Salman RUSHDIE

Salman RUSHDIE



S’il est un fait, c’est que tous les romans (il est également l’auteur de nouvelles et d’essais) de Salman Rushdie - dont le style narratif, mêlant mythe et fantaisie avec la vie réelle, a souvent été qualifié de réalisme magique -, ont été des événements littéraires : Les Enfants de minuit (1981), présente l’histoire de l’Inde après l’indépendance à travers l’itinéraire du héros-narrateur ; La Honte (1983), se tourne avec ironie vers l’histoire du Pakistan ; Le Dernier soupir du Maure (1995), recompose un monde qui s’étend de l’Inde à l’Espagne ; La Terre sous ses pieds (1999), retrace la destinée de l’Inde au travers de l’histoire « mondialisée ». Salman Rushdie est l’auteur de romans où les métamorphoses qui s’y produisent s’imbriquent dans les hantises, les souvenirs, les hallucinations et les révélations. « Les contes merveilleux que j’entendais dans mon enfance, écrit-il, leur monde est magique, plein de folie, mais il repose sur le quotidien bien réel et crédible de la ville, des rues et des bazars. Dans le réalisme magique, le réalisme importe autant que la magie.  Le fantastique n’a d’intérêt que parce qu’il surgit du réel et l’enlace. Comme dans mes lectures de jadis, les Fables animalières du Panchatantra, Les Mille et Une Nuits, ou cette œuvre magnifique du Cachemire, Katha Sarit Sagara (L’Océan des rivières de contes), plein de contes drôles, méchants, sexy, d’où la religion est presque totalement absente. Dans cette comédie humaine, les personnages baignent dans la duplicité, multiplient les faux-semblants et les mauvais coups. Ils couchent avec les femmes des autres et Dieu, dans tout ça, n’est pas vraiment là. Voilà pourquoi on a tenté, comme en Égypte, de bannir Les Mille et Une Nuits à la veille des printemps arabes. Ces contes déplaisent aux puritains, car ils regorgent de vérités sur la nature humaine. Je veux retourner à cette tradition, puiser dans ce patrimoine, pour parler du réel et du présent. »

Salman Rushdie est devenu mondialement célèbre, d’une manière particulièrement dramatique, le 14 février 1989, jour de la fatwa lancée contre lui (son roman Les Versets sataniques ayant été qualifié « de blasphématoire contre l’islam ») par l’ayatollah Khomeiny. Depuis, l’écrivain est devenu un symbole de la lutte pour la liberté d’expression et contre l’obscurantisme religieux. Au cours des dix années qui suivirent, Salman Rushdie fut l’objet d’une vingtaine de tentatives d’assassinat. Ses traducteurs japonais et italien furent poignardés et son éditeur norvégien grièvement blessé. En 2012, la fondation religieuse iranienne éleva son « offre » à 3,3 millions de dollars. « L’ordre de tuer Rushdie avait été donné pour éradiquer les racines de la conspiration anti-islamique, et il serait très approprié de l’exécuter en ce moment. C’est pourquoi j’ajoute 500.000 USD à la récompense pour tuer Rushdie », se contenta de déclarer le « charmant » ayatollah Sanei. En février 2016, plusieurs médias de la République islamique ont ajouté 600.000 dollars à la prime offerte pour « la tête » de l’écrivain britannique, portant le montant total à quelque 3,9 millions de dollars.

Ahmed Salman Rushdie, indien de confession musulmane (mais athée), est né en 1947 à Bombay. « Après la partition de l’Inde, témoigne-t-il, mes parents ont décidé de ne pas aller au Pakistan, car, faute de foi suffisante, ils se sentaient avant tout indiens. Mais ils ont quitté Delhi, trop dangereuse en raison des affrontements entre communautés, pour s’installer à Bombay, où régnaient une tolérance, une harmonie dont j’ai gardé un souvenir idyllique. » Salman Rushdie quitta son pays pour l’Angleterre à l’âge de treize ans, suivant un père menant un train de vie aisé et débridé.ÉtudiantàCambridge puis publicitaire chez Ogilvy & Mather, il ne cessa d’entretenir un rapport douloureux à l’Inde comme à l’islam. C’est que Rushdie s’est longtemps (est-ce toujours le cas ?) senti marginal, tant en Inde (en tant que musulman), que par la suite en Angleterre (en tant que « basané ») et au sein de l’islam (en tant que mécréant) toutàla fois. Voilàsans doute l’une des clés de son œuvre et de son réalisme magique. Ajoutons que Rushdie s’engagea politiquement, publia un livre de soutien aux sandinistes du Nicaragua, rejoignit le groupe d’écrivains d’Harold Pinter contre Thatcher et devint une voix antiraciste de l’Angleterre thatchérienne en disant aux Blancs britanniques que, s’ils n’oubliaient pas leurs préjugés, les citoyens de leur nouvel et dernier empire seraient obligés de les combattre.Salman Rushdie est devenu citoyen anglais et vit à New York depuis dix-sept ans.

Les Versets sataniques, sont une épopée truculente, un voyage de larmes et de rires au pays du Bien et du Mal, si inséparablement liés en l’homme. « Je voyais ce roman comme un énorme monstre avec lequel je me battais, dit-il. Je m’inquiétais souvent de ne pas pouvoir maîtriser la bête et la plaquer au sol. (Quand j’en ai eu fini) j’étais complètement épuisé. On porte tellement un roman en soi quand on l’écrit que, dès qu’on l’a terminé et que cette chose s’évapore de votre tête, c’est comme si on vous enlevait le cerveau. Je me suis senti lobotomisé », rapporta l’écrivain. Les Versets sataniques n’est pas seulement un livre provocateur ; il est prémonitoire : y sont « annoncés » quelques-uns des grands sujets du dernier quart du XXe siècle, comme l’essor du fanatisme islamiste, les injustices qui déclenchent la rage contre les valeurs occidentales ou encore la portée des médias à l’heure de la mondialisation. Peu après sa parution, nous le savons, le roman fut accusé de ridiculiser le Coran et Mahomet, et provoqua des émeutes et manifestations en Iran, au Pakistan puis dans l’ensemble du monde arabe, mais pas seulement, puisque des musulmans - non pas de « paix, d’amour et de tolérance », comme bon nombres qualifient cette religion -, manifestèrent également en Inde, en Grande-Bretagne… à New-York, devant le siège de l’éditeur étatsunien des Versets, pour réclamer la mort de l’écrivain.

 « Pour moi, écrira Rushdie un peu plus tard, de toutes les ironies, la plus triste, c’est d’avoir travaillépendant cinq ans pour donner une voix et une consistance romanesque à la culture de l’immigration à laquelle j’appartiens, et de voir, au bout du compte, mon livre brûlé, le plus souvent sans avoir été lu, par ces gens mêmes dont il parle, des gens qui pourraient trouver un certain plaisir à le lire et beaucoup s’y reconnaître. »Dans son autobiographie écrite en 2012 à la troisième personne, Joseph Anton (le titre de l’ouvrage fait référence au nom de substitution qu’il avait choisi afin de garantir sa sécurité), Salman Rushdie aborde largement les années de cauchemar qui ont suivi sa condamnation à mort. Un livre saisissant sur la lutte toujours recommencée entre fanatisme et raison.

En 2016, Salman Rushdie affirme : « Si je publiais, Les Versets sataniques, aujourd’hui, je ne serais pas soutenu comme je l’ai été à l’époque. On m’accuserait d’islamophobie et de racisme. On m’imputerait des attaques contre une minorité culturelle. Aujourd'hui, on est obligé de regarder les choses en face : les islamistes veulent le pouvoir politique. Mais, ceux qui craignent que l’on pense que tous les musulmans sont des terroristes, ne voient pas que leur silence sur l’idéologie qui inspire ces terroristes renforce au contraire cette idée fausse. D’autre part, l’extrémisme constitue une attaque contre le monde occidental autant que contre les musulmans eux-mêmes. Il s’agit tout d’abord d’une prise de pouvoir, une tentative d’imposer une dictature fascisante à l’intérieur même du monde islamique. »

Pour symbole qu’il soit, Salman Rushdie, n’en est pas moins et avant tout un romancier, un homme, pour qui, secouer les lois de l’imagination est à la fois ludique et conflictuel. Publiant, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, son onzième roman, Salman Rushdie s’empare d’un récit fantastique qu’il entraîne vers la fable politique, interrogeant notre civilisation partagée entre la rationalité et les déviances pseudo-religieuses ; notamment au sein du livre, lorsque les djinns profitent des peurs, de la jalousie et des faiblesses humaines pour soutenir un groupe de fanatiques religieux qui rappellera bien sûr Al-Qaeda ou Daech et alimenter leur haine en s’attaquant à tout ce qu’ils jugent « autre ». Mais les hommes ont-ils besoin de mauvais diables pour s’entretuer ? Rushdie nous montre que les démons eux-mêmes reflètent ce que sont profondément les hommes ; une vision assez pessimiste de la nature humaine, que vient contrecarrer un humour ravageur, comme s’il ne restait plus que cela, le rire, quand le pire fait éruption, irruption.

César BIRÈNE

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Oeuvres de Salman Rushdie (en français):

Romans

   Les Enfants de minuit (Midnight's Children, 1981)

   La Honte (Shame, 1983)

   Les Versets sataniques (The Satanic Verses, 1988)

   Le Dernier Soupir du Maure (The Moor's Last Sigh, 1995)

   La Terre sous ses pieds (The Ground Beneath Her Feet, 1999)

   Furie ( Fury, 2001)

   Shalimar le Clown (Shalimar the Clown, 2005)

   L'Enchanteresse de Florence (The Enchantress of Florence, 2008)

   Joseph Anton (Joseph Anton, 2012)

   Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits (Two Years Eight Months and Twenty-Eight Nights, 2015)



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Lionel RAY ou le poème pour condition n° 43