Anne BARBUSSE

Anne BARBUSSE



Anne Barbusse, née le 16 décembre 1969 à Clermont-Ferrand, s’installe, à l’âge de dix-sept ans, à Paris pour suivre des études de lettres. Après une agrégation de lettres classiques, elle enseigne quelques années la littérature latine à l’Université Paris VIII, avant de quitter Paris pour aller vivre dans un village du Gard. Installée depuis vingt ans, entre Cèze et Ardèche, Anne Barbusse entend vivre en accord avec ses convictions écologiques. Elle enseigne, depuis une dizaine d’années, le français aux adolescents migrants. En 2012, par passion, Anne Barbusse se lance dans l’apprentissage du grec moderne et reprend des études à distance à l’université Paul Valéry de Montpellier. Elle obtient un master traduction en littérature grecque moderne en 2017, ce qui lui permt de traduire en français, en pleine crise grecque, l’œuvre inédite en France de Takis Kalonaros (Du bonheur d’être grec, Athènes, éditions Euclide, 1975, réponse à Du malheur d’être grec de Nikos Dimou, traduit en France en 2012 aux éditions Payot).

Anne Barbusse a publié quelques textes en revues : Phréatique dans les années 90, et dans Arpa en 1997 et en 2006. « J’ai la force de numéroter les pages écrites, donc du vivre, l’écrivant est psychotique par essence puisqu’il se coupe du monde pour accéder au monde », nous dit Anne Barbusse, dont les poèmes (certains ont paru en revues), sont un témoignage du profond mal de vivre. Celui d’une femme en folle famine d’affection, d’une mère seule et blessée comme une île au bout de ses rails (« Ne me brusquez pas, aidez-moi »), d’où s’évadent des voyages en camisole dans la métaphore du cri. Une expression riche et très forte. Les pulsations de cœur de la douleur.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

LES MÈRES SONT TRÈS FACILES À TUER

(extrait)

 

donc je dormirai en veuve séparée et souffrante

j’allongerai mon corps sur la fraîcheur des draps et des soirs

je me souviendrai des comptines de Gabriel et j’aimerai à la

folie avec des fleurs

je ne serai qu’un souvenir de mère une lueur blanche qui

sent le lait et la peur

une participation amoureuse au monde futile et sourd

- par deux fois on m’a volé mon enfant par deux fois les lunes sont tombées des ciels et

les mémoires étaient flouées mais l’amour était mûr comme

une surprise –

avant les livres se lisaient au début de la nuit avec les

images gorgées de mots

on touchait la peau de l’enfant chaque jour on l’habillait on

le lavait on le nourrissait

la vie était évidente et simple elle acquiesçait à l’histoire de

la naissance elle arrondissait

les gestes premiers et accompagnait les pas fragiles et

confiants sur la terrasse en janvier –

lumière blanche et crue, chandail bleu et blanc tricoté par

l’arrière-grand-mère déjà morte -

avant les jours étaient remplis de significations obligatoires

et pleines

avant j’avais peu de temps pour pleurer

et les nuits étaient peuplées de cris -  on gravitait en deçà du

langage –

on apprenait les mots et les réalités des mots – on établissait

des liens magiques –

avant j’étais essentielle

les arbres bruissaient avec certitude et les histoires avaient

une morale elliptique

les jardins abritaient de vieux cerisiers aux branches basses

et dans les herbes d’avril

le corps de l’enfant disparaissait de verdure riante – je

faisais, chaque année, la photo

près des fleurs blanches, juste avant l‘éclosion poisseuse et

verte des feuilles – les troncs

étaient noirs comme les nuits précieuses et pleines – on

dessinait une

famille confondue de solitude crue – on flirtait avec

l’immortalité et l’ombre des fruitiers

bienveillants, les cerises pointaient et l’enfant grandissait

sans le dire – on ne voyait pas

que les jardins sont mortels que le vieux cerisier était

malade que l’enfant partait

dans le peu à peu des jours que les paradis des villages sont

plus mensongers que l’aube fine

et que l’odeur sucrée du lait s’estompait – on rangeait des

jouets inutiles dans des

caisses, on remisait les vêtements trop petits et on s’adaptait

– les branches noires

du cerisier toutes tombées, le tronc éclaté envahi de ronces

– avant j’étais essentielle –

aucun enfant ne foule plus la jungle du jardin – je n’arrose

plus les plantes sacrées – nous

avons été chassés du paradis et le chiendent le dispute au

liseron et aux ronces – nous

ne faisons plus de tartes aux fruits cueillis d’été et

d’automne – l’enfant s’est évadé,

le jardin s’écroule, la porte de la maison est fermée à clef –

les granges se taisent et la

poussière assoit l’immobilité - je dormirai d’abandon, du

sommeil heurté des mères, et je

m’enfuirai

(..)

Anne BARBUSSE (in revue Les Hommes sans Epaules n°51, mars 2021).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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