Missak MANOUCHIAN

Missak MANOUCHIAN



POUR MISSAK, MANOUCHIAN POETE FTP-MOI (extraits)

par Christophe DAUPHIN

 

(..) Missak Manouchian, alias Manouche, alias le commandant Georges, est né le 1er septembre 1906, à Adıyaman (sud de la Turquie), ville où les Arméniens, qui y sont installés depuis le IVe siècle, vivent dans le quartier du vieux palais, de commerce et d’artisanat, alors que les villageois sont agriculteurs, à l’instar des Manouchian, dont Missak est le plus jeune d’une famille de quatre enfants. Il a neuf ans en 1915, lors du génocide des siens. Son père, Kevork est tué par des gendarmes turcs. Sa mère, Vardouhi, meurt de famine. Missak et son frère Karabet ne doivent leur salut qu’à une famille kurde qui les recueille. L’Église arménienne les rapatrie ensuite dans un orphelinat, à Djunye, en Syrie, où ils demeurent jusqu’en 1925. Manouchian y écrit son premier poème à l’âge de onze ans, apprend le métier de menuisier et s’affirme comme un caractère fort et indépendant : « J’ai grandi nu sous le fouet de la gêne et de l’insulte. ».

En 1925, Missak et Karabet débarquent, grâce à un réseau d’immigration clandestine, à Marseille avant de se rendre à Paris. Karabet tombe malade et Missak se fait embaucher comme tourneur aux usines Citroën, afin de subvenir à leurs besoins. Dans une lettre à son ami Semma, Manouchian parle de la difficulté de travailler dans le bruit infernal des machines, mais le milieu ouvrier lui fait connaitre et ressentir la plus grande chaleur humaine, la camaraderie et, surtout, la solidarité qui peut unir les ouvriers entre eux. Il s’agit d’une extraordinaire école où il se solidarise avec les travailleurs, leurs préoccupations, soucis et espoirs. Il conclut en affirmant que cela lui permet d’avoir plus d’élan encore pour écrire ses poèmes, car il a trouvé dans ce milieu le sujet de toute sa vie : ses semblables.

Karabet meurt en 1927, plongeant son frère dans un profond désarroi. En 1929, conséquence de la Crise économique, Manouchian perd son emploi. Il devient modèle pour des sculpteurs de Montparnasse, fréquente la bibliothèque Saint-Geneviève où il renforce sa culture, et passe la nuit dans des cafés, penché sur des livres : « Avant tout, une chose est vitale pour moi, c’est le travail de l’esprit. » Manouchian découvre son œuvre de chevet : Jean-Christophe, de Romain Rolland. L’œuvre de Rolland, composée de dix tomes, publiés en feuilleton de 1904 à 1912, retrace la vie de Jean-Christophe Krafft, un musicien allemand, de sa naissance à sa mort. Le héros incarne l’espoir d’une humanité réconciliée, notamment en montrant la complémentarité de la France et de l’Allemagne, est aussi un héros romantique comme le Werther de Goethe. Avec son ami Arménien, poète comme lui, Kégham Atmadjian alias Semma (qui sera tué à l’âge de 30 ans, en 1940 ; lors de la bataille de France sur le front des Flandres), Manouchian s’inscrit à la Sorbonne en auditeur libre. Ils y suivent des cours de littérature, de philosophie, d'économie politique et d’histoire. Ensemble, ils fondent en 1930 la revue Tchank (L’Effort ; 12 numéros jusqu’en 1931), puis, Machagouyt (Culture), dans lesquelles ils publient leurs poèmes, des articles sur la littérature française et la littérature arménienne, des traductions en arménien de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud.

En 1934, Manouchian adhère au Parti communiste français, suit les cours de l’Université ouvrière du Parti et entre au Comité de Secours pour l’Arménie (H.O.C.), créé en 1921 pour soutenir la République soviétique d’Arménie. (..)

Lors du congrès de juillet 1935, Missak Manouchian devient un permanent de la HOC et intègre le conseil central en même temps que Mélinée Assadourian, déléguée du comité de Belleville, qui est engagée comme secrétaire. Méminée et Missak se marient en 1936. (..)

 

Poète arménien communiste

Parallèlement à son travail politique et militant, Manouchian déploie une importante activité poétique (..) Mais, le militant musèle le temps du poète : Des forces sauvages détournent mon âme – De sa course effrénée vers l’idéal – Et la contraignent – Aux luttes acharnées du présent.

En 1935, Manouchian devient rédacteur en chef du journal du H.O.C., qui prend en 1935 le nom de Zangou (du nom d’une rivière qui traverse Erevan). Le soir, le couple Manouchian se rend fréquemment chez leurs amis Mamigon dit Micha et Knar Aznavourian, les parents de Charles Aznavour, très actifs dans la résistance arménienne. Chez les Aznavourian - qui tiennent un petit restaurant au 3, rue Champollion : Le Caucase -, où se réunit une bonne part de l’intelligentsia arménienne : « Chaque geste, chaque mot, même le plus insignifiant, dégageait une odeur de fêtes. Nous sentions la fête respirer en nous par tous les pores de la peau. Nous n’étions plus dans une fête, c’était la fête qui était dans chacun de nous. Seul Manouchian semblait préoccupé, pas triste, mais songeur… », rapporte Mélinée, et encore : « Un jour, Manouche dit à Knar Aznavourian qu’elle n’avait pas à s’en faire pour son fils, car il était certain qu’il avait un très grand avenir. » Il ne croyait pas si bien dire.

 

Panturquisme et nazisme

En 1936, militants communistes et antifascistes, Mélinée et Missak se mobilisent pour le Front populaire en France, puis pour la défense de la République espagnole. Manouchian fait partie du Comité d’aide aux Républicains espagnols. Le couple participe à la récolte de fonds auprès des associations arméniennes de France. La priorité et l’obsession de Manouchian et de nombreux Arméniens, rescapés du génocide de 1915, est et demeure la lutte contre le fascisme et le nazisme. Pacte germano-soviétique (signé le 23 août 1939 à Moscou) ou pas, il ne fléchira jamais sur cela. (..)

 

Poète apatride dans la MOI

La veille du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, le 2 septembre 1939, Missak Manouchian, apatride, est incarcéré à cause de ses sympathies pour l’Union soviétique. Il est libéré à la fin de décembre 1941. Manouchian écrit : « L’atmosphère est sombre, nous entrons dans une période d’affrontements. Notre génération va avoir à combattre le nazisme. Cela risque d’être terrible, mais nous en sortirons victorieux… » Il est ensuite mobilisé sous l’uniforme dans le Morbihan. Après la défaite de l’armée française en juin, Manouchian reste sous le contrôle des autorités à l’usine Gnome et Rhône d’Arnage (Sarthe), qu’il quitte illégalement au début de 1941 pour revenir à Paris. Il est de nouveau arrêté peu après le 22 juin 1941, date de l’invasion de l’URSS par les Allemands, et incarcéré sous contrôle allemand au camp de Compiègne. Il est libéré au bout de quelques semaines, aucune charge n’étant retenue contre lui. Son appartenance au Parti communiste n’a pu être prouvé. Il habite avec Mélinée, au 11 rue de Plaisance dans le 14e arrondissement de Paris, de 1941 jusqu’au 16 novembre 1943.

À partir de 1941, puis en 1942, les Manouchian entrent dans le militantisme clandestin, au sein de la MOI. Dissoute pendant la Drôle de Guerre, la MOI est reconstituée clandestinement à l’été 1940 avec une organisation similaire. (..) Les groupements nationaux éditent en grand nombre des journaux clandestins en langues étrangères et œuvrent à la réalisation de l’unité de leurs compatriotes dans la lutte contre l’Occupant. Ils s’intègrent dans une résistance communiste qui, au-delà des parcours individuels, se développe progressivement et passe en août 1941 à la lutte armée. Ce sont les forces les plus importantes déployées au sein des FTP dans la région parisienne. Treize mois durant, les Manouchian s’impliquent dans les actions de propagande dites « Travail allemand » (encourager la désertion, voire l’entrée en résistance de soldats de la Wehrmacht) menées par les différentes sections de la Main-d’œuvre immigrée (MOI). (..)

 

FTP-MOI, le groupe Manouchian

Les FTP unifient au début de 1942, sous la direction de Charles Tillon, les différents groupes d’action initiés par le PCF (Organisation spéciale, bataillons de la jeunesse, groupes de combat de la MOI), partisans de l’action immédiate dans une lutte de guérilla à la ville et à la campagne : l’exécution le 21 août 1941, de l’aspirant Alfons Moser, sur les quais du métro à la station Barbès-Rochechouart, par Pierre Georges, dit Colonel Fabien, à Paris, marque le déclenchement de cette forme de résistance.

En région parisienne, en 1942, à partir des organisations de la MOI sont créés, au sein des FTP, des groupes FTP-MOI (..) mis en place en avril-mai 1942 par Boris Holban et les cadres de la Main-d’œuvre immigrée. Missak Manouchian, responsable des résistants Arméniens de la MOI, depuis la fin 1941, est versé aux FTP-MOI parisiens, en février 1943, sous le commandement de Joseph Epstein. Il est promu commissaire technique, en juillet 1943, et le mois suivant, commissaire militaire, à la place du communiste roumain Boris Holban, qui démissionne de ses fonctions, tandis que Joseph Epstein devient responsable des Francs-tireurs et partisans pour l’ensemble de la région parisienne.

La première action de Manouchian est réalisée le 17 mars 1943 : il jette une grenade, faisant huit morts, au milieu d’un groupe de soldats SS sortant de leur caserne du pont de Levallois. Manouchian a sous ses ordres trois détachements comprenant au total une cinquantaine de militants. Son premier rôle est de fixer des cibles, des hauts gradés, de sorte que l’action ait une valeur militaire et politique. On doit mettre à son actif l’exécution (par Marcel Rayman et Celestino Alfonso), le 28 juillet 1943 de Von Schaumburg, commandant du Grand-Paris et signataire des affiches avertissant les Parisiens des exécutions. L’exécution (par Marcel Rayman, Leo Kneler et Celestino Alfonso), le 28 septembre 1943, du général Julius Ritter, proche d’Hitler et adjoint pour la France de Fritz Sauckel, responsable de la mobilisation de la main-d’œuvre (STO) dans l’Europe occupée par les nazis. Le coût humain du combat des FTP-MOI, dans l’ensemble, est élevé, mais le but politique visé par la direction communiste est atteint : l’insécurisation de l’occupant, harcelé par des attentats.

Les groupes de Manouchian accomplissent près de trente opérations dans Paris, du mois d’août à la mi-novembre 1943. Mais, Manouchian et ses camarades sont pourchassés par les Français de la sinistre Brigade spéciale n°2 des Renseignements généraux. (..) A l’automne 1943, Manouchian rapporte à Mélinée avoir fait part à sa direction du sentiment, partagé par ses camarades, d’être filé par la police. Ce sentiment est confirmé en octobre 1943 après l’arrestation de Joseph Dawidowicz[1]. Un policier résistant de la préfecture de police a fait savoir à la direction des FTP-MOI, que le terrain est miné. Mélinée Manouchian confirme que Missak demande la « mise au vert » provisoire (repli préventif, limité dans le temps) de son groupe ou son transfert en province pour « couper les filatures ». Mais, cette mesure de sécurité, du ressort de la direction militaire des FTP-MOI, n’est pas prise en novembre 1943, alors que les combattants parisiens sont menacés d’arrestation. (..) Mélinée rapporte la réaction de Missak : « Ils veulent nous mener à la mort. » Cette phrase semble trouver son écho dans la dernière lettre de Manouchian : « Je pardonne à tous… sauf à ceux qui nous ont vendus. »

 

L’arrestation et l’Affiche rouge

À l’aube du 16 novembre 1943, une équipe de policiers de la Brigade n°2, arrête Manouchian sur les berges de la Seine à Évry-Petit-Bourg, ainsi que Joseph Epstein, avec lequel il a rendez-vous. Mélinée, cachée par les Aznavourian, parvient à échapper à la police. (..)

La filature qui aboutit aux arrestations massives décimant les FTP-MOI parisiens, à l’automne 1943, a duré cent jours. Entamée le 26 juillet, elle a pris fin le 16 novembre. Au total, la filature conduit à l’arrestation de 68 militants pour l’essentiel de la MOI. Les 68 personnes arrêtées sont remises par les flics de Vichy aux Nazis. 45 d’entre elles sont déportées en Allemagne. Pour les autres, les Allemands décident d’organiser un procès.  (..)

Tous les ingrédients du procès à grand spectacle sont réunis. Les services de propagande allemands s’en chargent. Il s’agit d’essayer de convaincre que la Résistance est « une armée du crime » composée de Juifs et d’étrangers à la solde de Moscou. (..) Dix des prévenus sont sélectionnés pour la composition de l’Affiche rouge, sur laquelle apparaît l’expression « l’armée du crime ». L’Affiche rouge est distribuée sous forme de tracts et placardée (15.000 exemplaires) sur les murs de Paris par l’ennemi : elle stigmatise et dénonce la présence d’étrangers et de Juifs dans la Résistance française. Manouchian est ainsi présenté par les nazis : « Arménien, chef de bande, 56 attentats, 150 morts, 600 blessés ».

L’affiche produit l’effet contraire à celui escompté : pour toute la Résistance, elle devient l’emblème du martyre. Le simulacre de procès du groupe Manouchian s’ouvre à l’hôtel Continental, à Paris, le 15 février 1944 devant une cour militaire allemande. En guise de public, une presse collaborationniste excitée, qui voit en Manouchian « un garçon basané au regard fuyant, l’homme aux 150 assassinats et ses complices stupides et monstrueux, animés de motifs crapuleux. » 

La sentence sans surprise - la mort pour tous, est « prononcée » le 21 février et exécutée le jour même. Les vingt-deux hommes du groupe sont fusillés dans la clairière de la forteresse du Mont-Valérien, à Suresnes (Hauts-de-Seine). 1.007 personnes y sont exécutées par les Nazis durant l’Occupation. Olga Bancic est transférée en Allemagne où elle est décapitée à la prison de Stuttgart, le 10 mai 1944.

Missak Manouchian est inhumé au cimetière parisien d’Ivry-sur-Seine (Seine, Val-de-Marne) avec ses camarades, à l’exception de Georges Cloarec, dont le corps est rapatrié dans le cimetière de notre village natal, La Madeleine-de-Nonancourt (Eure).

 

La justice viendra sur nos pas triomphants

Malgré le souhait que Manouchian exprime dans son ultime lettre à Mélinée (« avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus »), bien peu d’écrits sont parvenus à nous : des extraits de son journal, ses trois dernières lettres et six poèmes seulement. Les deux éditions posthumes de ses poèmes que Mélinée a fait publier nous sont inconnues et introuvables : Banasteghtsutʻyunner (Elekian, Paris, 1946, 95 p.) et Im yergě, (Mon chant), (Hayastani Petakan Hratarakchʻutʻyun, Erevan, 1956, 94 p.).

À la suite de l’arrestation de Missak Manouchian et du démantèlement de son groupe, Boris Holban reprend les fonctions de chef militaire des FTP-MOI de la région parisienne et voit ses responsabilités élargies à toute la zone Nord. Il est chargé d’exécuter Joseph Dawidowicz (Albert), dont la trahison (il a parlé sous la torture) est à l’origine de la chute du groupe Manouchian, ce qu’il fait le 28 décembre 1943, à Bourg-la-Reine. Holban a ensuite la tâche de faire entrer les FTP au sein des FFI[2] et participe à la libération de Paris.

Deux ans plus tard, en 1951, l’ex-FTP Juif polonais David Erlich, fait paraître, avec une postface de Charles Tillon, ex-commandant en chef des Francs-tireurs et partisans, Pages de gloire des 23, aux éditions France d’Abord. Le livre est très fraîchement accueilli par le PCF et pire encore par Moscou, alors livrée aux purges, dont de nombreux anciens de la MOI et notamment des Juifs. En réaction, les éditions en langues étrangères de Moscou, les Éditions de Moscou, publient trois mois après, en août 1951, un autre livre, préfacé par Louis Aragon et intitulé Lettres de communistes fusillés, dans lequel ne figurent aucun nom ni aucune lettre de combattants FTP-MOI. L’historien Fred Kupferman parle du « gommage inconscient ou délibéré d’une histoire où l’on trouvait un peu trop de noms étrangers pour représenter la Résistance française. » Puis, plus rien sur Manouchian et les FTP-MOI….

Jusqu’en 1954, avec l’inauguration sur la demande d’élus communistes de Paris 20 d’une rue du Groupe-Manouchian. Un poème est commandé pour l’occasion à Louis Aragon, qui écrit « Groupe Manouchian ». Le poème paraît le 5 mars 1955 dans le journal L’Humanité : Un grand soleil d’hiver éclaire la colline - Que la nature est belle et que le cœur me fend - La justice viendra sur nos pas triomphants - Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline - Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant. Le titre définitif du poème d’Aragon est « Strophes pour se souvenir » (in Roman inachevé, Gallimard, 1956).

Pour l’écrire, Aragon a paraphrasé la dernière lettre que Missak Manouchian a écrite, le 21 février 1944, à sa femme Mélinée, depuis la prison de Fresnes, deux heures avant d’être fusillé au Mont Valérien. Ces hommes étaient armés avant tout de leur courage. Le poème va devenir célèbre. Cela n’est du, ni à la publication dans L’Humanité, ni à sa publication en volume dans le Roman inachevé ; mais à sa mise en musique et à l’interprétation, en 1961, avec le succès à venir que l’on sait, par Léo Ferré sous le titre de « l’Affiche rouge » (in Léo Ferré, Les Chansons d’Aragon, Barclay, 1961), d’après l’affiche de propagande xénophobe allemande exposant les photos de 10 des 23 membres des Francs-Tireurs et Partisans–Main-d’Œuvre Immigrée du groupe Manouchian, après leur arrestation.

Revenons à 1944. Comment le PCF via son organe central L’Humanité (qui parait alors clandestinement, le plus souvent sur un simple recto-verso) évoque-t-il l’action, le procès, l’Affiche rouge des Nazis et l’exécution des FTP-MOI du groupe Manouchian ?

L’historien Philippe Robrieux nous le dit et cela fait froid dans le dos (in L’Affaire Manouchian. Vie et mort d'un héros communiste, Fayard, 1986). « L’Humanité clandestine se borna à consacrer, au dos, dans un coin, quatorze maigres lignes aux 23 combattants du Parti qui venaient de tomber. Contrairement à l’habitude qu’elle avait prise de célébrer à la « une », sous un gros titre, ceux des siens qui étaient tombés en héros, en détaillant leur biographie, L’Humanité demeurera singulièrement brève, froide, abstraite et anonyme. Intitulé : « Ils sont morts pour la France », l’entrefilet qu’elle publie le 1er mars 1944 doit être cité intégralement. ». Voici l’entrefilet en question, accablant et consternant pour le PCF : « Dans l’espoir de diviser la Résistance, les boches ont organisé à grand renfort de publicité le procès de 24 travailleurs immigrés qui avaient pris place dans les groupes armé s de la Résistance. ces hommes, venus en France comme immigrés politiques ou comme immigrés économiques, ont combattu le boche qui opprime leur patrie comme il opprime la France. le peuple français salue ces hommes comme des héros de la lutte antifasciste. ils sont morts pour la France qui avait accueillis, et que les Laval, Pétain et cie ont livrée aux boches », L’Humanité, 1er mars 1944. « Contrairement à tous leurs prédécesseurs, Manouchian et ses camarades n’étaient même pas nommés, et leur qualité de communistes n’était pas même mentionnée dans le journal du Parti. Jacques Duclos qui le contrôlait, était passé par-là. L’affaire Manouchian venait de commencer », conclut Philippe Robrieux.

 

L’Affaire Manouchian

Avant d’être fusillé, Manouchian, dans sa dernière lettre, pardonne à tous, « sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus ».

Qui est le traître ?

Il faut attendre 1985 pour avoir des réponses. L’histoire des combattants FTP-MOI revient sur le devant de la scène à l’occasion de la diffusion, à la TV, du film de Mosco Boucault, Des terroristes à la retraite. Dans ce documentaire explosif, qui met enfin au grand jour le rôle primordial des immigrés dans la réalisation des faits d’armes de la Résistance communiste, les derniers survivants racontent leur combat. Mélinée Manouchian[3] est bien sûr présente. Son témoignage accuse la direction du Parti communiste français d’avoir lâché voire vendu le groupe Manouchian pour des raisons tactiques. Il ressort du film de Mosco Boucault, que le Parti communiste a délibérément sacrifié les combattants juifs et étrangers de la MOI en ne les autorisant pas à se mettre à l’abri en cette fin 1943 où ils se savaient serrés de près par les polices françaises et allemande.

Dès le 14 juin 1985, avant la diffusion télévisée (déprogrammée suite à des pressions du PCF, et finalement reprogrammée) le 2 juillet 1985, sur Antenne 2 dans l’émission Les Dossier de l’écran, Mélinée Manouchian renouvèle devant les journalistes ce qu’elle affirme dans le film : sa conviction que son mari, Missak Manouchian, a été sacrifié avec ses hommes par le commissaire politique des FTP-MOI, Boris Holban[4].

Le film apporte encore le témoignage de Louis Grojnowski qui, de 1942 à 1945, fut responsable de la Main-d’œuvre immigrée, en liaison avec Jacques Duclos le dirigeant du PCF clandestin : « Par mesure de sécurité, on a envoyé des militants se cacher… Mais il fallait qu’il en reste pour combattre. Oui, dans chaque guerre il y a des sacrifiés. »

(..) Pour la direction du PCF, résume l’historien Stéphane Courtois, « Il n’y a pas d’affaire Manouchian : la chute de ce groupe serait le résultat tragiquement normal de la répression des polices, tant française qu’allemande et de son lot quotidien de filatures, d’arrestations et de tortures. Or, des responsables politiques de la MOI ont demandé dès mai 1943 le transfert de leurs activités en zone sud, où étaient réfugiées leurs communautés. Dès juillet 1943, le responsable des FTP-MOI parisiens s’est opposé à des directives ordonnant une intensification spectaculaire de la guérilla urbaine à Paris. En octobre-novembre 1943, alors que le commissaire politique des FTP-MOI parisiens a trahi, Manouchian qui se sent cerné par la police demande que son groupe soit provisoirement dispersé. Aucune réponse positive ne fut apportée à ces demandes en temps utile, ce qui fut à chaque fois fatal à des dizaines de combattants. Les diverses directions communistes - MOI, FTPF et direction nationale du PCF - ont donc leur part de responsabilité dans ces chutes. »

Qui est le traître ? Adam Rayski, qui fut responsable national de la section juive du PCF de 1941 à 1949, auteur de Nos illusions perdues (Balland, 1985) répond (in L’Histoire n°81, 1985) : « Dans l’esprit de Manouchian il s’agissait de Joseph Dawidowicz, commissaire politique des FTP-MOI depuis juin 1943. Manouchian était son subordonné et ne l’a accepté qu’à contrecœur. En octobre, Dawidowicz disparaît. Par une fuite de la préfecture, nous avons appris qu’un résistant dont le signalement correspondait à celui de Dawidowicz avait craqué, était passé aux aveux. Il sillonnait Paris en voiture avec les policiers français pour piéger les camarades sur leurs lieux de rendez-vous. À la suite d’une évasion simulée, il devait infiltrer la MOI et remonter jusqu’à la direction clandestine du Parti. Après les coups de filet de mars 1943 – 140 camarades arrêtés –, la police s’était déjà bien infiltrée. En janvier 1944, ce sont deux adjoints de Duclos qui tombent. Dawidowicz a contribué à mieux cerner l’organigramme clandestin. Sa trahison ne fait plus aucun doute. »

 

Quels sont ceux qui ont vendu ?

Y a-t-il une responsabilité du PCF dans la chute du groupe Manouchian ? Adam Rayski rapporte : « En mai 1943, devant le bilan des pertes des organisations juives, j’ai demandé le repli. le transfert de notre direction dans la zone Sud. Le Parti a refusé, qualifiant cette attitude de « capitularde ». Le PC voulait continuer à frapper dans la capitale, avec ce qui restait son unique bras séculier : les FTP-MOI Stratégiquement, la direction, pour affirmer sa suprématie vis-à-vis de Londres et du Conseil national de la Résistance, désirait capitaliser les actions d’éclat de la MOI. La direction nationale juive est partie in extremis pour Lyon, mais les FTP ont continué à lutter sur place avec acharnement. Le Parti a sous-estimé l’impératif de la guérilla urbaine – savoir décrocher – et a tiré un rendement politique maximum des coups d’éclat de la MOI. À terme, c’était donc bien une grave erreur politique. La part de responsabilité du PC dans les arrestations de résistants - dont les 23 de l’Affiche rouge - est indiscutable. Mais ne parlons pas à propos du Parti de trahison ; ne parlons pas non plus d’abandon et encore moins de sacrifice prémédité. »

Mélinée Manouchian n’a pas refait sa vie après la mort de Manouche et travaille comme secrétaire de la Jeunesse arménienne de France (JAF), association fondée le 14 juillet 1945 pour organiser des échanges culturels et promouvoir la culture arménienne auprès des jeunes de la diaspora.

En 1947, Mélinée répond à l’appel de la République soviétique d’Arménie. Trois mille cinq cents Arméniens de France embarquent en septembre 1947 sur le Rassïa (Russie) et deux mille cinq cents en décembre sur le Pobiéda (Victoire). Mélinée s’installe à Erevan où elle enseigne le français. Mélinée et Missak étaient des communistes sincères et convaincus, qui luttaient pour une société sans classes, sans guerres, sans injustice. Pour eux, l’URSS était le pays du communisme, où il n’y avait pas de génocide, de racisme et de discrimination. Mais ce communisme n’existe pas dans l’URSS de Staline, qui en est l’opposé.

Rapidement désabusée par les procès de Prague (1952) et le stalinisme qui sévit en Arménie, Mélinée adresse des messages codés à ses amis Aznavourian pour les dissuader, alors qu’ils s’y préparent, à venir la rejoindre. C’est n’est pas au sein des chœurs de l’Armée rouge, que Charles prendra son envol musical, mais en France, en 1960, avec sa chanson Je m’voyais déjà.

Mélinée demeure quinze ans, déboires et désillusions, en Arménie soviétique. Un cancer lui vaut une gastrectomie, dont elle se remet mal. L’avènement de Khrouchtchev, le 14 septembre 1953, et de la déstalinisation lui permet d’obtenir l’autorisation, en 1962, de se faire soigner à Paris. Elle quitte Erevan (elle n’y reviendra pas) pour Paris. L’inconnue de la chanson de Léo Ferré, L’Affiche rouge, obtient une pension de veuve de guerre.

En 1974, elle fait paraître son livre Manouchian, (Les Éditeurs français réunis, 1974). En 1985, elle participe au film documentaire de Serge Mosco Boucault Des terroristes à la retraite, dans lequel elle dénonce la responsabilité du PCF dans les arrestations de ses camarades et de son mari du groupe Manouchian et des exécutions qui en découlent.

Le 31 décembre 1986, le président François Mitterrand la nomme, par décret, chevalier de la Légion d’Honneur. Mélinée meurt le 6 décembre 1989, à l’âge de 76 ans et repose avec Missak dans le carré militaire du cimetière parisien d’Ivry. Arsène Tchakarian, l’ultime survivant du groupe Manouchian, s’éteint à 101 ans le 4 août 2018.

En 2023, un Comité de soutien est constitué par l’association Unité Laïque pour l’entrée de Missak Manouchian (et Mélinée ?) au Panthéon » : « La place de Missak, Français d’âme, Français par le sang versé, est au Panthéon. Il y représentera ses compagnons de l’Affiche rouge, le peuple de ces étrangers qui firent la France et dont la France fit des Français, le vaste peuple des ouvriers, typographes, cheminots, poètes et communistes. Tous illustrent l’idéal d’une République où compte avant tout l’amour de la patrie et l’adhésion aux principes qui la régissent. À tous, elle offre alors ses fruits, la liberté, l’égalité, la fraternité. Avec Joséphine Baker, ils formeront ce couple inespéré, emblème de tous les hommes et les femmes qui aujourd’hui encore, en Afrique, en Asie, en Europe, en Amérique latine, chantent la Marseillaise lorsqu’ils veulent faire entendre leur cri de liberté… »

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

À lire : Didier Daeninckx, Avec le groupe Manouchian (Oskar Éditeur, 2010), Didier Daeninckx, Missak (Perrin, 2009), Hélène Kosséian, Arsène Tchakarian, Les commandos de l’Affiche rouge (Éditions du Rocher, 2002), Arsène Tchakarian, Les Francs-tireurs de l’Affiche rouge (Messidor, 1986), Philippe Robrieux, L’Affaire Manouchian. Vie et mort d'un héros communiste (Fayard, 1986), Philippe Ganier-Raymond, L’Affiche rouge (Fayard, 1975), Mélinée Manouchian, Manouchian (Les Éditeurs français réunis, 1974), Gaston Laroche, On les nommait des étrangers (Les Éditeurs français réunis, 1965).

Films : Michel Violet, Arsène Tchakarian, mémoire de l’Affiche rouge (2018), Michel Ionascu, Missak Manouchian, Une esquisse de portrait, film documentaire (2011), Robert Guédiguian, L’Armée du crime (2009), avec Simon Abkarian et Virginie Ledoyen (Missak et Mélinée Manouchian), Mosco Boucault, Des terroristes à la retraite, film documentaire (1985), Frank Cassenti, L’Affiche rouge (1976), avec Roger Ibanez et Malka Ribowska (Missak et Mélinée Manouchian).


[1] Joseph Dawidowicz (né en 1906). Syndicaliste et militant communiste Juif polonais de la sous-section juive de la MOI du PCF, résistant, responsable politique du 2e détachement des FTP-MOI, puis de la direction parisienne de ce mouvement. C’est lui qui, en août 1942, propose la nomination de Missak Manouchian à la place de Boris Holban, démis de ses fonctions de responsable militaire.

[2] Les Forces françaises de l’intérieur (FFI) rassemblent, au 1er février 1944, sous la direction du général Pierre Koenig, les principaux groupements militaires de la Résistance intérieure française, soit 400.000 hommes : l’Armée secrète (AS, gaulliste, regroupant Combat, Libération-Sud, Franc-Tireur), l’Organisation de résistance de l’armée (ORA, giraudiste), les Francs-tireurs et partisans (FTP, communistes)… L’historien Robert Paxton cite le chiffre de 300.000 cartes de combattants délivrées : 130.000 à des déportés, 170.000 à des combattants volontaires de la Résistance. Il ajoute les 100.000 résistants qui sont morts au combat pour approcher un total des « résistants actifs » de 2 % de la population française (soit 800.000 personnes).

[3] Mélinée Manouchian auteur de Manouchian (Les Éditeurs français réunis, 1974) est décédée le 6 décembre 1989. Elle repose avec Missak dans le carré militaire du cimetière parisien d’Ivry. Henri Krasucki, secrétaire général de la CGT, qui fut Résistant et membre actif de la section juive des FTP-MOI assista aux funérailles de sa camarade de combat, malgré la désapprobation de Paul Laurent et de l’ensemble de la direction du PCF.

[4] Mélinée se trompe. En août 1943, Holban démissionne de ses fonctions et est remplacé par Manouchian : il refuse d'entériner l’ordre de la direction nationale des FTP d’accroître le rythme des actions, car il considère, que les FTP-MOI sont à la limite de la rupture face à la pression policière. L’avenir lui a hélas donné raison.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
DOSSIER : La poésie brésilienne, des modernistes à nos jours n° 49