Jean Hans ARP

Jean Hans ARP



Jean Hans Arp n’est pas seulement le plus grand artiste, sculpteur et poète alsacien, mais aussi, avec Francis Picabia, le plus grand peintre-poète du XXe siècle. Les deux sont issus du sulfureux et subversif mouvement Dada. Il y a donc une injustice à voir son œuvre plastique magnifique, occulter totalement son œuvre poétique, qui ne l’est pas moins, magnifique. Dans ses poèmes, Arp fait jaillir des images insolites, inédites, du quotidien, qui relève du Merveilleux, de la provocation et de l’humour, en accord avec ses œuvres plastiques. Le poète, qui a recours à l’écriture automatique, est surréaliste. Ses métaphores sont des fusées oniriques. Arp déclare : « C’est dans le rêve que j’ai appris à écrire et c’est bien plus tard que j’ai appris à lire. » Arp développe son œuvre poétique, d’abord en allemand puis directement en français à compter de 1925, parallèlement à son œuvre plastique. L’une et l’autre défient la gravité sous toutes ses formes et la métamorphose perpétuelle en est le principe, dans le voisinage de Benjamin Péret.

Hans Peter Wilhelm Arp, dit Jean Hans Arp, est né le 16 septembre 1886, au 52, rue du Vieux-marché-aux-poissons à Strasbourg, alors dans l’Empire allemand depuis 1871 et la guerre franco-allemande de 1870 : je suis né dans la nature. je suis né à strasbourg. je suis né dans un nuage. je suis né dans une pompe. je suis né dans une robe. – j’ai quatre natures. j’ai deux choses. j’ai cinq sens. sens et non-sens. nature est sans sens. place à la nature. La nature est un aigle blanc. Place dada à la nature dada. Son père, né en 1853, Jürgen Peter Wilhelm Arp, fils d’un brasseur protestant, est un commerçant, né à Kiel, qui exploite une fabrique de cigares et cigarettes, à Strasbourg, Grande rue des Bouchers, au rez-de-chaussée de la demeure familiale. Sa mère, Marie Joséphine Koeberlé, née en 1857, est strasbourgeoise.

Enfant, Arp, qui parle trois langues (l’allemand à l’école, le français avec ses parents et l’alsacien avec ses amis) veut faire des tableaux naturels, comme il le raconte : « Un jour j’essayais de peindre sur la vitre un ciel bleu sous les maisons que j’apercevais à travers la fenêtre… Une autre fois je fixais un cadre dans une petite cabane en bois et sciais une ouverture derrière ce cadre. On apercevait alors un paysage charmant animé d’hommes et de bestiaux. » Ses premiers poèmes sont écrits en dialecte alsacien. Arp, écrit Marcel Jean, « ne se sent pas plus partagé entre la poésie et l’expression plastique, qu’entre la France et l’Allemagne dont les deux cultures le pénètrent sur les lieux mêmes où elles se sont rencontrées et unies dans l’architecture de la cathédrale alsacienne et dans les travaux des penseurs médiévaux. Et c’est en Suisse qu’il allait développer ses premiers essais. »  Cet homme qui fut la fantaisie même est parvenu à créer un art sans art, expression spontanée de la vie. Il s’est donné une formation technique très poussée, de 1904 à 1908, aux Écoles des arts décoratifs de Strasbourg, de Weimar et en 1908 à l’Académie Julian de Paris. Il fait la connaissance de Paul Klee en 1909, de Vassily Kandinsky, et participe à des expositions dont celle du Blaue Reiter en 1912.

L’année suivante, Arp participe à la grande revue berlinoise Der Sturm et expose ses œuvres au Premier salon d’automne allemand. À Paris, il rencontre encore Modigliani, Picasso, Jacob, Apollinaire, Cravan, puis Max Ernst à Cologne en 1914. Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, Arp quitte Strasbourg et se réfugie en Suisse. En 1915, à la galerie Tanner de Zürich, où il expose ses premiers collages, Arp fait la connaissance de la peintre suisse Sophie Taeuber (née le 19 janvier 1889 à Davos), qui deviendra sa femme en 1922. Ils réalisent ensemble des tapisseries, des broderies, des papiers collés et des duos-dessins en fermant les yeux. Dans la même ville, Arp est, avec Hugo Ball, Marcel Janco, Tristan Tzara et Richard Huelsenbeck, l’un des fondateurs en février 1916 du mouvement Dada, qu’il illustre par ses bois gravés, par ses objets d’une cocasserie irrésistible comme la Bouteille à nombril, « un monstrueux ustensile de ménage, dans lequel s’accouplaient bicyclette, serpent de mer, soutien-gorge, cuillère à Pernod » et par des collages comme les Fatagaga exécutés en 1920 avec Max Ernst, à Cologne.

Le poète alsacien Maxime Alexandre témoigne de sa rencontre avec Arp : « Strasbourgeois comme moi, passant, comme moi, la guerre de 14 en Suisse, il a été un des rares camarades de l’époque surréaliste qui soit resté mon ami jusqu’à sa mort. Lorsque je le vis pour la première fois, à Zürich, en 1917, au café Bellevue, rendez-vous des écrivains et des artistes réfugiés, je ne savais pas grand-chose du dadaïsme, sauf qu’il était une des formes de la protestation contre l’ordre établi (qu’il serait plus juste de nommer : désordre occasionnel), et j’admirais Arp un peu au même titre que Charlie Chaplin, défenseur des poètes, des vagabonds et des amoureux. L’Alsacien, ce méridional isolé au milieu des brumes badoises, lorraines et vosgiennes, buveur de vin et expansif dans ses paroles et dans ses gestes, est facile à reconnaître, du moins pour un autre alsacien ; aussi l’ai-je immédiatement reconnu. La particularité d’Arp, bien alsacienne, était l’humour. Le trait chez lui était frappant. Qu’est-ce que l’humour ? La pudeur du cœur, d’un cœur généreux. Rien de commun avec l’ironie, celle-ci étant un pur produit du cerveau. Apprenti tâtonnant, j’aurais voulu qu’il me racontât toute sa vie… Nous nous sommes rencontrés ensuite chez André Breton et aux réunions surréalistes du café Cyrano… »

Arp est avec Tzara, Picabia, Ball, Huelsenbeck ou Hausmann, l’un des représentants les plus radicaux du mouvement. Maître en provocation, il l’est tout autant en humour (« l’humour – c’est l’eau de l’au-delà – mêlée au vin d’ici-bas »). Un constat de faillite universelle est dressé par la jeunesse d’avant-garde : faillite d’une société dont la discipline et l’énergie n’aboutissent qu’à la destruction de l’homme ; faillite d’une science qui fabrique des machines à tuer, d’une philosophie, d’une littérature et d’un art qui n’ont rien fait pour éviter ou combattre le massacre ; bref, faillite de toute une civilisation. Les dadaïstes expriment cette contestation absolue en publiant de nombreux numéros de revues ou des manifestes et en organisant des spectacles provocateurs, où tout est fait pour dérouter le public. L’intention est de retrouver le réel authentique par l’emploi de la dérision, du hasard, de l’irrationnel et de l’intuition improvisatrice. Le dadaïsme se défini comme un état d’esprit, un mouvement sans précédent qui fait table rase des valeurs généralement reçues, tout en imposant une nouvelle théorie de l’œuvre, non plus conçue comme une solution ou une fin mais comme un moyen de connaissance. Dada permet aux peintres et aux poètes de laisser cours à leur génie et à leur immense et incomparable potentiel de révolte et de provocations.

Le peintre-poète Arp (la chose est fréquente à l’époque, voire même évidente) écrit le « Manifeste du crocodarium Dada » : « Les lampes statues sortent du fond de la mer et crient vive DADA pour saluer les transatlantiques qui passent et les présidents dada le dada la dada les dadas une dada un dada et trois lapins à l’encre de chine par arp dadaïste en porcelaine de bicyclette striée nous partirons à Londres dans l’aquarium royal demandez dans toutes les pharmacies les dadaïstes de raspoutine du tsar et du pape qui ne sont valables que pour deux heures et demie.  Figure majeure du dadaïste puis du surréalisme, Arp participe de deux cultures, ce qui lui rend encore plus insupportable l’horreur de la boucherie de 14-18. Arp gagne l’Allemagne où il retrouve Richard Huelsenbeck et rencontre Raul Haussmann à Berlin, travaille avec Kurt Schwitters à Hanovre et Max Ernst à Cologne. De son côté, Tristan Tzara arrive en 1919 à Paris et y retrouve le groupe de la revue Littérature, que dirige André Breton. Arp, citoyen allemand, n’obtient pas de visa. La nationalité Suisse lui est refusé en raison de son activité dadaïste. En 1924 (son père est mort trois ans plus tôt en Suisse), sa mère, de retour à Strasbourg, retrouve sa nationalité française. Jean la demande à son tour, ainsi que pour sa femme. Arp revient en 1925 à Paris où il vit un an dans un atelier rue Tourlaque, voisin de Joan Miro, de Max Ernst et intègre le mouvement surréaliste. Arp prend part à toutes les manifestations du groupe, depuis la première Exposition surréaliste à la galerie Pierre en 1925, mais ne se mêlera jamais aux activités politiques ni aux « procès » intérieurs. En 1926, il est naturalisé français. Son père n’étant pas d’origine alsacienne-lorraine, il ne peut pas recouvrer la nationalité française conformément au traité de Versailles.

De 1926 à 1928, Arp et Sophie travaillent avec Theo Van Doesburg à l’aménagement du bâtiment de l’Aubette, à Strasbourg. Maxime Alexandre témoigne à nouveau : « Puis un jour, au dancing du Café de la Paix, à Strasbourg, je me suis trouvé nez à nez avec Jean Arp et sa femme Sophie Taeuber. Ils étaient à Strasbourg pour réaliser un projet mystérieux, sur lequel ni lui ni elle, ne furent bien prolixes. En 1928, un évènement considérable le révéla, l’ouverture de l’Aubette, qui réunissait dans un seul immeuble deux restaurants, deux bars, un cinéma avec une piste de danse, une pâtisserie, un cercle de jeux, un dancing de nuit. On pouvait y passer vingt heures sur vingt-quatre. Et toute l’installation avait été conçue, peinte et décorée par Jean Arp et Sophie Taeuber, en collaboration avec le peintre hollandais Théo Van Doesburg. Quel chambardement dans notre chère ville natale ! Les décors d’Arp et de Sophie Taeuber parurent au consommateur moyen plus choquants qu’attractifs, et le résultat fut que dix ans plus tard, dès 1938, il n’en resta plus une trace. Un peintre en bâtiment avait été chargé à la fois de leur suppression et de leur remplacement. Le musée de Strasbourg vient de découvrir quelques maquettes de la décoration initiale, et il les expose fièrement. « La vie, a dit Arp, est un souffle énigmatique, et ce qui en résulte ne peut être qu’un souffle énigmatique ». Cette conception poétique du monde, au-delà des surréalistes, rattache Arp aux romantiques allemands, à Novalis, disant : Les mots, les images doivent s’associer librement, sans aucune préméditation. Tout le mal vient de la pensée consciente… En abolissant les barrières entre notre subconscient et le conscient, qui sait quelles unions merveilleuses, quelles surprenantes naissances nous allons découvrir en nous ? Les poèmes, les collages, les peintures, les sculptures de Jean Arp nous font découvrir des unions merveilleuses, des naissances surprenantes… Cher Jean Arp, hier comme aujourd’hui il demeure vrai que les papillons ont la même taille que  les éléphants – en dépit de ce que croient savoir tant de gens – que les lèvres des jeunes filles nous parlent à travers nos rêves, que les histoires vraies sont vraies mais les histoires inventées plus vraies encore, à condition que lumière et obscurité forment un tout, de la même façon que le sentiment et la raison, la sagesse et l’amour… »

C’est grâce à l’argent gagné par le contrat de l’Aubette, que Arp et Sophie s’installent à Clamart, dans un atelier bâti selon les plans dessinés par cette dernière. En 1930, année où il réalise ses premières sculptures en ronde bosse, les Reliefs de Arp, en carton ou en bois peint de cette époque ne sont pas de la sculpture, mais des essais de peinture concrète. Il dira d’ailleurs qu’entre ses Reliefs et ses Collages il n’y avait « qu’une différence d’épaisseur ». Il invente le genre des « papiers déchirés », qu’il expose en 1931 chez Jeanne Bucher, en prétendant qu’une feuille dessinée calait mieux quand elle était déchirée, puis réunie au gré du hasard : « En déchirant un papier ou un dessin, on y fait entrer ce qui est l’essence même de la vie et de la mort. » Dans sa période d’activité purement surréaliste, Arp use d’un répertoire de formes élémentaires : œuf, tête humaine, coquille, cloche, horloge, ondes, etc. Dès ses premières sculptures en ronde-bosse, les « Concrétions », Arp, sans renier le surréalisme, participe en même temps au mouvement Abstraction-Création[2]. Il n’est abstrait qu’en apparence, car il créé souvent les yeux fermés : « Il suffit de baisser les paupières, et le rythme intérieur passe dans la main avec plus de pureté. » Lorsqu’éclate le Seconde Guerre mondiale, Arp et Sophie se réfugient à Grasse avec pour projet de s’exiler aux États-Unis. En 1942, ils sont en Suisse. Mais, Sophie Taeuber, sa femme dans l’amour, la vie et l’art, décède peu après, le 13 janvier 1943 à Zurich, à 53 ans, intoxiquée par le monoxyde de carbone émis par un poêle à gaz défectueux : Tu rêvais d’étoiles ailées – de fleurs qui cajolent les fleurs – sur les lèvres de l’infini. Sa mort frappe très douloureusement Jean Arp qui renonce à l’exil étatsunien et ne travaille pas pendant trois ans : « Rêvé-je, lorsque j’aperçois Sophie, lumineuse et calme, sur le fond de pétales au blanc clair, d’une toile au blanc clair ? … Rêvé-je, lorsque je vois Sophie, vivante, sereinement morte et, morte sereinement vivante, ciselée ainsi dans une gemme que je tiens entre mes mains réelles ? Le souvenir et le rêve s’écoulent l’un dans l’autre comme de puissants fleuves. Ce qui se développe en eux existe éternellement… »

Arp ne retourne à Clamart qu’en 1946. En 1952, il écrit (in « Le langage intérieur » : « Une œuvre qui n’a pas sa racine dans le mythe, la poésie, qui ne participe pas à la profondeur, à l’essence de l’univers, n’est qu’un fantôme…. Je dessine ce qui repose, vogue, monte, mûrit, tombe. Je modèle des fruits qui reposent, des nuages qui voguent et montent, des étoiles qui mûrissent et tombent, symboles de la transformation éternelle dans la paix infinie. Ce sont des souvenirs de formes végétatives, biologiques, de couleurs qui s’étreignent, d’harmonies qui se perdent. La genèse, la naissance, l’éclosion se font souvent dans un état de rêve aux yeux ouverts et ce n’est que plus tard que le sens raisonnable de ces considérations se fait jour… Comme une feuille couverte d’écriture devient illisible quand nous l’approchons trop près des yeux, des paroles et des phrases qui émanent du subconscient de l’homme et qui lui semblent inintelligibles à la lumière du jour, seront comprises par lui dans un autre espace, dans un autre temps. L’homme doit « prendre de la distance » comme fait le peintre, le sculpteur. Parfois, en travaillant à ma sculpture dans laquelle la sensation de « descente » me paraissait très sensible, j’ai réussi à me libérer de la besogne quotidienne, de la corvée éternelle de l’homme, de l’interminable « descente » hors de la lumière et à comprendre dans l’attente et à m’oublier dans le songe. Souvent aussi les mains comprennent plus vite que la tête. Parfois nous apprenons à « comprendre » mieux en suivant le mouvement d’une feuille, l’évolution d’une ligne, une parole dans une poésie, le cri d’un animal, ou en créant une sculpture. Une phrase sans importance que j’ai entendue en passant, comme si elle sortait des coulisses : « Ces gouttes, ces gouttes d’encre dont j’éclabousse la plaque de verre de mon bureau, je pourrai les faire disparaître en un clin d’œil avec mon buvard sans qu’elles laissent de traces », avait sur moi l’effet d’une formule magique, éveillait en moi un état d’euphorie comme si un astre céleste, symétrique d’un rayonnement gigantesque, s’était levé plein de promesse. Peut-être l’enchantement était-il provoqué par ces mots sauveurs « je pourrai les faire disparaître en un clin d’œil ». Ils m’émotionnaient de la même façon que la descente ressentie par moi-même et plus tard dans une de mes sculptures, hors d’un espace très, très lointain, hors du tumulte idiot d’un monde mécanisé, d’un monde rationnel, moderne. Cette descente me parlait de l’au-delà, de mon intérieur et résonnait dans le temps-espace qui est en général hermétiquement clos à la raison du jour. L’aspiration à un monde immatériel peut également être le contenu d’une sculpture. Nous ne pouvons nous entendre dans le langage intérieur qu’avec des hommes que nous rencontrons aux confins des choses. »

Dans la poésie de Arp, comme l’écrit Marcel Jean, on voit les oppositions non pas se contredire mais s’équilibrer et par un jeu d’allitérations se résoudre en êtres psychiques et matériels (la nuit n’a cure du ciel elle scie le plafond en deux – le ciel n’a cure de la nuit il scie le plancher en deux). L’œuvre du sculpteur suit la même ligne, le vide a autant d’importance que le plein, le concave que le convexe, l’aire autour des éléments d’un Relief, d’un collage ou d’un dessin possède même valeur que les éléments eux-mêmes. Les œuvres d’art s’affirment devant la nature, la heurtent ou s’en servent comme d’une toile de fond, quand elles n’en sont pas les simples « doublures », mais une concrétion, une sculpture de Arp, fille des éléments, est complémentaire de la nature, qui est comme le moule d’espace dans lequel elle a été coulée. Les sculptures de Arp sont des choses vivantes comme ses poèmes, qui ont poussé sous les doigts de l’artiste comme des plantes qui prennent leur forme grâce au soleil qui les éclaire, aux vents qui les agitent, à la terre humide qui les nourrit. Les sculptures sont également complémentaires entre elles : les Concrétions sont des Reliefs en ronde-bosse. Cette œuvre est humour, harmonie, plénitude, poésie, mais aussi angoisses et indignations.

Son œuvre poétique, importante, écrite parallèlement, d’un bout à l’autre de sa vie, à son œuvre plastique, en témoigne. Non la poésie ne fut pas une « danseuse » pour Arp, qui a écrit : « Si par impossible j’étais obligé de choisir entre l’œuvre plastique et la poésie écrite, si je devais abandonner, soit la sculpture, soit les poèmes, je choisirais d’écrire des poèmes…. Au même moment où je défendais l’art anonyme et impersonnel, ma poésie se permettait les éruptions les plus personnelles… C’est à l’époque surréaliste que mes écrits poétiques et mon écriture plastique se rejoignent le plus. » Il reste à préciser que Arp à commencer par écrire et publier ses poèmes, en langue allemande, Die Wolkenpumpe, Der Vogel Selbdritt et Der Pyramidenrock, en 1920 et 1924, livres dans lesquels se ressent bien sûr l’influence du dadaïsme. Arp se met à écrire en français à partir de 1925. Son premier livre de poèmes, en français, Des taches dans le vide, parait en 1937. Quinze autres livres suivent jusqu’à la publication de l’intégrale des poèmes en français sous le titre Jours effeuillés (1966). En allemand, Arp donne, pas moins de dix-neuf livres de poèmes, de Der Vogel Selbdritt (1920) à Logbuch des Traumkapitäns (1965), dont bien peu sont hélas accessible en français, mis à part trois titres, superbement traduits par Aimée Bleikasten et édités par les éditions Arfuyen, dont Sable de lune (2005) et La Grande Fête sans fin (2014). L’œuvre poétique en allemand a été publiée à Zûrich en trois volumes Gesammelte Gedichte. Aimée Bleikasten note à juste titre qu’outre la nature où s’agitent des êtres fabuleux, la quête de l’identité est très sensible chez Arp et un thème récurrent dans les toutes dernières années (Qu’est-il ? Qui est-il ? Il se demande qui il est ?) ; une quête qui est aussi celle de tous les artistes alsaciens et lorrains « ballotés » au gré des aléas de l’Histoire entre deux langues et deux cultures, la France et l’Allemagne. Par la force des choses, l’allemand est la première langue de Arp qui continuera à « cohabiter » avec le français, à compter de 1925 (année ou Hans devient Jean), jusqu’à sa mort.

Arp a obtenu le grand prix de sculpture à la Biennale de Venise en 1954 et a entrepris des œuvres monumentales pour des édifices publics, comme son Berger des Nuages pour la Cité universitaire de Caracas (1953), ses Reliefs pour le secrétariat de l’Unesco à Paris (1957) et la Technische Hochschule de Brunswick (1960), sa Coupe des Nuages pour la bibliothèque de l’université de Bonn (1961), ses Stèles et ses Murs en ciment pour l’école des arts appliqués de Bâle (1961). Le Arp de cette période est décrit par son ami et compatriote alsacien Maxime Alexandre : « Je n’ai jamais été aussi solidement et aussi cordialement lié avec Jean Hans Arp que pendant les dernières années de sa vie, entre 1960 et 1966. En 1963, j’ai habité plus de six mois chez lui, à Meudon. Nous étions à tant d’égards du même bord : compatriotes, la plupart du temps exilés, nos chemins n’ont jamais cessé de se croiser depuis notre séjour commun en Suisse en 1914. À chacune de nos rencontres, Arp me racontait la dernière blague alsacienne, avec un brio extraordinaire ; obligé de lui donner la réplique, mais tellement moins doué que lui, je ratais tous mes effets. À Clamart, nous habitions dans l’annexe qu’il avait fait construire pour les amis. Dès sept heures du matin, il se mettait au travail, circulant, en robe de chambre, de l’atelier où il exécutait dessins, aquarelles, gouaches, collages et reliefs, à l’un des deux pavillons de verre du jardin où il faisait ses sculptures. Il reparaissait, une caquette sur la tête, les mains gantées de blanc – le plâtre provoque, paraît-il une certaine irritation de la peau – il s’arrêtait devant un de ses modelages, le caressait d’abord légèrement, puis s’en éloignait, s’en rapprochait, tournait autour, prenait une spatule pour en corriger un détail ; de temps à autre, il ôtait sa casquette, comme pour saluer ce qu’il venait de créer, puis il se dirigeait vers la sortie, revenait sur ses pas armé d’un plumeau pour enlever la poussière qu’il venait de faire tomber, disparaissant ensuite dans sa maison où il écrivait des poèmes. Et il recommençait la tournée, inlassablement, jusqu’au soir. Jean Arp a lui-même défini sa peinture, sa sculpture et ses poèmes en formant cette expression, hélas !, intraduisible : halb Reh halb Mädchen (ce qui signifie à peu près : moitié biche, moitié jeune fille). ? Je la complèterai tant bien que mal en disant que nous comprenons à travers son œuvre que d’une même main douce et énergique sont nés l’hirondelle, le galet de la plage, l’églantine et l’améthyste... »

Arp se défendait d’être devenu exclusivement sculpteur, en affirmant de toute son œuvre en trois dimensions : « C’est de la poésie faite avec les moyens plastiques. » Car tout est poésie, tout est poème chez Arp, qui est l’auteur d’une œuvre poétique de premier plan. Jean Hans Arp est mort à l’hôpital de Bâle, le 7 juin 1966. Ses derniers mots sont : « Je vous aime tous et je m’en vais maintenant rejoindre ma Sophie. » Sa seconde épouse (en 1959), Marguerite Arp-Hagenbach, amie et compatriote de Sophie, morte en 1994, a fait de la maison-atelier de Clamart la fondation Arp ouverte en 1979. Arp repose au côté de ses deux femmes Sophie et Marguerite au cimetière de Locarno (Suisse) où le couple s’est installé en 1959 à Solduno (Tessin) ; Arp y travaille selon les séjours, ainsi qu’à Clamart et à Bâle.

Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

Œuvres (en français) : Des taches dans le vide (Sagesse, 1937), Sciure de gammes (Parisot, 1938), Poèmes sans prénoms (HC, 1941), Rire de coquille (Vordemberge-Guildewart, 1944), Le Blanc aux pieds de nègre (Fontaine, 1945), Le Siège de l’air (Vrille, 1946), Trois nouvelles exemplaires, avec Vicente Huidobro et Rainer Maria Rilke (Fontaine, 1946), On my way (Schultz, 1948), Onze peintres vus par Arp, essai,( Gisberger, 1949), Souffle (PAB, 1950), Jalons, essai (HC, 1951), Rêve et projets (Curt Valentin, 1952), Arp collages, essai (Berggruen, 1955), Le Voilier dans la forêt (Louis Broder, 1957), Notre petit continent (PAB, 1958), Vers le blanc infini (La Rose des vents, 1960), L’Ange et la Rose, (Robert Morel, 1965), Soleil recerclé (Louis Broder, 1966), Jours effeuillés, Poèmes, essais, souvenirs 1920-1965 (Gallimard, 1966), Logbuch, traduit de l’allemand, bilingue (Arfuyen, 1983), Sable de lune, traduit de l’allemand, bilingue (Arfuyen, 2005), La Grande Fête sans fin, traduit de l’allemand, bilingue (Arfuyen, 2014).



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Richard ROGNET & les poètes de l'Est n° 55