supporte tout avec beaucoup de calme… »

Tout est dit du combat de la poète et de la femme. C’est dans cette veine, que s’inscrit Katayoun. Non pas à l’heure du Shah, mais à celle des ayatollahs. Sa radioscopie de la société iranienne contemporaine à ceci d’inédit, qu’elle est réalisée par une jeune femme, qui vit en Iran, et non pas dans la diaspora. La trame ne repose pas sur la seule peinture réaliste de la société iranienne. Elle part du réel pour rejoindre l’imaginaire et l’onirisme, dont sont imbibés ses personnages, mais aussi le pays, ses villes et ses paysages. Même menée à l’abattoir, c’est souvent le cas, la rose de Shiraz parvient toujours à s’élever. On appelle cela l’Espoir.

La première nouvelle, « Les bossus comme moi », est l’histoire d’un homme, Monsieur Bossu, qui n’a jamais désiré qu’une seule chose : « Vivre de la manière qu’il désirait, libre et soulagé du superflu » M. Bossu est allumeur de réverbères : « Il a la responsabilité d’éclairer la voie publique dans six quartiers de la ville d’Apollo ». M. Bossu a pour compagnon imaginaire, un peintre nommé Vincent, fasciné par la couleur jaune. On aura reconnu Vincent Van Gogh. Mais, un jour, un évènement terrible vient bouleverser la vie de M. Bossu, « le jour du désastre » : « Ce jour-là, M. Bossu entendit soudain des bruits bizarres qui venaient du dehors : « Attention, attention ! Au nom de la splendide autorité d’Apollo, à partir de maintenant, le mot « pourquoi » sous toutes ses formes linguistiques est supprimé de la langue écrite et orale. Sa Majesté et seul pouvoir royal d’Apollo, désire que les gens participent à cette campagne pour faire taire le « Pourquoi ». La conséquence sera terrible pour ceux, qui ne respectent pas cet ordre divin. » En une semaine, le « Pourquoi » avait totalement disparu. Tous les livres furent regroupés pour être contrôlés. On fît une grande quantité de pâte à papier avec les anciens livres et journaux, qui comportaient ce mot… Le lendemain du silence du « Pourquoi », M. Bossu s’assit à six heures pile sur le lit avec le dos déformé par une bosse. C’était en effet la conséquence de l’insoumission… Dès ce jour-là, le mot « Pourquoi » échappait à n’importe qui, il (elle) sentait une démangeaison sur le dos, puis il (elle) était le témoin du fleurissement d’une bosse… »

Madame Roshanak, l’héroïne de « Celle qui fabriquait des baignoires… », est une femme d’affaires, issue d’une longue dynastie de fabricants de baignoires, qui a repris l’activité de son grand-père et de son père. Du fait de son statut, sans aucune forme de procès, Madame Roshanak est apparentée à la bourgeoisie de l’ancien régime : « Son grand-père avait pu s’enrichir en fabriquant des baignoires argentées de très bonnes qualités pour des riches, des politiciens et des artistes connus… Tout le monde désirait en installer une dans sa salle de bain… ». Madame Roshanak est traitée de parasite et est accusée d’espionnage, par le nouveau pouvoir islamique, sur fond de guerre Iran/Irak (1980-88). Un groupe de miliciens, « un groupe de voyous et de mercenaires… », vient perquisitionner chez elle. Ils ne trouvent rien de compromettant, mais l’arrêtent tout de même. Les interrogatoires se suivent, sans interruption. : « Douze heures d’interrogatoire par jour… La nuit, le bruit des bottes des officiers l’empêchent de dormir… Après le soixante-deuxième interrogatoire, elle était prête à avouer et à accepter ce qui lui était reproché… » Alors l’officier du régime lui dresse la liste de ses crimes : « Ne pas aider les pauvres et ne pas partager sa richesse avec eux. Fabriquer des baignoires en argent à la place des baignoires en céramique et gaspiller les ressources précieuses du pays. Placer des documents ultra confidentiels dans les baignoires et les porter jusqu’aux maisons des politiciens du régime précédent. Collaborer avec des pays ennemis sous le précédent d’exporter des baignoires. » À l’écoute, Roshanak ne sait si elle doit en rire ou en pleurer. La suite ? Le procès et ce qui va en découler…

La nouvelle « Voie à sens unique », traite de la femme, de son statut dans la société islamique, de son corps, de sa sexualité (« Je ne sais pas si je suis le produit de l’orgasme d’une personne ou de deux »), de sa condamnation à reproduire, à être mère, à être contrôlée dès son enfance et à subir, sans jamais pouvoir décider de rien. L’héroïne, est la quatrième enfant d’une famille de sept personnes. La mère, « après chaque accouchement, sa taille rétrécissait comme un tissu après lavage ! Je me disais : « Bientôt ma mère aura disparu. » J’attendais que ma mère disparaisse. » La mère meurt avec son huitième bébé, en couche. Le père travaille avec ses deux fils dans une société de bâtiment. Comme une fille « ne peut travailler comme un garçon », le père s’en débarrasse. Il vend sa fille aînée contre une enveloppe et une boite de pâtisserie, à un voisin. À l’âge de quinze ans, vient le tour de l’héroïne, d’être vendue, à un homme de quarante ans : « Mon père lui a donné ma carte d’identité et je suis partie avec lui. Mon mari a fait sortir une enveloppe de sa poche et l’a donnée à mon père. À partir de ce jour-là, je n’ai plus jamais revu ma famille. » Deux mois passent, sans que le mari ne la touche. Puis, un soir, il vient la trouver et lui dit : « Allonge-toi sur le matelas ! » Notre héroïne-narratrice dit : « J’ai dû tolérer le corps dont j’avais peu à peu l’habitude de l’odeur, deux fois par semaine. » Résultat : un garçon, en sus des deux filles de son mari. Mais, un jour d’été, notre héroïne, endors les enfants, prend sa carte d’identité, son tchador noir et s’enfuit. Dans la rue, elle est abordée par une femme, qui l’invite à monter dans sa voiture. Madame Mouloude, femme aisée et élégante, habite une grande maison, qui possède une vaste cour avec des arbres fruitiers, un palais, dans le cœur de Téhéran. Six filles vivent sous son toit. Notre héroïne devient la septième, à quelques conditions : « Tu dois être honnête, fidèle et savoir garder un secret. Tu dois savoir garder ta langue. Tout le monde a ses propres secrets dans cette maison. Si je vois la moindre faute de ta part, je te mets dehors et tu n’auras pas de deuxième chance. Je crois que j’ai été assez claire… » De quels types de services et de secrets, parle Madame Mouloude ? Qui est-elle ? Que fait-elle dans la vie ? La suite de la nouvelle réserve bien des surprises et des rebondissements. Sans les dévoiler, disons, qu’il est question de trafic d’opium, de la police autant politique que religieuse, d’arrestation. Nous sommes à Téhéran, en Iran et comme le dit un colonel de la police : « Tout est interdit. Il faut isoler et contrôler les relations hors des limites du mariage et de la religion. » 

Le titre de la nouvelle « N’écrivez plus en persan », ne peut, pour un poète français, que le renvoyer à notre Montesquieu et à son roman épistolaire fameux Les Lettres persanes (1721), qui rassemble la correspondance fictive échangée entre deux voyageurs persans, Usbek et Rica, et leurs amis respectifs restés en Perse. Leur séjour à l’étranger (dont huit ans à Paris, de 1712 à 1720), dure neuf ans. Montesquieu, par prudence, n’avoue pas qu’il en est l’auteur. Le livre est anonyme. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, tout ouvrage doit obtenir, en France, le privilège royal pour être publié. L’Église peut mettre à l’index certaines œuvres qui nuisent à la doctrine catholique. Ces interdictions entrainent la circulation d’œuvres clandestines et la publication anonyme ou depuis l’étranger. Montesquieu critique à foison la société française de l’époque sans risquer la censure. À Paris, les Perses s’expriment sur une grande variété de sujets allant des institutions gouvernementales (réflexion politique et satire de la monarchie absolue de droits divins, les querelles et les interdits dogmatiques sont présentés comme absurdes) aux caricatures de salon. Les Lettres persanes connaissent un succès immédiat, jamais démenti. Les Lettres persanes sont emblématiques des Lumières, mouvement, qui incarne le combat de la raison contre l’obscurantisme. Des philosophes tels, Voltaire, Diderot, d’Alembert ou Rousseau, prônent de nouvelles valeurs : l’éducation et les connaissances doivent éclairer les hommes. En 1721, La France connaît le régime politique de la Régence, instauré à la mort de Louis XIV, en 1715, à cause du trop jeune âge de son héritier désigné, Louis XV, qui n’a que cinq ans.  Les Lettres persanes jouent un rôle essentiel en participant à la contestation des abus de pouvoir et à la volonté de fonder une société plus juste. L’éloignement perse (et dans la mode orientaliste, très en vogue en ce début de siècle) est le parfait outil de dénonciation des mœurs françaises. Montesquieu écrit ce passage mémorable : « Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie, sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche ; mais, si quelqu’un, par hasard, apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »

La nouvelle de Katayoun Afifi, non dénuée d’humour ni de mordant, sur un sujet grave, emboîte bien sûr le pas satirique de Montesquieu, et à son « Comment peut-on être Persan ? » répond : « N’écrivez plus en persan ». Il est question ici de la liberté d’expression, de création, de censure, d’auto-censure et de la difficulté d’être publié, pour un écrivain, dans la société islamique d’Iran. Le personnage principal est un célèbre écrivain, Méhrdad Afifi, auteur de nombreuses nouvelles et de deux romans à succès, de retour à l’écriture et en Iran, après huit années de silence (tiens, huit ans ! tout comme le séjour à Paris des Perses de Montesquieu, Usbek et Rica), passées à l’étranger chez sa fille, à laquelle est dédié son dernier livre Mon nom est personne. À qui sera dédié le suivant ? À la seule vraie femme de sa vie : Katayoun Afifi. Non pas, une femme de chair et de sang, mais une femme, compagne et muse, imaginaire. Pourtant, Méhrdad Afifi, lui, la voit, depuis toujours, et converse avec elle. Il souhaite publier son dernier livre de nouvelles aux éditions Alizadéh. Encore faut-il obtenir l’autorisation du Bureau de la Culture. Autrement dit, la censure du régime. Méhrdad Afifi est convoqué par le Bureau. L’entretien ne se passe pas bien. On lui demande de retirer nombre de passages. Le chef du Bureau, M. Taban, lui dit : « Pourquoi mettez-vous en question la liberté des hommes et des femmes si insolemment ? Nous vivons dans un pays libre où tout le monde a le choix de vivre à la manière qu’il désire ! Qu’est-ce que vous savez de la sociologie ? Aussi, vous soutenez des femmes perverses, qui se présentent comme des victimes ! Il faut, que vous vous rendiez au tribunal pour toutes ces réclamations insensées !... Corrigez votre exemplaire et contactez-moi…

De retour chez lui, Méhrdad retrouvent tous ses personnages, à commencer par Katayoun, et Monsieur Bossu, qui a peine à respirer. Anahita, femme qui a été attaquée à l’acide au visage, dans la rue, pour sa tenue vestimentaire non conforme, dit : « Les bosses appuient sur les poumons et elles bloquent les voies respiratoires. » Madame Hekmat rétorque : « Méhrdad, tu nous as tués. Raconte ce qui s’est passé au bureau de la culture. Quelles parties du livre dois-tu supprimer pour pouvoir nous publier ? » Méhrdad répond dans un soliloque : « Il faut que j’efface tous les personnages. Le problème d’après eux, c’est la totalité du contenu. » Anahita reprend la parole : « Ces histoires sont nos identités. Elles sont des évènements de nos vies. Nous ne pouvons pas dire des mensonges et nous cacher ou faire semblant d’être une autre personne. Nous sommes comme un miroir cassé, fragmenté, avec beaucoup de contradictions… On est épuisés… J’espérais pouvoir m’exprimer dans ton livre. Hélas ! » Méhrdad Afifi est en butte à son imaginaire, à ses personnages révoltés, dont le réel réclame, qu’ils soient purement et simplement effacés. Méhrdad Afifi va-t-il obtempérer ? N’est-il pas le double de Katayoun Afifi ? Non pas l’héroïne de la nouvelle, mais l’auteur des Gōsāns de la triste patrie, qui met en scène tout ce que doit affronter un écrivain, en Iran.

L’avant dernière nouvelle, « Madame Simine », traite de la femme iranienne, tiraillée entre ce que l’on attend d’elle (le mari, les frères, la religion) et ses aspirations profondes à la liberté et au désir. C’est la première nouvelle, que m’a adressé Katayoun Afifi, il y a huit ans. Madame Simine réside dans une vaste maison, avec cour intérieur fleurie et des arbres fruitiers, du vieux Téhéran. C’est une figure historique et respectée du quartier. Une femme généreuse, attentive et souriante, de vingt-sept ans. Une mère dévouée, qui élève seule (son mari, de dix ans son aîné, est mort au combat durant la guerre Iran/Irak, qui bat son plein), ses deux filles, de cinq et sept ans. Un exemple de respectabilité et de dévotion. On ne lui connaît aucun excès, ni écart, ni déboire. Les jeunes filles l’appellent « Sœur Simine » : « Les problèmes familiaux, les disputes conjugales, la coquetterie des filles, tout est sujet de consultations gratuites auprès cette dame pudique. » Elle est rigoureuse, orthodoxe. À une femme, qui lui parle des premières règles de sa fille âgée de douze ans. Simine, qui arbore un tchador blanc à fleurs, répond : « Vous devez la former d’une manière conforme à la morale. Oui, elle a tout juste douze ans. Laissez de côté cette compassion maternelle ! Les premiers écarts commencent dès cet âge… » Mariée tôt, alors qu’elle était lycéenne, Simine est en fait une femme résignée, soumise à l’autorité de son mari, puis, de ses frères, sans jamais protester : « Elle pense que personne ne peut lutter contre son destin. Qu’il faut l’accepter et s’en accommoder… On lui a montré un chemin en lui disant : - Voilà, c’est ta route. Avance et ne proteste pas… Elle n’attendait plus rien de la vie. Avait-elle déjà attendu quelque chose ? Pour elle, la vie s’était toujours résumée à un cadre strict : celui de la tradition et de la religion… C’était là son cocon » et sa prison. Et pourtant, un matin, Madame Simine disparait avec ses deux filles…

La dernière nouvelle des Gōsāns, est la plus sensuelle, la plus charnelle et la plus érotique. Katayoun nous invite à partager la journée d’Hana, une Téhéranaise de trente ans, qui a rendez-vous avec et chez son petit-ami et s’interroge : c’est quoi le désir ? « Les picotements sensuels et exquis, que l’on ressent quand on touche l’autre, l’envie de lui dire : « c’est moi ! » Je cache mes parts d’ombre, vois-tu les points lumineux de mon être ? Comment tu m’imagines ? Suis-je assez bien pour toi ?  Dans l’attente de son rendez-vous, elle se rend dans son café favori, le Café… Shiraz (forcément !), où « les cheveux ondulants et colorés des filles sortent des foulards, alors qu’un maquillage luisant cache leur vrai visage… Elles parlent avec les minces garçons qui portent des jeans déchirés, d’une société en train de se désintégrer… Je peux facilement m’imaginer à leur place. Je pense que nous avons tous une douleur commune. Nous sommes tous perdus… Qu’est-ce qui va nous arriver ? Personne ne le sait. J’ai lu quelque part, que l’Iran est le berceau de la civilisation, mais je crois, que c’est le berceau de l’incertitude ! Je souris à cette connerie et je laisse les jeunes seuls. »

Hana est ensuite intriguée par la photo d’une femme de l’époque Qajar (d’après la dynastie turkmène, qui régna sur la Perse de 1789 à 1925), sur un mur du café. Cette femme l’amène à s’interroger (comme le fait la photographe Shadi Ghadirian dans sa série « Qajar », en 1998), sur cette époque et la sienne. Hana et la Qajar deviennent « femme dans le miroir » de l’une et de l’autre. Mais le miroir, qui attend Hana, tout à l’heure, est encore plus coquin. Et que nous dit Shadi Ghadirian, de ses « femmes Qajar » à elle ? Un peu ce que dit Hana à sa « vieille amie » Qajar : « Comment voyons-nous la femme d’aujourd’hui, celle d’hier et celle de demain ? Où sont les frontières temporelles ? Et où nous situons nous par rapport à ces frontières ? Voici des visages de femmes du passé, les femmes de l’ère Qajar (1785-1925), de l’ère constitutionnelle (1905-1907), quand est apparu un nouveau style de vie. Mais où les frontières se situent-elles ? L’art est-il censé les ignorer, les transgresser ? Dans mon imaginaire, cette géographie temporelle est sens dessus dessous. Pour moi, une femme iranienne, comme moi, est à la croisée de toutes ces frontières inconnues, qui séparent la tradition de la modernité. Ces frontières se déplacent dans le temps. Je porte les vêtements d’hier, et la femme Qajar côtoie les objets contemporains. Pour moi, la réalité, ce n’est pas ce qui se passe dans le monde extérieur. La réalité, cela peut être l’image que je me suis fabriquée de moi-même et des femmes. »

Quinze minutes plus tard, Hana se trouve dans l’appartement de son compagnon : « J’évite toute dispute avec lui, même sur les sujets, qui me paraissent importants. À ce moment-là, j’ai seulement besoin de tranquillité, de la chaleur d’un corps pour lequel j’ai tant d’ardeur. » La chose faite (il semble, que, plus que les sentiments, ce soit ce qui les réunissent tous les deux, le sexe), qu’Hana, ne censure pas, il s’agit de retourner chez soi, dans le petit appartement d’une jeune femme seule « qui cherche l’amour et la paix désespérément, dans les bras d’hommes avec lesquels elle n’a aucun lien. »

Malgré le couvercle sous lequel il faut vivre. Malgré le sentiment de claustrophobie, que lui ont imposé des siècles de domination, la population iranienne fait toujours preuve d’un incroyable courage, d’une force vive, d’un esprit créatif, revendiquant la liberté. Katayoun, à la suite de Forough Farrokhzâd, en est l’un des étendards, une voix, lorsque Newsha Tavakolian et Shadi Ghadirian en sont les images. Fidèle à cette volonté, que lui insufflent ses racines, Katayoun Afifi nous entraîne à travers les personnages de ses nouvelles, dans l’Iran d’aujourd’hui, déchiré entre son désir de modernité, de liberté et l’idéologie islamique dont il est imbibé. Elle pourrait en cela reprendre les propos de son aînée, la photographe Newsha Tavakolian, qui s’inscrit, tout comme Katayoun, dans la lignée des artistes persans, qui contournent les interdits pour créer : « Comme photographe, j’ai toujours lutté contre la perception de la société dans laquelle je vis, la complexité et ses malentendus. J’ai décidé de continuer l’album de famille de ma génération. Pour ajouter les photos jamais prises de leur vie d’adulte, telle qu’elle est aujourd’hui. Ce qui m’intéresse est de pouvoir communiquer, à travers ce travail, les sentiments de certaines personnes, qui vivent en Iran. Ce que je souhaite, c’est représenter une génération marginalisée par ceux, qui parlent en son nom. » La photographie est un art silencieux. Pourtant les photos de Newsha Tavakolian et de Shadi Ghadirian, charrient des mots, des sons, comme les nouvelles de Katayoun Afifi.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

Katayoun Afifi, Les Gōsāns de la triste patrie, 104 pages, 19,95 $, Bayeux Arts, 2021. www.bayeux.com.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Edouard J. MAUNICK, le poète ensoleillé vif n° 53