Khayam TURKI

Khayam TURKI



LETTRE AU PRISONNIER POLITIQUE KHAYAM TURKI, QUI A ÉTÉ CONDAMNÉ À 48 ANS DE PRISON EN TUNISIE (الى طغاة العالم) 

par Christophe DAUPHIN


Je suis l’ombre de tes soleils brûlés - Je suis née pour entrevoir l’énigme - et l’oublier - Je suis née pour t’inventer.  

Elodia Zaragoza Turki

 

Libération immédiate de Khayam Turki et de tous les opposants politiques !


Khayam libre !  الحرية الحرية  Vive la Tunisie !



MON CHER KHAYAM,

La Tunisie, de terre d’exil et d’asile, est la terre et le pays intensément aimé de ta mère, mon amie Elodia Zaragoza Turki. Les Tunisiennes et les Tunisiens lui ont rendu cet amour.

Qu’en est-il pour toi, son fils, qui vient d’être condamné à 48 ans de prison, le 19 avril 2025, quasiment le jour anniversaire de tes soixante ans, pour « complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État et de terrorisme », et pour avoir « conspiré afin de renverser le gouvernement du président tunisien Kais Saied ». Rien que cela… Les bras m’en tombent…

Quarante opposants politiques au régime du président Saïed ont été condamnés lors de cette parodie de procès, sans comparutions ni plaidoiries. Une question demeure et tu la poses : « Les Tunisiens ont-ils encore le droit d’exercer une opposition pacifique et légale dans leur pays ? Ou bien ce droit est-il désormais considéré comme un crime terroriste et un acte de trahison nationale ? »

Toi, un « traître » ? Un « terroriste » ? Ou je ne sais quoi d’autre ? À d’autres ! Tu es un combattant. Je te sais taillé dans un autre bois que celui-là : celui de tes valeurs, de ta famille, que tu prolonges dignement et avec fidélité par ton engagement, sans faille.

Tu dis de ta prison de Mornaguia : « Construire une démocratie exige des sacrifices. Aujourd’hui, je sacrifie ma liberté, aux côtés de dizaines d’autres prisonniers politiques et détenus d’opinion, pour que l’idéal démocratique ne soit pas englouti par la tyrannie et la répression. » Tu le payes aujourd’hui, avec « ton » despote, le président tunisien Kaïs Saïed, comme jadis ta mère et tes grands-parents, le payèrent avec « leur » despote, le Caudillo fasciste Franco. Un autre temps, une autre époque, mais toujours la même, en fait : la lutte pour un monde meilleur et contre la dictature et l’injustice.

Rappelons que Kaïs Saïed a été élu président en 2019, car il était censé incarner « la probité et la lutte contre la corruption », mais, il s’octroie les pleins pouvoirs lors de son coup d’État de l’été 2021. Le 22 septembre 2021, il dissout par décret l’Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi, et décide de suspendre les salaires et les bénéfices accordés au président de l’Assemblée des représentants du peuple et ses membres, et s’octroie le droit de gouverner par décret, récupérant de facto le pouvoir législatif. Saïed est réélu en 2024 avec 90,69 % des suffrages exprimés, dans une ferveur nord-coréenne, lors d’un scrutin qualifié de verrouillé par l’Opposition et de nombreux médias et observateurs, et marqué par la plus forte abstention à une élection présidentielle depuis l’avènement de la démocratie en 2011.

Elodia te regarde, inquiète, Khayam, mais confiante. Tu sortiras libre et le plus tôt sera le mieux. L’Espagne a eu besoin de tes grands-parents. La Tunisie a eu besoin de tes parents, au lendemain de l’indépendance. Et c’est de toi, à présent, dont elle a besoin, mais ta famille aussi (tu es marié et père de trois enfants) et tes amis, et libre !

Elodia te regarde, inquiète, mais confiante, car, dans ses « Chants de la vie », qui ne paraîtront qu’en 1955, au Caire, vingt et un ans après sa disparition, le grand-poète tunisien Abou El Kacem Chebbi écrit : Ni les vagues du désespoir - ni les malheurs soufflant en tempête - n’éteindront les flammes qui circulent dans mes veines. Et des flammes, Khayam, je sais qu’il y en a dans tes veines.

Tu es né le 16 avril 1965 à Paris. Ton père, Brahim Turki, est le frère des grands peintres tunisiens Zoubeir et Hédi Turki. Brahim fut ambassadeur de Tunisie et secrétaire d’État et l’un des fers de lance de la jeune garde qui rallia les pionniers de la diplomatie tunisienne après l’indépendance. Son dernier poste est celui d’ambassadeur à Paris de 1989 à 1991.

Ta mère, c’est notre Elodia. Elodia Zaragoza Turki, née à la fin de la guerre civile espagnole, en novembre 1939, à Valence, dans un bagne de Franco, où sa mère, héroïne de l’anarcho-syndicalisme espagnol au sein de la CNT, était condamnée à mort, sauvée provisoirement, car enceinte. Elle est la fille d’Antonio Zaragoza, Capitaine de Corvette de la Marine républicaine à bord du seul sous-marin de la flotte, et de la Chiqueta, Elodia a rencontré et épousé Brahim. Trois enfants : Toi, Rim et Sarra. Les « châteaux en Espagne », c’est vous ! Elodia a connu mille vies : sportive de haut niveau, représentant la Tunisie à Rome, aux Jeux Olympiques de 1959, année où elle est élue Miss Tunisie. Puis, à Paris, elle devient pleinement poète et éditeur, en 1996, année où je la rencontre et débute notre grande amitié fraternelle et notre non moins grande aventure des éditions Librairie-Galerie Racine et de la revue Les Hommes sans Épaules. Puis, il y eut ce 30 novembre 2020, qui nous laisse inconsolables, deux ans après la disparition de Brahim.

Toi, Khayam, tu es diplômé de l’Institut des hautes études commerciales de Carthage, de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’université américaine du Caire. En 2015, tu as cofondé le cercle de réflexion tunisien Joussour, spécialisé dans l’élaboration des politiques publiques. Tu travailles à de nouvelles formes de solidarité citoyenne en vue de remédier aux problèmes de l’exclusion économique et sociale.

Tu es aussi l’auteur d’un essai, Demain la Tunisie (Sud éditions, 2013), qui brosse en deux cents pages un état des lieux sans concession de ton pays, tout en pensant un avenir au-delà de la période dite de transition démocratique. Tu écris : « C’est en parcourant la Tunisie, qu’on disait libérée mais que je découvrais meurtrie, que je réalisai que ce double affect reflétait d’une part, le sentiment de fierté provenant du rayonnement de la révolution sur le plan international et d’autre part, l’accablement face à l’amer constat de cette injustice sociale à la source du soulèvement. D’un côté, j’étais fier de voir se dresser à la face du monde une nouvelle Tunisie décidant de son devenir et dont la révolution faisait des émules jusque dans les contrées les plus lointaines et de l’autre, je découvrais - ou faisais mine de découvrir honteusement - une Tunisie accablée par un intérieur pauvre, marginalisé et légitimement en révolte. Plutôt que de percevoir cette dualité comme un parallèle sans pont ni lien, je tentai de réfléchir aux moyens de voir les enjeux sociaux internes profiter de notre nouvelle tribune internationale et notre politique extérieure portée par la noblesse de notre défi interne. (…) J’ai toujours été convaincu que la Tunisie, forte de sa longue histoire et de son expérience accumulée, avait les moyens de penser et de baliser une voie propre à relever les défis sociaux et à les arrimer à une nouvelle politique extérieure. Je suis persuadé qu’elle doit le faire dès aujourd’hui, au beau milieu de ses difficultés, de ses troubles et de ses craintes. C’est le devoir de l’actuelle génération politique de dépasser ses rivalités et de s’atteler à cette tâche, sans plus attendre. (…) à l’image de mon engagement politique, ma réflexion ne s’est jamais départie d’un solide optimisme au regard de l’avenir du pays. Il ne repose pas sur une naïveté béate mais sur une confiance sans bornes en l’intelligence de ce peuple qui vient de tutoyer l’Histoire. Il n’y a de grandeur pour un peuple qu’à l’ombre de la quête de justice sociale. Les Tunisiens l’ont compris, leur révolution l’a prouvé. »

Tout cela pour dire, que, non, définitivement, mon cher Khayam, ce n’est pas dans un bois tel que le tien dont on fait les « traîtres », les « terroristes » et je ne sais quoi. Mais, tout l’inverse. Et c’est bien pour cela que l’on t’a mis, comme Boualem, en Algérie, là où tu es. Le poète ne peut pas grand-chose, Mais, nous, avec ta mère dans nos ailes, nous ne t’oublions pas, mon cher Khayam et nous t’embrassons bien fort, et bientôt libre, et ce sera justice, à Dar Lasram !

 

D’UN AUTOCRATE À  L'AUTRE: OU EST LA RÉVOLUTION TUNISIENNE ?

« Citoyens, si un monarque est parmi vous plus difficile à punir qu’un citoyen coupable ; si votre sévérité est en raison inverse de la grandeur du crime et de la faiblesse de celui qui l’a commis, vous êtes aussi loin de la liberté que jamais ; vous avez l’âme et les idées des esclaves. »

Maximilien Robespierre (Convention, 3 décembre 1792).

 

Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, s’immole par le feu, le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid. La police a confisqué ses marchandises (le seul revenu de sa famille). Son geste déclenche la révolution qui balaye la dictature de Zine el-Abidine Ben Ali (qui pille et étouffe la Tunisie depuis vingt-trois ans), le 14 janvier 2011. Le 9 octobre 2015, le quartet du dialogue national tunisien obtient le prix Nobel de la paix 2015, pour sa contribution à la construction d’une démocratie pluraliste à la suite de la révolution de Jasmin.

Que va-t-il se passer en Tunisie, et en Égypte (le 11 février 2011, Moubarak est chassé après dix jours de contestation populaire) et en Algérie (le 2 avril 2019, Bouteflika démissionne sous la pression du Hirak), après la révolution ? Personne ne le sait.

Aujourd’hui, nous le savons : l’avènement de trois autocrates qui entretiennent naturellement d’excellentes relations. L’Égyptien Abdel Fattah al-Sissi, l’Algérien Abdelmadjid Tebboune, qui a emprisonné et condamné notre grand écrivain Boualem Sansal, le 27 mars 2025, à une peine de cinq ans de prison ferme et à une amende de 500.000 dinars (3.500 euros). Boualem peut rejoindre les 250 prisonniers d’opinion dans les geôles algériennes. Le troisième n’est autre que le Tunisien Kaïs Saïed, qui s’est octroyé les pleins pouvoirs depuis son coup d’État de l’été 2021.

En avril 2021, Kaïs Saïed refuse de promulguer une loi organique relative à la mise en place d’une Cour constitutionnelle, arguant que les délais ont été dépassés.

Le 30 mars 2022, Kaïs Saïed dissout le parlement, ce qu’interdit pourtant la Constitution durant la période où l’état d’exception est appliqué (et c’est le cas, depuis le 25 juillet 2021), et menace les députés de poursuites judiciaires.

Le 21 février 2023, Kaïs Saïed se fait le relais de la pire face sombre du Maghreb, le racisme contre les Noirs africains, relent de la traite arabo-musulmane, qui, du VIIe au XXe siècle, concerne dix-sept millions de victimes, razziés, tuées, castrées ou asservies, réduites à l’esclavage pendant plus de treize siècles sans interruption.

Saïed déclare que l’immigration des Noirs est une « entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie, afin de transformer la Tunisie en un pays africain seulement et estomper son caractère arabo-musulman ». Il affirme encore, le même jour, que « des hordes de migrants clandestins déferlent sur la Tunisie depuis l’Afrique subsaharienne et sont la source de violence et de crimes. »

Voilà le « charmant personnage » qu’est Kaïs Saïed et la « justice tunisienne » est naturellement à ses ordres. Dénoncer une régression des libertés en Tunisie, pays qui a lancé le Printemps arabe en 2011, est un euphémisme.

 

Ela Toghat Al Alaam ! الى طغاة العالم Aux tyrans du monde !

 

Ô tyran oppresseur...

Ami de la nuit, ennemi de la vie...

Abou El Kacem Chebbi (1909-1934)

 

L’INJUSTICE D'UN PROCES HORS-NORME PERMET DE DÉFINIR CE QU'EST LA (IN)JUSTICE TUNISIENNE EN 2025.

Au début de l’année 2023, la police tunisienne arrête plusieurs personnalités proches de l’opposition, du Front de salut national, accusées d’être « payés et composés de criminels ».

Le 11 février 2023, précisément, Khayam Turki est arrêté par la police pour des présomptions de « complot contre la sûreté de l’État et entente pour renverser le régime en place ».

Entre le 11 et le 25 février 2023, la brigade de police « antiterroriste » arrête six personnalités de l’opposition politique dans le cadre d’accusations mensongères en vertu du Code pénal tunisien et de la loi 2015-26 relative à la « lutte contre le terrorisme ». Ces accusations concernent notamment le « complot contre la sûreté de l’État » et la tentative de « changer la nature de l’État », passibles de la peine de mort en vertu de l’Article 72 du Code pénal.

Les autorités ne présentent aucune preuve susceptible d’étayer les graves accusations pénales portées contre eux. Pire, alors que les délais de détention de Khayam Turki et Kamel Letaïef - limitée à quatorze mois - ont pris fin à minuit le 18 avril 2024, les deux accusés ne sont pas libérés. Khayam Turki, Abdelhamid Jelassi, Issam Chebbi, Jaouhar Ben Mbarek, Ghazi Chaouachi et Ridha Belhaj sont maintenus en détention arbitraire depuis février 2023 dans le cadre de l’affaire dite du « complot », depuis plus d’un an sans motif valable.

En arrêtant des personnalités de l’opposition et en dévoyant le système de justice pénale pour étouffer la liberté d’expression et réprimer la dissidence politique, les autorités tunisiennes bafouent le droit international en matière de droits humains, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel la Tunisie est tenue de se conformer.

En février 2023, le juge d’instruction élargit la liste des suspects devant faire l’objet d’une enquête, qui s’achève en avril 2024 par une décision confirmant les accusations portées contre 40 personnes, parmi lesquelles les six détenus susmentionnés.

Le 16 avril 2024, le président Kaïs Saïed appelle à une résolution rapide de l’« affaire de complot contre la sûreté de l’État » et qualifie les accusés de « conspirateurs », les accuse de « percevoir des fonds d’associations étrangères ». Le président précise que « les juges qui osent disculper des opposants politiques présumés, sont eux-mêmes considérés comme complices de leurs délits ».

Le 16 juin 2024, la militante et dirigeante du Front de salut national, Chayma Issa, révèle que Khayam Turki, emprisonné dans le cadre de l’affaire de complot contre la sûreté de l’État, est privé de lecture et de livres : « Les livres sont son seul moyen d’échapper à sa cellule aux murs élevés, aux portes fermées, aux clôtures renforcées, et aux nombreux agents pénitenciers... Dans le labyrinthe du silence, les abysses de l’injustice, de la maltraitance… Les images et les souvenirs deviennent incolores et inutiles. Ainsi, il ne te reste qu’à fuir vers d’autres mondes que seuls les livres contiennent... Avez-vous peur des mots ? Est-ce que la symbolique vous terrifie ? Emprisonner le corps, l’action et l’espoir, ne vous suffit-il pas ? Laissez-lui son imagination... Laissez-lui ses rêves. L’injustice ne durera pas... La maltraitance ne durera pas... Tu sortiras la tête haute, comme toujours... »

« Les autorités tunisiennes se livrent à une chasse aux sorcières en arrêtant des figures de l’opposition et en utilisant abusivement le système judiciaire pour réprimer le droit à la liberté d’expression et la dissidence politique. Cela fait sept mois qu’elles maintiennent des opposants politiques et des militants dissidents dans une détention provisoire prolongée, qui devrait être réservée à des cas exceptionnels et non brandie comme une arme contre le militantisme pacifique. Le maintien en détention arbitraire des six prisonniers politiques est une parodie de justice et doit cesser », déclare Heba Morayef, directrice du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.

Khayam Turki dit, le 9 septembre 2016 (cf. Entretien in L’Économiste Maghrébin) : « Un pays ne peut pas fonctionner non plus sans une bonne justice, sans le sentiment que la justice existe pour tous dans le pays. Sans justice on ne peut même pas construire de modèle économique, on ne peut même pas faire passer et faire respecter des lois. » Il n’a pas été écouté.

Si l’injustice est définie comme un acte ou une décision contraire à la justice, comprendre les mécanismes de l’injustice permet de définir ce qu’est la justice tunisienne en 2025.

 Quand l'injustice est-elle commise au nom du droit, de la loi et de la société ? Lorsque l’institution judiciaire bafoue les droits, maltraite et broie des individus innocents.

Alors, des peines allant de 13 à 66 ans de prison ont été prononcées en Tunisie, le samedi 19 avril 2025, par le tribunal, qui jugeait quarante personnes, des opposants politiques, des militants, des avocats et d’autres personnalités accusées de « complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État et de terrorisme », et d’avoir « conspiré afin de renverser le gouvernement du président tunisien Kais Saied ».

Depuis l’ouverture du procès le 4 mars 2025, les avocats de la défense ont exigé la comparution au tribunal de tous les accusés, dont au moins six ont observé une grève de la faim pour faire valoir ce droit élémentaire. La défense a dénoncé un dossier vide, tandis que l’ONG Human Rights Watch a affirmé que le procès se tenait dans un contexte répressif où le président instrumentalise le système judiciaire pour s’en prendre aux opposants et dissidents.

Le procès tant attendu s’est donc ouvert en l’absence des principaux suspects du complot présumé, le tribunal ayant décidé de faire comparaître à distance, depuis la prison, les huit accusés en détention (sur les 40 jugés), cités à comparaître. La plupart ont refusé d’assister au procès par vidéoconférence. Le juge a terminé de lire l’acte d’accusation et mis sa décision en délibération, sans aucun réquisitoire, ni plaidoiries de la défense.

Khayam Turki, a été condamné à 48 ans de réclusion, tandis que la peine de 66 ans, la plus lourde, a été infligée à Kamel Eltaïef, un homme d’affaires. Les anciens dirigeants du parti Ennahdha, Abdelhamid Jelassi et Noureddine Bhiri, ont été condamnés respectivement à 13 et 43 ans de réclusion. Le directeur de la radio privée Mosaïque FM, Noureddine Boutar, est condamné à 10 ans de prison tandis qu'un courtier en voitures, Hattab Slama, écope de 4 ans.

 

UN PROCES ABSURDE ET INIQUE

 

5 mars 2025. Sur l’écran installé dans la salle d’audience pour visualiser en direct le banc des accusés installé à la prison de Mornaguia, rapporte Mondafrique, seul siège Slama Hattab, dont le sort illustre l’absurdité de la procédure. Intermédiaire dans la vente de voitures d’occasion, son seul tort est qu’une des voitures qu’il est chargé de vendre a été garée à proximité du domicile de Khayam Turki, le jour de la tenue d’une réunion avec des responsables politiques. « Il n’a rien à voir avec la politique, déclare son avocate Dalila Msadek, il ne connaît aucun des autres accusés. Sa page Facebook ne parle que de voitures. Au premier interrogatoire, quand on lui a demandé s’il connaissait Khayam Turki, il a répondu : « Je ne connais aucun Turc ! ». Alors que la méprise était facile à dissiper, il a été maintenu en détention depuis deux ans.

Human Rights Watch a observé le procès et consulté les 140 pages de l’ordonnance de clôture du juge d’instruction – renvoyant l’affaire devant le tribunal –, qui montre que les graves accusations portées contre les accusés sont infondées et ne reposent sur aucune preuve crédible. Pourtant, certains prévenus ont arbitrairement, avant d’être injustement condamnés, été maintenus en détention provisoire pendant deux ans, largement au-delà de la durée maximale prévue par le droit tunisien.

La défense a critiqué un dossier vide. Le procès s’est tenu dans un contexte répressif où le président instrumentalise le système judiciaire. En février, le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme a dénoncé la persécution des opposants

Libération immédiate de Khayam Turki et de toutes les personnes détenues arbitrairement !

 

« MON EMPRISONNEMENT EST UN ACTE POLITIQUE », par KHAYAM TURKI

 

Merci à vous tous d’être présents et de suivre cette conférence de presse inhabituelle. Nous nous adressons à vous depuis l’enfermement, derrière les barreaux, là où le régime en place nous a jetés en février 2023. Non pas parce que nous avons commis un crime prévu par le Code pénal, mais parce que nous avons exercé notre citoyenneté, en revendiquant notre droit à participer à la vie politique de notre pays. Rien de plus.

Après plus de deux ans de détention arbitraire et de séquestration, je prends aujourd’hui la parole, pour la première fois, afin de partager quelques réflexions :

Pour ceux qui ne me connaissent pas, et qui n’ont entendu mon nom que dans le cadre de cette affaire fabriquée de toutes pièces, sachez que la seule raison qui m’a poussé à m’opposer à ce régime est mon amour pour mon pays et ma défense inconditionnelle de la liberté et de la démocratie. Rien d’autre. Ceux qui ont travaillé avec moi dans le champ politique ou civil le savent pertinemment.

Mon emprisonnement est un acte politique, sans aucun lien avec la justice ou le droit. Si un jour je retrouve la liberté, ce ne sera pas par une décision de justice, mais par un choix politique. Car ici, la justice a été réduite à une simple administration exécutant les ordres du pouvoir, privée de toute indépendance. Dès lors, je n’attends ni équité, ni impartialité, ni même le strict respect des principes du droit.

Construire une démocratie exige des sacrifices. Aujourd’hui, je sacrifie ma liberté, aux côtés de dizaines d’autres prisonniers politiques et détenus d’opinion, pour que l’idéal démocratique ne soit pas englouti par la tyrannie et la répression.

J’éprouve une immense fierté à partager cette épreuve avec des hommes et des femmes intègres, des dirigeants politiques qui n’ont jamais hésité à mettre leur liberté, et parfois même leur vie, au service d’une Tunisie libre et juste.

L’audience du 4 mars 2025 ne sera pas notre procès. Elle sera le procès du régime en place, celui qui a choisi l’arbitraire et la répression plutôt que l’État de droit.

L’opinion publique sera témoin, le 4 mars, de la vacuité de ce dossier. Il ne repose sur aucun fait criminel. Il s’agit d’un procès politique, d’une tentative d’éliminer toute vie politique indépendante et toute opposition pacifique en Tunisie.

Une question demeure : Les Tunisiens ont-ils encore le droit d’exercer une opposition pacifique et légale dans leur pays ? Ou bien ce droit est-il désormais considéré comme un crime terroriste et un acte de trahison nationale ?

Si tel est le cas, alors ayons le courage de l’annoncer au monde. Changeons les lois, la Constitution, et dénonçons les traités internationaux que la Tunisie a ratifiés. Déclarons officiellement que l’action politique est un crime, que l’opposition est une menace, et que la démocratie est une illusion. Au moins, cela mettrait fin à l’hypocrisie qui gangrène nos institutions et accorderait les actes aux discours.

Je crois que répondre à cette question, c’est aussi répondre aux raisons de mon arrestation et de celle de tant d’autres : militants politiques, défenseurs des droits humains, journalistes, blogueurs, avocats. En Tunisie, les libertés fondamentales sont criminalisées, et des citoyens sont jugés sans texte légal, au gré des opportunismes du pouvoir.

Je n’allongerai pas davantage ce discours. Je ne suis pas un homme de longs monologues. Mais avant de conclure, je vous invite, vous tous, à suivre de près l’audience du 4 mars 2025. Puisse ce jour marquer la victoire des valeurs de liberté, de justice et de démocratie.

      Le prisonnier politique Khayam TURKI, 25 février 2025 – Prison civile de Mornaguia – Tunisie.

 

KHAYAM TURKI ET JOUSSOUR


Khayam, tu as occupé, à partir de 1992, plusieurs postes à responsabilités dans les secteurs du commerce et de l’immobilier, en Afrique du Nord, en Europe et au Moyen-Orient. Parallèlement à tes activités de conseil, tu t’es voué, à partir de 2008, à l’humanitaire, ce qui t’a conduit plus tard, à t’engager en politique, dans les rangs du parti Ettakatol, le Forum démocratique pour le travail et les libertés, un parti politique social-démocrate tunisien fondé le 9 avril 1994, membre de l’Internationale socialiste. Tu as été élu en 2013 secrétaire-général adjoint du parti, que tu as quitté, déçu, en 2015, pour cofonder le cercle de réflexion tunisien Joussour.

Et tu dis : « Les problèmes sociaux ont été à l’origine même de la révolution de 2011 et ont fait que tous les gouvernements qui se sont succédé depuis ont pu gouverner dans un cadre démocratique. Aussi, aucun d’entre eux ne peut se permettre d’ignorer les inégalités sociales persistantes dans ce pays et ne peut pas ne pas en faire la priorité des priorités. Le social est certes fondamental. Mais au social se greffent d’autres problématiques, des problèmes générationnels, régionaux et d’autres de tout ordre qu’il faut traiter. Aussi choquant que cela puisse paraître, il faut que l’on soit honnête et que l’on s’avoue que deux pays coexistent en Tunisie : Un, économiquement bien construit avec une élite bien formée, qui peut se tourner vers l’extérieur, qui est structurée socialement et politiquement, encadrée par des lois, des institutions, etc. Et un autre pays, une autre Tunisie abandonnée à son sort, non structurée, déconnectée des institutions nationales, qui ne se reconnaît pas dans les partis existants, mais qui constitue une masse considérable de Tunisiens et de Tunisiennes. Elle est probablement majoritaire d’ailleurs. Géographiquement, on pourrait dire c’est telle ou telle région, mais en fait c’est beaucoup plus complexe car les masses déconnectées du pays se trouvent partout aujourd’hui, également dans l’urbain et le périurbain. Ce problème est fondamental et ce n’est pas avec des lois classiques que l’on va y remédier. Il faut changer de paradigme et avoir le courage de le faire… C’est malheureux de le dire mais tous les gouvernements successifs depuis la révolution n’ont pas encore réalisé l’ampleur du problème, l’ampleur des efforts à faire, l’ampleur des innovations qui devraient avoir lieu. Cela revient à dire qu’il faut absolument aider le pays exclu à rattraper l’autre… En attendant, il faut essayer d’agir vite car la patience d’une majorité de nos concitoyens est à bout. Depuis la révolution, on a demandé beaucoup de patience à cette population. En 2011, on lui a demandé de patienter tant qu’on n’avait pas de Constituante. En 2012 et 2013 on lui a dit que sans Constitution, on ne pouvait rien faire d’important et qu’il fallait donc encore patienter. En 2014, on lui a redit qu’il fallait encore patienter parce qu’il fallait d’abord organiser des élections pour avoir un gouvernement. En 2015 et face aux terribles attaques terroristes, il a fallu stabiliser la sécurité pour voir démarrer les grandes réformes, etc.  Tout cela est vrai mais cette patience a engendré beaucoup de détresse parfois invisible aux yeux de beaucoup d’entre nous, élite de ce pays. Nous à Joussour, notre mission est d’alerter l’élite politique sur le fait que ce ne sont pas des lois et des politiques publiques classiques qui vont nous permettre de faire redémarrer la machine sur des bases pérennes et solides. »

Tu ajoutes encore : « D’abord, et c’est une spécificité tunisienne, aucun parti, discours, ou responsable politique tunisien, ne peut prôner ou défendre une politique économique sans mettre l’accent sur le volet de la justice sociale. Cela tient à l’histoire récente du pays et de ses faibles ressources naturelles, qui a toujours poussé les politiques à insister sur l’importance d’une plus juste répartition des richesses et de la défense des acquis sociaux. Mais disons pour simplifier que les angles d’approche sont quand même différents : la gauche considère bien qu’elle est pionnière et leader dans le combat social, grâce à sa longue tradition partisane, à sa lutte qui remonte à la période coloniale, à la création de l’UGTT, aux nombreux combats syndicaux et nationalistes pour l’indépendance… ».

Il faut procéder à la libération immédiate de toutes les personnes détenues arbitrairement dans le cadre de l’affaire du « complot », lever les accusations infondées portées contre toutes les personnes inculpées par la chambre d’accusation et abandonner toutes les poursuites pénales arbitraires et motivées par des considérations politiques à l’encontre d’opposants politiques présumés et d’individus détenus ou poursuivis pour le seul exercice de leurs droits de l’homme. 

 

Khayam libre !  الحرية الحرية   Vive la Tunisie!

 

Réveillez-vous !

La nuit du sommeil touche à sa fin…

Levez-vous comme des lions

Et ne reculez pas, car la mort guette la lâcheté.

 

Abou El Kacem Chebbi (1909-1934)

 

 

Christophe DAUPHIN, Paris, le 21 avril 2025.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Ilarie VORONCA, les poètes du Rouergue et du Gévaudan n° 59