René CHAR

René CHAR



Légende photo : René Char et Jean Breton devant le siège de la première série des Hommes sans Épaules, 15 rue Armand- de-Pontmartin, à Avignon, en 1950. Collection Les HSE. D. R.

René Char a traversé le XXe siècle dans la ferveur d’une révolte coup de poing, qui sut se parer du visage de la beauté et de la liberté. En relation directe avec le ciel, la terre, la rivière, l’homme le plus humble et les étoiles, le poète n’eut de cesse de garder l’humain pour corde lyrique. René Char était avant tout d’un pays, comme Jean Breton (1930-2006) qui en fut l’autre grand poète : la Provence ; celle de son enfance, qui est omniprésente dans son œuvre. Ajoutons que René Char, ami de Yves et Jean Breton, ainé bienveillant, fut un fidèle camarade et soutien du groupe des Hommes sans Épaules, dès les années 50.

La Provence parle en Char, à travers ses eaux (Sorgue, Rhône, Névon : Rivière au cœur jamais détruit dans ce monde fou de prison, - Garde-nous violent et ami des abeilles de l’horizon), ses massifs montagneux (Lubéron et Ventoux), ses villages tôt parcourus et aimés, mais aussi à travers ses pierres, ses lichens, son vent, son soleil, ses animaux et sa faune abondante (loriot, martinet, anguille, papillon, toro, truite, serpent, alouette). La Provence n’est pas seulement un décor, elle habite le poète, qui l’aima en retour d’une passion qui ne se démentira jamais : Ma toute terre, comme un oiseau changé en fruit dans un arbre éternel, je suis à toi.

René Char n’acceptait de vivre que la « parole essentielle », tant dans ses poèmes que dans sa vie. Durant les vingt dernières années de son existence, il régna sans l’ignorer mais en étant un peu amer, sur tout un pan de la poésie contemporaine. « Je ne suis plus un inconnu. On estime ma poésie. J’ai attendu longtemps, mais je ne m’en plains pas. Ce qui m’irrite, c’est que la plupart de mes exégètes me prennent pour un terrain de chasse, aux fins d’écrire une thèse, ou un livre, ou un article de journal. Je fais des exceptions pour les vrais chercheurs comme Georges Blin ou Maurice Blanchot. En revanche, il y a des gens qui profitent de ce que j’ai fait, comme Pierre Boulez et d’autres », a rapporté le poète à Jean Pénard, en 1977.

A dire vrai, René Char était devenu un incontournable, une icône culturelle (l’année 2007, n’a-t-elle pas été promulguée celle du centenaire de la naissance de René Char ?!!! Fait totalement inédit pour un poète contemporain, un comité René Char a été installé par le ministre de la culture le 24 mai 2006) tout auréolé qu’il était de son prestige gagné recueil après recueil, et dans l’action, avec le surréalisme et la Résistance. N’était-il pas, aussi, l’ami des plus grands peintres, des plus grands penseurs, des plus grands poètes ? On le visitait de toutes parts (jusqu’au Président de la République), on le consultait, on le citait à tour de bras, comme un oracle dont l’autorité dépassait le cadre de la poésie. Il laissait si peu indifférent, qu’un débat s’anima autour de sa personne : On était farouchement pour ou contre René Char. Il était devenu un poète officiel, un modèle, un gourou, peut-être malgré lui, bien que de son vivant, il ait encouragé et suscité l’émergence d’une poésie imitative (formules incantatoires et ferments d’éthiques, dans un véritable cérémonial de la parole). Cela n’a pas aidé à clarifier la situation.

Il y eut bien une mode René Char, qui en agaça plus d’un : une façon de poser, de le paraphraser et de le copier. En le considérant comme une icône, ces épigones, suivis par des politiciens, des universitaires, des musiciens et même des philosophes, ont contribué à créer un malaise autour de l’œuvre et de la personne de Char qui, en 1974, avait confié encore à Jean Penard (auteur de Rencontres avec René Char, chez José Corti) : « La critique nouvelle mode impose aux œuvres une sorte de génétique préconçue, à laquelle elle fait tout pour que les œuvres se plient. Mais l’œuvre n’obéit pas au terrorisme. Elle renâcle. Certes, quand l’écrivain est mort, il ne peut plus rien dire. Mais quand il vit, il a le droit et le devoir de protester, et je proteste. Tous ces « chercheurs » qui viennent me voir ou qui m’écrivent se prennent pour des juges... Tous ces critiques ne seraient rien s’il n’y avait pas la prolifération contemporaine de l’édition. Ils écrivent, car on les sollicite, n’importe quoi sur n’importe qui. En ce qui me concerne, peu m’importe au fond ce qu’on dit ou écrit de moi. Ma poésie me survivra ou ne me survivra pas. Tout dépend de sa qualité. Je sais aussi que je ne survivrai pas en elle, même si elle survit à ma mort. Il n’y a d’éternité pour personne. » Propos pour le moins prémonitoires.

Né le 14 juin 1907 à L’Isle-sur-Sorgue (Vaucluse), René Char est le dernier d’une famille de quatre enfants : « Les nouveaux-nés des familles sans aisance étaient menacés de méningite ; leur mère, de fièvre puerpinale. Pour protéger l’enfant, il fallait trouver la limace perlière – une sur mille – qui porte dans sa tête une perle toute ronde, comme la planète Terre. Peu avant ma venue au monde, ma grand-mère partit donc vers la petite colline proche et chercha pendant plusieurs jours le rare mollusque, faisant un massacre de limaces », (René Char, 1980).

La même année, sa grand-mère maternelle Joséphine Rouget, fille d’un meunier de L’Isle-sur Sorgue, était venue s’installer, dès la fin des travaux de construction, dans la maison familiale « Les Névons ». C’était une demeure bourgeoise avec un parc d’un hectare, que l’on appelait dans le village, le « château Char ». Très tôt l’adolescent se plaira à passer de longues heures solitaires dans la propriété où il aimera à grimper aux arbres. Dans le parc des Névons – Ceinturé de prairies, - Un ruisseau sans taches, - Un enfant sans ami – Nuancent leur tristesse – Et vivent mieux ainsi, (Les Matinaux, 1950). Le grand-père paternel, Magne Char dit Charlemagne, enfant abandonné, avait été mis au « tiroir », l’Assistance publique, avant de venir travailler dans une plâtrière.

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En marge de la société, l’adolescent se plait à la compagnie des « Transparents » et des « Matinaux », des vagabonds qui se lèvent avant l’aube et vivent au rythme des jours et des saisons : J’ai, durant deux étés approché les Transparents – je leur ai lancé mon salut, et j’ai reçu le leur, (René Char, Sous ma casquette amarante, 1983). A la suite du décès d’Emile Char en 1918, la famille connaît des difficultés financières, mais conserve la propriété des « Névons ». Char est mis en pension à Avignon. « Baptisé, j’ai même fait ma communion ». René Char eut une marraine, Louise Roze, qui vivait avec sa sœur Adèle. Toutes deux, célibataires, vivaient à L’Isle-sur Sorgue, où René Char cultivait le plaisir de la lecture dans une grande bibliothèque provenant du Chevalier Roze, notaire chargé en 1813-1814, des intérêts du marquis de Sade (1740-1814). C’est dans cette bibliothèque que le poète découvre des lettres inédites de Sade, les discours de Saint-Just et les grands alchimistes : Lulle et Paracelse. Poète, biographe de Sade et compagnon de Char, dès 1934, Gilbert Lely sera caché dans cette maison durant la guerre. René Char suit des cours dans une école de commerce à Marseille en 1926, mais sans conviction. On le retrouve souvent dans les bordels, les bars du Vieux Port. Il se passionne pour la lecture, les poètes, et découvre alors Plutarque, Villon, Racine, Vigny, Baudelaire et Nerval.

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C’est le 20 juin 1928, que paraît son premier recueil de poèmes : Les Cloches sur le cœur (éditions Le Rouge et le Noir). Ces poèmes écrits de 1922 à 1927, entre 15 et 20 ans, sont signés René-Emile Char : La montagne avance ses bajoues jusqu’à ce pâtre obèse – qui hurle sur un pipeau impuissant à équilibrer la lune. Le poète détruira par la suite la plus grande partie des cent-cinquante-trois exemplaires : « Leur titre me devint rapidement haïssable ; mais à vrai dire, derrière ce titre, c’étaient des poèmes dont je n’étais guère fier ». Dans Le Rouge et le Noir (novembre 1928), Georges Dupeyron écrit cependant : « L’auteur est un poète ; il en a l’instinct, c’est-à-dire que poussé par une sensibilité toute puissante, il essaie de construire un nouvel ordre. » Plus critique, G. Goubeyre, écrit dans La Cigale uzégeoise (1928) : « Ces courts poèmes indiquent une vie intérieure qui n’arrive encore que difficilement à se concrétiser sous forme verbale. » Le poète prend acte et publie en 1929, la revue mensuelle de littérature et d’art Méridiens, qui connaîtra trois livraisons et révèlera André Cayatte, le futur cinéaste de « Nous sommes tous des assassins » (1953).

C’est le 2 août 1929, aux éditions Méridiens, que paraît Arsenal, un recueil de seize poèmes écrits de 1927 à 1929 : L’amour qui s’était assoupi – Comme la mer sous une vague – garde un visage de momie – Et parle une langue de sable. Char a atteint cette perfection qui ne le quittera plus : Tu es pressé d’écrire – Comme si tu étais en retard sur la vie. Le poète manifeste toutes les caractéristiques qu’il déploiera dans ses œuvres à venir, riches de préoccupations humaines : révolte exaspérée, hauteur du ton, goût de la sentence et de l’absolu, vibration profonde de l’être, noces tragiques de l’homme et de la nature, de la violence, de la beauté et de l’amour : Audace d’être un instant soi-même la forme accomplie du poème. Bien-être d’avoir entrevu scintiller la matière-émotion instantanément reine.

Un exemplaire d’Arsenal, envoyé à Paul Eluard, décide celui-ci à se rendre à L’Isle-sur-Sorgue. C’est le début d’une grande amitié. Fin novembre, c’est René Char qui vient à Paris pour y rencontrer André Breton, Louis Aragon, René Crevel et Paul Eluard, bien sûr. La rencontre est importante, comme en témoigne l’éditorial de René Char dans la troisième et ultime livraison de sa revue : « Poursuivre ma collaboration à Méridiens et à toute autre journal ou revue – j’excepte La Révolution surréaliste -, serait trahir ma pensée, ma volonté d’action, donc approuver les manifestations d’une société que je vais dorénavant combattre de toutes mes forces. Autour de moi faibles et fripons font la chaîne. En voilà assez. La satisfaction facile de soi, l’isolement, l’ignorance, l’inertie imputable à une adolescence longtemps en péril, ont été les facteurs d’une neutralité à laquelle je ne puis penser sans rougir.

C’est désormais avec les hommes qui ont noms Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon, que se traduiront mes efforts. Mes yeux ont allumé toutes les forêts pour les regarder vivre. Gens sans aveu, vos jambes ne me portent plus. » Cette adhésion au mouvement surréaliste est le fruit de relations établies durant l’année écoulée. Elle se concrétise par la publication de « Profession de foi du sujet », dans le numéro 12 de La Révolution surréaliste, qui contient également le Second Manifeste du surréalisme. Mais voici un extrait du texte de René Char : « Je touche enfin à cette liberté, entrevue – combien impérieusement – sur le déclin d’une adolescence en haillons et fort peu méritoire. Les objets familiers que l’on a harmonieusement dressés autour de moi restent muets là-dessus à l’encontre de mes plus sécrètes espérances ; cette grande lueur mobile qui a supplanté dans mon cœur l’imbécile soleil. Dehors une abondance surnaturelle prodigue ses bienfaits. Pour la dernière fois je me refuse à reconnaître les distances dérisoires que certains êtres mettent un temps infini à parcourir et par cela même me laisse tomber en arrière ».

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En juillet, Char participe avec Aragon, Breton et Eluard à la fondation de la revue Le Surréalisme au service de la révolution. Dans le premier numéro, Char publie Le jour et la nuit de la liberté, un texte dont les premiers mots sonnent une invitation à la révolte : « La question se pose comme Ravachol posait ses bombes. Notre temps est décidé moins que jamais à se laisser perdre. Dans toutes les capitales du monde capitaliste, les grilles d’égouts se soulèvent pour livrer passage à un individu qui descend et remonte, la même fleur enivrante aux lèvres : sans cesse est alimenté le cercle vicieux. Pas un seul nuage ne s’est arrêté sur notre tête sans être immédiatement crevé et vidé de sa menace. »

Dans le deuxième numéro de la revue, Char récidive avec un texte encore plus virulent, qui est une dénonciation de la guerre impérialiste et du colonialisme, Les Porcs en liberté. En novembre 1930, il fait paraître Artine aux éditions Surréalistes : Artine traverse sans difficultés le nom d’une ville – C’est le silence qui détache le sommeil. Artine s’est faite, rappellera le poète, à partir de deux personnages : une jeune morte noyée, Lola Abba, et une jeune fille rencontrée, trois ou quatre ans auparavant sur la pelouse d’un hippodrome : Les apparitions d’Artine dépassaient le cadre de ces contrées – du sommeil, où le pour et le pour sont animés d’une égale et – meurtrière violence. Elles évoluaient dans les plis d’une soie brûlante peuplée d’arbres aux feuilles de cendre.

Char est de toutes les publications et manifestations surréalistes, telle la déclaration L’Affaire de l’Age d’or (après le saccage en novembre 1930, par les ligues d’extrême droite, de la salle où était projeté le film de Salvador Dali et de Luis Bunuel, L’Age d’or), le manifeste Ne visitez pas l’Exposition coloniale (mai 1931) et Premier bilan de l’Exposition coloniale (juillet 1931), deux textes violemment anti-colonialistes et anticlérical qui lient les découvertes modernes dans l’art comme dans la sociologie à la révélation récente de l’art des peuples dits primitifs : « Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale. » Ou, Au feu ! : « Détruire par tous les moyens la religion, effacer jusqu’aux vestiges de ces monuments de ténèbres où se sont prosternés les hommes, anéantir les symboles qu’un prétexte artistique cherchait vainement à sauver de la grande fureur populaire, disperser la prêtraille et la persécuter dans ses refuges derniers, voilà ce que, dans leur compréhension directe des tâches révolutionnaires, ont entrepris d’elles-mêmes les foules de Madrid, Séville, Alicante, etc. »

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Le 23 août 1939 est signé à Moscou le pacte germano-soviétique. Le 1erseptembre, l’Allemagne envahit la Pologne. La Grande-Bretagne et la France, qui se sont portées garantes de l’intégrité du territoire polonais, lui déclarent la guerre. Le 3 septembre, René Char écrit le poème « Le Loriot » : Le loriot entra dans la capitale de l’aube. – L’épée de son chant ferma le lit triste. – Tout à jamais prit fin. D’abord mobilisé à Nîmes dans un régiment d’artillerie lourde, Char est ensuite affecté en Lorraine puis en Alsace jusqu’en mai 1940 : Il est deux heure trente, il pleut comme à minuit ! – Les hommes, buissons froids, dans la boue qui les cerne, - Suivent de leurs yeux las le pas d’une lanterne – Dont la vitre est de lune et la flamme d’oubli, (René Char, « Cantonnement d’octobre », le 20 octobre 1939).

Le grand flamboyant de la Sorgue, écrit Gilles Pudlowski (in son flamboyant et passionnant monument, Dictionnaire amoureux de l’Alsace, Plon, 2010), aimait l’Alsace avec passion. Il avait passé, âgé de trente-deux ans, la « drôle de guerre », d’octobre 1939 à mai 1940, dans les parages de La Petite Pierre (Bas-Rhin, parc naturel régional des Vosges du Nord, à 23 km au nord de Saverne), entre Hinsbourg, Petersbach, Struth et Frohmul, avec le 173e Régiment d’Artillerie lourde venu de Nîmes. « Nous avons cavalé sur les routes. Fondrières et talus durant un mois pour atterrir finalement dans un paysage de sapins pluvieux et de braves gens ignares et rares. C’est la vie. Je m’efforce de poursuivre mon examen de toutes choses clairvoyant et tempéré et y parviens, molletières mises à part… Mes fonctions à la CR de mon régiment, écrit Char à l’éditeur José Corti, le 27 octobre 1939, consistent à peser la soupe et à bromurer le vin. Je suis en outre secrétaire de l’État civil militaire : quelque chose comme un brave soldat Chveik type 1939… » Canne au poing, René Char sillonnera, neuf jours durant, en compagnie de son ami le zouave Zielinger, des centaines de kilomètres de chemins forestiers, s’enfonçant dans les bois de feuillus et de résineux, parcourant de brefs plateaux, s’installant dans une auberge, rédigeant sur un cahier d’écolier les vers que les paysages et l’instant lui inspirent. Il existe à La Petite Pierre depuis 2007 une place René Char, ainsi qu’un sentier René Char à parcourir à pied, de huit kilomètres, qui permet de sillonner ses territoires de prédilections vers l’étang de Donnerbach, au long de sentiers ombragés ou découverts que parsèment des panneaux ornés de ses poèmes.

Char écrira en 1953 : « Je me morfondais derrière des canons mal utilisés, chacun de mes loisirs, de préférence la nuit, me conduisait avec un camarade au lac de Donnerbach Mühle, à trois kilomètres de Struth, à la maison forestière, où nous prenions un frugal mais combien délicieux repas, servi par le couple de forestiers. Le retour parmi le gel de l’air, la neige voluptueuse sur le sol, des hardes fugitives de cerfs et de sangliers, était une fête royale pour la sensibilité. J’ai aimé, j’aime cette partie des Vosges qui échappant au caricatural pseudo-progrès, voulait bien se livrer tout entière au baiser de mon cœur ébloui. »

C’est peu dire, ajoute Pudlowski, que l’homme de la Sorgue avait éprouvé pour ces parages forestiers un véritable coup de foudre. « Donnerbach Mühle », « Fièvre de La-Petite-Pierre d’Alsace », « Chaume des Vosges », « Sur le livre d’une auberge » ou encore « Sur la nappe d’un étang glacé », sont quelques-uns des poèmes datés de cette époque. Fin mai 1940, l’unité de Char quitte l’Alsace. Le 25 mai, l’armistice entre en vigueur. Le poète-soldat et maréchal des Logis est démobilisé le 21 juillet à Castillonnès (Lot-et-Garonne). En août, il est de retour à l’Isle-sur-Sorgue.

Le 20 décembre, informé d’une perquisition à venir chez lui, suite à une dénonciation, Char et sa femme Georgette se réfugient à Céreste (Alpes-de-Haute-Provence). Char est fiché comme communiste (ce qu’il n’a jamais été) par Vichy. « Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant », confie René Char à son ami Francis Curel, en 1941. La légende du Résistant ; celle du capitaine Alexandre de l’Armée Secrète, peut prendre son envol… Celle, au secret (Char dénonce l’« incroyable exhibitionnisme » dont font alors preuve « trop d’intellectuels »), du poète des Feuillets d’Hypnos, aussi. René Char revient dans les parages de La Petite Pierre durant l’été 1953 en compagnie d’Yvonne Zervos, et écrit « La Double Tresse » ou « Sur la paume du Dabo ».

De 1940 à 1944, René Char ne cessera pas d’écrire, mais de publier. Il a décidé de prendre les armes avec « un verrou aux mâchoires » qui l’empêche de crier son désespoir. René Char devient actif dans la Résistance, sous le nom de guerre d’Alexandre, et adhère à l’Armée secrète naissante, dont l’organisation a été confiée en octobre 1942, par le général de Gaulle au général Delestraint. Dans son refuge de Céreste, le poète tient un journal à partir de 1943. Il l’appelle le « Carnet d’Hypnos ».

En septembre 1943, Char-Alexandre rejoint les Forces françaises combattantes, avec le grade de capitaine. Il est chef départemental (Basses-Alpes) de la S.A.P. Région 2. Son rôle consiste à aménager des terrains de parachutage destinés à recevoir du matériel de guerre : « Nous avions formé des groupes de 14 hommes, choisis parmi les meilleurs du maquis, qui, pendant plusieurs semaines, furent spécialement entraînés à leur difficile mission. Vie émouvante dans la perpétuelle attente des messages, des armes, des nuits claires…  La Gestapo n’est jamais arrivée à découvrir nos dépôts, malgré ses laborieuses, et ses inutiles efforts pour « parler » une population entièrement ralliée à notre cause. » Pierre Zyngerman qui fût l’adjoint du capitaine Alexandre-René Char, témoignera sur la personnalité et la conduite du poète durant cette terrible période : « L’influence de Char était si décisive et la confiance que tous lui faisaient si grande, qu’un mot de lui, un avis, un jugement (il eut souvent, en effet, à se trouver dans une position de juge) suffisait à dénouer les situations les plus compliquées et à trancher les cas les moins solubles. Char ne cessa de poursuivre un dessein unificateur mais en dehors de l’égide d’aucun clan… pour donner une plus grande efficacité à la Résistance, et conférer la dignité, à laquelle avait droit tous les combattants. » Durant les derniers mois de la guerre, René Char va perdre ses plus proches amis de Résistance, dont Roger Chaudron, Arthur Vincent, Emile Cavagni, le jeune poète Roger Bernard (dont il fera publier les poèmes). Tout au long des Feuillets d’Hypnos, Char va dresser le portrait de ses compagnons et évoquer son action : « Je n’avais qu’à presser sur la gâchette du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! … Le soleil de juin glissait un froid polaire dans mes os. Il est tombé comme s’il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m’a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre. Je n’ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu’est-ce qu’un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l’a-t-il su, lui, à cet ultime instant ? »

En juillet 1944, Char est appelé à l’état-major interallié d’Afrique du Nord à Alger, pour préparer le débarquement de Provence. Le 15 août les alliés débarquent en Provence. Le 25 août, Paris est libéré. Char revient en France : « Nous aimions, nous aimons bien le bon soleil, le soleil non pervers, et justement nous l’avons affectionné et défendu face à ceux qui voulaient en faire l’auxiliaire de leur tyrannie diffuse. » Les poèmes sont des bouts d’existence incorruptibles que nous lançons à la gueule répugnante de la mort, mais assez haut pour que, ricochant sur elle, ils tombent dans le monde nominateur de l’unité, écrit encore le poète dans ses poignants Feuillets d’Hypnos. Cette période fertile en fraternité et en horreurs, le marquera de façon indélébile, agissant durablement sur sa personne comme sur son œuvre : « Tel un perdreau mort, m’est apparu ce pauvre infirme que les Miliciens ont assassinés à Vachères après l’avoir dépouillé des hardes qu’il possédait, l’accusant d’héberger des réfractaires. Les bandits avant de l’achever jouèrent longtemps avec une fille qui prenait part à leur expédition. Un œil arraché, le thorax défoncé, l’innocent absorba cet enfer et LEURS RIRES. (Nous avons capturé la fille.) ». Dans la Résistance, confiera Char : « J’ai été amené à faire des choses qui n’était pas dans ma nature. J’ai tué. Cela vous change complètement. On revoit toutes choses, on repasse en vue sa vie, on voit les choses autrement. »

Hormis des publications en revue, le premier recueil de Char, depuis le début de la guerre, paraît, grâce à Raymond Queneau, chez Gallimard, en février 1945 : L’Homme fuit l’asphyxie. – L’homme dont l’appétit hors de l’imagination se calfeutre – sans finir de s’approvisionner, se délivrera par les mains, - rivières soudainement grossies. Seuls demeurent donne naissance à deux grandes amitiés, celle de Georges Braque et celle d’Albert Camus. Après 1945, les publications, comme les études ou les traductions se multiplient, et consacrent sa poésie qui, pourvoyeuse de vérité, garante de la dignité humaine, porte l’homme sur des hauteurs qui lui sont propres, mais qu’il méconnaissait le plus souvent : « Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverain en nous impersonnalisant, nous touchons, grâce au poème, à la plénitude de ce qui n’était qu’esquissé ou déformé par les vantardises de l’individu. » La poésie de Char exhorte l’homme à une fraternité qui exalte la beauté souvent inaperçue du monde : La liberté naît, la nuit, n’importe où, dans un trou de mur, sur le passage des vents glacés. - Les étoiles sont acides et vertes en été ; l’hiver elles - offrent à notre main leur pleine jeunesse mûrie.

Le 26 octobre 1955, la propriété des « Névons » est mise en vente publique. Le parc est acheté par une société qui abat les arbres et construit une cité H.L.M. La maison est laissée à l’abandon et le Névon, ruisseau qui bordait le parc, est couvert et devient une route. En 1978, René Char quitte son domicile parisien du 4 de la rue de Chanaleilles où il vécut plus de vingt ans, et s’installe dans sa maison des « Busclats » sur le coteau de L’Isle-sur-Sorgue, d’où il parcourt les lieux alentours : les monts du Vaucluse, les Dentelles de Montmirail, le Ventoux… Le René Char de l’après-guerre est un héros de la Résistance, un militant humaniste et fraternel dont le prestige ne va cesser de grandir au gré des publications, à commencer par celle de Seuls demeurent, puis avec celle des Feuillets d’Hypnos, qu’Albert Camus accueillera dans sa collection Espoir, chez Gallimard. Suivront, parallèlement à des éditions d’art à tirage limité : Fureur et mystère (1948), Claire (1949), Les Matinaux (1950), Recherche de la base et du sommet (1955), La Parole en archipel (1962), Lettera Amorosa (Edwin Engelberts, 1963), Commune présence (1964), un vaste choix de poèmes, Le Nu perdu (1971), Aromates chasseurs (1975), Chants de la Balandrane (1977), Œuvres complètes (Bibliothèque de la Pléïade, 1983), Les Voisinages de Van Gogh (1985) et Eloge d’une Soupçonnée (1988), ultime recueil dont Char avait remis le manuscrit à Gallimard, en décembre 1987, avant de s’éteindre d’une crise cardiaque le 19 février 1988.

Sa vie durant, René Char a élaboré une poésie secrète, qui ne se laisse pénétrer que patiemment. Rien de gratuit chez lui. Sa poésie naît de l’expérience d’un homme engagé dans une époque de laideur et de cruauté, d’injustice et de mépris de l’homme pour l’homme. La poésie de Char est lourde du poids de la condition humaine. Elle est cependant gonflée d’espoir. L’acharnement du destin ne l’atteint pas, puisqu’à « chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir ». Le poème de Char, c’est « l’amour réalisé du désir demeuré désir ». Il est toujours marié à quelqu’un, mais à travers ce quelqu’un, c’est à l’humanité totale qu’il se rapporte. Char nous ramène vers ce qu’il y a en l’homme de plus éclatant, aussi de plus mystérieux. Il oscille entre l’ombre et la lumière, entre la veille et le sommeil, entre l’innocence et la connaissance, entre l’amour et le néant, entre le plein et le vide. Le poète prédomine chez Char ; le poète qui, d’un point de vue formel, utilise l’aphorisme ou le poème en prose, l’alexandrin ou le vers libre, la rime ou l’assonance, la prose poétique ou le vers aphoristique. Théâtre, arguments de ballets, billets, lettres, font également partie de l’œuvre : Amer avenir, amer avenir, bal parmi les rosiers.

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Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).

 

A lire : Œuvres complètes (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1983 ; 1995, réédition augmentée), Les Voisinages de Van Gogh (Gallimard, 1985), Le Gisant mis en lumière, en collaboration avec Alexandre Galperine et Marie-Claude de Saint-Seine (Editions Billet, 1987), Éloge d'une Soupçonnée (Gallimard, 1988), Dans l'atelier du poète (Gallimard, coll. Quarto, 1996), Poèmes en archipel, anthologie (Gallimard, coll. Folio, 2007).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Richard ROGNET & les poètes de l'Est n° 55