Tristan CABRAL

Tristan CABRAL



Tristan Cabral est né (à Arcachon, le 29 février 1944) d’une erreur du vent et de la mer ; ce dont garde trace trois de ses livres les plus forts (les poèmes, terribles et magnifiques, de La Messe en mort et de L’Enfant de guerre et le sublime et bouleversant récit de Juliette ou le chemin des immortelles). La face noire de la Libération de la France en 1944-1945, ce fut une épuration qui ne devait rien à la justice mais beaucoup à la vindicte de résistants de la dernière heure. Au coeur de ces exactions, il y eut le carnaval barbare de femmes tondues devant des foules devenues populaces. Qu'elles aient "collaboré à l'horizontale" ou tout simplement aimé, ces victimes expiatoires saluées par Paul Eluard, sont devenues une tache indélébile dans les mémoires. Juliette fut l'une de ces femmes. Son fils, le poète Tristan Cabral, né de ses amours avec un médecin militaire allemand, a témoigné  pour elle et ses soeurs d'infortune avec force.

Tristan Cabral, fils de Juliette D. et de Heinz R., tente d'en finir avec la vie dans un naufrage provoqué, en 2004. Jusqu'en 2006, suite à un incident sur la voie publique, le poète est interné à la demande d’un tiers. Il erre alors d’hôpitaux psychiatriques en cliniques. Dans H.D.T. hospitalisation à la demande d'un tiers, livre atypique qui mélange récit, poésies et témoignages, il raconte son parcours tumultueux et ses hantises mais restitue surtout la voix des égarés, des gens perdus à l’intérieur d’eux-mêmes : « éthylo, drogués, schizo, « Alza », « ano », Parkinsoniens, violents sous contrôle, vieux, divorcés en crise, dépendants de toutes sortes. Sa tentative de disparition échoue, et sans doute, comme l'écrit Michel Host (in la cause littéraire, 2013), son récit, Juliette ou le chemin des immortelles, en est l’un des fruits.

Le voici qui revient en ses régions d’enfance, là où sa mère l’emmenait vers les plages, les blockhaus, non loin des « belles maisons des riches », dont ils n’étaient pas. « Sommes-nous le résultat de ce qui n’a pas été dit ? De ce qui n’a pas été fait ? Il ne faut pas rater son naufrage ! », pense celui qui fut « l’enfant d’un long silence ». La guerre prend fin. L’amant reprend le chemin de l’Allemagne. Juliette ne le reverra plus. Mais Claude H., son mari, épousé avant la guerre par convenance et intérêt de famille, reviendra d’Allemagne, ils reprendront la vie commune : « Elle ne l’avait jamais aimé. Il ne s’évadera pas ». Heinz R. la nommait Solveig. L’enfant de Heinz naît en 1944 – il « tombe au monde » –, et dans les années qui suivront, il comprendra, malgré le silence que Juliette ne rompait pas, qu’« Ils s’aimaient en plein soleil. Ils ne se cachaient pas, comme si la guerre n’existait pas ». Une vieille dame leur louait une petite maison. On saura, après, qu’elle était une résistante. C’est cela l’histoire, simple et nue : l’amour se délestant du monde et de ses circonstances.

Son père biologique, il le reverra mais en sera à peine reconnu. C’est à Arcachon, dans « la maison du silence » (la villa Florida) que se retrouvera la famille C., avec le mari revenu d’Allemagne mais absent le plus souvent, avec une demi-sœur cadette et un demi-frère aîné. C’est là que Juliette emmènera son fils sur les chemins du rivage, le long du mur de l’Atlantique : « Au retour, elle faisait toujours des bouquets d’immortelles ».

Après des études secondaires à Bergerac, Tristan Cabral étudie à la faculté de théologie protestante de Montpellier, avant d'abandonner le pastorat et d'entreprendre des études de philosophie. Nommé professeur de philosophie au lycée Daudet, à Nîmes, il y exerce son métier durant trente ans.

En 1974, il préface le recueil de poèmes d’un jeune poète de 24 ans, Tristan Cabral, qui s’est suicidé en 1972: Ouvrez le feu. La critique est élogieuse. On apprend plus tard, en 1977, que Tristan Cabral est bien vivant puisqu'il n'est autre que le nom de plume du professeur de philosophie Yann Houssin, qui a pris le nom de plume de Tristan Cabral en hommage à l'homme politique bissau-guinéen et cap-verdien Amilcar Cabral. 

Les textes et les poèmes s'enchaînent, alors que le poète épouse la cause des exclus, des exploités, des aliénés, des insoumis : tous ceux que la société écrase. En 1976, il est lui-même incarcéré à la prison de la Santé, à Paris, pour avoir « participé à une entreprise de démoralisation de l’armée française ». Il soutient ensuite des mouvements révolutionnaires en Amérique du sud (Anthologie des poètes insurgés, Lima, 1979) ; en Irlande ou en Turquie. 

Chaque été, durant de nombreuses années, Tristan Cabral a arpenté le monde, celui où l'homme bafoue son semblable : Prague, Bagdad, Istanbul, Belfast, Mexico, Alger, Jérusalem, Kosovo, Bosnie,  Auschwitz… Poète il n'a jamais accepté d’être son contemporain. Il ne se fuit pas. Pire, il pousse son ombre un peu plus loin, là où le désert est parsemé d’os et de chair, comme il l'écrit lui-même : « Enfant illégitime de la Seconde Guerre mondiale, j'ai voulu montrer en suivant le Danube, de sa source à son embouchure sur la mer Noire, que le monde lui-même ne cesse de naître et de renaître d'une guerre permanente qui ne cessera jamais, que d'autres Ben Laden viendront, comme ils sont déjà venus, et qu'une telle apocalypse ne prendra fin qu'avec l'Homme lui-même. Pourtant, un enfant viendra vêtu de paix et de lumière. On l'appellera alors l'enfant du Transylvanien. »

Poète de la révolte et de l’amour, proche à la fois de René Guy Cadou, d’André Laude ou de Jean Sénac, Tristan Cabral répand dans ses poèmes un enthousiasme et une ardeur vitale de combat. Solidaire des suppliciés, des humiliés, des « damnés de la terre », il se fait le porte-parole de la révolte des exclus, assumant et ressentant leurs douleurs jusque dans sa chair. Antidote aux oppressions de toutes sortes, la poésie de Cabral fuse comme l’éclair. Elle sait aussi se faire intimiste lorsqu’elle évoque le mal de vivre, la cassure existentielle, la quête de l’identité.

Tristan Cabral décédé à Montpellier le 22 juin 2020.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

 

À lire : Ouvrez le feu (Plasma, 1975), Du pain et des pierres (Plasma, 1977), Demain, quand je serai petit (éd. Plasma, 1979), Et sois cet océan ! (Plasma, 1981), La Lumière et l'exil : anthologie des poètes du Sud de 1914 à nos jours (éd. Le Temps Parallèle, 1985), Le Passeur de silence (La Découverte, 1986), Manifestes pour la sixième République, avec Jack Oriac et Hervé Sintmary (éd. La Mémoire du Futur, 1987), Le Quatuor de Prague (éd. de l’Aube, 1990), Le passeur d'Istanbul (éd. du Griot, 1992), Le Désert-Dieu : journal de Jérusalem sous l'Intifada (éd. l'Alpha l'Oméga, 1996), Mourir à Vukovar (Cheyne, 1997), L'enfant d'eau : journal d'un égaré 1940-1950 (éd. les Cahiers de l'égaré, 1997), La Messe en mort (le cherche midi, 1999), L’Enfant de guerre (le cherche midi, 2002), Requiem-océan (Les Voleurs de feu, 2008), La Belle et la Fête (Tipaza, 2008), H.D.T. hospitalisation à la demande d'un tiers (le cherche midi, 2010), Le Cimetière de Sion: de Yad Vashem à Chatila-Gaza (L'Harmattan, 2010), Les chants de la sansouïre (Atelier N89, 2011) Dernier tango à Salta ; quand deux femmes s'aimaient dans l'Argentine de Videla (L'Harmattan, 2012), Juliette ou le chemin des immortelles (le cherche midi, 2013), Si vaste d'être seul (le cherche midi, 2013), Quand vient la mer (Sansouire, 2014), Requiem en Barcelon (Chemins de plume, 2014), La petite route (Chemins de plume, 2015), Poèmes à dire (Chemins de plume, 2019).

 

Quand je serai parti

je ne veux pas que le soleil se colore de sang

je ne veux pas que meurent les arbres de Judée

 

mais que le chant des louves

veillent sur les hommes seuls

mais qu’on demande à ceux qui restent

s’ils savent

où la douceur s’est réfugiée

 

qu’on refuse d’abjurer

et que partout la liberté insiste !...

 

d’où je ne serai plus

il faudra bien qu’il neige

je serai dans l’odeur des œillets

dans la douleur des arbres

je serai dans les mains habilleuses des morts

et sur tous les chemins d’un Peuple de Beauté

et je dirai des mots qui sentent encore les pommes

et je dirai des mots

qui me rendront les jours perdus

et je dirai des mots de feu

des mots de violoncelle

et de miséricorde…

 

TRISTAN CABRAL


 

 

 




Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules




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