Octavio PAZ

Octavio PAZ



OCTAVIO PAZ & MARIE JOSÉ TRAMINI-PAZ

J’ai fait la connaissance d’Octavio et Marie José Paz, en 1993, lors d’un hommage qui était rendu  à leur ami le poète et journaliste Claude Roy, que le poète Jean Rousselot, il s’agissait d’un ami de jeunesse, m’avait présenté un an plus tôt. La poésie, c’est une affaire qui ne s’enrichit que de rencontres. Claude Roy connaissait mon admiration pour l’œuvre d’Octavio Paz, comme pour l’histoire et la culture de son pays. Aussi ne manqua-t-il pas de m’inviter à cette soirée, en me disant : « Tu ne vas pas le regretter. » Et en effet, je ne l’ai pas regretté, car Octavio et Marie José Paz étaient présents. Ils se tenaient à l’écart de la cohue. Cela me permit de me diriger vers eux plus aisément, mais étant très intimidé. Octavio Paz me serre la main en me disant : « Je sais qui tu es, et j’ai lu le livre que Claude m’a transmis. » Je reste baba devant la chaleur et la simplicité de son accueil, comme devant le sourire de Marie José. La discussion s’engage aussitôt à bâtons rompus, à propos de la poésie, la sienne, la mienne, celle des autres, du Mexique précolombien, du surréalisme, de Benjamin Péret (ami pour lequel il a conservé une admiration intacte)…  Les heures passent, au sein de la librairie, puis à la table d’un restaurant, où je suis invité par Octavio et Marie José. Un moment pour le moins d’anthologie.

Ce qui avait captivé Octavio Paz, ce n’était pas temps que j’écrive des poèmes, mais que je sois un jeune poète, et un jeune poète imprégné par le surréalisme (mouvement qui l’a profondément marqué dans sa jeunesse) et qui, en plus, connaissait et était fasciné par son pays, le Mexique, tant moderne que précolombien. D’ailleurs, je m’apprêtais à m’y envoler. Et, bien sûr, j’avais lu son œuvre, pas trop mal, semble-t-il. Je fis part à Octavio et à Marie José de mon voyage en terre mexicaine. C’est ainsi que nous avons convenu, sur leur invitation, de nous retrouver chez eux à Mexico City. 1993. Je réalise mon premier long et grand voyage : une traversée du Mexique, de Mexico City à Merida, via Oaxaca, Tuxla Guteriez, San Cristobal de Las Casas, Palenque, Villahermosa, Campeche, soit plus de 2 000 km. À Mexico City, je suis attendu, comme convenu, par Marie José et Octavio Paz. Ce couple est passionné et passionnément amoureux, des inséparables qui partagent tout. Leur rencontre rendit encore plus grandiose mon voyage.

À Mexico, leur accueil fut tout simplement extraordinaire de gentillesse et d’attention. Je n’en revenais pas. Octavio Paz, à 85 ans, possédait encore une capacité de travail phénoménale. Qui était-il ? Le plus grand poète et intellectuel du monde mexicain, et, aussi, du monde hispanique.  Il avait reçu le prix Nobel de littérature en 1990. Moi, je n’étais qu’un jeune poète français de 26 ans, auteur de deux livres de poèmes, qu’il avait rencontré à Paris. Et voilà que je me retrouvais à passer une journée avec lui et Marie José, puis, dans l’après-midi, à visiter, à leurs côtés, cette capitale-monde, qu’est Mexico. Cela changeait tout, bien évidemment, et agrandissait considérablement, pour moi, ce monde du Merveilleux qu’était et demeure le Mexique, et dans le souvenir que j’en conserve.

Ciudad de Mexico. Paséo de la Reforma, chez Marie José et Octavio Paz : Les mots sont les miroirs d’un manque que le poème actualise, pendant que le sang se désintègre dans l’encre du bitume. Octavio Paz me dit que contrairement aux idéologies et à tout ce que nous appelons idées, opinions, et qui forment les strates les plus superficielles de la conscience, la poésie vit dans les couches les plus profondes de l’être. Le poème, me dit-il, se nourrit du langage vivant d’une communauté, de ses mythes, de ses rêves et de ses passions, c’est-à-dire de ses tendances les plus fortes et les plus secrètes. Le poème fonde le peuple, parce que le langage remonte le courant du langage et boit à la source originelle. Dans le poème, la société rejoint les fondements de son être, sa parole première. Le poème nous révèle ce que nous sommes et nous invite à être ce que nous sommes, conclut Octavio, dont la poésie est à l’image du Mexique, une douleur qui avance et se fraie un chemin entre des viscères qui cèdent et des os qui résistent, comme une lame limant les nerfs qui nous attachent à la vie, mais aussi comme une joie soudaine qui se penche sur les abîmes pour mieux atteindre l’isthme de la vie entière. Je sors de chez Marie José et Octavio Paz, et je marche dans le pas des tours et des montagnes grandissent dans la solitude des passants. Tombe le soir comme un soleil décapité. Personne ne regarde personne, il est encore trop tôt, les visages ne se déplient qu’avec la nuit et ses bouteilles de tequila. Le jade crie et le ciment dort dans son lit de pluie. La ville coule sur la page que j’écris. La force d’une rencontre ne repose pas tant sur sa durée ou la fréquence de sa répétition, mais sur son intensité.

Je devais revoir Octavio et Marie José Paz, à Paris, en 1995. Claude Roy, à l’âge de 80 ans, et après avoir donné l’œuvre poétique et en prose que nous connaissons, venait de recevoir le Prix-Apollinaire pour l’ensemble de son œuvre poétique. La remise du prix eut lieu le 8 juin, chez Drouant, et j’y étais, car Roy m’avait invité, non pas pour que je me frotte aux ors de la république mondaine du lieu, car, tout cela m’était parfaitement étranger, mais pour y revoir Marie José et Octavio Paz, avec lesquels, la discussion devait repartir sur des chapeaux de roues, avant qu’ils m’invitent à poursuivre notre discussion à table. Mais, à vingt-six ans, je n’avais évidemment pas les moyens de m’offrir un déjeuner dans un restaurant aussi cher que Drouant. Je pris un air gêné. Octavio, dont la générosité était aussi grande que sa poésie, le comprit aussitôt et enchaîna : « - Bien sûr, tu es notre invité, et se retournant vers son épouse : n’est-ce pas Marie Jo ? ». S’ensuivit pour moi un nouveau grand moment, et quel échange. André Breton appelle cela, l’Or du temps. Mais, l’année suivante, pour les Paz, les drames devaient s’enchaîner pour ne plus s’arrêter. Nous y reviendrons, car, il est temps de nous intéresser plus particulièrement à Marie José. Ce que l’on remarque d’emblée, chez elle, c’est sa gentillesse et son sourire, qui est le soleil de sa Corse. La première question qu’elle me posa fut : « - Es-tu déjà allé en Corse ? » La Corse de Marie José, comme elle me l’expliqua, était forte et présente en elle, mais se rattachait davantage à l’Algérie et au Maroc, qu’à l’île elle-même, qu’elle a peu connue, en fait. 

C’est en 1962, peu de temps après son arrivée à New Delhi, que Marie José fait la rencontre de l’ambassadeur de la république du Mexique, dans le quartier de Sunder Nagar, sous « un coucher de soleil magnétique ». Il s’agit d’Octavio Paz, 48 ans, qui est déjà auréolé d’une grande réputation d’arpenteur des cultures, depuis le Mexique dont il explore dans Le Labyrinthe de la solitude la triple histoire – aztèque, espagnole et latino-américaine – puis, en Inde où il est l’ambassadeur de son pays et dont il s’imprègne au point que le grand indianiste Charles Malamoud tient son livre Lueurs de l’Inde pour « un texte de référence », jusqu’au Japon où il cultive le haïku dans la cabane de Bashô. Mais Paz est avant tout un poète, alors auteur notamment de, Pierre de soleil (1957) et Liberté sur parole (1960), et des essais, Le Labyrinthe de la solitude (1950) et L’Arc et la Lyre (1956). Son père, avocat et promoteur de la réforme agraire au Mexique, a été le conseiller du révolutionnaire Emiliano Zapata auprès du mouvement ouvrier des États-Unis. Lui-même a résidé en Espagne lors de la guerre civile de 1936-1939, où il a soutenu la lutte des républicains et le combat antifasciste. Lors du Congrès « itinérant » des écrivains antifascistes de 1937 à Valence, Barcelone ou Madrid, il siège à côté de ses amis Nicolas Guillén, Maria Zambrano, Rafael Alberti, Miguel Hernandez, Luis Buñuel ou Pablo Neruda, et d’autres, qu’il évoque dans ses souvenirs ou retrouve au détour du chemin : José Bergamin, Aragon, Hemingway, André Malraux. De Madrid sous les bombes, il garde le souvenir « des maisons agenouillées dans la poussière » et là son acuité de poète ne faiblit jamais car – dira-t-il plus tard – « Je n’écris pas pour tuer le temps / ni pour le revivre / J’écris pour qu’il me vive et revive ». À son retour au Mexique, il rencontre le poète exilé Juan Ramon Jiménez, à l’occasion d’un détour à La Havane, décalé « comme un Greco sur une plage ensoleillée ». Sur le plan politique, sérieusement refroidi par la signature du pacte germano-soviétique en 1939, il a rompu avec le Parti communiste mexicain, après l’assassinat de Trotsky, le 21 août 1940, à Mexico.

Il est entré en 1945 dans la carrière diplomatique. Il a vécu en France à partir de 1946, où il s’est rapproché du groupe surréaliste, et plus particulièrement d’André Breton et de Benjamin Péret dont il est devenu un ami proche et fidèle. Dans les réunions du groupe surréaliste, c’est avec André Pieyre de Mandiargues « brillant et fantasmagorique comme une nouvelle d’Arnim » qu’il s’entend le mieux – il le retrouve plus tard au Mexique et a une liaison dangereuse avec Bona, sa femme. De ce compagnonnage avec le surréalisme, Paz tire en 1965 son traité poétique L’arc et la lyre. André Breton rencontré à cette époque sous le signe de la prédestination et de l’élection le reconnaît comme le poète de langue espagnole qui le touche le plus. Prédestination, notamment parce qu’il se trouvait en 1941 sur le bateau qui emmenait vers New York les exilés de la débâcle ainsi que Claude Lévi-Strauss, et incidemment Octavio Paz, de retour sur le continent américain. Lévi-Strauss s’entretiendra avec Breton sur leur goût commun pour les arts premiers. Parallèlement l’anthropologue se lie avec le poète mexicain, qu’il désigne comme « le dernier homme de la Renaissance »

C’est au départ de Paris, que Paz se rend en Inde pour prendre ses fonctions. Assez vite, intervient la rencontre coup de foudre de Marie José, sous « un coucher de soleil magnétique » indien. Mais, Marie José, alors mariée à un diplomate français, résiste à l’irrésistible attraction passionnelle qu’elle éprouve pour Octavio Paz. Elle quitte l’Inde avec son mari, et ne voit plus Octavio pendant deux ans. Les retrouvailles se font à Paris, au hasard d’une rencontre dans la rue, en juin 1964. Paz écrit : « Le jour bondit / (…) L’oiseau tombé / Entre la rue Montalembert et la rue du Bac / est une fille / immobile / sur un précipice de regards. » Décidé à ne pas perdre une deuxième fois sa belle corse, Octavio sort le grand jeu et sa poésie n’est pas la moindre de ses armes : « Sur une feuille de vigne tu navigues sur mon front. La pluie ne te mouille pas. Tu es la flamme de l’eau répandue sur mes paupières. Nos corps pèsent plus que l’aube…. Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée dans ma vie, après ma naissance ».

Marie José et Octavio ne se quitteront plus jamais, jusqu’à la mort. Marie José retourne en Inde, à New Dehli, au bras d’Octavio Paz, ambassadeur du Mexique. Ce dernier demande à être nommé à Paris, mais le ministère mexicain des Affaires étrangères voit d’un mauvais œil la relation qu’il entretient avec la femme d’un diplomate français, puisque l’on parle du « petit scandale diplomatique causé par leur union ». En juin 1965, Marie José obtient le divorce d’avec Yves Mas. Dans une lettre adressée à notre ami commun, qui est aussi son traducteur en français, le poète Jean Clarence Lambert, Octavio Paz écrit : « Merci pour tes félicitations. Oui, nous nous sommes mariés le 20 janvier 1966, dans le jardin, devant un juge indien, trois témoins - l’ambassadeur de Algérie, Sham Lal (écrivain) et Krishen Khanna (peintre) - sous un Arbre de neem et en présence de nombreux écureuils, perroquets, milans, aigles, corbeaux, bulbuls, fourmis, merles, lézards, et autres oiseaux — Seulement des invités. Un mariage en plein air en hommage à l’amour libre ».

Octavio Paz reste en poste à l’ambassade du Mexique, à New Delhi jusqu’en octobre 1968, alors que dans son pays intervient la répression, par le gouvernement, des étudiants, dix jours avant les Jeux olympiques de Mexico. Le massacre de Tlatelolco a lieu dans l’après-midi et la nuit du 2 octobre 1968 sur la place des Trois Cultures : plus de 300 morts, tous parmi les manifestants. Paz démissionne de son poste diplomatique et commence une carrière de conférencier itinérant, en Angleterre et aux États-Unis. Il ne revient au Mexique qu’en 1972. 

Très vite, Octavio Paz occupe le centre de la vie culturelle de son pays, et ce pour un quart de siècle. Les deux revues qu’il fonde, Plural (1971-1976) et Vuelta (1976-1998), le haussent au rang de conscience du monde hispanique. De nature à la fois littéraire, artistique et politique, ces revues se proposent d’ouvrir le Mexique à la pluralité, au débat, à la polémique, bref à la démocratie - laquelle ne s’imposera qu’en l’an 2000 avec la fin de 70 ans de domination du Parti révolutionnaire institutionnel. Le Prix Nobel de littérature, est décerné à Octavio Paz en 1990, pour une œuvre « ouverte sur des vastes horizons, empreinte de sensuelle intelligence et d’humanisme intègre ».

Poète, le seul titre qu’il revendique, Octavio Paz le sera jusqu’à son dernier jour. Son œuvre, toute fécondée de souffles divers, entaillée par la voix profonde de l’érotisme et du sacré, ne cesse de démultiplier les angles d’attaque d’un même thème, de réinscrire et d’écrire la parole poétique qui, récusant l’unité, se veut d’emblée itinéraire et voyage, exploration et traversée des mots et de l’histoire. Adossée aux drames de l’histoire, la poésie d’Octavio Paz scrute les abîmes et les gouffres de l’époque moderne. Son œuvre poétique en témoigne, traduite en français : Libertad bajo palabra 1935-1957, dans une nouvelle édition augmentée en 1960, (Liberté sur parole), Salamandra 1958-1961, en 1962, et Ladera este 1962-1968, en 1969 (ces deux recueils réunis en français en 1980 sous le titre D’un mot à l’autre), auxquels s’ajoutent notamment le long poème autobiographique Pasado en claro, en 1975, (Mise au net), et Arbol adentro, en 1987, (L’Arbre parle). Parallèlement, Octavio Paz publie de nombreux essais dans lesquels il explore tour à tour la nature et la fonction de la poésie (L'Arc et la lyre, Point de convergence), l’art et l’histoire (Rire et Pénitence), les religions et les philosophies comparées (Conjonction et disjonction), l’amour (La Flamme double), le langage et la littérature (La Fleur saxifrage). Gallimard réunit sous le titre Deux transparents en 1970 les essais que Paz consacre à Claude Lévi-Strauss et Marcel Duchamp. Suit en 1973 une nouvelle étude dédiée au peintre, Apariencia desnuda : la obra de Marcel Duchamp, (Marcel Duchamp : l’Apparence mise à nu, 1977) où il explore les fondements de l’art moderne. En 2008, son Œuvre parait dans la prestigieuse collection de Gallimard, La Bibliothèque de La Pléiade.

Tous ces combats, Marie José les mène aux côtés et avec Octavio. Elle devient et demeure jusqu’au dernier jour, l’amante, la femme, la muse, la première lectrice et la meilleure amie d’Octavio Paz, qui traduit en espagnol les poèmes de sa femme, et les fait publier dans sa célèbre revue Vuelta, puis, en livre, sous le pseudonyme Yesé Amory, anagramme de son nom, et sous le titre, Versiones y Diversiones (Galaxia Gutenberg, 1978). Lors d’un de ses nombreux voyages avec Paz, en remplissant le formulaire que les hôtesses de l’air distribuent avant d’atterrir, Marie José demanda à Octavio : « Qu’est-ce que je mets dans la phrase qui fait référence au travail ? » « Mets muse », lui répond Octavio. Et c’est ce qu’elle fit. Artiste effacée, Marie José est pourtant l’auteur de poèmes et de tableaux, notamment des collages et des assemblages, qui donnent matière à un livre en commun avec Octavio : Figures and Figurations (Galaxia Gutemberg, 1999) : « Pourquoi n’ai-je pas exposé mes œuvres ? J’étais plus intéressée par ma vie avec Octavio que par la présentation de mon travail artistique. Mais l’art a toujours été ma passion : il me transforme, me stimule, m’enthousiasme, éveille en moi des visions et des évocations de l’enfance. »

Le bonheur dure jusqu’au drame. Dans la nuit du 21 décembre 1996, l’appartement du couple prend feu. Le couple doit déménager à Coyoacán. Cependant, la maladie du poète s’aggrave d’un cancer. Dimanche 19 avril 1998, à 22h30, Octavio Paz disparait à l’âge de 84 ans. Marie José Paz, « Marie-Jo », comme l’appelait Octavio, gardienne du temple et toujours aussi combattante et accueillante, disparait à son tour, d’un arrêt cardiaque, à Mexico, le 26 juillet 2018, au même âge qu’Octavio : 84 ans, vingt ans après son poète de mari. Ses cendres et celles d’Octavio reposent au Colegio de San Ildefonso, dans un mémorial conçu par l’artiste Vicente Rojo.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Épaules).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
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