Jasna SAMIC

Jasna SAMIC



JASNA SAMIC OU LES MIGRATIONS D’AVESTA

(extraits)

 par

Thomas DEMOULIN

(..) Lire Jasna Samic, c’est faire cet autre travail de mémoire : redécouvrir que, d’une femme, d’une famille, ou d’un peuple, l’histoire est sculpture du temps ; que lire l’histoire, c’est entrer dans la dimension du légendaire. Cette saveur irrécupérable des situations se ressent avec force jusque dans le dernier recueil de poèmes de l’auteur, Dans le lit d’un rêve (M.E.O., 2017). On voit par conséquent à quels graves malentendus s’expose le travail de l’écrivain en Europe occidentale, particulièrement à Paris, où les têtes de la nomenclature sont pourries par la désuétude du format médiatico-scolaire. Que ce soit Gérard Adam, un éditeur bruxellois, qui ait su le mieux écouter Jasna Samic, c’est un beau symbole de la nécessaire excentricité d’une telle écriture.

Du côté natal, ses écrits déchaînent en Bosnie-Herzégovine un flot d’insultes, un torrent d’injures que certains professeurs bon teint de la Faculté islamique de Sarajevo enrobent d’indigestes papillotes intellectuelles. « Dans les Balkans, la liberté d’expression consiste à pouvoir impunément proférer des injures ! », ironise un vieil ami de Samic. Et c’est avec une obséquiosité toute raffinée que ces mêmes intellectuels, magnanimes, demandent en 2016 une fatwa pour blasphème et islamophobie.

La situation, depuis lors, demeure préoccupante : à travers cette voix, c’est l’éveil d’un soi libre, l’autonomie d’une conscience à travers l’écriture qui, comme toujours, se heurte à la petitesse du fanatisme, à l’obscurité de l’autoritarisme politico-religieux. Jasna Samic ne connaît pas le confort. Ses incessantes pérégrinations ont quelque chose de l’exil : la considérant, assise face à moi, savourant son verre de vin, je ne peux m’empêcher de penser à ces migrants aristocrates qui, bien que parfaitement capables de se fondre dans les codes distingués de la mondanité européenne, retrouvent chaque soir le secret de leur condition anonyme et précaire. Je commence peu à peu à percevoir l’invisible, à mesurer les pertes, et à voir les fantômes. J’admire cette femme qui semble se moquer d’elle-même autant que de ses adversaires, cette écrivain qui vit l’incertitude avec la dérision d’une évidence. Évidemment, elle ne peut pas comprendre que je l’admire. De son ascendance plurielle, à la fois slave et musulmane (au sens bosniaque du terme), elle doit avoir hérité d’une bonne dose de fatalisme : souvent elle s’emporte et me lance : « mais je me moque de tout cela, je m’en moque ! ».

Il faut dire que Jasna Samic est née (le 1eravril 1949, à Sarajevo) dans une république que vous ne trouverez sur aucune carte. Que ce soit à Paris ou à Sarajevo, elle est comme ELLE, le personnage de sa pièce Une rencontre : une étrangère. Au bel importun sûr de son appartenance, elle répond : « Je viens de nulle part. Plus exactement d’un lieu qui n’existe plus ». Ce qui reste, comme foyer, c’est donc l’écriture : en serbo-croate et en français, en deux langues et aussi, peut-être, entre les langues, comme dans L’Amoureux des oiseaux, U Ptice Zaljubljen (bf éditeur, 2006). Dans ce livre, la poétesse turcologue nous ouvre grand les portes des bibliothèques légendaires de Samarkand, Kandahar ou Agra. Šamić ressuscite entre deux langues le récit perdu d’une « inscription persane en nesh taliq », les amours et les exploits mystiques de Zahiruddin Muhammad dit Babur, le tigre. Ce prince originaire de Ferghana, né en 1483, a de quoi faire rêver : c’est un descendant de Tamerlan par son père, de Gengis Khan par sa mère. Partant à l’ouest, vers l’Inde, il fonde la dynastie moghole qui règnera sur le subcontinent jusqu’au 19ème siècle, choisissant Agra pour capitale. Nous avons ses mémoires, notés dans une grande langue oubliée, le turc tchaghataï : le Babur Name. Certains spécialistes y voient la première autobiographie de la littérature d’Islam. Il est mort en 1530, et il est enterré à Kaboul : il voulait un jardin resplendissant pour tombeau : Bâg-i Vefâ. Chacun sait ce que l’animalité politique de l’homme en a fait depuis.

Jasna Samic ne lit pas les anciens poètes de la route de la soie seulement comme orientaliste. Elle lit Fuzuli ou Machrab, l’Ouzbek scandaleux, parce qu’elle les aime, mystiquement. Elle entre en eux, elle nous fait entrer en eux. Peu importent les dates, peu importe la science, seule vaut la compréhension lyrique :

 « Leurs chevaux m’indiffèrent

Leurs lanières et leurs bijoux

Je veux leurs poèmes

Et par-delà tout

Leurs rêves

Dont je serai le reflet

Dans lesquels j’entrerai telle une

Lance

Douce et

Ardente ».

Le « je » s’exalte et se fond en l’autre, en l’autre il trouve son propre cœur, le cœur qui est l’élan essentiel de toutes ces figures, le désir universel de leur histoire et de leur légende. Cette poétique nourrie de soufisme est toujours à l’œuvre dans Le lit d’un rêve. Les lieux et les êtres sont distincts, certes, puisque le langage, en les nommant, les individualise ; mais, à la manière du travail d’élaboration opéré par le rêve, le langage tisse entre eux un véritable réseau de correspondances. Il érotise.

 (..) Les héros de ses livres, hommes ou femmes, se battent pour conduire leur existence. Ce qui s’oppose à leur volonté, ce sont ceux dont Nietzsche dirait qu’ils sont en « mauvaise santé », à l’image du jeune homme dans Portrait de Balthazar (M.E.O., 2012, prix Gauchez-Philippot). Ce roman raconte l’attirance d’une peintre émancipée âgée d’une cinquantaine d’années, Livia, pour un jeune intégriste de Sarajevo. La puissance charnelle de l’héroïne va se heurter aux hypocrisies et aux complexes de l’égaré. Le bien brave Haris Papo, un petit avocat ronchon, se jure au contraire « de tout faire pour s’installer avec Livia au bord de la mer et ne plus jamais revoir cette ville de fous » : partir, prendre sa voiture et conduire, vers le large. Le destin est bien l’orientation singulière de ceux qui décident de filer librement. Le choix ne serait que l’autre nom du destin. Ce n’est un paradoxe que pour les mous, ceux qui, comme les fanatiques ou les bourgeois libéraux, ont perdu l’intuition du tragique et le goût du comique.

 Tout au long de son parcours, Jasna Avesta aura croisé bien des personnages, bien des adversaires. Alors elle témoigne. C’est tout d’abord une enfance puis une jeunesse dans l’univers titiste de ce qui fut somme toute une éphémère unité des Yougoslaves. Chaque livre est un bout de fresque où se dessine une société où l’autogestion est le mensonge d’un pouvoir autoritaire au Parti unique, l’égalité la duperie d’un régime policier. Dans ce règne des faux-semblants, l’écriture a forgé sa pointe satirique, ironique, toujours utile quand il faut portraiturer la bêtise, la bassesse, la méchanceté. Dans Le givre et la cendre, par exemple, Samic nous fait revivre le Sarajevo de sa formation intellectuelle, toute la clique du Club des Écrivains. Ainsi cet « ami », « un psychiatre et poète d’origine monténégrine, qui s’est acquis une solide réputation de mouchard ». Ce joueur de guzla récitant de la poésie épique ne pourrait être que l’un des comiques de service du petit cirque de l’intelligentsia sarajévienne, sauf que le clown en question n’est autre que Radovan Karadžic, condamné en 2016 pour génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Comment Jasna Samic n’aurait-elle pas les yeux abîmés, quand la bouffonnerie confine à une monstruosité si noire ? Le zélé dénonciateur de sa jeunesse était devenu le boucher responsable du massacre de Srebrenica[1].

(..) Et puis viendra la guerre de Bosnie-Herzégovine. Sarajevo assiégée, pilonnée sous les bombes[2]. La mère de l’auteur à jamais traumatisée par ce tunnel creusé par les gens, devenus rats, pour survivre. Revenons à l’un de nos intellectuels médiatiques, il le mérite : « à l’un de ces derniers, raconte Samic, qui contrairement à moi avait le droit de pénétrer dans ma ville, j’avais confié une lettre destinée à ma mère ; il avait, cependant, plus important à faire que de passer ce pli à un humain ordinaire : parler devant les caméras, donner des conseils, s’adresser à la foule – cette autre abstraction. ».

Plus tard, Avesta, désormais nue comme une ombre, a eu le bonheur d’enrichir sa galerie de portraits : vient le temps, notre temps, où les haches politico-religieuses s’immiscent dans le paysage en même temps que les « h » wahhabites dans la langue bosniaque. Portrait de Balthazar lève le voile sur la montée de l’intégrisme[3] en Bosnie-Herzégovine. Les pratiques des mafias barbues se développent : « partout des régiments de galoches pointaient sous de longs tchadors, des niqabs et de même des burkas, partout des mollets velus sortaient de pantalons trop courts ». Mascarade grotesque, et mortifère.

Jasna Avesta Samic se lève. Le haut de son corps tranche avec intensité sur le décor. Elle est grande, étrangement grande : ses jambes semblent flotter dans un halo vaporeux.

 

« Mon nom est Claire de Nuit

Le nuage est mon lit

L’Astre de la nuit ma balançoire

Et Nût est ma protectrice »

 

Après les incendies et les pillages, du Lit d’un rêve s’élève le murmure d’une élégie. Dans les cendres de l’antique bibliothèque de Persépolis, les philologues ne retrouvèrent que trois fois rien, quelques mots, ceux que l’on dit comme une prière à l’aimé. Jasna ? La sacrifiée, le chant de l’élégie. Avesta ? L’espoir de Zarathoustra, le désir, en dépit de l’hystérie des mâles, de chercher la joie (..)

 

Thomas DEMOULIN

(Extraits de « Jasna Samic ou les migrations d’Avesta » in Revue Les Hommes sans Epaules n°48, août 2019).

  

À lire (en français) :

Poésie : L’Amoureux des oiseaux, poésie et contes (Bf éditions, Strasbourg, 2006), Dans le lit d’un rêve, poèmes (M.E.O., Bruxelles, 2017).

Romans : Pavillon bosniaque (réédition, Dorval, 2005), Portrait de Balthazar (M.E.O., Bruxelles, 2012, Prix Gauchez-Philippot), L’Empire des ombres (Publibook, Paris, 2013), Le givre et la cendre (M.E.O., Bruxelles, 2016), Les Contrées des âmes errantes (M.E.O., Bruxelles, 2019).

Théâtre : Trois histoires, un destin (L’Harmattan, Paris, 2016. « Souvenir d’une vie » a été créé et mis en scène par l’auteur à Paris en 1996 au théâtre Proscenium, « Rencontre » a été créée et mise en scène par l’auteur à Sarajevo en 1998 au théâtre national SRTR).

Jasna Samic est l’auteur de nombreux films documentaires. Elle anime également un site internet plurilingue dédié à la littérature balkanique : www.balkans-sehara.com


[1] Des soldats et paramilitaires serbes ont mené là une opération de nettoyage ethnique en juillet 1995 : 8372 Bosniaques (Bosniens musulmans) ont été assassinés et jetés dans un charnier.

[2] En droit, du 6 avril 1992 au 14 décembre 1995. Puisque, selon François Mitterrand, il fallait « laisser du temps au temps », le temps a eu le temps de supprimer 2% de la population de Bosnie-Herzégovine.

[3] Article de Christophe Lamfalussy (cf. Bosnie-Herzégovine : Jasna Samic, la femme qui veut rester libre à Sarajevo in La Libre Belgique, 23 avril 2016) : “ Une écrivaine de Sarajevo est dans le collimateur des nationalistes musulmans pour avoir dénoncé à quel point le voile, le hijab, se généralise dans cette ville qui était autrefois le point de rencontre des cultures, des religions et des civilisations. Le constat n’est pas nouveau, mais c’est la première fois que Jasna Samic reçoit des menaces. "La laïcité est très menacée ici", dit-elle.

Tout est parti d’une carte blanche publiée par le quotidien Oslobodjenje, suivie d’une interview à l’hebdomadaire Dani, deux icônes de la presse de Sarajevo. L’orientaliste, spécialiste du soufisme, y soulignait que "le port en public du foulard, et particulièrement du niqab, est le premier signe, non de la soumission à Dieu, mais de la soumission aux hommes".  Depuis, elle a été bombardée de menaces et de calomnies sur les réseaux sociaux, et même traitée de "fasciste à la mode" par un professeur de sciences politiques. La réplique la plus vive est venue le 6 avril quand un autre quotidien, The Bosnia Times, a publié la lettre ouverte de deux professeurs des sciences islamiques de Sarajevo qui demandent au Procureur Général et au Grand Mufti des sanctions à l’égard de Jasna Samic.

Les deux professeurs déclarent que l’islam est à la source du patriotisme et la "principale consolation" du "peuple" musulman. Cette formulation équivoque va à l’encontre de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine, tirée des accords de Dayton de 1995, qui garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion dans le pays. Les deux signataires de la lettre sont Almir Fatic et Dzemaludin Latic. Ce dernier était un proche de l’ancien président Alija Izetbegovic. Après la guerre, il signa des tribunes enflammées dans l’hebdomadaire nationaliste Ljiljan en s’attaquant notamment au fondateur de Dani, Senad Pecanin, qui avait eu le malheur de poser pour une photo à côté de Salman Rushdie. Le tribun avait déclaré Pecanin "ennemi de l’islam". 

Pour Jasna Samic, née en 1949 dans une famille de musulmans non pratiquants, l’islamisation de Sarajevo a débuté dès la guerre de 1992-1995 avec "des imams venus de l’étranger" qui ont "radicalisé les gens dans les tranchées". Par la suite, des ONG islamiques ont commencé à payer les jeunes femmes pour qu’elles portent le voile tandis que des pays comme l’Arabie saoudite ou l’Indonésie finançaient la construction de mosquées."

Maintenant, dit-elle, la parole est libérée. Le foulard est devenu intouchable." Ce n’est pas le seul signe. Les interdictions d’alcool se multiplient dans les restaurants et cafés de la ville. Auparavant seules les terrasses à proximité des mosquées prohibaient bières et vins. "Je suis allée récemment dans un café où des clients - des Arabes - ont réclamé de baisser la musique pour faire la prière. Ce genre de demandes se multiplie y compris au travail", dit-elle.

L’influence de la Turquie d’Erdogan est de plus en plus évidente alors que traînent les pourparlers d’adhésion à l’Union européenne. Pegasus et Turkish Airlines se partagent quatre vols quotidiens, à bas prix, vers Istanbul. "C’est tout de même incroyable. Quand la Turquie était dirigée par des laïcs, elle était détestée par Izetbegovic. Maintenant qu’elle a à sa tête Erdogan, elle est adulée", dit l’écrivaine. Ni le Procureur Général de Sarajevo ni le Grand Mufti n’ont réagi à l’appel des deux professeurs. Mais pour la directrice de recherche au CNRS, qui était à Paris quand la guerre a éclaté, le mal est fait. Elle est mise à l’index.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
DOSSIER : Georges HENEIN, La part de sable de l'esprit frappeur n° 48