Charles Marie René LECONTE DE LISLE

Charles Marie René LECONTE DE LISLE



« Sully Prudhomme n’est pas une vieille noix », me disait Yves Martin. J’ajoute que Leconte de Lisle (né le 22 octobre 1818 à Saint-Paul sur l’île de la Réunion et mort le 17 juillet 1894 à Louveciennes) ne l’est pas non plus. Du moins, lorsqu’il se libère de l’influence des anciens et abandonne un ton guindé pour délivrer sa nature profonde, dont Baudelaire nous dit : « Le caractère distinctif de sa poésie est un sentiment d’aristocratie intellectuelle, qui suffirait, à lui seul, pour expliquer l’impopularité de l’auteur ». Aller à la rencontre de Leconte de Lisle, c’est aller à la rencontre du plus grand poète Réunionnais, mais aussi du chef de file du Parnasse, le mouvement poétique phare de la seconde moitié du XIXème siècle, dont Leconte traverse tous les combats, l’abolition de l’esclavage, la Révolution de 1848, les Journées de Juin, la guerre de 1870, le Siège de Paris, la Commune… Georges Emmanuel Clancier ajoute très justement (in revue Poésie 1 n°10, 1970) : « Oui, il faut relire Leconte de Lisle, sans trop prendre garde à ses « parnasseries ». Après tout, chaque époque n’a-t-elle pas les siennes, la nôtre la première ? Cela n’empêche pas – en tout cas, il en va ainsi pour l’auteur des « Poèmes barbares » - la poésie de passer. » 

Toujours dans ce même numéro de Poésie 1, consacré aux Poèmes barbares de Leconte de Lisle, Claude François (oui, nous parlons bien du chanteur et compositeur de Cette année-là, 1976, Magnolias for Ever, 1977, Alexandrie Alexandra, 1977, ou encore Comme d'habitude, 1967), écrit : « Leconte de Lisle, on dirait un sage, un prophète en barbe blanche (c’est faux, je le sais, mais ma mémoire tient à cette image d’Epinal) qui nous houspille avec le passé. Il s’entendait mal avec ses contemporains. Alors, pour se venger, il se racontait des drames d’autres époques où la noblesse, la puissance, la cruauté, l’orgueil – les grands sentiments, quoi ! – tenaient haut certains cœurs. Bien sûr, le poète possède plusieurs cordes à son arc. Il chante aussi le soleil, l’amour, le Christ des origines. Il décrit ses paysages préférés. On dirait qu’il fait des photos en couleurs : quelle minutie, quel relief – visuel autant que sonore ! Et quel mouvement, parfois : un poème comme « Les Elfes », j’ai envie de le danser… Leconte de Lisle a la chance de pouvoir encore nourrir nos rêves : partons avec lui, faisons courir notre mémoire ou retrouvons le paradis perdu. Les règles de la chevalerie, le courage, le sang, l’amitié et la solitude : les « Poèmes barbares », c’est déjà du Western. »

Christophe Carrère, auteur d’une biographie savoureuse et remarquable, qui fait date dans la découverte ou la redécouverte du poète, poursuit : « Leconte de Lisle est un être métissé, morcelé, fragmenté, brisé, un poète immigré, moderne parce que bigarré, pluraliste et nomade, à dimension universelle, qui chercha toute sa vie à « reconstituer le véritable puzzle que forment les multiples images qu’il a, et donne, de lui-même ». Cette mosaïque humaine, ce bohémien de Paris ne trouve pas seulement son origine dans la perte de son île natale, mi-infernale mi-paradisiaque, dans l’abandon de ses idéaux communautaires de jeunesse, ou dans la mort d’Elixenne de Lanux, son premier amour ; elle jaillit à chaque instant de l’esprit d’un artiste accompli rongé de paradoxes, écartelé entre les songes de ses songes et la triste réalité qu’il devait affronter à coups de travaux harassants, de leçons particulières, de traductions et de dettes difficiles à régler ; entre la vie telle qu’il l’avait rêvée et la morne réalité industrielle d’un XIXe siècle entièrement inféodé au règne de l’argent, labouré par des guerres intestines, déchiré par des révolutions souvent ratées, dévasté aussi par des épidémies de choléra, de phtisie, de dysenterie, de typhus, de coqueluche, de fièvre jaune… Et comme tout immigré, comme tout Juif errant, pour son caractère volontairement froid et distant, pour son œuvre résolument élitiste et complexe, Leconte de Lisle n’a jamais été accepté, ni par les Créoles de La Réunion (sauf cas épisodiques), ni par les Français de métropole. » Leconte écrit, en 1886 : « L’homme que j’étais n’aura jamais été connu. » Il ajoute : « Comme un morne exilé, loin de ceux que j’aimais, je m’éloigne à pas lents des beaux jours de ma vie, du pays enchanté qu’on ne revoit jamais. » Mais, Leconte, poète émigré rejeté, renié par sa famille (nous verront pourquoi), n’est-il pas tout désigné pour accuser, plus durement qu’aucun autre, les coups de l’Histoire, et pour lier la nostalgie d’une beauté vécue puis perdue et l’angoissante vision d’un monde absurde et condamné ?

La poésie de Leconte puise à la fois dans l’infini de l’antiquité et dans le fini de l’actualité ; elle a un œil sur Homère et l’autre sur Napoléon III, comme l’écrit Christophe Carrère : « … Si Charles avait un masque, Leconte de Lisle, lui, en affichait bien mille. Comme l’Inde et la Grèce, il voulait donner une cohérence à la forme de son œuvre et au fond de son histoire. Mais il n’en trouva pas ailleurs que dans ce mélange hétérogène et foisonnant des courants et des inspirations : « tout un bric-à-brac de pièces antiques, indiennes, scandinaves, égyptiennes, sans compter les vers purement lyriques ou d’actualités ». On passe, chez Leconte, de la Grèce à la France, puis à la Judée, aux Indes, à la Scandinavie, du XIIe au XVIe siècle, etc. La poésie est la seule religion de Leconte de Lisle, le beau, son seul Dieu, l’écriture, son instrument de connaissance ontologique consistant à s’oublier pour s’abîmer dans la lumière de la vérité esthétique.

Baudelaire lui rendant hommage (in Poëtes français, 1862), n’écrit pas en vain : « Leconte de Lisle s’élevait bien au-dessus de ces mélancoliques de salon, de ces fabricants d’albums et de keepsakes où tout, philosophie et poésie, était ajusté au sentiment des demoiselles… Le poète avait décrit la beauté, telle qu’elle posait pour son œil original et individuel ; les forces imposantes, écrasantes de la nature ; la majesté de l’animal dans sa course ou dans son repos ; la grâce de la femme dans les climats favorisés par le soleil, enfin la divine sérénité du désert ou la redoutable magnificence de l’Océan. Là Leconte de Lisle était devenu un maître et un grand maître. » Toujours de Baudelaire : « Sa personnalité physique même est un démenti donné à l’idée habituelle que l’esprit se fait d’un créole. Un front puissant, une tête ample et large, des yeux clairs et froids, fournissent tout d’abord l’image de la force. Au-dessous de ces traits dominants, les premiers qui se laissent apercevoir, badine une bouche souriante animée d’une incessante ironie. Enfin, pour compléter le démenti au spirituel comme au physique, sa conversation, solide et sérieuse, est toujours, à chaque instant, assaisonnée par cette raillerie qui confirme la force. Ainsi non-seulement il est érudit, non-seulement il a médité, non-seulement il a cet œil poétique qui sait extraire le caractère poétique de toutes choses, mais encore il a de l’esprit, qualité rare chez les poëtes ; de l’esprit dans le sens populaire et dans le sens le plus élevé du mot. Si cette faculté de raillerie et de bouffonnerie n’apparaît pas (distinctement, veux-je dire) dans ses ouvrages poétiques, c’est parce qu’elle veut se cacher, parce qu’elle a compris que c’était son devoir de se cacher. Leconte de Lisle étant un vrai poëte, sérieux ».

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire (éditions disponibles) : Œuvres complètes, L’œuvre romantique 1837-1847, Tome I (Honoré Champion, 2011), Œuvres complètes, Poèmes antiques, Tome II (Honoré Champion, 2011), Œuvres complètes, Poèmes barbares, Tome III (Honoré Champion, 2012), Œuvres complètes, Poèmes tragiques, Les Enniryes, Derniers poèmes, L’Apollonide, Tome IV (Honoré Champion, 2014), Œuvres complètes, Œuvres en prose 1852-1894, Tome V (Honoré Champion, 2015), Lettres à José Maria de Heredia (Honoré Champion, 2004), Essai sur le génie créole (Grand océan, 1995), Contes en prose (FB éditions, 2015), Histoire populaire de la Révolution française, essai (Independently published, 2018), L’Inde française, essai (Independent Publishing, 2016), Catéchisme Populaire Républicain, essai (Independently published, 2020). 

À consulter : Christophe Carrère, Leconte de Lisle ou la Passion du beau (Fayard, 2009).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Edouard J. MAUNICK, le poète ensoleillé vif n° 53