Henri THOMAS

Henri THOMAS



Henri Thomas est avec Yvan Goll et Richard Rognet la grande voix donnée par les Vosges. Un poète, un écrivain, à part, majeur : « Un artiste, un poète, ça ne veut qu’une chose... guérir les manques, les taches, les apparences, l’inexistence… Le « métier » d’être vrai ! Ce n’est pas un métier, c’est un risque... On ne tombe pas dans la solitude, parfois on y monte. » L’homme est d’une intelligence, d’un humour, d’une subtilité, d’une culture et d’une sensibilité, hors normes. Tout cela transparait dans son œuvre. Robert Sabatier n’écrit pas en vain : « Henri Thomas, maitre d’une écriture fluide et musicale, d’un style naturel, a conduit une œuvre de prosateur et de poète d’une rare cohésion et d’une qualité constante. Possédant la plus belle plume, comme un prolongement du corps ; il était prêt à se livrer corps et bien, intuition et intelligence, sens du regard et de l’analyse, à son attention à son entourage, fixant dans ses poèmes, mieux qu’un peintre ou un photographe, les évènements menus du quotidien qui font la vie réelle. »

De 1940 à 1993, l’année de sa mort à l’âge de 81 ans, Henri Thomas a publié une vingtaine de romans, une dizaine de livres de nouvelle, et autant de poésie : « Dans l’écriture du roman, c’est le départ qui compte. Ce qui m’a frappé, c’est qu’un roman commence par un geste, une porte qui s’ouvre ou se ferme, un regard qui se tourne. Le roman est lié à la vie de façon étrange. La poésie est liée au langage. La poésie, c’est le déclenchement de l’harmonie, tandis que, le roman, c’est le déclenchement d’une action. Alors, on y fait passer tout, aussi bien des sentiments que des idées. » Thomas, comme l’écrit Jean-Pierre Ferrini (in Diacritik, 2021), part souvent d’une expérience biographique pour la transformer : « L’enfance, la jeunesse vosgienne, les débuts dans la vie, Paris, l’expérience londonienne dans La Nuit de Londres (1956), le séjour américain dans John Perkins (1960), les allers retours à Cabris, en Corse ou à Houat en Bretagne, les îles, la mer… Les femmes que Thomas a aimées, et perdues, jouent également un rôle : Colette Gibert, qui sombra dans la folie ; Jacqueline le Béguec, dont la mort en 1965 l’affecte durablement (il eut avec elle une fille, Nathalie) ; enfin, Claudine Lecoq, qu’il rencontre en 1981, après la crise des années 1970. On doit préciser qu’il est aussi critique littéraire (La Chasse aux trésors, I et II) et traducteur de l’allemand ou de l’anglais (notamment, Sur les falaises de marbre de Jünger, les Sonnets de Shakespeare ou Le Grand escroc de Melville).

Très vite, Thomas bénéficie de l’appui de Gide et de Paulhan qui lui assurent une place chez Gallimard, une sorte de protectorat NRF qui perdure jusqu’à la fin de sa vie, loin des mondanités dont il se méfie et des succès relatifs qu’il remporte (en 1960 et 1961, il obtient coup sur coup et le prix Médicis et le prix Femina). Ce n’est pas un hasard s’il est l’un de ceux qui entourèrent Artaud à Ivry après 1946 et le terrible internement à Rodez. La question qui revient fréquemment est : « Avez-vous lu Henri Thomas ? » Lorsqu’on commence à le lire, on s’étonne, s’interroge qu’il ne soit pas lu davantage tant son œuvre s’inscrit à contre-courant des poncifs que fige l’histoire littéraire, de Sartre, Camus et le Nouveau Roman à Barthes et le retour à la fiction dans les années 1980… Son écriture est une écriture des limites, des bords du langage, afin de donner corps plus au réel qu’à la réalité. Comme l’homme, le style est limpide. Il y a chez Thomas une modestie, une simplicité. Sa correspondance en témoigne. Quelque chose de volatile et d’ébouriffé dans le visage qui va chercher très loin en lui-même sa langue natale. Si la poésie et le roman circonscrivent l’œuvre, les carnets ou les journaux déplacent ce centre, forment un cercle autour de l’œuvre dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Alors que Thomas reprend le roman avec Le Croc des chiffonniers en 1985, il se met à publier ce qu’il refuse d’appeler un « journal ». Amorces (2021) après Reportage (2019), appartient à cette série de « chroniques » qui paraissent dans la NRF de Georges Lambrichs, respectivement de 1978 à 1982 et de 1982 à 1987. Leur particularité, comme les autres « carnets », dont Le tableau d’avancement (1983), Compté, pesé, divisé (1989), La Joie de cette vie (1991) ou La défeuillée (1994), est que Thomas n’indique jamais ou très rarement de dates. L’ordre ne semble pas suivre la chronologie. On passe d’une période à un lieu sans lien logique apparent. La cohérence est ailleurs, relève plus du montage qui relie chaque amorce et qui relate la vie intérieure de Thomas. »

Henri Thomas est né le 7 décembre 1912 d’un père agriculteur et d’une mère institutrice, dans le village d’Anglemont, 193 habitants, à 35 km d’Épinal dans les Vosges. Thomas devient orphelin de père à l’âge de six ans. En 1924, il est placé chez son oncle, à Mulhouse. Jugé enfant inadapté il est renvoyé du collège et retourne chez sa mère, un an plus tard. Thomas intègre le « sale petit collège » de Saint-Dié : Saint-Romont dans son premier roman, Le Seau à charbon (1940). Thomas adolescent connait des années de détresse morale qu’éclaire la découverte de la poésie, et notamment de Rimbaud, un allié pour la vie : « J’étais pour moi-même une sorte de paquet que je n’avais pas l’idée d’ouvrir. Je pensais à autre chose, ou bien mes rapports avec moi avaient mal commencé, au tout début dont je me souviens mal, et il m’était venu une répugnance que je ne me souciais pas de surmonter. Mais surtout, j’avais pris la tangente par rapport à moi-même, j’étais le plus souvent très loin de moi, dans des admirations passionnées, dans le rêve de la vie parfaite, dans la poésie. » Après une année de Première Supérieure au lycée Poincaré de Nancy, en 1932, Thomas est inscrit en Khâgne, au lycée Henri IV. Il y fait la connaissance d’Emmanuel Peillet et de Philippe Merlen, les futurs fondateurs du Collège de Pataphysique. Thomas éprouvera, à la fin de sa vie, le besoin de se retourner sur ces personnages qui l’ont fasciné, dans son roman, Une saison volée (1986). André Gide, avec lequel il correspond, le soutient sur le plan moral et même matériel. Après un double échec au concours de l’École normale supérieure, Thomas renonce à l’enseignement. Après son service militaire et des velléités de départ et d’engagement (en URSS avec l’appui de Gide, en Espagne où il compte rejoindre les brigades internationales), Thomas étudie l’Allemand un an à l’université de Strasbourg, en 1937, expérience qui nourrit son roman Un Détour par la vie (1988). Le 15 janvier 1938 paraissent dans le premier numéro de Mesures quinze poèmes que Thomas a confiés à Paulhan. Il en publie dans de nombreuses revues, avant de les confier par la suite à La N. R. F., à partir des années cinquante. Son premier livre de poèmes, Travaux d’aveugle, paraît chez Gallimard, en 1941. Son premier roman, Le Seau à charbon, soutenu par Gide, a paru chez Gallimard, en 1940.

Durant la « Drôle de guerre », Thomas est mobilisé en Moselle dans un corps de tirailleurs algériens, avant d’être affecté dans le Génie à Bergues, dans le Nord. Il connaît la débâcle, Dunkerque, et est démobilisé à Auch. Cette expérience sert de cadre à son deuxième roman, Le Précepteur (1942). Colette Gibert, qu’il a rencontrée en 1941, et épousée un an plus tard, est une jeune femme qui souffre de problèmes psychiatriques et s’enfonce peu à peu dans la folie. Dès 1942, il correspond avec Armen Lubin, poète arménien exilé. Dordivian, personnage étonnant et émouvant d’Une Saison volée (1986), doit beaucoup à cet ami « prince grabataire, d’une délicatesse infaillible », mort tuberculeux en 1974. En 1945, Thomas correspond avec Artaud, « témoin tragique de notre époque tragique » et projette de lui consacrer un livre. Il est, en 1946, la première personne à lui rendre visite à l’hôpital psychiatrique de Rodez. Durant cette période de l’Occupation, Thomas publie deux romans, Le Précepteur (1942) et La Vie ensemble (1945), consacrés, comme Le Seau à charbon, aux misères, espoirs, et tiraillements de la jeunesse : 1993 : au repas des ombres - je cherche ma place. Après 1945 et à cause de la maladie de son épouse, Colette, le couple se désagrège. Pour fuir cette existence, Thomas commence à voyager. Contemplant les montagnes qui cernent Saint-Dié, le collégien pensait : « Ces barrières noires couvertes de neige et vraiment impassables pour un piéton, derrière, il y a un monde… » Les décennies qui suivent la guerre sont consacrées à l’exploration de ce « monde », dont Thomas arpente tantôt les lieux retirés et sauvages, tantôt les étendues urbaines où la solitude naît de la promiscuité. Thomas associe la « fuite » à la recherche d’un « lieu » où vivre et écrire. Entre 1947 et 1958, la vie de Thomas se passe entre Londres, où il travaille comme traducteur pour la BBC, la Corse et Paris, centre obligé de la vie littéraire. Aux aléas de la vie d’écrivain s’ajoutent les tourments du cœur et la détresse morale, la solitude vertigineuse des nuits de Londres et de Paris.

À Londres, en 1950, Thomas rencontre Jacqueline le Béguec, qu’il épouse en 1957. Une fille naît en 1954 : Nathalie. Thomas publie de la poésie (Le Monde absent, 1947, Nul désordre, 1950) et des notes autobiographiques (Le Porte à faux, 1948). Dans la plupart des romans qu’il publie dans les années 50 et 60, un narrateur héros ou témoin retrace une expérience des limites dans laquelle il s’est trouvé brutalement plongé, expérience de dépossession par laquelle il se trouve porté vers un obscur « fond de la vie » aux lisières de la vie et de la mort. Cette recherche est mue par les nécessités matérielles – « il faut vivre » – et « l’exigence de l’œuvre ». Partout où il vit, Thomas est un résident instable : Je suis tapi dans le granit – du refus total, c’est mon nid. Ses déplacements donnent la mesure. Loin de s’estomper avec la maturité, elle s’affirme, et avec elle une forme de marginalité. À la fin de l’année 1958, il démissionne de la BBC.

De 1958 à 1960, Thomas et sa famille s’installent à Waltham, près de Boston, où Thomas a trouvé un poste de professeur, à l’université de Brandeis. Il s’y rend malgré une « sainte horreur des États-Unis ». Le couple mène une vie marginale. Son roman « étatsunien » John Perkins (1960) retrace la déchéance d’un couple, l’incommunicabilité, l’inhibition, avec des passions étouffées jusqu’à la folie. Dans John Perkins et Le Parjure, le souvenir des États-Unis renforcent les thèmes les plus sombres : le délaissement, la dépossession, l’incurie… thèmes fascinants car associés à quelque secret, à quelque vérité ultime tapie au cœur de l’être. Dès son retour en France, Thomas entre chez Gallimard, comme lecteur de littérature allemande, jusqu’en 1969. Thomas écrit en décembre 1963 : « Mes projets échouent généralement… Mes notes restent sans réponse. On continue à me payer, peu, pour que je reste tranquille dans mon coin, sans doute. » En 1965, Thomas perd sa femme, qui souffrait d’une polymyosite depuis plusieurs années. Il mène alors une vie hasardeuse, renonce à ses activités chez Gallimard et publie peu. Il confie sa fille à un couple d’amis. Thomas fuit Paris, qui le « suffoque » pour la Bretagne. Thomas rencontre en 1981 Claudine Lecoq, une jeune femme qui devient sa compagne. En, 1982, il s’installe à Houat, une île du Morbihan, sur la presqu’île de Quiberon. Les six années houataises et les suivantes, à Quiberon, se signalent par une dernière et riche floraison romanesque. Thomas modifie les lignes directrices de sa poétique du récit et les couleurs de son romanesque : « Il me semble, de mon côté, que je bouscule un peu le passé, enfin, mon passé… J’ai bien des traces sur lesquelles je pourrais repasser avec une meilleure encre. » Le Croc des chiffonniers (1985) raconte l’errance nocturne d’un vieil homme qui marche sur les traces de l’enfant qu’il fut et renoue, dans un trajet qui s’apparente à une passion, avec la présence d’un père tôt perdu. Dans Une Saison volée (1986), Le Gouvernement provisoire (1989) et Le Goût de l’éternel (1990), Thomas brode des fictions erratiques entremêlées de souvenirs.

Sa santé décline. Thomas est contraint de quitter Houat en 1988. Il s’installe à Quiberon, rue de Kermorvan. En 1991, il s’installe dans la maison de retraite où est mort Beckett, rue Rémy-Dumoncel, dans le XIVème arrondissement. Il y meurt le 3 novembre.

(Notice d’après Pierre Lecoeur, Henri Thomas, une poétique de la présence, Classiques Garnier, 2014).

 

Œuvres de Henri Thomas, Poésie (aux éditions Gallimard) : Travaux d’aveugle (1941), Signe de vie (1944), Le Monde absent (1944), Nul désordre (1950), Sous le lien du temps (1963), Poésies (1970), À quoi tu penses (1980), Joueur surpris (1982), Trézeaux (Gallimard, 1989), Les Maisons brûlées (1994). Romans (aux éditions Gallimard) : Le Seau à charbon (1940), Le Précepteur (1942), La Vie ensemble (Gallimard, 1945), Les Déserteurs (1951), La Nuit de Londres (1956),     La Dernière Année (1960), John Perkins, suivi d’un scrupule 1960, Prix Médicis), Le Promontoire (1961, Prix Femina), Le Parjure (1964), La Relique (1969), Le Tableau d’avancement (Fata Morgana, 1983), Le Croc des chiffonniers (1985), Une saison volée (1986), Un détour par la vie (1988), Le Gouvernement provisoire (1989), Le Goût de l’éternel (1990), Ai-je une patrie (1991), Le Cinéma dans la grange (Le Temps qu’il fait, 1991), Le Poison des images (Le Temps qu’il fait, 1992), L’Étudiant au village (Le Temps qu’il fait, 1998), L’Ingrat, suivi de L’Impersonnel (Le Temps qu’il fait, 2002), Le Plein Jour (Le Temps qu’il fait, 2002). Nouvelles : La Cible (Gallimard, 1955), Histoire de Pierrot et quelques autres (Gallimard, 1960), Sainte Jeunesse (Gallimard, 1972), Les Tours de Notre-Dame (Gallimard, 1977), Le Crapaud dans la tour (Fata Morgana, 1992), Londres 1955 (Fata Morgana, 1999), La Chiquenaude (Fata Morgana, 2001), J’étais en route pour la mer (Fata Morgana, 2013), Silence et soleil dans la chambre (Fata Morgana, 2018). Journaux et carnets : Carnets 1934-1948 (Claire Paulhan, 2008), Carnets inédits 1947-1951, suivi de Pages 1934-1948 (Gallimard, 2006), De profundis Americæ, carnets américains 1958-1960 (Le Temps qu'il fait, 2003), Le tableau d’avancement (Fata Morgana, 1983), Compté, pesé, divisé (Plon, 1989), La Joie de cette vie (Gallimard, 1991), La défeuillée (Le Temps qu’il fait, 1994), Reportage (Fata Morgana, 2019), Amorces (Fata Morgana, 2021). Essais et critique littéraire : La Chasse aux trésors (Gallimard, 1961), La Chasse aux trésors II (Gallimard, 1992, Prix Novembre), À la rencontre de Léon-Paul Fargue (Fata Morgana, 1992).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Richard ROGNET & les poètes de l'Est n° 55