Pierre DELLA FAILLE

Pierre DELLA FAILLE



Avant de devenir le « poète engagé-enragé » que nous connaissons et qui ne mérite certainement pas l’oubli, Pierre-Alexandre-Barbe-Ghislain-Marie-Joseph della Faille de Leverghem est né le 21 juillet 1906 à Deurne (deuxième plus grand district de la ville belge d’Anvers), dans « l’un des plus beaux châteaux du pays flamand ». Il est l’aîné des sept enfants de Henry della Faille de Leverghem et d’Isabelle Bosschaert de Bouwel. Les della Faille, sont une vieille famille du Comté de Flandre, établie dans la région d’Anvers depuis plusieurs générations et dont l’origine remonte au XIVe siècle. La famille della Faille était active dans le commerce international, mais également dans la vie politique, administrative et militaire.

Pierre della Faille accomplit ses études au Collège Sainte-Barbe à Gand, puis, de philosophie et lettres, à la Faculté universitaire Notre-Dame de la Paix à Namur. Il poursuit avec une année de droit à Louvain. Son père est décédé en 1919. En 1929, il épouse, à Gand, Françoise de Séjournet de Rameignies dont il aura trois fils. De 1935 à 1940, déjà soucieux de culture, Pierre della Faille dirige à Anvers le Foyer de l’Art vivant ; un centre de musique et de théâtre. Il est d’autre part secrétaire du Comité, pour la province d’Anvers, de l’Association royale de la noblesse de Belgique ; secrétaire de rédaction du Bulletin de cette association et collaborateur de la revue Le Parchemin, fondée en 1936.

Pierre della Faille vit dans une aisance toute bourgeoise et dirige à Anvers le département bois de la société Bunge, une multinationale créée en 1818 et toujours très active de nos jours dans le secteur de l’Agribusiness. Nous sommes loin ici de della Faille, de sa poésie, comme de ses valeurs. Mais pour l’heure, son avenir est tout tracé : une femme et des amis de sa condition, des enfants destinés à suivre le même parcours, un train de vie mondain.

En 1948, tout bascule avec la rencontre de « Belle ». C’est un coup de foudre. Il a quarante-deux ans. Elle en a trente-deux. Il ne s’agit pas d’une aristocrate, mais d’une réfugiée hongroise. Le scandale est retentissant. Tout le monde se détourne de della Faille, famille et amis d’alors.

Peu importe, Isabelle Vital-Tihanyi devient la compagne de Pierre : Belle affirmait sa toute-puissance, parce qu’elle était belle et que, depuis douze ans alors, nous nous aimions malgré l’aboi des meutes lâchées à nos trousses, et qui aboient encore aujourd’hui. Avec Isabelle, della Faille traduira en français plusieurs poètes hongrois contemporains tels que Milán Füst ou Gyula Illyés.

L’amour fou qui unit Pierre à Isabelle, entraîne une rupture totale et irréversible avec le vieux monde ; à l’instar de ce que vit, quasiment à la même époque, en 1949, notre amie Claude de Burine de Tournays, épousant un architecte qui l’entraîne au Maroc, à Casablanca, où elle donnera des cours de français. Jacques Crickillon dit que Pierre della Faille se retire alors « des mondanités de l’aristocratie belge à laquelle il appartenait, mais également de l’establishment culturel qui l’ignora longtemps ». Le divorce de della Faille d’avec son épouse ne sera officialisé qu’en 1976. Le poète en rupture de ban détruit la totalité de ses manuscrits : « J’ai écrit mon Robinson Crusoé à dix ans, refait Musset à seize, beaucoup de Victor Hugo un peu plus tard. J’ai fait des kilomètres d’alexandrins, mais je m’endormais en les relisant. Je n’ai gardé qu’une seule pièce de ce genre. Cette voie m’eût ouvert une grande carrière, probablement les portes d’une académie. Heureusement, j’ai brûlé tout ça. Il faut être autre chose pour créer une œuvre. Par exemple, devenir un homme libre, oser exprimer ses fureurs. »

 Pierre della Faille publie son premier livre de poèmes en 1953 à l’âge de quarante-sept ans : Regarde l’eau noire. D’emblée, le ton est donné d’une œuvre qui va, durant un quart de siècle, en l’espace d’une vingtaine de livres, multiplier les questions et les mises en garde : Pour le poète engagé sur le destin de l’homme, il en est de son œuvre comme d’une rafale de mitraillette : certaines balles font mouche, d’autres se perdent. Par le portrait ou la parabole, par le blasphème ou l’ironie, écrit André Doms, della Faille se révolte contre cet homme unidimensionnel, inhabitable, parce qu’on ne lui permet plus d’autre dimension que celle voulue par l’intérêt du système, quel qu’il soit.

Sous l’emprise de Gold Archibald, du Grand Ordinateur, de l’Empereur des Robots ; quelques-uns des grands mythes de la poésie de della Faille, ajoutons encore Mardouk (dieu babylonien qui triomphe du chaos et instaure l’ordre parfait) ou Cobalt John (le poète engagé-enragé de l’avenir) où se recoupent, note encore André Doms, l’observation sociale et les pulsions d’un inconscient, individuel ou collectif, les hommes sont les aliénés : Être aliéné, c’est être si imprégné par le système répressif dans lequel nous vivons, qu’on accepte des interdits sans s‘inquiéter de leur fondement moral.

Pierre della Faille est le poète de la contestation fondamentale : Ma tête est un écrou, ma main une clé anglaise. Elsa vient d’accoucher d’un transistor. Son cerveau est un écran, son œil un commutateur. Elle m’offre au dîner un steak de mazout surgelé. Où sont nos piscines d’antan ? Le soleil est vendu dans un suaire en cellophane.

« Je crois, note Georges Mounin (in Le Journal des poètes, 1956), que le pouvoir propre de Pierre della Faille, c’est l’invention, le jaillissement d’invention qu’il y a dans chacun de ses textes. C’est frappant, à côté de centaines de poètes d’aujourd’hui qui peuvent inventer des mots (jolis), des phrases (bien tournées) sur des thèmes bien connus, catalogués, répertoriés, mais qui semblent impuissants à inventer une seule situation poétique neuve. J’appelle invention poétique l’aptitude à percevoir, à reconnaître, à exprimer des émotions puissamment poétiques, mais qui, jusqu’ici, constituent le fameux domaine des « mots qui semblent mystérieusement interdits » à la poésie contemporaine. Le prix de Pierre della Faille – et quand ce ne serait que par un contraste rafraîchissant – c’est peut-être de démontrer (en les écrivant) qu’on peut, en 1955, écrire un poème sur « C’est ça, Pâques ». Au lieu de continuer à décliner les variations minuscules sur les émotions minuscules d’individualités restreintes… Pierre della Faille, c’est aussi nourri, aussi tumultueux que Lautréamont… Il faut lire ainsi Pierre della Faille : un courant d’air, assez violent, quelquefois désagréable, à travers le renfermé de toute une aile de notre maison poétique. »

Mais le succès (malgré l’obtention du Grand Prix triennal de littérature du Gouvernement belge en 1971), ne viendra pas pour ce poète sulfureux, « peu fréquentable », pas plus que la reconnaissance au sein « d’un paysage poétique bien policé », sauf d’une minorité éclairée (Fernand Verhesen, André Miguel, Jacques Crickillon, Jean Breton, Georges Mounin…). Le terrorisme intello-minimaliste des années 80 « s’empressera de précipiter ce grand lyrique aux oubliettes », ajoute Jacques Crickillon, qui nous dit : « Jamais le poète n’en démordra, car le poète a des devoirs, qu’il ne peut qu’assumer, devoir de démasquer les bassesses, la bêtise, la cupidité, toutes les petitesses de l’Humain, qui plus il va, plus il déçoit, jusqu’à l’écœurement, devoir aussi, corrélatif, de célébrer la beauté, la grandeur spirituelle, la hauteur de l’âme et une tendre, inflexible, charité, séparée de toute Église, pour les innocents qu’on broie, pour les évidences qu’on bafoue. Et de chanter l’Amour, le grand, sublime. »

En 1961, Pierre della Faille fait la rencontre de René Char, puis, en 1962, celle de Michel de Ghelderode. Il découvre – c’est un coup de foudre – la Corse en 1963.  Durant dix ans le couple y vivra en faisant du camping sauvage six mois par an, avant de s’installer en 1970 non loin de la cala di Tromba, à Tizzano, à dix-huit kilomètres au Sud de Sartène, dans une petite maison sans électricité ni eau courante, mais face au soleil, à l’azur et à la mer. La côte depuis Tizzano jusqu’à l’entrée des Bouches de Bonifacio est la partie la plus sauvage et la plus inaccessible du littoral corse avec celle au Nord de Porto. Le couple vit très modestement, mais dans l’amour, la poésie : En attendant, le soir, nous regarderons les jardins que nous avons créés en piochant le maquis, en arrachant la folie des herbes dont le souci futile est d’affoler nos regards.

Pierre della Faille tombe gravement malade en 1983 et décède des suites d’une hémiplégie à Tizzano, le 9 juin 1989.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).


Œuvres de Pierre della Faille : Regarde l’eau noire (La Cigale, 1953). Migrations (Caractères, 1955). Sa majesté l’écorché (Caractères, 1956, Prix d’Uccle). Volturno (La Tour de feu, 1958). L’Homme inhabitable (1ère éd. Parler, 1961, préface de Georges Mounin ; 2e éd. augmentée, La Fenêtre ardente, 1961). Autopsie de Sodome (La Fenêtre ardente, 1964). Le Grand Alleluia (La Fenêtre ardente, 1966). Mise à feu (Robert Morel, 1968 ; choix de poèmes, Grand Prix Triennal du Gouvernement belge, 1971). Les Grands de l’obscur (G. Puel, 1970, tirage limité à 50 ex.). L’Homme glacial (J.-L. Vernal, 1970). À l’est des pharisiens (Jean-Luc Vernal, 1970). Requiem pour un ordinateur (Robert Morel, 1971). U.S.A. S.O.S. (J.-L. Vernal, 1973). Folie Robot (Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1974). Cobalt John (Le Cormier, 1977). Le Mythe de Gold Archibald (Le Cormier, 1979). Le Royaume d’eau très vaste (Thierry Bouchard, 1979). Poésie et connaissance (Le Cormier, 1985). Le poète en lambeaux (Thierry Bouchard, 1986). Esquisses pour une métapoésie (Le Cormier, 1986). Jean de la Faute (Le Cormier, 1998). Poète retiré, anthologie, (Le Taillis Pré, 2008).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Poètes à TAHITI n° 47