Guy CHATY

Guy CHATY



ÉDITORIAL D’UNE COLÈRE CORONAVIRIENNE :

QUI A TUÉ LE POÈTE GUY CHATY ?

 par

Christophe DAUPHIN

Une revue de poésie contemporaine ne doit pas oublier, ce qui est souvent le cas, hélas, me semble-t-il, qu’elle est aussi une revue citoyenne. Que le poète est lui aussi un citoyen, qui a son mot à dire et qui doit le dire. Une revue est un lieu de résistance et d’affirmation, l’espace aussi, sans compromission de débats inapaisés contre un certain état et ordre des choses. Notre histoire d’Hommes sans Épaules en témoigne et celle, aussi, pour ne citer qu’une seule revue, de La Tour de Feu, de Pierre Boujut, à laquelle sera consacrée notre prochain numéro.

Je crie non – j’accroche ce mot à mes gestes - je l’entoure de colère - pour qu’il éclate - toutes les fois que les lâches – s’apprêtent à dire oui, affirme notre Porteur de Feu et ami, René Depestre, qui est l’un des plus grands poètes de notre époque. Un poète pour vivre. « Nous devons penser le monde que nous voulons si nous ne voulons pas que d’autres le confisquent à leur profit, confisquent jusqu’à nos rêves et nous ramènent à l’état d’esclaves, de marchandises », embraye (in son magnifique Les Vivants et les morts) le poète Gérard Mordillat, dont l’œuvre imposante et importante, vitale et salutaire, m’apparaît comme un archipel autant filmé qu’écrit d’îles-pages de romans, d’essais et de films, de visages fraternels et d’émotions-tripes, avec pour fil conducteur, la Poésie vécue et le combat contre l’injustice.

 

En ce temps-là[1], fraternité, qui n’est pas un mot, mais un acte, tu es devenue, comme au temps de Reverdy, aussi précieuse et rare que des pépites d’or et j’écris dans un garage où la lumière en tombant par les fentes du toit, devient colère. 

#OnNoublieraPas - #PlusJamaisCa

 Je me souviens qu’en 2003, Jean-Paul Giraux a consacré un dossier, Guy Chaty ou l’humour m’a tuer, dans la revue Le jardin d’essai n°28. Nous savons à présent, que ce n’est pas l’humour (dont il ne manquait pas), qui a tué Guy Chaty. En ce temps de pandémie du Covid-19, qui fait des ravages dans 185 pays, la maladie est notamment contractée et transmise par des postillons, des « gouttelettes », disent les autorités. Cette maladie, certains en guérissent, d’autres pas. La scène se déroule dans la salle d’un hôpital, d’une clinique, plus précisément. Guy Chaty attend d’être dyalisé. Une femme tousse, sans masque, sans même se protéger et donc protéger les autres. Les protéger de quoi ? On vous le dit : de ses « fameuses » gouttelettes. Une semaine plus tard, atteint du Covid-19 : Guy Chaty était mort, à l’hôpital Tenon.

 

Il y a quatre-vingt ans, Henri Michaux – alors soigné pour des problèmes de cœur qui finiront par le terrasser -, s’interrogeait dans un poème, « À l’hôpital » : « Mon mal est atroce. L’on m’a donné une chambre un peu à l’écart dans l’hôpital. Je la partage avec une tousseuse… Mais pourquoi, pourquoi donc m’a-t-on mis une tousseuse qui me dilacère mes rarissimes moments de paix et effiloche désastreusement le peu de continuité que j’arrive encore à garder en ce terrible harcèlement du mal ? »

Guy Chaty, né en 1934, fut poète, Professeur émérite et président de la commission informatique de l’Université Paris-Nord. Poète, il est l’auteur de vingt livres et plaquettes, dont récemment, À fleur de peau, poèmes et nouvelles (Gros Textes 2019), qu’il m’a remis en mains propres. Il est l’auteur aussi de nouvelles, de nombreux articles sur la science, l’informatique et la poésie contemporaine. Un homme bien et un homme de bien. Un poète tour à tour grave et truculent, ouvert au monde, à l’autre, aux autres : Frères ennemis - de tous pays - sans réfléchir - brisez la glace - qui vous sépare...

Qui a tué le poète Guy Chaty ? Cette « femme tousseuse » ?  La sous-estimation des risques ? Le mépris des « expériences étrangères » ? Le court-termisme cynique politicien ? Leur incompétence ? L’État néolibéral et son inhumanité ? L’hôpital à la carcasse désossée par l’État néolibéral ? L’absence de tests, de moyens, de masques ? Marc Bloch nous dit d’outre-tombe (in L’Étrange Défaite, Société des Éditions Franc-Tireur, 1946) : « Nous venons de subir une incroyable défaite. À qui la faute ? … À tout le monde, en somme, sauf à eux (nos généraux). Quoi que l’on pense des causes profondes du désastre, la cause directe – qui demandera elle-même à être expliquée – fut l’incapacité du commandement. »

Une part croissante de la population prend conscience, que l’énormité du désastre a essentiellement à voir avec la démolition générale du service public de santé. On lit de plus en plus : « criminel ». Pourquoi faudrait-il, constate Frédéric Lordon, s’interdire de qualifier ainsi des « politiques publiques », dont, pour certaines, nous savons qu’elles tuent ? Atteintes à l’humanité : hôpitaux, ehpad, éducation, agriculture, justice, travail, transports, social… bref, tous les services publics ou dus au public et davantage encore… C’est Ambroise Croizat… à l’envers !

Qui a tué le poète Guy Chaty ? Une semaine plus tard, atteint du Covid-19 : le poète était mort, le 7 avril 2020, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, tué par les postillons d’une inconnue, qui est peut-être morte depuis, elle-aussi, ainsi que, au 20 avril 2020, 166.066 personnes dans le monde, dont 19.718 en France. Quand le soleil a une poussière - dans l’œil - il pleure - quelques rayons tout noirs - qui donnent sur la terre - les méchancetés du soir, nous dit encore Guy Chaty. #OnNoublieraPas... Et le poète Mario Benedetti[2], et l’écrivain chilien Luis Sepulveda[3]

Du jamais vu, jamais connu, une telle pandémie ? Pour ma génération, assurément. Pour les précédentes : Non. Pas besoin de remonter dans les siècles passés, avec la peste, le choléra ou encore la grippe espagnole de 1918. D’autres épidémies, ressemblant fortement au Coronavirus ont frappé le monde. En 1957 : la « grippe asiatique », qui fait 100.000 morts rien qu’en France et plus de 2 millions de morts dans le monde. En 1969, à nouveau venue d’Asie, la « grippe de Hong Kong », fait 31.000 morts en France et 1 million de morts dans le monde. En 2005, le journal Libération compare le traitement de la canicule de 2003 avec celui de la « grippe de Hong Kong » de 69. Extrait : « On n’avait pas le temps de sortir les morts. On les entassait dans une salle au fond du service de réanimation. Et on les évacuait quand on pouvait, dans la journée, le soir. » Aujourd’hui chef du service d’infectiologie du centre hospitalo-universitaire de Nice, le professeur Dellamonica a gardé des images fulgurantes de cette grippe dite « de Hongkong » qui a balayé la France au tournant de l’hiver 1969-1970. Âgé alors d’une vingtaine d’années, il travaillait comme externe dans le service de réanimation du professeur Jean Motin, à l’hôpital Édouard-Herriot de Lyon. « Les gens arrivaient en brancard, dans un état catastrophique. Ils mouraient d’hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout gris. Il y en avait de tous les âges, 20, 30, 40 ans et plus. Ça a duré dix à quinze jours, et puis ça s’est calmé. Et étrangement, on a oublié. » Ce n’était pas au XIIème Siècle. C’était il y a cinquante ans ! Étrangement, on a oublié.

Et quelle était alors la situation de l’hôpital ? Son évolution a-t-elle été positive ? Nous savons bien que non. Le livre de Madeleine Riffaud[4], Les Linges de la nuit (Julliard, 1974), écrit en état d’urgence sur un hôpital et un personnel en état d’urgence, est toujours à lire en état d’urgence, sur une situation qui est plus que jamais en état d’urgence. Extraits : « J’ai vu, fin 73, une aide-soignante, seule pour s’occuper de quatorze bébés prématurés, craquer et partir en ambulance : dépression nerveuse… Ici, nous sommes en paix. Mais la course aux superprofits pèse plus que la vie humaine...

Un établissement rénové, très joli du dehors. Dans une salle de réanimation chirurgicale où les normes de sécurité auraient dû être : une infirmière pour deux malades « en détresse », soumis, sous peine de mort, à des soins constants vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un jour où je me trouvais par hasard dans les parages, une seule personne était chargée de dix malades. Alors que la soignante pratiquait une aspiration trachéale, derrière elle une canule s’engorgea. Quand elle s’est retournée, l’homme était mort étouffé. La direction a tenu l’infirmière pour responsable. J’ai vu celle-ci jeter sa blouse au vestiaire et s’enfuir en courant. On me dit qu’elle est encore malade. J’ai visité une maternité en banlieue, excellente, mais unique pour l’agglomération. Les cliniques privées y expédient les accouchements difficiles qu’elles se soucient peu de prendre en charge, n’étant point équipées pour les mener à bien. Les femmes attendent d’enfanter sur des brancards, dans les couloirs…

Un hôpital ultramoderne, tourne, faute de personnel, en dépit du bon sens. L’écart se creuse, absurde, entre la haute qualification médicale, la révolution technique et scientifique, et l’absence de moyens matériels mis à la disposition de celles-ci. Pas étonnant que les grèves, les mouvements revendicatifs unitaires se multiplient de la part des « OS » en blanc, surmenés et exploités à la limite du craquage. L’« hémorragie » de personnel, les « ponctions » d’employés d’un service au profit de l’autre, la « fermeture de lits » « gèlent » des salles entières… Visite à la « salle-porte-urgence », comprenant trente-six lits. Ce soir, elle déborde. Vingt, vingt-cinq personnes sont couchées dans le hall et le couloir accédant à la « salle-porte » embouteillée. Ces gens devront attendre des heures que l’interne et l’infirmière de garde puissent s’occuper d’eux à leur tour. Il n’y a même pas assez de couvertures pour que chaque « patient » en ait une. Ce n’est pas une nuit exceptionnelle. C’est « normal ». L’étudiant complice qui m’accompagne me raconte que, quelques jours auparavant, parmi les allongés en attente, Se trouvait une jeune femme blessée, qui s’était défenestrée, dans une crise de dépression…

La recherche d’un profit maximum est à la base d’un monde où l’aristocratie financière pollue à la longue tout ce qu’elle touche. Elle casse l’homme sous-payé, qui « n’y arrive plus », brise les vocations elles aussi « récupérées », devenues prétextes à une surexploitation du travailleur en blanc. Témoin de mille concussions, certains finissent par penser : « Si c’est ça, la vie, alors je suis un idiot. Pourquoi me gêner ? » Des praticiens dévoués au départ et sans esprit de lucre sont souillés avant de s’en être aperçus… » Madeleine Riffaud a vu de ses yeux cela et l’a écrit en… 1973…

En ce temps-là, fraternité, qui n’est pas un mot, mais un acte, tu es devenue, comme au temps de Reverdy, aussi précieuse et rare que des pépites d’or et j’écris dans un garage où la lumière en tombant par les fentes du toit, devient colère.

Depuis le 17 mars 2020, tous les soirs à 20h, des fenêtres s’ouvrent, et des applaudissements et des hourras résonnent pour célébrer les personnels hospitaliers, en première ligne dans la « crise sanitaire ». Eux, ignorés depuis des années par les pouvoirs publics, comme un pan entier de la société, sont soudainement portés au pinacle.

Et pourtant, le journal Le Monde titrait, le 23 juillet 2019 : « Après trois mois de grève aux urgences, plus de 200 services touchés. » La grève dans les urgences n’en finit pas de s’étendre. Démarré en mars 2019 à Paris, le mouvement de contestation touche désormais 203 services, selon un communiqué publié par le collectif L’Inter-Urgences. Déplorant la dégradation des conditions d’accueil des patients, les grévistes réclament plus de lits, de budgets, d’embauches et des hausses de salaires. Une situation d’urgence partagée par l’ensemble des hôpitaux de France, et qui conduit 1.100 médecins hospitaliers à démissionner de leurs fonctions administratives si la ministre Agnès Buzyn n’ouvre pas de « réelles » négociations. Un aide-soignant de l’hôpital d’Avignon, Yannick Le Toullec, avait résumé la situation six mois plus tôt (in Sciences et Avenir, 15 janvier 2019) : « On a l’impression de ne plus faire ce pour quoi on avait choisi ce métier : prendre soin des gens. Aujourd’hui l’hôpital est un parking où on case les patients. »

Un an de dialogue de sourds avec le gouvernement. Rien n’a changé, ou plutôt, si : nous sommes en pleine pandémie du Covid-19. Alors, ces soignants, ce sont des « héros », dit à présent le président des Français ultra-riches, Macron. Celui-là même, pour citer Guy Chaty, qui fête le fric, le luxe, la jouissance des nantis, - la distance accrue entre les êtres, l’indifférence des hommes pour leurs semblables. Saint-Pol-Roux ajoute du fond des temps, en 1897 : Et ce qui sort de ces princes en us lorsque grince l’anus qui leur tient lieu de bouche, quelquefois, c’est du vent, des crachats plus souvent, de la merde toujours.

Des héros, les soignants ? Parce qu’ils soignent ? C’est leur mission en temps normal. Parce qu’ils travaillent dans des conditions déplorables ? Cela fait des années, hélas, qu’il en est ainsi. Non. Ce qui est plus probablement applaudi sur les balcons, c’est le « sens du sacrifice ! » Ça leur fait « une belle jambe » aux soignants, qui se débattent, avec pas grand-chose, pour sauver des vies au péril de la leur. On se souvient qu’avant mars 2020, le « peuple des Ronds-points », durant plus d’un an, à l’instar du personnel hospitalier, n’a pas eu ou peu de balcons. Qu’en sera-t-il « Après » ? Saint-Pol-Roux nous a dit : « La révolte est la loi vive du génie ». Depuis la mort de Saint-Pol-Roux-le-Magnifique en 1940, les raisons de se révolter ont-elles disparues en France et dans le monde ? Elles n’ont fait que se multiplier partout chaque jour, de plus en plus souvent à l’insu de la soldatesque médiatique du pouvoir et pour tous les poètes qui ne se confondent pas avec les « assis » dénoncés par Rimbaud.

Que nous dit Antonin Artaud ? « Artaud, le poète fou ? » Oui, « le poète fou », si vous voulez. Mais l’est-il tant que cela, lorsqu’il écrit[5]de l’asile de Rodez en 1946 : « Je me suis toujours demandé, ce qui provoque dans l’histoire notre soumission à nous individus à cette espèce de coercition désarmée, ce qui fait que quand l’appareil social, administratif ou policier s’ébranle nous ne pensons pas à première vue à protester. – Il y a de ci de là des révoltes bien sûr, mais toujours le vieux cadre revient comme s’il était entendu que la révolte n’est là qu’en vue d’un réajustement du cadre, alors que c’est le cadre lui-même : la société, qui doit s’en aller pour que les gens puissent vivre en paix. La société a contre nous la force, c’est entendu, mais d’où vient-elle sinon de notre adhésion à tous à la force de la société, et ce n’est pas un fait, mais une idée. – C’est une simple, fausse idée de nos corps qui depuis si longtemps nous opprime, et qu’attendons-nous pour la faire sauter ? »

Le poète Thomas Demoulin, écrit (poème inédit, avril 2020) : Dans le milieu, vivant, tu travailles à la résistance, - Cherchant ce que tu aimes... - Un désir est né, en toi, solitaire, - D’articuler ton corps à la terre. - Alors dans le milieu, vivant, tu cherches - Une ombre, un partenaire. - Ils ont soif, dehors, ceux qui, criant de colère, - Contrent la tyrannie des sphères, - Combattent l’empire des nombres - Et l’inertie de l’artificiel. - Dans leur travail, vivant, ils soulèvent - Un ciel où vibrera le réel. - Le bois craque, ils n’ont pas peur des flammes. - Sous leurs doigts, déjà, tu entends hurler la rivière.

À 20h, le soir, je n’applaudis pas. Je pense à cette « boucherie » (et la viande, c’est nous !) dans laquelle travaille démuni le personnel hospitalier, à l’instar du poète-médecin Yves Namur en masque (obtenu grâce à un ami) et… en K-Way, à l’hôpital. Je pense au monde infâme que nous a fait cette saloperie de néolibéralisme, qui privatise, délocalise, détruit la planète, donne la priorité aux intérêts des lobbies financiers et des banques sur les droits et conditions de vie des individus[6]. Le profit au-dessus de tout, avec le Vivant comme paillasson.

Je pense au poète Guy Chaty et je me demande avec lui : À quoi pensent les oiseaux quand ils volent ? Je pense à l’hécatombe dans les Ehpads[7], les soignants gazés et matraqués en manifestation avec les Gilets Jaunes, la répression policière, la violence d’État, les 70.000 lits d’hôpitaux supprimés en vingt ans, la maltraitance, le tri des gens comme on le fait des déchets pour « qui a le droit à la réanimation et qui n’y a pas droit ».

Trop vieux - 87 ans, deux ans de plus que Guy Chaty -, le père de Christine devra faire avec… Il a d’ailleurs été relâché ou plutôt mis à la porte de l’hôpital, toujours malade, au bout de trois semaines, samedi 18 avril ! Que va-t-il advenir de lui ? Ils ne s’en soucient pas à l’hôpital : « Dehors ! » Christine l’a pris chez elle. Il était, à sa sortie, dans un état lamentable sur tous les plans. Il n’a pas a été lavé ni aidé à le faire. Sale, dégoûtant. L’urine et les excréments comme un « pangolin dans sa cage du marché de Wuhan. » Tout part d’une maltraitance du vivant, presque une chaîne, de l’animal à l’homme. Il y a le manque de moyens, de budgets, de personnels.

Certes, voilà le terreau de la maltraitance, mais ces faits n’expliquent pas tout. Accablants sont le ton et les propos dédaigneux, méprisants, de l’infirmière et du médecin au téléphone. Ce n’est pas la règle, bien sûr, loin de là, fort heureusement, mais cela existe et pas seulement depuis l’avènement du « pangolin-Covid ». Et pas besoin d’être un « vieux » pour le subir. Dans un poème, Guy Chaty écrit : Je suis vieux. Ce n’est pas ma faute. Si cela n’avait dépendu que de moi, je serai resté jeuneExcusez-moi d’être aussi vieux. Vous pouvez rigoler, ça vous arrivera aussi.

Qui a tué le poète Guy Chaty ? Et Marcel Moreau[8] ? L’auteur d’À dos de Dieu (Quidam, 2018) - chant irrécupérable de révolte -, qui a écrit : « Lorsque conditionnés à ne plus se poser de questions sur l’être, ils finissent par ne plus s’en poser que sur l’avoir. Quelque chose en eux de vital, d’essentiel, d’incommensurable, s’est prématurément clos, fermé à l’aventure, est tombé en déshérence. L’homme alors, si ingambe soit-il, porte en lui son poids de mort, jusque dans son espérance de survie. On dirait un atlante soutenant sa propre charge de divorces d’avec lui-même, d’intégrité perdue, de névrose annoncée. Mais c’est trop pour cette charge-là, et il n’a même plus la violence de la jeter bas, avec la société. »

Le poète Gérard Cléry, inédit, avril 2020, écrit : (..) Non ce n'est pas la guerre - juste l’insoutenable - le feu à la rivière - les morts sortis de table - Non ce n’est pas la guerre - juste l’imprévoyance - et son vieux ministère - en panne d'ambulances…

Je pense à Sandra, Éric et Muriel, malades, parmi tant d’autres, chez eux, à attendre et à espérer que cela passe… tout seul, comme la mer jette ses dés en espérant que la vague gagnera. Je pense à tous ceux qui sont envoyés au front du travail pour des « productions non essentielles », dans l’instant. Pour quelle finalité ? Relancer la « machine à massacre » ou mettre en place une nouvelle société, qui nous permettra de sauver la planète et le vivant ?

Déjà partout, le capital reprend l’offensive, apeuré, craignant de voir les dividendes s’échapper. Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, dit : « L’important, c’est de remettre la machine économique en marche et de reproduire de la richesse en masse. » Richesse produite par les masses, oui ! Mais comment et pour qui ? Cette « France » occupée, colonisée par le néolibéralisme, ne nationalise pas. Elle subventionne le CAC 40. Le « redressement national », que prône l’Etat macroniste n’est qu’un redressement du capital. Et la liberté ? Le combat contre le coronavirus se fait en restreignant de façon drastique nos libertés. Qu’en sera-t-il lorsque nous serons enfin sortis de cette pandémie qui nous a repliés sur nous-mêmes ? Le confinement[9], imposé et nécessaire, nous ramène à l’inégalité de nos conditions de vie. Pas plus que le système capitaliste, la crise sanitaire ne met tout le monde à égalité.

Quand une catastrophe de cette ampleur vient se greffer sur une société en crise sociale et sociétale, il n’y a plus de confiance. L’après ne peut pas ressembler à l’avant d’une République anti-sociale. Nous sommes arrivés au bout d’un cycle qui impose un changement radical, une Révolution citoyenne qui promulgue une nouvelle République, qui liera le respect de notre environnement à celui du respect des hommes et qui fera primer la décision collective sur le pouvoir solitaire et vertical d’un Prince-Président. Une organisation politique qui donnera la parole au peuple plutôt qu’à des commissions d’experts. L’article 1 de la déclaration de 1793, nous dit : « Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels imprescriptibles. »

Je pense à tous ces « mensonges en paroles » utilisant le prétexte de la nécessaire austérité budgétaire pour rembourser la dette publique. Le mépris de classe d’un modèle politico-économique fondé sur la priorité aux profits d’entreprise et sur la prééminence de l’initiative privée au détriment du collectif…

 Artaud. Oui, encore lui, celui que vous appelez « le poète fou », écrit[10], bien plus lucide et visionnaire que les « sains d’esprit » et autres « bien-portants » : « Je dis que ce sont les fous au pouvoir, qui ont maintenu l’actuelle anatomie humaine qui ne cesse de perdre jambes et bras, au milieu de toutes les guerres, que depuis toujours, on lui fera, parce qu’elle est fausse. Et qui la lui fera ? Tout le monde et personne, dit-on. Le hasard, le mauvais esprit et le néant. Eh bien non. Ni tout le monde, ni personne, ni le hasard, ni le mauvais esprit, ni le néant, mais ces sempiternels profiteurs du pouvoir et ces riches. Riches aussi bien d’argent, que riches de la conscience de puissance. Mais ce n’est jamais leur propre science qui leur a gagné le pouvoir. Mais celle de Mr mutilé, Mr tronçonné, Mr amputé, Mr décapité dans les barbelés et les guillotines du pouvoir discrétionnaire de la guerre, qui fait la guerre et glisse la paix entre les mains de je ne sais quels éternels milliardaires de la puissance de diriger. Car ce sont toujours les mêmes qui distribuent et qui reçoivent la monnaie sur 30 deniers… »

L’épidémie, pour le meilleur, est un « Référendum d’Initiative Coronavirienne », un « RIC du climat », de la Règle verte, responsable d’une chute remarquable des gaz à effet de serre, du fait que les avions dorment dans leurs aéroports, que le ciel de Pékin soit devenu bleu, que la lagune de Venise soit calme et limpide, que les sangliers traversent le centre-ville de Barcelone, que les canards, sans « attestation », dansent devant le Palais Royal et déambulent sur le périphérique en famille... Mais dans un tableau plus sombre, l’épidémie a mis à nu et fait ressortir toutes les impostures de la doctrine libérale.

Bas les masques ! De toute manière, nous n’en avons pas. La France en manque cruellement face à l’épidémie. Il a fallu attendre le 28 mars 2020, pour que le gouvernement Macron commande des tests de coronavirus et des masques à la Chine. En retard, très en retard… Ce même gouvernement ne l’a pas été en revanche, en retard, pour lancer, le 3 mars 2020, un « appel à la concurrence »[11] pour « l’acquisition d’aérosols lacrymogènes au profit de la police nationale et de la gendarmerie nationale », pour une valeur hors TVA de… 3.642.864 euros ! Le 12 avril 2020, en pleine pandémie, il remet le couvert en publiant un nouvel « appel à la concurrence », pour l’achat de drones de surveillance, pour un montant de 3,8 millions d’euros. Pour l’oligarchie macronienne, il est moins important de protéger le peuple, que de le surveiller pour mieux lui casser la gueule, encore et toujours ! #OnNoublieraPas.

Et, les masques… pourquoi la Chine ? Une entreprise française, installée dans les Côtes-d’Armor, pouvait en fabriquer jusqu’à 200 millions par an. L’usine de Plaintel a été rachetée par un groupe étatsunien, qui a licencié les salariés, délocalisé la production et fermé l’entreprise, en 2018. Qui est responsable ? « Il y a eu un désengagement de l’État[12] », se souvient un cadre… Demain, de Chine, les masques seront peut-être livrés... si tout va bien... Avec quelle lenteur le pont traverse le fleuve. On a vu le gouvernement étatsunien acheter cash et détourner sur le tarmac d’un aéroport chinois des cargaisons de masques destinées aux régions Françaises ; le gouvernement tchèque dépouiller, dans un acte de piraterie, toute une cargaison de masques destinée à la malheureuse Italie (pays européen le plus touché, avec 178.972 cas et 23.660 morts), laquelle ne fut jamais aidée que par la Russie, la Chine, le Venezuela, Cuba[13] et l’Albanie… Tiens, tiens, rien que des soi-disant « infréquentables » !... Alors que les « distingués fréquentables » de l’Union européenne et d’outre Atlantique se fermaient, se repliaient sur eux, égoïstement, à la manière de leur seul symbole commun : le porte-monnaie.

« Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations du quotidien », nous dit, confiné chez lui à Montpellier,  le sociologue Edgar Morin, qui estime que la course à la rentabilité comme les carences dans notre mode de pensée sont responsables d’innombrables désastres humains causés par la pandémie de Covid-19 :

« En tant que crise planétaire, elle met en relief la communauté de destin de tous les humains en lien inséparable avec le destin bio-écologique de la planète Terre ; elle met simultanément en intensité la crise de l’humanité qui n’arrive pas à se constituer en humanité.

En tant que crise économique, elle secoue tous les dogmes gouvernant l’économie et elle menace de s’aggraver en chaos et pénuries dans notre avenir.

En tant que crise nationale, elle révèle les carences d’une politique ayant favorisé le capital au détriment du travail, et sacrifié prévention et précaution pour accroître la rentabilité et la compétitivité.

En tant que crise sociale, elle met en lumière crue les inégalités entre ceux qui vivent dans de petits logements peuplés d’enfants et parents, et ceux qui ont pu fuir pour leur résidence secondaire au vert.

En tant que crise civilisationnelle, elle nous pousse à percevoir les carences en solidarité et l’intoxication consumériste qu’a développées notre civilisation, et nous demande de réfléchir pour une politique de civilisation.

En tant que crise intellectuelle, elle devrait nous révéler l’énorme trou noir dans notre intelligence, qui nous rend invisibles les évidentes complexités du réel.

En tant que crise existentielle, elle nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins, nos vraies aspirations masquées dans les aliénations de la vie quotidienne, faire la différence entre le divertissement pascalien qui nous détourne de nos vérités et le bonheur que nous trouvons à la lecture, l’écoute ou la vision des chefs-d’œuvre qui nous font regarder en face notre destin humain. Et surtout, elle devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l’immédiat, le secondaire et le frivole, sur l’essentiel : l’amour et l’amitié pour notre épanouissement individuel, la communauté et la solidarité de nos « je » dans des « nous », le destin de l’Humanité dont chacun de nous est une particule. En somme, le confinement physique devrait favoriser le déconfinement des esprits. »

#OnNoublieraPas, enfin, pour le meilleur, toute cette solidarité du peuple. Je pense, par exemple, à Annie[14], de notre Rond-Point de Gilets Jaunes, de Saint-Brice-sous-Forêt. Annie a réalisé 400 masques pour des hôpitaux et fabrique à présent des surblouses : 20 à ce jour. Peut-on imaginer que le refinancement annoncé de l’hôpital public le soit de manière démocratique à partir des besoins locaux évalués et discutés au plus près des personnels de santé et d’assemblées locales ? Peut-on imaginer que l’on se saisisse de cette situation pour mettre en avant une autre forme de démocratie ? Avons-nous le choix ?

 Le poète Yves Namur écrit (in La tristesse du figuier, Lettres Vives, 2012) : Sait-on vraiment – Combien de pierres ont-elles été jetées dans le vide - Et combien ont aussi été abandonnées dans la rumeur,  - Dans la pluie ou la boue noire du fleuve ? - N’avons-nous pas trop vite oublié  - Que ces pierres parlaient comme nous parlons aujourd’hui ? – Qu’elles avaient un passé comme un lendemain,  - Et aussi une âme comme la nôtre,  - Qu’elles étaient tout simplement - Un peu de nous, un peu nous ? - Pourquoi l’homme a-t-il oublié  - Toutes ces choses simples de la vie ?

Il est 20h. Je n’applaudis pas. Toujours pas. Guy Chaty a été incinéré aujourd’hui. Je pense au poète et je me demande avec lui : À quoi pensent les oiseaux quand ils volent ?

Christophe DAUPHIN

20 avril 2020.


Œuvres de Guy Chaty : J'ai laissé mourir le soir (Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1979), Un lièvre explosa, Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1982), Au jour : Le Jour, Et quand le sentiment sourd (IHV 1986), L'Âme des Pierres (Éditions Résurrection, 1993), Anatole et son chat (Interventions à Haute Voix, 1998), Contes cruels (Editinter 1998), Des mots pour le rire (Editinter, 2000), La Vie en raccourcis, Éditions Clapàs, 2002), Parcours (Editinter 2002), Anatole et son chat / Anatol und sein Katz (Editinter/bilingue, 2004), Espaces perdus d'Antoine (Editinter 2006), Phonèmes en folie (Interventions à Haute Voix, 2008), Amour de Jardin (Éditions Alain Benoit, 2008), Coups d'œil en coulisse (Éditions D'ici et d'ailleurs, 2008), Éclairs de femme (Éditions Les Amis de la Poésie, 2009), Mes navires, anthologie de poèmes courts 1979-2010 (Éditions de l'Atlantique, 2010), Prix Jean-Cocteau 2011, À cheval sur la lune (Éditions SOC & FOC, 2012), Prix des lecteurs Lire et Faire Lire 2014, Dans le jeu la vie, nouvelles (Editinter 2015), J'avais quelque chose d'urgent à me dire (Éditions Henry 2015), A fleur de peau, poèmes et nouvelles (Gros Textes, 2019).


À QUOI PENSENT LES OISEAUX

 

À quoi pensent les oiseaux

quand ils volent ?

          une mouette sur la mer

          corps fixe, ailes battantes

                  elle entend   quoi

                  son sang    le vent ?

                  vire et plane

                  œil têtu

        le voulant, se soulève

 

Oiseau j'aurais pu être

enfermé dans ce corps lourd          qui vole

regardant par ces yeux noirs

moi planté sur le sable bercé par l'océan

        j'entends       chant continu

        le vent         mon sang

 

demain la terre encore

         et les mouettes sur la mer

 

À quoi pensent les oiseaux

quand ils volent ?

 

Guy CHATY

 

(Poème extrait d’Au jour : Le Jour ; Et quand le sentiment sourd, éd. IHV, 1986).




[1] La pandémie de Covid-19 apparaît le 17 novembre 2019 dans la ville de Wuhan, en Chine centrale, puis se propage dans le monde entier. La pandémie est identifiée en France à partir du 24 janvier 2020, avec trois premiers cas, les premiers recensés en Europe. L’Organisation mondiale de la santé prononce l’état d’urgence de santé publique de portée internationale, le 30 janvier. Le 14 mars, l’épidémie passe en France au stade 3. Tous les lieux « recevant du public non indispensable à la vie du pays » sont fermés. À partir du 17 mars à 12 h, la population est confinée à domicile sauf pour des motifs autorisés.

[2] Le poète italien Mario Benedetti, mort du Covid-19, vendredi 27 mars 2020, à l’âge de soixante-quatre ans.

[3] Il a résisté et survécu à la dictature de Pinochet (« vingt-huit ans de prison pour trahison et conspiration »), mais pas au virus et au manque de moyens pour le combattre. Luis Sepulveda, l’auteur du Vieux qui lisait des romans d'amour (Métailié, 1992), est décédé le 16 avril, à Oviedo, en Espagne, à l’âge de 70 ans, du Covid-19. En Espagne le Convid-19, c’est 200.210 cas confirmés et 20.852 morts.

[4] Poète, résistante condamnée à mort par les nazis, héroïne de la libération de Paris, amie d’Éluard, de Picasso ou de Hồ Chí Minh, militante anticolonialiste, journaliste d’investigation, correspondante de guerre ; Madeleine Riffaud (née en 1924) est tout cela intensément. Elle est l’auteure d’une quinzaine de livres, poésie, récits et essais, qui témoignent de sa vie et de sa personnalité hors du commun. Elle est la dernière grande figure de la Résistance. Poète et femme d’action, elle est Porteuse de Feu. Un feu qui n’est pas qu’une image dans sa vie comme dans son œuvre. Sa poésie, ses écrits, sont de combat. Madeleine Riffaud, 96 ans, est une insoumise de tous les temps et de tous les âges. Sur Madeleine Riffaud : se reporter à la revue Les Hommes sans Épaules n°49, 2020.

[5] Antonin Artaud, Les Nouveaux Écrits de Rodez (Gallimard, 1977).

[6] Dans son « Portrait social de la France » publié le 19 novembre 2019, l’INSEE, qui n’a rien d’un « institut marxien » déclare que les inégalités en France ont recommencé à augmenter (et notamment depuis 2016), pour atteindre le niveau d’inégalités de 1999. Par ailleurs, les réformes socio-fiscales adoptées en 2018 ont surtout profité aux plus aisés.

[7] Établissements d’hébergement pour les personnes âgées dépendantes.

[8] Résidant depuis 2018, à Bobigny, dans un « mouroir » que l’on appelle un Ehpad, l’écrivain et poète belge, l’inclassable et iconoclaste Marcel Moreau, y est mort du Covid-19, le 4 avril 2020, à l’âge de 86 ans.

[9] Verlaine écrit en 1895 : « D’où ce confinement, en résumé peu pénible, mais absolu quand même, et, malgré l’habitude qu’on peut avoir, ennuyeux. »

[10] Ibid note 6.

[11] L’Avis n°20-31056 du Bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP), diffusé le 3 mars 2020.

[12] Gouvernement Sarkozy/Fillon.

[13] Cuba, au 29 mars 2020, a envoyé 508 médecins et infirmiers à l’étranger pour aider à lutter contre le coronavirus : en Italie (52 médecins et infirmiers) et dans onze pays d’Amérique latine et des Caraïbes, dont le Venezuela, le Nicaragua et Haïti. (Source : AFP, le 29.03.2020 à 03h51). Et c’est ce pays, Cuba, qui subit un blocus criminel de la part des USA depuis 1962.

[14] Annie Lecannellier écrit en date du 8 avril 2020 :« M. Le président, Bon il manque des masques j'en ai déjà réalisé 400, après appel des hôpitaux pour faire des surblouses j'en ai déjà préparé une 20ème. J’ai peur maintenant que vous nous demandiez d’opérer ou de pratiquer des soins ! ! ! Moi je vous dis tout de suite, pour leur sécurité, je préfère dire NON ! »



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
DOSSIER : La poésie brésilienne, des modernistes à nos jours n° 49

Dossier : René DEPESTRE ou l’Odyssée de l’Homme-Rage de vivre n° 50