Georges BATAILLE

Georges BATAILLE



Georges Bataille (1897-1962) fut un aîné tutélaire et des plus attentifs des Hommes sans Épaules, dès les débuts de la revue, en 1953. Georges Bataille écrivait des lettres magnifiques aux HSE : « Ce matin en venant vous voir, préoccupé par le sens si difficile que j’avais voulu donner à mon livre, j’écrivais, comme je pouvais, dans le car qui me menait à Avignon, que l’érotisme signifiait pour moi ce retour à l’unité, que la religion opère à froid, mais la mêlée des corps dans la fièvre. Je ne sais si ma philosophie prendra place dans l’histoire de la pensée, mais si les choses arrivent ainsi, je tiendrai à ce qu’il soit dit qu’elle tient à la substitution de ce qui émerveille dans l’érotisme (ou le risible ou VISIBLE) à ce qui s’aplatit dans le mouvement rigoureux de la pensée. Tout amicalement » (Lettre aux HSE, 1953).

Familier du 15, rue Armand de Pontmartin (où fut créée notre revue, à Avignon), Georges Bataille était lié d’amitié à Yves Breton (le père de Jean), qui, notaire en Avignon, lui achetait parfois ses manuscrits. C’est à Yves Breton que Bataille a dédié Le Surréalisme au jour le jour (in Tome VIII des œuvres complètes, Gallimard, 1976). C’est encore à la demande d’Yves Breton que Bataille écrira en 1954 « La Publication d’Un Cadavre ». Bataille raconte comment, à la suite des ruptures, évoquées dans Le Second Manifeste du surréalisme d’André Breton – et sur une idée de Robert Desnos, en imitant la forme et le titre du pamphlet qui avait contesté les funérailles publiques d’Anatole France –, les exclus publièrent leur protestation caricaturale et venimeuse. Jean Breton put écrire (in Un Bruit de fête, le cherche midi, 1990) : « À l’énoncé du nom de l’auteur interdit, je voyais défiler très vite l’angoisse, le rire, le défi, le masochisme obscène (« l’obscénité, cette forme de douleur… la plus digne d’envie »), l’immense vide obscène lui aussi, l’alcool qui broie le cœur, la fatigue… et ce nom conquérant, claironnant de Bataille, si contradictoire avec le désespoir qui dirige Madame Edwarda, ne claquait plus qu’en oriflamme d’un vent noir. Je comprenais aussi que le goût de la parodie extrême était chez lui une recherche du secret de la vie et de la mort. » Plus tard, en 1997, Alain Breton et Elodia Turki devaient éditer les poèmes de leur amie Julie Ahne Kotchoubey (Grumes et poisson fou, Éditions Librairie Galerie Racine, 1997), pseudonyme de la fille de Diane et Georges Bataille.

L’œuvre est quasi-mythique, monumentale. On n’en ressort pas indemne. Quel est le projet de l’œuvre de Bataille ? – le plus grand qui soit : mettre l’homme face à ce qu’il est, sans lui donner le recours à quelque faux-fuyant que ce soit. L’écriture de Bataille relève de l’expérience vécue de la limite ; expérience qui lui fit connaître tôt la tentation du suicide et, durablement, la fascination (mais non l’aveuglement) devant la mort. Il écrivait, dira-t-il « d’une main mourante ».

Riche et complexe, la pensée de Georges Bataille est fragmentaire et déchaînée, catastrophique et débauchée, décousue, éloignée du salut comme de l’ascétisme. Et pourtant, la reconnaissance, Bataille ne la connut guère de son vivant. C’est à la critique, aux sarcasmes, à la colère parfois, que Bataille dut faire face.

Qu’y a-t-il dans cette œuvre qui fut en son temps inassimilable, inacceptable ou incompréhensible, au point de susciter un tel malentendu ? Et dans quelle mesure ce malentendu n’est-il pas le fait de Bataille lui-même, écrivant dans L’Expérience intérieure : « Je ne suis pas un philosophe, mais un saint, peut-être un fou. » ? Dans le dernier entretien qu’il a accordé un an avant sa mort, à Madeleine Chapsal, Bataille a peut-être donné un élément de réponse : « Je dirais volontiers que ce dont je suis le plus fier, c’est d’avoir brouillé les cartes..., c’est-à-dire d’avoir associé la façon de rire la plus turbulente et la plus choquante, la plus scandaleuse, avec l’esprit religieux le plus profond. »

Poète, romancier, essayiste, philosophe, économiste, Georges Bataille demeure l’une des figures marquantes de la littérature du XXe siècle, tant il chercha, par la mise en question de l’écriture – qui ne saurait être que prométhéenne –, à vivre dans la transgression violente l’expérience limite de ce qu’un homme « sait du fait être ». De son œuvre-labyrinthe, on retiendra notamment les romans, qui ont ceci de commun qu’ils sont racontés à la première personne et qu’ils mettent en scène un sujet masculin, à la fois personnage et narrateur, bouleversé, débordé par la rencontre d’un personnage féminin. Les fonctions de la fiction, selon Bataille, sont d’exprimer la rage de l’auteur, faire franchir au lecteur les « limites imposées par les conventions », dire l’excès, provoquer la transe. Chaque roman, chaque récit de Bataille est « un don de fièvre ». La fiction se présente toujours comme le récit bouleversé d’une expérience bouleversante : Histoire de l’œil, L’Anus solaire, Le Bleu du ciel, Madame Edwarda ou Ma Mère. Ses poèmes : L’Archangélique. « L’importance profonde de la poésie, a écrit Bataille, c’est que du sacrifice des mots, des images, et du fait même de la misère de ce sacrifice (à cet égard il en est de même de la poésie et de n’importe quel autre sacrifice), elle fait glisser de l’impuissant sacrifice des objets à celui du sujet. Ce que Rimbaud sacrifia ce n’est pas seulement la poésie objet mais le sujet poète. – Survivance détestable mais beaucoup plus bouleversante que la mort. – Mise à mort de l’auteur par son œuvre. »

Ses essais sur les sociétés occidentales, sur l’art, la littérature et sur le statut des interdits, que sont la mort et la sexualité : La Part maudite, L’Érotisme, Lascaux ou la naissance de l’art, La Littérature et le mal, et la trilogie « Somme athéologique » : L’Expérience intérieure, Le Coupable, Sur Nietzsche.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

À lire : Œuvres complètes, 12 volumes, (Gallimard, 1970-1988), Poèmes et nouvelles érotiques (Mercure de France, 2001), Romans et récits (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2004), L’Archangélique et autres poèmes (Poésie/Gallimard, 2008).

 



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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