Nikolaï PROROKOV

Nikolaï PROROKOV



Nikolaï Prorokov est né en 1945. Il est décédé en 1972, à l’âge de vingt-sept ans. Son oeuvre est inédite en Russie. En France, il en allait de même, jusqu'a la parution d'un choix de poèmes dans Les HSE, en 2017. 

Poète tragique et slave dans une époque qui ne l’était pas moins, tragique et slave; Nikolaï Prorokov est né en URSS. Son temps, c’est celui du « Dégel », qu’inaugura la fin de « l’Hiver » avec la mort de Staline en 1953 et la révélation de ses crimes en 1956.

Le Dégel s’annonçait comme un Printemps auquel devait succéder l’Été. Il n’en fut rien. Le Dégel fut aussi intense que bref. Nous connaissons la suite. En 1964, Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev est écarté du pouvoir et Léonid Brejnev lui succède. Ce n’est pas un Regel qui s’abat sur l’URSS, mais la Glaciation. La résistance des intellectuels et des artistes va s’organiser autour du Samizdat : système d’édition et de diffusion clandestin. 

Mais, revenons-en à 1955. Deux après la mort de Staline, est inaugurée la « Journée de la poésie ». Les jeunes poètes sont invités à se produire devant un public important, comme Evtouchenko, alors âgé de vingt-deux ans, en témoigne : « Ces applaudissements que m’adressaient pour la première fois mille cinq cents jeunes gens, ont été pour moi plus qu’un plébiscite. J’étais sur la bonne voie. Les critiques se sont pourtant abattues sur moi. J’ai continué à écrire des poèmes qui appelaient au combat contre le dogmatisme et les saletés qui travestissaient notre idéal. La jeunesse comme toute la Russie était avide de vérité… Je récitais mes poèmes devant les auditoires les plus divers, variant de vingt à mille personnes. »

Et l’on s’étonne et/ou regrette alors, lisant Evtouchenko comme ses amis, de se dire que vivant lui aussi à pareille époque, Nikolaï Prorokov n’ait pu bénéficier de l’occasion de se révéler en tant que poète (son oeuvre est entièrement inédite). Nous savons qu’il observe avec intérêt toute cette émulation, certes, mais en se tenant à distance. En dehors de la fréquentation épisodique de quelques réunions de poètes, il préfère s’en tenir à son cercle d’amis intimes. Il se risque tout de même à présenter ses poèmes à Andreï Voznessenski, lequel l’encourage chaleureusement. Puis, plus rien.

Alors « poète maudit » Prorokov ? Assurément. Mais on peut penser qu’il ne s’est pas lui-même réservé un autre sort. Prorokov n’envisage pas ou ne peut pas publier ses poèmes, car « il n’est fait, chez lui, aucunement allusion au « nous », au sentiment collectif. Cela est juste, mais ne saurait expliquer le silence dans lequel se tient Prorokov, qui n’est pas le seul à dénoncer ce « nous » ; les plus virulents étant assurément les jeunes poètes communistes de l’opposition. Ainsi Evtouchenko, qui écrit en 1963 : « Il fut un temps, après la Révolution, où les poètes communistes fondèrent l’association de la « culture prolétarienne », et, croyant naïvement servir ainsi leur idéal, décidèrent de parler uniquement, en disant « nous ». Ils battirent désespérément les tambours de leur talent pour étouffer leur propre méthode. Ceux qui leur ont succédé écrivaient déjà à la première personne du singulier. Mais ils continuaient à porter le poids de ce gigantesque accessoire nommé « nous ». Que l’un d’eux dise : « J’aime », et l’on entendait, « nous aimons », tant ils étaient prisonniers de leurs artifices. Le poète, disaient les critiques littéraires, doit chanter les vertus supérieures. Il doit apparaître, dans ses œuvres, non pas tel qu’il est, mais comme un prototype de l’homme parfait. Mais ces œuvres étaient vides au point qu’on ne pouvait les distinguer les unes des autres. Je ne veux pas accabler ici toute la poésie soviétique. Je ne veux pas l’accuser d’avoir dénaturé le « moi » du poète. Maïakovski avait beau écrire : « Nous », il était Maïakovski. Le « Je » de Pasternak c’est très précisément le « je » de Pasternak. L’œuvre d’un vrai poète, c’est l’image vivante, respirant, marchant et parlant de son temps. Mais c’est aussi son autoportrait permanent et total. »

Mais voilà, Evtouchenko et bien des autres jeunes poètes de l’époque, sont communistes. Et Nikolaï ? On peut en douter. D’autre part, on le sait, depuis 1932, un décret du Comité central du Parti est promulgué "sur la reconstruction des organisations littéraires et artistiques" : toutes les organisations littéraires ont été dissoutes. L’Union des écrivains fut créée qui prône une idéologie unique : le réalisme socialiste. La littérature russe fut scindée en deux pour une période de soixante ans : littérature soviétique (réalisme socialiste stalinien) d’une part et littérature de l’émigration et de la clandestinité de l’autre. « Tant que le pays était dirigé par Lénine, écrit le peintre Iouri Annenkov, la coexistence des hommes de plume qui avaient eu une attitude « passive » face à la révolution et au pouvoir communiste était encore possible. Mais ensuite, la réalité démontra progressivement l’impossibilité de maintenir de tels compromis. Ceux qui s’efforcèrent de camper sur des positions apolitiques (ou de se situer au-dessus de la politique) furent bientôt gratifiés du surnom dépréciatif d’émigrés de l’intérieur ». Toutes sortes de malheurs s’abattirent sur eux. C’est à partir de ce moment-là que le drame de l’art russe dans son ensemble se noua. Révolution sociale et révolution dans la sphère de l’art ne coïncidèrent que sur le plan de la chronologie. Au fond, la révolution sociopolitique généra dans le domaine artistique une véritable contre-révolution : le misérable « retour au classicisme » promu par Staline et Jdanov, le « réalisme socialiste », l’esthétique petite-bourgeoise en matière de photographie, gonflée par « l’idéologie marxiste-léniniste », l’absence de vrai talent et l’interdit policier frappant toute tentative novatrice… Pasternak et une poignée d’autres créateurs survécurent par un hasard étrange, oui, vraiment par hasard. Le châtiment qu’ils subirent fut l’obligation de rester silencieux. »

On comprend alors à quel point notre Nikolaï est en décalage par rapport à l’époque dans laquelle il vit ; la société en pleine mutation qui est la sienne ; et ce, à l’instar des écrivains et des poètes dont il se réclame et dont il est quelque part l’un des plus purs héritiers.

Au premier chef : Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov (1891-1940). S'il fut incompris et méconnu de son vivant, Boulgakov est aujourd’hui salué en Russie et ailleurs comme l’égal d’un Gogol, d’un Tchekhov ou d’un Dostoïevski. L’œuvre de Boulgakov est un chant né du silence. Parce qu’il n’a pas voulu insérer sa voix dans le chœur dirigé par le maître du Kremlin, Boulgakov fut condamné à écrire pour son tiroir.

À sa mort, en 1940, on ne voyait en lui que l’auteur d’une pièce de théâtre, mais à mesure qu’elle était révélée, l’œuvre de Boulgakov - instrument de la libération intérieure d’un écrivain isolé, muselé, persécuté - apparaissait comme un acte de foi dans les plus hautes valeurs humaines.

Le grand œuvre de Boulgakov, est bien sûr, Maître et Marguerite, roman sur lequel il travailla jusqu’à sa mort.  Le roman parut dans la revue Moskva en 1966-1967, amputé d’un bon tiers, pour cause de censure. Plusieurs fois réécrit et retravaillé entre 1928 et 1940, publié en URSS dans son intégralité pour la première fois en 1973 ; le chef d’œuvre de Boulgakov est une relecture du mythe de Faust, transposée dans la Moscou stalinienne des années 1930 : pour retrouver l’homme qu’elle aime, un écrivain maudit – auteur d’une biographie inachevée de Ponce Pilate, Marguerite accepte de livrer son âme au diable. Maître et Marguerite fut le grand événement, l'évènement littéraire de la période du « Dégel ».

Les Russes furent sidérés d’y découvrir une représentation à la fois délirante et plus vraie que nature de la réalité stalinienne dans laquelle ils étaient encore plongés, et qu’ils avaient fini par ressentir comme plus ou moins « normale ». Ils furent, aussi, incroyablement fiers de ce livre vite reconnu comme un chef-d’œuvre. 

Sur le plan de la création poétique, on ne saurait situer Prorokov dans l’héritage du futurisme russe. Il se tient loin du haut lyrisme maïakovskien ; des recherches et innovations de Kroutchenykh avec la langue zaoum, de Khlebnikov et des autres, qui entendaient, non sans provocation : « Jeter Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï, etc. etc. par-dessus bord du navire de la modernité », en proclamant leur haine irrépressible envers la langue utilisée jusqu’à eux, comme envers le bon sens et le bon goût. Prorokov n’est pas non plus proche d’Essenine et des imaginistes…

Non, son influence, il la puise davantage dans le vivier du symbolisme (Viatcheslav Ivanovitch Ivanov, Constantin Balmont Andreï Biély et Alexandre Blok pour le meilleur), mais surtout, nombre de dédicaces en témoignent, dans celui de l’acméisme (du mot grec acmé qui signifie sommet), mouvement poétique fondé en 1913 par Nikolaï Goumilev et qui dès 1910, s’oppose au symbolisme alors dominant dans la poésie russe. Les acméistes revendiquent l’utilisation d’un langage simple et concret pour porter à son apogée la dimension poétique du quotidien. Ils critiquent l’occultisme et l’aspect religieux du symbolisme. Le poète acméiste veut poser un regard neuf sur le monde et exige plus de rigueur. Une révolution de l’esprit en quelque sorte. Anna Akhmatova et Ossip Mandelstam sont les acméistes les plus célèbres. Ils seront réduits au silence, vivants de traductions et d’aides accordées par des amis. Car l’effervescence intellectuelle et artistique de la révolution s’achève avec la mort de Lénine et l’ascension de Staline.

Et le nom de Nikolaï Prorokov est assurément à ajouter aux suppliciés du stalinisme, une sordide liste ; une liste qui ne saurait se limiter au cadre géographique de la Russie comme à l’époque stalinienne et qui n’a cessé, depuis, de s’allonger, toujours pour les mêmes motifs : idéologies religieuses, politiques et totalitaires. C’est aussi de cela dont nous parlent encore ces poètes.                                   

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Nikolaï PROROKOV & les poètes russes du Dégel n° 44