Malcolm de CHAZAL

Malcolm de CHAZAL



Nous avons une relation particulière avec Malcolm. C’est, en effet, à notre ami Sarane Alexandrian qu’il s’adresse, à ses « débuts » parisien et français, en lui adressant, en 1947, une lettre très importante (autant dire un véritable petit livre, un manifeste de trente et une page, dont nous conservons le manuscrit ainsi que la photo ci-dessous dans nos archives), qui marque sa prise de contact avec André Breton et les surréalistes. Nous retrouvons Malcolm en fin de boucle, si l’on peut dire, puisque c’est vers notre ami et fondateur de la revue Les Hommes sans Épaules, Jean Breton, que se tourne Malcolm pour publier ses poèmes ; ce qui est effectif en 1980. La bouche ne s’endort jamais sera le dernier livre de Malcolm, publié de son vivant.

Météore poétique définitivement insaisissable, ingénieur agronome, poète, peintre, dramaturge, essayiste, critique, moraliste, amuseur, qui a écrit sur tous les sujets (l’actualité politique, la crise économique, la philosophie, la nature, la littérature…) dans un style éblouissant, Malcolm de Chazal est né le 12 septembre 1902 à Vacoas (Île Maurice), dans une famille aisée : avoué à Port-Louis, son père possède deux cocoteraies. Son ancêtre, le Comte François de Chazal de la Genesté, installé sur l’île Maurice en 1763, l’un des fondateurs de La Rose-Croix, dit-on, grâce à ses dons de voyance, aurait prédit tous les événements de la Révolution française. Il aurait également initié le sieur Backström (qui a constitué en France la franc-maçonnerie Scottish Rite) à la lapis animalis, transmutation de la pierre en animal et à la pierre philosophale. René Allendy affirme encore, dans son livre Paracelse, le médecin maudit, que Chazal de la Genesté serait le dépositaire des secrets du Comte de Saint-Germain. Malcolm, après avoir passé en 1924 son diplôme d’ingénieur sucrier à Bâton Rouge (USA), a trente-cinq ans lorsqu’il entre à l’Electricity and Telephone Department, à Port-Louis, en tant qu’Inspector Grade II. En 1954, il passe Commercial Inspector Grade I, puis en 1956, Trafic Officer à Port-Louis. « Je n’avais rien à faire. J’étais affreusement mal payé. Je fis voir mon incapacité. On me laissa en paix », précise-t-il dans Autobiographie spirituelle. C’est pendant ces années-là, que Chazal peaufine sa pensée et entre dans une période d’éclosion poétique. À cinquante-cinq ans, il demande sa mise à la retraite. Son collègue Emmanuel Juste, l’évoque « discourant longuement du merveilleux du quotidien, des fleurs qui vivent en amitié avec les hommes, des montagnes-hiéroglyphes, du rituel des couleurs et de la lumière, des arcanes de l’alchimie ou passant à toute allure dans une sorte de transe, le visage préoccupé, le menton en défi, parce que pris au sortilège d’une idée. » Dans une lettre de 1949, du pasteur René Agnel à André Breton, Malcolm de Chazal est décrit « comme un poète, explorateur en cosmologie et en ethnologie, expert en ésotérisme, hétérodoxe, théologien et militant indépendant qui le restera jusqu'à son dernier souffle. Un individu tourmenté par la quête d’une spiritualité véritablement libérée et purifiée, à l’instar de Rimbaud, l’homme aux semelles de vent à la recherche de la vie transformée. »

Chazal commence, de 1934 à 1941, par écrire sur l’économie et les industries locales en pointe : Une synthèse objective de la crise actuelle, Nouvel essai d’économie politique, Historique de notre change et notre délégation (1932), à Londres et Une étude des différents aspects de notre industrie textile… Malcolm de Chazal entend, en vain, provoquer une prise de conscience, par l’oligarchie industrielle, de l’intérêt d’un changement dans la gestion économique. Chazal rassemble ses réflexions sur l’économie dans un livre publié en 1941 sous le titre : Laboratoire central. Puis, ce fut la fameuse invitation au bal de Rose-Hill, où il est « assiégé » par deux femmes. Il déclare à haute voix : « Le mariage est une loterie. » Le soir, rentré chez lui ; il note cette première phrase qui marque le début de six volumes de pensées, du Sens-Plastique et de l’œuvre chazalienne. Pensées et Sens-Plastique, parait à Maurice, après six volumes de pensées, en 1945, avec plus de 1.200 aphorismes. Chazal envoie cent cinquante exemplaires, la moitié du tirage, en service de presse, à des écrivains français, dont André Breton. Le pouvoir des images chazaliennes rappelle à Breton les révélations analogiques des occultistes. Chazal lui apparait comme un « occultiste sans tradition », se livrant à « une expérience à l’état brut », pour inventer une science des correspondances. Enthousiaste, lui aussi, Jean Paulhan parvient à convaincre Gallimard d’éditer Sens-Plastique II en 1947. On peut y lire : « La rose, c’est les dents de lait du soleil. » - « L’œil a tous les gestes du poisson. » - « La bouche est un fruit qu’on mange à même la peau. » - « Si le regard pouvait faire pont entre les deux rives d’un ruisseau, on verrait courir le ruisseau dans le sens contraire. Il n’est comme d’essayer de voir deux choses à la fois, pour mettre le regard sens dessus dessous. »

À propos de Sens-Plastique, Paulhan écrit : « C’est un recueil de pensées, ou mieux de métaphores, ou plus exactement de correspondances, qui tiennent de deux à quarante lignes. Que signifie Sens-Plastique ? L’homme a des sensations de deux ordres : les unes vagues et comme épandues, les autres précises, limitées. À celles-ci convient assez bien le nom de plastiques. À celles-là, le nom de profuses ou de musicales. » Sens-Plastique, que Chazal désigne comme « contenant le souffle de l’universel, puisqu’il est une cosmogonie de l’invisible », n’a de sens selon lui qu’à travers une grille de lecture qu’il propose en 1949 sous le titre La Vie filtrée. Celle-ci a trouvé des lecteurs passionnés à travers le monde ; lecteurs fascinés par la force irradiante des aphorismes chazaliens ; par ses propositions provocatrices et ses métaphores vertigineuses, toujours énoncées sur le ton de la plus grande autorité. Ainsi, lorsque Chazal écrit, à propos de La Vie filtrée : « Sens-Plastique contient le souffle de l’universel, puisqu’il est une cosmogonie de l’Invisible. J’ai voulu, par La Vie Filtrée, mettre cette vérité encore en plus grand relief. Par La Vie Filtrée, j’ai voulu toucher à certaines formes d’intelligence considérées jusque-là imperméables à l’esprit de l’homme - palais très lointains où peuvent seules nous conduire certaines formes supra-directes de Perceptions. J’ai voulu, par cette œuvre, appréhender les choses du Divin par les seules antennes des sens, abolissant totalement la Raison en moi, autant qu’il est humainement possible de le faire - afin de voir dans le nu des choses le filigrane de l’Universel et l’empreinte du Toujours. J’ai voulu abolir le monde extérieur pour le reconstruire ensuite à ma façon, et en faire une lunette d’approche à rayon X de l’humain pour voir Dieu. » Comme l’indique le nombre croissant d’aphorismes évoquant Dieu ou la puissance divine et compte tenu de la pression intérieure des révélations de la pierre et de la fleur, la question de Dieu et du Divin est devenue primordiale pour Chazal, au point qu’elle domine ses écrits ultérieurs. La surface d’expression que représente les aphorismes devient, dès lors, trop étroite pour cette nouvelle quête.

Le recours aux aphorismes (environ 7.000 au total entre 1940 et 1948) est clos : cette période a été une étape de prise de conscience essentielle pour Chazal qui, par paliers successifs, va maintenant « appréhender les choses du Divin ». Aux pensées et aux aphorismes, Chazal ajoute des poèmes, des contes, des récits, des pièces de théâtre et des essais, dont L’Homme est la connaissance. Chazal écrit : « Adieu le surréalisme qui exploite uniquement l’inconscient… La clé exacte de la vision retournée, je l’eus un jour dans le jardin botanique de Curepipe. J’avançais dans la lumière de l’après-midi vers une touffe de fleurs d’azalées et je vis une des fleurs qui me regardait. La fleur devenait subitement un être. La fleur devenait une fleur-fée. Cet évènement correspond à la pomme de Newton, c’est-à-dire au moment où toute la vie d’un homme, toute sa pensée est retournée dans une expérience. » Malcolm de Chazal se décrit lui-même comme « un autre moi, un Moi universel consubstantiel aux choses, qui voit tout sous l’angle de l’Homme universel qui est dans tout. » Se saisissant d’une fleur ou saisi par elle, Chazal est non seulement capable, écrit Raymond Abellio, d’entrer dans la fleur, d’être la fleur et de l’entendre parler, mais de voir graviter en elle, dans l’instant, tout un univers d’analogies vivantes qui semblent remplir l’espace et suspendre le temps dans le moment éternel d’une Création cosmique : « Je suis un être revenu aux origines. À mon sens il est stupide de croire qu’on peut connaître l’homme si l’on ne connait pas la fleur. Que l’on peut connaître Dieu si l’on ne connaît pas le sens occulte de la pierre. La connaissance est indivisible. » De fait, il faut que le vent passe pour que les herbes fassent l’amour ; et le vent seul a vu la vulve de l’eau ; Quand l’enfant goûte un fruit, il se sent goûté par le fruit qu’il goûte. Tous les poètes pénètrent plus ou moins dans ce monde des correspondances. Abellio nous dit encore que Chazal pénètre plus loin que n’importe qui, avant lui et y vit de façon constante. Sens de l’analogie, retour de sensation sensibilité au mouvement, concourent à la révélation du Réel. Le rapport analogique rétablit les « contacts primordiaux ». L’art de Chazal retrouve l’innocence dans la sensation, le glissement psychique, spirituel, de la substance verbale. Chazal poète de la connaissance est un être pour qui le langage remonte à sa source. Le pouvoir de nomination et d’animation prend chez lui toute sa force. Par un long exercice de la vie en poésie, Chazal apprend à surmonter les antagonismes et s’élève par degrés au « Tout en un » des alchimistes.

Sarane Alexandrian, qui fut le premier surréaliste à entrer en contact avec Chazal en 1947, écrit : « Il représente le néo-surréalisme, qu’André Breton a salué sans parvenir à l’imposer à ses disciples. Et c’est un philosophe-poète dont les écrits, même quand ils sont inachevés ou remplis d’assertions arbitraires, contiennent des éclairs de génie et un art de penser pouvant influer bénéfiquement sur l’essor intellectuel du XXIe siècle. » André Breton demeure enthousiaste, ainsi que Sarane Alexandrian. Breton retrouve dans les textes de Chazal le projet révolutionnaire exposé dans le Second manifeste du Surréalisme et l’aspiration à un « point suprême » où les contradictions cessent d’être contradictoires. Il adhère à l’exaltation chazalienne de la volupté, tenue pour moyen absolu de connaissance, principe de résolution de l’antinomie du physique et du mental, de la vie et de la mort (ce qui attire Georges Bataille) : « La volupté n’a pas de patrie, comme les autres sens ont l’organe. La volupté est partout dans le corps en même temps et nulle part à la fois, comme la matière est dans le fini tout comme dans l’éternité, et comme Dieu est partout sans qu'on puisse Le situer. » Breton souhaite consacrer une grande partie d’une nouvelle revue surréaliste, Supérieur inconnu, prévue chez Gallimard, à un « Hommage à Malcolm de Chazal ». Mais de sérieuses réticences émanent du groupe surréaliste : « Comment peut-on honorer un auteur qui ne cesse de se référer à Dieu et à des croyances spiritualistes ? » Finalement la revue ne paraît pas et Chazal devient un « surréaliste hérétique. » Sarane Alexandrian, le chef de file des novateurs du groupe surréaliste, reprendra le titre de Supérieur Inconnu quarante-huit ans plus tard, afin, comme il l’écrit dans le premier numéro de la revue, « de combattre la médiocrité intellectuelle de notre fin de siècle, et pour exprimer nos idées et convier nos sympathisants à faire entendre leurs voix. » Pour André Breton, comme pour Alexandrian, le « supérieur inconnu » désigne l’objectif idéal de la recherche poétique de l’avenir. Supérieur Inconnu, publiée entre 1995 et 2011, compte trois séries et totalise 30 numéros. Sarane a rendu hommage et salué Malcolm, Chazal en son éternel retour, au sein du numéro 21, en 2001.

Maurice ! On peut affirmer que Chazal est un pur produit de cette « Île-Fée », qui est une « FEMME par sa forme », et où le proverbe en ces lieux court les rues. C’est une manne poétique perpétuelle. Iconoclaste, non-conformiste, admiré tant par Jean Paulhan, Georges Bataille, Jean Dubuffet, Francis Ponge, Sarane Alexandrian ou André Breton (« Il y a là une proposition neuve. On n’avait rien entendu de si fort depuis Lautréamont… J’ai reçu ce livre comme une brise venue du grand large »), Chazal est l’auteur de nombreux volumes qui illustrent le mouvement philosophico-poétique dont il est le créateur et l’unique représentant : l’Unisme ; soit l’art de décrire l’unité totale des choses créées : De l’état d’homme nous passons à l’état de conscience-univers que sont les dieux. Chazal célèbre la volupté, comme principe fondamental de la vie : On sirote le baiser. La volupté se prend comme un verre d’eau. Les aphorismes chazaliens, tout comme ses propositions provocatrices, ses métaphores, ont fait sa renommée. Il s’agit d’aller par « pénétrations successives » à la découverte de l’homme et de son environnement au sens le plus large et le plus englobant, incluant les rapports avec l’espace, avec le temps, avec l’universel. Pour Chazal, le rôle essentiel du poète (conçu comme médium) est d’écarter les rideaux du surnaturel et de s’éclipser ensuite, pour laisser le lecteur seul propriétaire du champ de vue de l’Invisible.

L’arrivée de la peinture comme moyen d’expression de la pensée chazalienne, date de 1958. Chazal a cinquante-six ans et il ne sait pas dessiner. Mais, affirme-t-il dans une lettre publiée le 1erjuillet 1958 alors qu’il ne peint que depuis trois semaines : « Le poète peut tout, même l’impossible. » Les couleurs humanisent l’univers et traduisent la féerie du monde. Malcolm de Chazal produit des centaines de gouaches dont peu se vendent, à Maurice. Les motifs de la peinture de Chazal, peints en à-plats aux combinaisons multiples, sont éminemment mauriciens : villages de pêcheurs, cocotiers, fleurs, poissons et oiseaux féeriques, lieux de culte… En 1970, Chazal évolue encore et réalise des tapisseries-fée et des objets-fée sur des supports variés : tissus de toile ou de paille, céramique…

Les poèmes de Malcolm de Chazal, regroupés sous le titre, La bouche ne s’endort jamais, ont été publiés, nous l’avons dit, du vivant de l’auteur, par Jean Breton aux éditions Saint-Germain-des-Prés, en 1980. Revenir en conscience dans le jardin d’extase. Renverser les dogmes de la science et de la religion. Modifier nos perceptions sensibles par un dialogue édénique entre les choses, de nature ou de manufacture. Tel est, pour Malcolm de Chazal (décédé le 1er octobre 1981, à l’âge de 79 ans), le sens vital de la poésie. Qu’il s’agisse des fulgurants Poèmes, carrefours de sensations et d’expériences, ou du petit manuel buissonnier de L’Univers magique, ici la subversion suppose l’épure. Avec humour et véhémence, Malcolm de Chazal dénonce les contraintes arbitraires d’une société de robots. Méthode et illustration d’un seul geste, mais la révolution est à l’intérieur : « L’homme qui n’accolerait À une image Aucune idée Connaîtrait L’esprit pur. »

 Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

À lire (éditions récentes) : L'homme et la connaissance (Pauvert, 1974), Ma révolution : Lettre à Alexandrian (Le Temps qu’il fait, 1983), Sens-plastique (Gallimard, 1985), Correspondances avec Jean Paulhan, suivi de l’Unisme (L’Éther vague, 1986), La Vie derrière les choses (La Différence, 1985), Contes et poèmes de Morne plage (L’Éther vague, 1994), Le Rocher de Sisyphe (L’Éther vague, 1996), La clef du cosmos (Verdier, 1996), L’ombre d’une île (L’Éther vague, 1996), Pensées (Exils, 1999), La Vie Filtrée (Gallimard, 2003), Petrusmok (Éditions Léo Scheer, 2004), Sens Magique (Éditions Léo Scheer, (2004), Le Livre de Conscience (Arma Artis, 2004), L’homme et la vie (Arma Artis, 2004), Poèmes et Apparadoxes (Éditions Léo Scheer, 2005), Comment devenir un génie ?, chroniques (Philippe Rey, 2006), La Bible du mal et L’Évangile de l’eau (Éditions Léo Scheer, 2008), Moïse, théâtre (L’Harmattan, 2008), Histoires étranges suivi de Fabliaux de colloques magiques (Arma Artis, 2011), Autobiographie spirituelle (L’Harmattan, 2008), Humour rose (Erès/Po&Psy, 2016), Sens magique (Red Egg Publishing, 2019).

À consulter : Malcolm de Chazal (revue Europe n°1081, 2019), Bernard Violet : À la rencontre de Malcolm de Chazal (Philippe Rey, 2011), Laurent Beaufils : Malcolm de Chazal (La Différence, 2002), Sarane Alexandrian : Malcolm de Chazal en son éternel retour (Supérieur Inconnu n°21, 2001), Christophe Chabbert : Petrusmok de Malcolm de Chazal : Radioscopie d'un roman mythique (L’Harmattan, 2001), Christophe Chabbert : Malcom de Chazal l’Homme des Genèses (L’Harmattan, 2001), Sur Malcolm de Chazal (L’Éther vague, 1996).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Edouard J. MAUNICK, le poète ensoleillé vif n° 53