Antonin ARTAUD

Antonin ARTAUD



« Je sais qu’on a voulu m’éclairer par le vide et que j’ai refusé de me laisser éclairer. Si l’on a fait de moi un bûcher, c’était pour me guérir d’être au monde. Et le monde m’a tout enlevé. J’ai lutté pour essayer d’exister pour essayer de consentir aux formes (à toutes les formes), dont la délirante illusion d’être au monde a revêtu la réalité », a écrit Artaud, Artaud-le-Mômo, comme il le dira lui-même, né en 1896, qui a réinventé la poésie en faisant d’elle une activité mentale dont l’objet dépasse et domine l’œuvre écrite.

Artaud parle la langue de son propre incendie. Il brûle, et il se sert de sa brûlure pour en traduire l’état et, par cet état, intensifier son humanité. Il est le spectateur de sa chair en proie aux flammes, un spectateur non distant et cependant assez distant pour voir cela de haut, dansant sur sa propre flamme, tandis que sa main trace dans un seul mouvement l’acte qui brûle et la vision qui alimente le feu. Artaud déclare : « Le style me fait horreur, et je m’aperçois que quand j’écris j’en fais toujours, alors je brûle tous mes manuscrits et je ne garde que ceux qui me rappellent une suffocation, un halètement, un étranglement dans je ne sais quels bas-fonds, parce que ça c’est vrai. »

La terrible rupture que laisse entrevoir une existence douloureuse, marquée par les prémices d’une maladie mentale mal diagnostiquée (Artaud fut longtemps soigné pour une syphilis prétendument héréditaire), et dont il tente de calmer les souffrances par l’abus de toutes sortes de drogues (opium, laudanum) qu’il consomme en doses massives, intervient en Irlande en 1937.

Alors qu’il recherche la canne de Saint-Patrick, Artaud scandalise à un point tel que le 29 septembre, sur demande de la police irlandaise, il est embarqué contre son gré sur le Washington. Débarqué au Havre, il est remis entre les mains de la police française, qui lui passe la camisole de force. Artaud connaîtra ainsi pendant neuf ans, l’abjection des asiles d’aliénés, où le traitement médical est inexistant. Sur cette époque concentrationnaire, il laissera Les lettres de Rodez (1943-1946). C’est à propos d’une prétendue liquidation de l’opium, qu’Artaud écrit de concert avec les surréalistes : « Tant que nous ne serons pas parvenus à supprimer les causes du désespoir humain, nous n’aurons pas le droit d’essayer de supprimer les moyens par lesquels l’homme essaie de se décrasser du désespoir. »

Artaud arrive libre enfin à Paris, le 26 mai 1946. Interné « d’office » depuis 1937 (Le Havre, Sotteville-lès-Rouen, Sainte-Anne, Ville-Evrard), Artaud avait été transféré en 1943, à l’asile de Rodez, que dirigeait le docteur Ferdière. « Délire extrêmement luxuriant. Préoccupations magiques. Personnalité double », rapporte le docteur Latrémolière. « Paraphrénie confabulatrice avec hallucinations anesthésiques », diagnostique le docteur Ferdière. Les diagnostics de ses médecins justifiaient-ils l’électrothérapie ? C’est à dire le traitement par électrochocs (une vraie torture physique et mentale) qu’Artaud reçut jusqu’à lui causer, disait-il, « cinquante comas » ? Oublié par beaucoup, alors qu’il est enfermé dans l’asile depuis neuf ans, Artaud le poète aux « 58 électrochocs », revient à la vie grâce à un petit nombre d’amis qui, regroupés en comité, prend en charge sa sortie et son retour à la liberté.

 Artaud est alors un homme de cinquante ans, mais qui en paraît bien plus, usé, fatigué, laminé, détruit. Son visage est torturé, son allure est effrayante, ses tics innombrables, ses cris et mimiques, déroutants pour le commun des mortels. Henri Thomas pourra écrire : « A la fin, Artaud a déserté Artaud. Il est entré dans un personnage étrange qu’il appelait le Mômo. » Cela n’empêchera pas le poète d’écrire encore des œuvres majeures, telle que Van Gogh ou le suicidé de la société (1947),

Rejetant le monde tel qu’il est, l’œuvre d’Artaud ne laisse pas intact celui qui s’y frotte. Sa solitude fera sa déchirante grandeur. « À jamais la jeunesse reconnaîtra pour sien cette oriflamme calcinée », écrira André Breton en 1959. Si Antonin put écrire dans ses Cahiers de Rodez : « Il y eut un crime à me faire exister », c’est que pour lui (comme, plus tard, pour Henri Rode), il y a longtemps que le corps, le sexe et la vie même, provoquent épouvantes et malheurs. L’œuvre d’Artaud parle aussi et surtout du malheur d’être né. Artaud, « c’était le cri de l’homme excédé par lui-même », a écrit Audiberti. Torturé, révulsé, en proie à une souffrance tant physique que mentale, Artaud est mort dans sa chambre de la maison de santé d’Ivry, le 4 mars 1948, au matin.   

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire : Antonin Artaud, Œuvres, collection Quarto, Gallimard, 2004.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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