Ilhan Sami COMAK

Ilhan Sami COMAK



Ilhan Sami Çomak est né en 1973 à Karliova, dans la province de Bingöl (Turquie), dans une famille kurde et alévie. Il a passé son enfance à la campagne, au milieu des chèvres et des chevaux, et son imagination a été nourrie de ce contact avec la nature et des histoires que sa mère lui contait le soir, dans leur maison de torchis.

Il a ensuite étudié, à compter de 1992, la géographie à la Faculté des lettres et des sciences de l’Université d’Istanbul, et c’est pendant ses études qu’il a été arrêté, en 1994, pour « appartenance à une organisation terroriste », lors d’une rafle dans un café. Il a alors 21 ans.

Dans un premier temps, il est accusé d’avoir tenté de mettre le feu à une forêt au-dessus d’Istanbul au nom du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et d’avoir participé à des activités séparatistes au nom du même parti. Des aveux lui sont arrachés au bout de dix-neuf jours de torture. Aveux sur lesquels il revient par la suite : « Je n’ai rien fait pour mériter une si lourde peine. Tout au long de ma garde-à-vue j’ai été tenu éveillé et j’ai été torturé. Ils (la police) m’ont dit qu’ils allaient tuer mon frère, violer ma sœur. Je porte encore aujourd’hui les séquelles et marques des tortures. Ils nous ont emmené un jour quelque part et ils nous ont donné des bidons dans les mains. Ils avaient convoqué la presse. Ils ont annoncé que j’avais incendié des forêts. Ils ont prétendu que j’avais provoqué presque tous les incendies à İstanbul. Même si j’étais un dragon, ce ne serait pas possible. Sur le coup, j’ai contesté, mais ils m’ont dit “le Juge le rectifiera. »

Malgré l’absence de preuves concrètes, Çomak est condamné à mort par un tribunal militaire. Puis, en 2000, sa peine est commuée en réclusion à perpétuité, après l’abolition de la peine de mort en Turquie. La peine de mort en Turquie a été abolie le 7 mai 2004, et dès le 3 août 2002 pour les crimes de droit commun. Le pays ne comptait plus alors aucune exécution capitale depuis 1984.

En 2007, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, juge le procès irrégulier et demande sa révision. En 2016, un tribunal civil le rejuge. L’accusation d’incendie est abandonnée, mais le tribunal confirme la peine de 36 ans de prison pour « séparatisme ». En 2023, il fait figure de l’un des plus anciens prisonniers politiques de Turquie et, sans doute, l’un des plus anciens au monde.

En comparaison, rappelons que Nâzim Hikmet a été condamné à vingt ans de prison, dont il a purgé douze années dans les geôles turques d’Ankara, Çankırı, Istanbul et surtout Bursa, y écrivant une part importante de son œuvre. Hikmet, déchu de sa nationalité turque et de ses droits civiques, est libéré, grâce à une impressionnante campagne de solidarité internationale, partie de France en 1949, le 15 juillet 1950, à la faveur d’une amnistie. Hikmet est mort citoyen polonais. Il fut assimilé, comme Ilhan Sami Çomak, à un traître par les gouvernements successifs dans son pays, en raison de ses écrits « communistes » et de son appartenance au Parti communiste turc. Mais, fait aggravant aux yeux de l’État Turc, Ilhan Sami Çomak, lui est, Kurde.

En prison, Ilhan Sami Çomak, qui écrit en turc et en kurde, devient poète : « J’ai toujours eu le désir et la capacité d’écrire de la poésie, mais ce sont ces conditions qui m’ont transformé en poète. Dans ces circonstances, les mots les meilleurs et les plus vrais ne pouvaient venir que de la poésie. J’ai donc choisi la poésie, et la poésie m’a choisi. Je crois que j’ai répondu à cette demande avec justice. J’ai apporté une toute petite contribution à la poésie, mais malgré tout, j’ai allumé une étincelle, montrant que les personnes en prison peuvent toujours s’engager dans des efforts créatifs…  Contre la structure monotone et répétitive de la prison, j’ai cherché refuge dans la poésie. En prison, la notion de temps se dissout. Il n’y a pas de changement, pas de couleur, pas de verdure. Mais tout ce qui manquait à la prison, la poésie le contenait. La poésie résume tout ce que nous savons de la vie. Écrire de la poésie est devenu pour moi une façon d’atteindre la vie, une façon de chercher la beauté – des choses que j’avais connues mais dont j’avais été arrachée. Je me suis accrochée à cette vie perdue à travers la poésie. Je savais que l’obscurité ne pouvait être surmontée que par la poésie. ».

Ilhan Sami Çomak parvient à publier neuf livres de poèmes, dont, Gitmeler Çiçek Kurusu (Les départs fleurs séchées), Açık Deniz (La mer large), Günaydın Yeryüzü (Bonjour la Terre), ve Kedilerin Yazdığı İlahi (Cantique écrit par les chats). Pour ses livres, il a reçu plusieurs prix de poésie, dont le prestigieux prix Sennur Sezer, en mars 2022, et, plus récemment, le prix international de poésie Jack Hirschman, en 2025. Il a également reçu le Prix de la liberté d’expression 2021 de l’Union des écrivains norvégiens avec Ahmet Altan. Sa vie a fait l’objet d’un film documentaire, réalisé par Çiğdem Mazlum et Sertaç Yıldız, Sender : İlhan Sami Çomak, en 2016 et son autobiographie, Anthill Scattering (2021), a été mise en scène sous forme de pièce de théâtre à Istanbul.

Ses poèmes ont été traduits en anglais, en russe, en norvégien, en gallois et en allemand. Il dit : « En fin de compte, qu’est-ce qui effraie plus une personne que la mort ? C’est l’oubli. Une personne en prison a peur d’être oubliée, craint que sa voix ne soit pas entendue. Dans cette obscurité, j’ai créé un jardin de mots, c’était tout ce que je pouvais faire. Savoir que ce jardin atteignait d’autres personnes signifiait plus pour moi que de m’en occuper. C’était comme la pluie, comme le soleil. »

Son livre, Hayattahiz Nihayet, (Nous sommes toujours vivants), a reçu le prix Metin Altiok, du nom d’un de ses anciens professeurs, qui faisait partie des intellectuels, notamment alévis, tués lors de l’incendie criminel de l’hôtel à Sivas en 1993.

Son livre des poèmes, Separated from the Sun (Séparé du Soleil), traduit par Caroline Stockford et un collectif de traducteurs, a paru en Angleterre, en 2022, aux éditions Smockestack Books, que dirige le poète Andy Croft. En France, Francis Combes a été le premier à traduire les poèmes Ilhan Sami Çomak, de l’anglais, pour commencer à le faire connaître. « Ce qui me paraît remarquable dans la poésie de ce prisonnier, c’est sa liberté », écrit Francis Combes.

Emmenez-moi loin de cette stagnation

J’ai tellement vu l’abîme. Longtemps, si longtemps

je l’ai regardé – ce vide n’est que répétition.

Il est temps pour moi de dire que je suis un oiseau qui reçoit la pluie

Il est temps de respirer l’odeur de la terre, de s’en remplir, de grandir à nouveau.

Connais-moi par mon amour, pas par ma solitude.

Comprends-moi par ce que je désire ardemment, pas par ce que j’ai perdu.

Comprends-moi par mon enfance, pas par le moi d’aujourd’hui.

Je te cherche.

Çomak est censé pouvoir bénéficier d’une libération conditionnelle le 21 août 2024. Cependant, la commission des libérations conditionnelles décide à l’unanimité de lui refuser sa liberté, prétextant que le poète aurait, quatre ou cinq fois, prononcé un slogan politique, au cours de ses 30 années d’incarcération. Pour cette commission de l’iniquité, « Çomak n’a pas montré suffisamment de remords pour le crime de séparatisme et son cas doit être réexaminé dans trois mois ».

Le poète kurde İlhan Sami Çomak, 51 ans, est libéré, de la prison de type L n°5 de Silivri, le 26 novembre 2024, après avoir passé la majeure partie de sa vie présente en prison, soit : 30 ans, 3 mois et 6 jours. Il déclare d’embléé : « J’aurais voulu être libéré par un jour ensoleillé pour voir l’éclat dans les yeux de ceux que j’aime. Je sors de l’obscurité fabriquée pour entrer dans une vraie obscurité. Une partie de moi est brisée, car je laisse derrière moi de nombreux amis précieux. Beaucoup de personnes subissent de grandes injustices, notamment à cause des décisions arbitraires des Comités d’observation et d’évaluation administrative (IGK). »

Plus tard, Çomak ajoute : « C’était dur, incroyablement dur, une expérience que je ne souhaite à personne. En fin de compte, en Turquie, surtout pour ceux qui sont emprisonnés pour des raisons politiques, le système pénal est extraordinairement injuste. Il est loin de tout sens de l’équité, et nous devons le reconnaître. Au-delà de cela, les conditions de détention sont intrinsèquement en contradiction avec la poésie et l’art. Emprisonner quelqu’un, en particulier quelqu’un qui s’adonne à des activités créatives, c’est non seulement le punir, mais aussi le priver de la société et des couleurs vives de la vie. Ce n’est pas seulement l’individu qui est pénalisé : ce qu’il pourrait apporter à la société est également étouffé. C’est comme si on se débarrassait d’une œuvre d’art potentielle en même temps que la personne. J’ai vu et vécu cela moi-même au cours des trente dernières années. En même temps, je suis conscient que j’ai passé trente ans en prison, mais si je n’avais pas été incarcéré, tant de gens ne me parleraient pas aujourd’hui en tant que poète, et surtout pas en tant que poète kurde. Aux yeux de l’État, je suis un « Kurde criminel », alors qu’à vos yeux, je suis un poète kurde. Si j’avais eu le choix entre « la poésie ou la vie », j’aurais choisi la vie. Ma poésie est, dans une certaine mesure, le produit de mes circonstances… Après 30 ans, je me sens comme un nouveau-né qui apprend à marcher à nouveau… J’ai passé trente ans à imaginer ce que cela signifierait d’être un poète libre, et je mourrai en tant que poète. J’ai l’intention de porter cette valeur avec moi pour le reste de ma vie. »

Ilhan Sami Çomak a été publié dans la revue Les Hommes sans Épaules n°55 (2023) : présentation, choix et traduction des poèmes, par Francis Combes.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

 

 

PARTONS

 

Allons, partons vers des endroits

qui ont des matins

Cela peut être aussi une fin de journée

mais partons

 

Allons au milieu des mers

à la fin des routes

Retournons-nous retournons-nous

rendons-nous de nouveau sur nos lieux anciens

 

Semons la vitesse sur nos pas

Courrons pierres,

courrons oiseaux,

mais partons

 

Cela ne se fait pas de s’arrêter

Allons à la parole,

que l’eau soit l’arrêt

que la pierre soit départ

 

Partons dans le passé,

Visitons aussi ce qui ne s’est pas passé

Il ne faut pas oublier l’après

S’il le faut, passons en tangente

 

Allons aux femmes en angle droit

Dessinons un cercle

sautons les triangles

Partons à toi, partons à moi

 

Juste partons, et puis, partir c’est beau

Allons aussi aux fourmis

Avec des livres à la main

allons sur des montagnes peut être

 

Disons quelque chose

qu’elle vienne de nous

Devenons prière allons au dieu

 

Les forçats travaillent

allons‑y pour suer par exemple

Les femmes accouchent allons pour souffrir

Les amoureux se regardent allons pour toucher

 

Partir abrite le doute

et mon cœur bat quand on parle de route

partons vers quelque chose, vers beaucoup de choses

partons vers tout

 

Pourquoi alors les villes existent ?

Pourquoi les montagnes nous attendent ?

La route n’est pas bonne quand elle est courte

et la parole quand elle est longue

 

Partir illumine, il faut s’arrêter peu

Les noms ont des Histoires

allons vers ces histoires

pour les comprendre

 

l’herbe tondue avant qu’elle ne  jaunisse

Là où on a dit le dernier je t’aime à ce vert

les matins se lèveront là-bas

Au soleil

Allons, partons.

 

*

 

Liberté

 

Sortez-moi d’ici, il y a tant de choses que j’ai vues

J’ai vu si profondément, si loin. Longtemps, longtemps j’ai été attristé

Le temps est venu pour les torrents de montagne, le vent

qui souffle sur les récoltes, pour le…

 

Temps de remuer sans fin mes jambes

se dirigeant vers l’horizon quand le jour ouvre grand sa porte

Comprenez-moi par mes racines, pas par mes branches

par mes rêves, pas par la vie que j’ai menée

Peut-être que le miroir est en morceaux

Connaissez-moi par mon rire, pas par ce que le miroir raconte.

 

Il y a si longtemps que ma rue a été peuplée d’absence

et par l’ascension silencieuse du lierre

 

Son hirondelle : sombre, lente et toujours à mi-chemin.

Emportez-moi loin de cette stagnation

J’ai tant regardé l’abîme, longtemps, longtemps, je l’ai dévisagé

Ce vide n’est que répétition.

 

Il est temps pour toi de dire que tu es un oiseau mouillé par la pluie

Il est temps de respirer l’odeur de la terre, de s’en emplir, de grandir avec elle

Connaissez-moi par mon amour, pas par ma solitude.

Comprenez-moi pour ce après quoi je languis, pas pour ce que j’ai perdu

Comprenez-moi par mon enfance, pas par la version présente de ce que je suis.

 

Je viens pour vous chercher.

 

Ilhan Sami Çomak

(Poème traduit de l’anglais par Francis Combes).

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Richard ROGNET & les poètes de l'Est n° 55