Michel & Thérèse MANOLL

Michel & Thérèse MANOLL



LE DERNIER CHANT DE ROCHEFORT : HOMMAGE À THÉRÈSE MANOLL

 

C’était une Dame, comme on l’aurait dit autrefois. Thérèse avait de la classe, digne et droite comme un I. De l’esprit, non dénué d’humour. Une culture qui tendait naturellement à la curiosité. On admirait sa fidélité sans faille aux siens et à ses amis. Elle était discrète, simple et ouverte. Elle n’en jouait pas, jamais. Elle avait l’apparence d’un « moineau », mais était solide comme un roc et déterminée, toujours, même à l’âge de 103 ans, qui est également celui de notre doyen, notre cher Georges-Emmanuel Clancier, dernier survivant des « temps du terrible » et, cependant, d’un âge d’or pour la poésie.

Sans celle qu’il décrit ainsi : Je te regarde bouger dans mon cœur comme une anémone de mer ; Michel Manoll n’aurait certainement pas pu donner l’œuvre qui est la sienne. Thérèse a porté et soutenu l’édifice. Écrivant cela, j’imagine tout à fait, l’air gêné et même désapprobateur de Thérèse, qui, dessinatrice et musicienne, a également écrit des poèmes, dont un, chaque 15 octobre : Ta main dans la mienne se dérobe – Un oiseleur aux mains d’ivoire – Vers l’au-delà des mots s’en est allé, à compter de 1984, mais sans jamais les publier. Je ne sais pas si Thérèse est le dernier chant de Rochefort ; le dernier chant historique, ça, c’est certain.

L’histoire commence à Alençon, en 1930. Thérèse Tulasne est une jeune normande de seize ans, lorsqu’elle fait la rencontre (Ce jour auroral où je te vis pour la première fois) d’un jeune homme, comme elle, féru d’art et de poésie. Il s’agit de Michel Laumonier, son aîné de trois ans. Thérèse s’adonne alors au dessin, à l’écriture et à la musique (au violoncelle). Elle est la sœur de l’un des camarades de collège de Michel. Elle va devenir le grand amour de sa vie, la mère de ses enfants, Marie-Ange (née en 1937) et Jean-Daniel (né en 1948) et l’inspiratrice de nombreux poèmes : Amoureuse à fondre les pierres... Je t’expose nue à la lave - Dépouillant ta brûlante écorce.

Michel épouse Thérèse en 1935, à Solesmes. Le lieu n’a pas été choisi au hasard : Pierre Reverdy y réside depuis 1926. Michel Laumonier est entretemps devenu le poète Michel Manoll, d’après le nom, qui lui a plu, d’un poète publié en 1930 dans la revue Tambour : Valentin de Manoll. Le couple s’installe à Nantes : Ville secrète, toujours enveloppée dans les bruines de ses sept rivières..., et ouvre, grâce au soutien des parents de Thérèse, une librairie (8 place Bretagne), que le poète baptise « La Cité d’Orphée ». Fervent bibliophile, Manoll s’affirme un piètre commerçant. En 1936, il fonde la revue Le Pain blanc, qui totalisera deux numéros. Au sommaire, nous retrouvons : Saint-Pol-Roux, Reverdy, Jacob, Supervielle, Rousselot...

Et soudain, ce fut la rencontre, que Michel Manoll a relatée : « Lorsque René Guy Cadou s’est trouvé pour la première fois devant moi, en 1936, rien d’autre que sa personne ne me séduisit et nul ne me persuada de lui consacrer ce que, jusque-là, je me réservais, sans réticences et sans ambages... Nous nous embrassions par nos noms ; et à notre première rencontre, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre... Cette amitié me permit tout simplement d’être moi-même hors de moi-même et de livrer à l’enfant qu’il était alors les plus intimes effusions, les cris les mieux celés... Je fus son bien et il fut le mien… »

À compter de cette rencontre, quinze années seulement, seront imparties à Cadou pour écrire son œuvre, s’installer à Louisfert, épouser Hélène (en 1946), et sillonner le Pays de Loire : Tes paumes voyageuses - Retiendront mon visage - Et je t’appartiendrai. Fils d’instituteur et instituteur lui-même, Cadou (né en 1920) connaîtra les aléas d’une vie modeste et besogneuse. Poète-archange de la vie brève, il écrit beaucoup, avec élan, désinvolture et enthousiasme, comme s’il pressentait le peu d’années qui lui restait à vivre.

Un lyrisme fraternel, simple et fort se dégage de ses vers, ceux d’un poète seul face au temps qui le broie : Avec les prisons qui s’éclairent - Lorsque tu passes sous les murs - Avec l’oiseau - Avec les bêtes - Qui tremblent de te perdre un jour - Poésie la vie entière - Je te caresse - Aux yeux de tous. Hélène Cadou a écrit : « Michel fut pour René le découvreur, le maître du chemin, celui qui ouvre la route, la dessine, en dévoile les perspectives et les embûches. » Manoll sera le catalyseur du génie de Cadou et contribuera grandement (avec Jean Rousselot) à porter haut, le message humain de cette poésie : J’écris pour me sauver - Pour saluer ce qui reste - Un bourgeon de soleil oublié sur ma veste - Une main reconnue qui se fond dans ma main - Et les géographies tremblantes du chemin.

En 1938, Michel Manoll a vendu sa librairie pour s’installer à Saint-Calais, dans la Sarthe, où il devient professeur de lettres, alors que Thérèse enseigne le dessin. Puis vînt la guerre, la débâcle, l’horreur et la barbarie. C’est dans ce contexte que va se former en 1941, dans un « petit village de l’Anjou, sur un bras de la Loire au nom de poète, Le Louet, privilégié par sa situation au cœur des vignobles des coteaux du Layon où l’on produit le cru réputé du quart de chaume », rapportera Jean Bouhier, le fondateur et le seul poète à résider sur place : L’École de Rochefort, laquelle réunit des poètes qui ont antérieurement publié dans les mêmes revues et qui possèdent un dénominateur commun : le goût de l’indépendance et la soif de liberté, afin de revivifier un humanisme éprouvé.

En 1941, la France est coupée en deux par le traité d’Armistice. La presse et la radio sont bâillonnées. Le fascisme est à l’ordre du jour. À Rochefort, il n’est pas question d’avancer des règles ou une philosophie, mais plutôt des idées communes : l’amitié, le respect, un ardent besoin de liberté et de poésie, d’amour et de nature, avec deux phares dans les yeux : Pierre Reverdy et Max Jacob ; Max, pour qui, Thérèse nourrissait une amitié infinie.

Le groupe de base est constitué de Jean Bouhier, René Guy Cadou, Jean Rousselot, Michel Manoll, Luc Bérimont et Marcel Béalu, rejoints par bien d’autres : Roger Toulouse, Maurice Fombeure, Paul Chaulot, Louis Parrot…. « Que vous demande-t-on à l’École ? D’être vous, de faire le plus de chahut possible autour de la poésie, de citer Cambronne à tous les rabat-joies et d’être un homme enfin parmi les empaillés... Nous écrivons des poèmes parce que nous voudrions vous avoir avec nous, engagés volontaires de la Poésie... Être soi, avec tous ses vices. C’est la vertu majeure », précise Cadou. De 1941 à 1944, Rochefort est une plaque tournante de la poésie contemporaine. Il s’agit de réhabiliter la dignité humaine bafouée par l’occupant, en l’exaltant à travers le lyrisme poétique.

À la Libération, les Manoll montent à Paris et Michel commence une longue carrière de journaliste. Après avoir publié L’Air du large (Cahiers de Rochefort, 1941), ainsi qu’Armes et bagages (1942), un livre de réflexions sur la création poétique (« Le poète vit dans des trous d’air. Sa place est mouvante et fluidique. Il creuse bien plus qu’il ne remplit »), Manoll a donné son premier grand livre, Gouttes d’ombre (Robert Laffont, 1944), dont les poèmes témoignent des ravages de la guerre, couvrent les années de Rochefort et préfigurent l’œuvre à venir : À qui donc ce sang qui drape la route - À qui ce silence en croix sur le monde - Et tous ces déserts blanchis par la neige - Qui tournent sans bruit autour de mon front ? Jean Rousselot pourra écrire en 1952 : « C’est un lyrique un effusif, un poète de la solitude et de la crucifixion interne », alors que le critique Léon-Gabriel Gros évoque : « Un art qui aboutit à la transfiguration, à la désincarnation totale. »

Il est un fait, souligné par Jacques Taurand : la poésie de Manoll fait davantage parler les images que les mots. Elle suggère plus qu’elle ne dit : Un pétale et c’est une hanche - aiguisée au fil des caresses, - Un sein, duvet d’une aile blanche - Sur l’albâtre que la main tresse.

Puis, survint le drame du 20 mars 1951 : René Guy Cadou décède d’un cancer, dans sa trente et unième année : Nous sommes du voyage et vaincu d’avance. Manoll est anéanti : Je ne sais à qui parler et ma voix à perdu son rebond… Je ne sais plus écrire dans la chaleur des mains. Il sombre au point d’écrire à Thérèse, par le biais d’un poème : Pardonne-moi de m’être absenté de cette vie – Pour accompagner quelqu’un… - Je reviens sain et sauf parce que j’ai fait seulement quelques pas. Sa douleur enfante l’un des plus beaux chants sur l’amitié, Louisfert-en-Poésie (Les Amis de Rochefort, 1952) : Voici septembre et le temps de Poésie dans un ciel - de feuilles mortes et de bruyères - Mais le meilleur des compagnons que la règle conventuelle - de l’amitié me faisait saluer comme un frère - S’est vidé de sa substance percé jusqu’aux moelles - par les guêpes de la mort.

Jusqu’en 1968, Michel Manoll va alterner écriture poétique et critique, avec son travail à l’O.R.T.F. De 1945 à 1968, il publie neuf recueils de poèmes dont Thérèse ou La solitude dans la ville (Seghers, 1953), ou encore, Souviens-toi de l’avenir (Jean Germain, 1962). Mais, Manoll, c’est aussi l’homme de radio : une vingtaine de créations et  une vingtaine d’adaptations, ainsi que des entretiens avec Blaise Cendrars, Pierre Jean Jouve ou Alexandra David-Néel ; un essayiste qui laisse une dizaine d’essais pénétrants et éclairants à la fois : Pierre Reverdy, avec Jean Rousselot, (1951), Baudelaire (1957), Saint-Exupéry (1961)… Rappelons encore Armes et bagages, cette somme de réflexions : « L’image est la force obscure, mystérieuse qui déclenche et lance la marée du poème. Mais il y a d’abord la mer et son tonnage énorme », sans oublier, bien sûr, le poignant René Guy Cadou, que le poète publie en 1954 dans la célèbre collection Poètes d’aujourd’hui, aux éditions Seghers : « C’est à ce Prince que j’adresse, aujourd’hui, ces signes de reconnaissance, dans la lumière pure et ardente de ce cœur partagé, qui n’eut de cesse de battre le silex pour que les ténèbres fussent vouées à jamais, à la perdition et à l’oubli. » Le Cadou de Manoll est l’un des fleurons de la collection.

En 1968, Manoll fait paraître Incarnada (Seghers, 1968) ; un livre qu’il décrit lui-même comme une phase capitale de son œuvre poétique, et que Jacques Taurand qualifie « d’art parvenu à son zénith ». Dix-neuf chants, cent-soixante-et-onze strophes, six-cent-quatre-vingt-quatre vers composent cette œuvre, dont Thérèse m’a offert un exemplaire de l’édition originale, accompagné d’une belle lettre, et aussi un exemplaire de la revue Le Pain blanc n°2 (1936). Incarnada est le sujet et l’objet, le mouvement et la main, la page et l’écriture. Incarnada prend l’apparence des choses qui peuplent l’univers familier du poète et habitent ses rêves.

De 1968 à 1980, Manoll ne cesse pas d’écrire (son œuvre posthume compte plus de sept recueils), mais de publier, accaparé par son travail à la radio. En 1975, il participe à la refondation de L’Académie Mallarmé, que je devais rejoindre en 2012.

La mort le fauche le 15 octobre 1984, jour de la Sainte Thérèse : Nous voici parvenus au carrefour où chacun se sépare : - L’un s’enfonce dans la brume, laissant derrière lui les - quais déserts et les cales du départ, - L’autre fait encore quelques pas dans l’allée forestière qui ne - mène nulle part - Et son cœur s’effeuille et tourbillonne avant de s’éteindre.

Je n’ai pas connu Michel Manoll. En revanche, j’ai connu grâce à lui deux de mes meilleurs et plus chers amis : Simone et Jacques Taurand, lequel, à compter de 1977 et ce, jusqu’à la mort du poète, a correspondu et lié une amitié avec Manoll. Après la disparition du poète, Jacques ne se priva pas, en se faisant un devoir, avec toute la générosité qui le caractérisait, de lui rendre de nombreux hommages : des articles, des conférences, et un remarquable essai de référence : Michel Manoll ou L’envol de la lumière (L’Harmattan, 1997).

C’est grâce à ce livre, donc un peu grâce à Manoll, (les poètes rassemblent !), qu’en 1997, nous nous sommes connus. J’avais écrit une chronique très favorable à son essai dans la revue Le Cri d’os n°18 (1997). Jacques voulut me rencontrer. L’amitié, une de celles qui sont indéfectibles, s’installa instantanément avec lui comme avec Simone, en juin 1997. Et comme Jacques aimait partager, rassembler, inlassablement ; il ne tarda pas à me présenter Thérèse Manoll, laquelle lui rendait bien son amitié et lui vouait une reconnaissance infinie pour tout ce qu’il avait fait et faisait pour son poète. Une grande amitié en découla, qui dépassa de loin, l’entretien de l’œuvre et de la mémoire de Michel, pour déboucher sur une fratrie, qui dut se réunir pour le meilleur (l’amitié, la poésie), mais aussi pour le pire. Ainsi, à l’Isle-Adam, le 24 mai 2008, pour les obsèques de Jacques Taurand. J’y étais et je ne m’en suis pas consolé.

Quatre mois plus tôt, mercredi 23 janvier 2008, Jacques avait fait sa dernière apparition publique, lors d’une soirée organisée par Madeleine et Paul Farellier, afin d’évoquer une dernière fois l’œuvre de Michel Manoll, en présence de Marie-Ange et de Jean-Daniel, les enfants du poète, et de la toujours extraordinaire Thérèse, alors âgée de quatre-vingt-quatorze ans, qui m’avait écrit : « Grâce à ceux qui lisent Michel avec ferveur, la vie est plus douce. » Pour Thérèse, son Michel, c’était quelque chose !

Neuf ans plus tard, tout le monde s’est retrouvé à l’Isle-Adam, encore, mardi 28 novembre 2017, pour les obsèques de Thérèse Manoll, décédée le mercredi 22 novembre dans sa cent-quatrième année. Thérèse a retrouvé Michel à Alençon, après lui avoir écrit : Il se fait tard et l’herbe pousse – Sur les racines profondes de ma vie.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire de Michel Manoll (choix) : Gouttes d’ombre (Robert Laffont, 1944), Pierre Reverdy, essai, avec Jean Rousselot (Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 1951), Louisfert-en-poésie (Les Amis de Rochefort, 1952), René Guy Cadou (Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 1952), Thérèse ou la solitude dans la ville (Seghers, 1953), Souviens-toi de l’avenir (Jean Germain, 1962), Incarnada (Seghers, 1968), Un été andalou (Rougerie, 1980), Le voyageur de l’aurore (Granit, 1986).

À consulter : Jacques Taurand, Michel Manoll ou l’envol de la lumière (L’Harmattan, 1997).

LA MAISON DE LA MER

 

Non, ne me cherchez plus sous ces tuiles disjointes,

Mouette d’autrefois, visiteuse attentive,

Je ne reviendrai plus m’asseoir à cette table,

Ni reprendre ma place à l’orée de la mer ;

 

Celui qui cherchait là un langage accessible

Au moindre brin d’éther, au plus léger embrun,

S’est engagé, depuis, dans une longue errance,

Séparé des trésors qui brillaient sous son front ;

Il a masqué ses yeux de frondaisons nocturnes

Et ne sait plus très bien en quel lieu il se trouve

Puisque le fil d’écume que vous tressiez pour lui

N’est plus qu’un souvenir élagué par le temps.

 

Pourtant, si vous passez par la maison marine

Où j’ai tant rassemblé de moire et de froment,

Posez-vous, un instant, sur la plus basse branche

Du sapin qui vacille comme rose des vents :

 

De ce mouvant refuge vous guetterez la chambre

Que mon regard avait tapissé de corolles

Et vous ranimerez toutes les fleurs décloses

Comme si je pouvais encore choisir.

 

Veillez pour ce cœur d’homme enlisé dans la ville

Qui n’attend plus personne et ne reviendra plus

Attiser votre cri et lui donner asile

Au fond d’un roc jonché de friables sarments.

Michel MANOLL

(Poème extrait de L’air du large, Les Cahiers de l’école de Rochefort, 1941).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules



 
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