Emile GALLE

Emile GALLE



LES POÈMES DE VERRE D’ÉMILE GALLÉ & L’ÉCOLE DE NANCY

 

Mon premier arrêt, lorsque je me rends en Lorraine, est toujours le même : la nécropole nationale de Montauville, où se trouve la tombe de mon cher Marc Patin[1], parmi 13.518 dépouilles et 5.453 en ossuaires : des soldats tués durant la Première et les corps de prisonniers morts en captivité durant la Seconde Guerre mondiale, dont ceux du terrible camp ukrainien de Rawa-Ruska[2]. C’est lui, Marc, que je viens voir. J'ai vu des hommes dans la plaine - Couverts de poussière de bois mort de reflets - Des hommes de chair un soir - Ils tenaient à la main une lune éteinte une main de femme - un fer à cheval - Ils avaient sur la face - L'haleine âcre des détroits, 17 décembre 1943.

Après, il y a Nancy et la Place Stanislas[3], qui est sa merveille, mais la ville brille aussi de bien d’autres chefs d’œuvre de gravures (Jacques Callot 1592-1635), de peintures (Georges de La Tour 1593-1652) et naturellement de poésie, de bois, de pierre et de verre. À la suite du mouvement Arts & Crafts (Edward Burne-Jones, William Morris, Aubrey Beardsley …) qui se développe durant les années 1880 à 1910 en Angleterre, l’Art nouveau se répand en Europe durant les décennies 1880-1890. Il atteint des villes telles que Barcelone (Antoni Gaudí…), Bruxelles (Victor Horta, Fernand Khnopff, Paul Hankar…), Paris (Hector Guimard, Alexandre Bigot…), Munich (Franz von Stuck, Peter Behrens, Max Liebermann…), Vienne (Gustav Klimt, Egon Schiele, Otto Wagner, Josef Maria Olbrich, Josef Hoffmann…), Glasgow (Charles Rennie Mackintosh, Margaret et Frances Macdonald, Herbert MacNair…), Prague (Alfons Mucha…).

En 1901, Émile Gallé (né en 1846 à Nancy et actif depuis 1878, consacré à l’Exposition universelle de Paris en 1889 pour ses céramiques,  verreries et mobilier) fonde avec ses amis  « L’Alliance provinciale des industries d’art », plus connue sous le nom d’École de Nancy : Une « sorte de syndicat des industriels d’art et des artistes décorateurs, qui s’efforce de constituer en province, pour la défense et le développement des intérêts industriels, ouvriers et commerciaux du pays, des milieux d’enseignement et de culture favorables à l’épanouissement des industries d’art ». Citons les peintres (Victor Prouvé, Émile Friant…), architectes (Lucien Weissenburger, Eugène Vallin, Charles André…), sculpteurs (Ernest Bussière, Alfred Finot…), maîtres-verriers (Émile Gallé, Antonin Daum, Auguste Daum, Jacques Gruber…), ébénistes (Louis Majorelle, Camille Gauthier, Émile André …) et  poètes (Charles Guérin,  René d’Avril, le fédérateur et créateur en 1899 de la revue La Grange Lorraine, Fernand Dauphin, Emile Hinzelin, Gustave Kahn, Maurice Pottecher, le créateur en 1895 du Théâtre du Peuple, à Bussang, André Spire…) Si tu veux voir un vase aux belles formes naître, - Suis-moi dans l’atelier jusqu’à cette fenêtre – Où l’ébaucheur travaille assis devant le jour, écrit Charles Guérin (in L’Homme intérieur, 1905).

Peu de choses aujourd’hui, hélas, sont retenues du message de l’Art nouveau nancéien, du projet qui lie la poésie, la nature, la beauté, la passion de la liberté, le progrès technique, le dialogue art-industrie avec, en point de mire, la perspective d’une nouvelle société à construire lorgnant vers le socialisme. « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front ». C’est en empruntant les deux premiers vers d’un poème de Victor Hugo tiré des Châtiments (1853) que Gallé dédicace le vase offert à son ami le peintre Victor Prouvé. Nous sommes en 1896 et tout est dit, déjà. Créant des pièces exceptionnelles, uniques ou en très faible quantité (les séries dites riches), les membres de l’École de Nancy à la fois artistes et industriels, humanistes sociaux, veulent « l’art dans tout, l’art pour tous » et adaptent leurs objets (lignes et matériaux plus simples et techniques simplifiées), chaque fois que possible, à une production industrielle en grande quantité et à faible cout, pour le plus grand nombre. « Conscient ou inconscient, le symbole qualifie, vivifie l’œuvre ; il en est l’âme », scande Gallé.  

Architecture, meubles, verreries, la nature est partout. « Ma racine est au fond des bois » grave Majorelle sur le portail des ateliers Gallé. Passionné de botanique, Émile Gallé a toujours puisé son inspiration dans la nature pour élaborer son œuvre révolutionnaire. La plante ne s’affiche pas seulement comme l’ornement de l’objet, mais constitue sa structure même. Tous ces artistes tendent vers un art total qui embrase tous les arts, les corps de métier, en étant profondément ancrés dans l’actualité sociale et politique de leur temps. Pour eux, l’art et le savoir doivent être mis à la portée du plus grand nombre : L’art pour tous ! Rien sans art ! « Il faut donner confiance aux humbles, faire fléchir l’égoïsme, et la fierté des privilèges intellectuels ou de la fortune », écrit le chef de file, le génial Émile Gallé, dont les œuvres sont des poèmes de verre imbibés par la nature, le symbole et la poésie.

Des vers sont fréquemment gravés sur les œuvres du maître-verrier. Puis, il y a la dimension sociale. Émile Gallé prend le parti de Dreyfus lorsque « l’Affaire » éclate, en 1894. Un moment douloureux pour le Nancéien comme en témoigne les tonalités pessimistes et sombres alors, de ses œuvres, dans lesquelles il attaque l’injustice et l’antisémitisme. Son œuvre emblématique de l’époque est assurément le vase « Les Hommes noirs » (1900), qui contient l’inscription : « Hommes noirs d’où sortez-vous ? Nous sortons de dessous la terre[5]. » Gallé contribue avec des ouvriers et ses amis à créer en 1899 (un an après avoir fondé l’université populaire) le comité nancéien de la Ligue des Droits de l’Homme, dont il est le trésorier.

Émile Gallé meurt le 23 septembre 1904, « brisé comme un de ses vases par l’Affaire Dreyfus ; ceux qui, comme nous, ne l’ont pas quitté dans cette lutte savent ce qu’elle lui coûta. Exactement, elle lui coûta la vie », témoigne le poète lorrain Émile Hinzelin. Verrier, céramiste, ébéniste, pionnier et chef de file de l’Art nouveau, intellectuel engagé dans son temps et ses combats, Émile Gallé est un génie et l’un des grands artistes de son temps, qu’il épouse et devance, à la fois. L’École de Nancy lui survit jusqu’à 1909, date de l’Exposition internationale de l’Est de la France, qui accueille la dernière exposition collective du groupe d’artistes lorrains, et plus de 2.140.000 visiteurs.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 


[1] Le 20 février 1944, le poète Marc Patin en qui son ami Eluard a salué son égal, cofondateur du groupe surréaliste La Main à plume (1940-44), écrit en Allemagne, déporté du travail, « Écoute ! », son dernier poème. Il décède le 13 mars d’une embolie pulmonaire. Il a 24 ans. Le poète est inhumé à Berlin où une bombe explose sur sa tombe et celles proches de quatre autres Français dont les restes sont déposés dans un même cercueil qui est inhumé en 1951 au cimetière national de Montauville. À la suite de notre ami Guy Chambelland nous nous sommes attelés à faire connaître sa vie et son œuvre.  À lire : Christophe Dauphin, Marc Patin, le surréalisme donne toujours raison à l’Amour (éd. Librairie-Galerie Racine, 2006), Marc Patin, Les yeux très bleus d’une nuit pareille à un rire sans regret, Œuvre poétique 1938-1944 (Les Hommes sans Épaules éditions, 2016).

[2] À lire, le très beau livre du poète Michel Dunand : RAWA-RUSKA le camp de la soif (Voix d’encre, 2021).

[3] Voulue par le duc de Lorraine, la place est construite entre 1751 et 1755 sous la direction de l’architecte lorrain Emmanuel Héré. La place porte le nom de Stanislas Leszczynski, roi de Pologne de 1704 à 1709, et qui, chassé de son trône (qu’il reprend de manière éphémère de 1733 à 1736) trouve refuge avec sa famille auprès du duc Léopold Ier de Lorraine. En 1725, Louis XV épouse, mariage surprenant, sa fille Maria. La famille sort de son triste exil et revient sur la scène européenne. Ancien État du Saint-Empire romain germanique pendant 804 ans, puis souverain dès 1542 sans être statutairement sorti du Saint-Empire, le duché lorrain dure jusqu’en 1766, date de son intégration dans le royaume de France après une phase transitoire de tutelle française pendant le règne du duc Stanislas Leszczynski (à partir de 1737) et sous le contrôle de l'intendant français Antoine-Martin Chaumont de La Galaizière.

[4] La feuille à côtes nervurées a été façonnée au feu en une seule fois, puis complétée par l’application à chaud de deux coccinelles d’un bleu saphir profond et d’un piédouche orné de pétales. Passé les vingt-quatre heures nécessaires au refroidissement, un graveur, très expérimenté, a ciselé son décor à la meule. Un processus complexe et risqué, sans cesse amélioré, breveté, qui permet à Gallé de traduire tous les contrastes du végétal putrescent. Ainsi suffit-il d’observer la coupe à la lumière pour qu’elle révèle, sous une fine pellicule irisée de moisissure vert-de-gris, une merveilleuse couleur d’ambre, la résine fossile symbole d’éternité. Le poète du verre, avec cette feuille morte, nous laisse un ultime et ardent hommage à la vie, un an avant sa disparition en 1904.

[5] Extrait du poème « Les Révérends pères » de Pierre Jean de Béranger, qui attaque en 1819 les jésuites, de retour avec la monarchie : Hommes noirs, d’où sortez-vous ? / Nous sortons de dessous terre, / Moitié renards, moitié loups. / Notre règle est un mystère. / Nous sommes fils de Loyola, / Vous savez pourquoi l’on nous exila. / Nous rentrons ; songez à vous taire ! / Et que vos enfants suivent nos leçons…



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Richard ROGNET & les poètes de l'Est n° 55